(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « XXXII. Passages de Saint Ambroise et de Saint Jérôme sur les discours qui font rire. » pp. 124-131
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(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « XXXII. Passages de Saint Ambroise et de Saint Jérôme sur les discours qui font rire. » pp. 124-131

XXXII. Passages de Saint Ambroise et de Saint Jérôme sur les discours qui font rire.

Les Latins ne sont pas moins sévères. Saint Thomas cite un passage de Saint Ambroise, qu’il a peine à concilier avec Aristote. Il est tiré de son livre des Offices, où ce père traite à peu près les mêmes matières que Cicéron a traitées dans le livre de même titre, où ayant trouvé les préceptes que donne cet orateur, et les autres philosophes du siècle : saeculares viri : sur ce qu’on appelle joca, railleries et plaisanteries, mots qui font rire : commence par observer qu’il « n’a rien à dire sur cette partie des préceptes et de la doctrine des gens du siècle : de jocandi disciplina : c’est un lieu, dit-il, à passer pour nous : nobis praetereunda »: et qui ne regarde pas les chrétiens, parce qu’encore, continue-t-il, « qu’il y ait quelquefois des plaisanteries honnêtes et agréables : licet interdum joca honesta ac suavia sint : ils sont contraires à la règle de l’église : ab ecclesiastica abhorrent régula : à cause, dit-il, que nous ne pouvons pratiquer ce que nous ne trouvons point dans les écritures : Quae in scripturis sanctis non reperimus, ea quemadmodum usurpare possumus ? » En effet, il est bien certain qu’on ne voit dans les saints livres aucune approbation ni aucun exemple autorisé de ces discours qui font rire : en sorte que Saint Ambroise, après avoir rapporté ces paroles de Notre-Seigneur : « Malheur à vous qui riez », s’étonne que les chrétiens puissent « chercher des sujets de rire : et nos ridendi materiam quaerimus, ut hic ridentes illic fleamus ? » où l’on pourrait remarquer, qu’il défend plutôt de les chercher avec soin, que de s’en laisser récréer quand on les trouve : mais cependant il conclut, « qu’il faut éviter non seulement les plaisanteries excessives, mais encore toute sorte de plaisanteries : non solum profusos, sed omnes etiam jocos declinandos arbitror » : ce qui montre que l’honnêteté qu’il leur attribue est une honnêteté selon le monde, qui n’a aucune approbation dans les écritures, et qui dans le fond, comme il dit, est opposée à la règle.
Saint Thomas pour adoucir ce passage si contraire à l’eutrapélie d’Aristote, dit que ce père a voulu exclure la plaisanterie, non point de la conversation, mais seulement « de la doctrine sacrée, a doctrina sacra » : par où il entend toujours ou l’écriture ou la prédication ou la théologie ; comme si ce n’était qu’en de tels sujets que la plaisanterie fût défendue ; mais on a pu voir que ce n’est pas cette question que Saint Ambroise propose, et on sait d’ailleurs, que par des raisons qui ne blessent pas le profond savoir de Saint Thomas, il ne faut pas toujours attendre de lui une si exacte interprétation des passages des saints pères, surtout quand il entreprend de les accorder avec Aristote, dont il est sans doute qu’ils ne prenaient pas les idées.

On pourrait conjecturer avec un peu plus de vraisemblance, que Saint Ambroise ne regardait en ce lieu que les ecclésiastiques conformément au titre du livre rétabli dans l’édition des Bénédictins en cette forme : De officiis Ministrorum. Mais les paroles de ce père sont générales : ses preuves portent également contre tous les chrétiens dont il explique par tout son livre les devoirs communs. Il est vrai que de temps en temps, et deux ou trois fois, il fait remarquer aux ministres de l’autel, que ce qu’il propose à tous les fidèles les oblige plus que tous les autres : mais cela, loin de décharger le reste des chrétiens les charge plutôt ; et il est clair, tant par les paroles de Saint Ambroise, qu’en général par l’analogie de la doctrine des saints, qu’ils rejettent sans restriction les plaisanteries.

Si on trouve ces discours des saints pères excessifs et trop rigoureux, Saint Jérôme y apporte un tempérament sur l’épître aux Ephésiens, où expliquant ces deux vices marqués par Saint Paul : stultiloquium, scurrilitas, il dit que le premier, c’est-à-dire, le discours insensé, « est un discours qui n’a aucun sens, ni rien qui soit digne d’un cœur humain ; mais que la plaisanterie, scurrilitas, se fait de dessein prémédité, lorsqu’on cherche pour faire rire des discours polis, ou rustiques, ou malhonnêtes, ou plaisants : vel urbana, vel rustica, vel turpia, vel faceta : qui est, dit-il, ce que nous appelons plaisanterie, jocularitas : mais celle-ci, poursuit-il, doit être bannie entièrement des discours des saints, c’est-à-dire, comme il l’explique des chrétiens, à qui, dit-il, il convient plutôt de pleurer que de rire ».
Il se fait pourtant ensuite cette objection, que « c’est une doctrine qui paraît cruelle de n’avoir aucun égard à la fragilité humaine, et de damner les hommes pour des choses qu’on dira pour rire : cum etiam per jocum nos dicta damnarent » : à quoi il répond que, si on n’est pas damné pour cela,« on n’aura point dans le ciel le degré de gloire, où l’on serait parvenu si l’on n’avait point de tels vices ». Ce sont donc des vices, des péchés du moins véniels ; ce qui est toujours bien éloigné d’Aristote qui en a fait des actions de vertu ; qui range parmi « les vices »  et qui appelle « dureté et rusticité de ne savoir pas faire rire ; et encore de blâmer ceux qui le peuvent faire ». Platon supposait , au contraire, « qu’un homme sage avait honte de faire rire ». Aristote voulait toujours raffiner sur lui, et accommoder les vertus aux opinions communes et à la coutume.
Encore que les saints pères n’approuvassent point qu’on fît rire, ils recevaient pourtant dans le discours la douceur, les agréments, les grâces , et un certain sel de sagesse dont parle Saint Paul, qui fait que l’on plaît à ceux qui écoutent : que si Saint Thomas par l’autorité d’Aristote, dont on avait peine à se départir en son temps, semble peut-être pousser un peu plus avant dans sa somme la liberté des plaisanteries ; il y réduit néanmoins « ces sortes de délectations à être rares dans la vie ; où, dit-il, ap selon Aristote, il faut peu de délectation, comme peu de sel dans les viandes par manière d’assaisonnement : et il exclut tout ce qui relâche entièrement la gravité », comme on a vu dans sa somme même ; et dans son commentaire sur Saint Paulaq, où il paraît revenir plus précisément aux expressions des saints pères, il met avec eux la plaisanterie au nombre des vices repris par cet Apôtre.