(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XIX. Des Talens mal-à-propos attribués aux Comédiens. » pp. 45-62
/ 402
(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XIX. Des Talens mal-à-propos attribués aux Comédiens. » pp. 45-62

Chapitre XIX.

Des Talens mal-à-propos attribués aux Comédiens.

L es partisans du Comédien, pour lui accorder une considération qui ne lui est pas dûe, se fondent sur l’esprit de discussion & d’analyse qu’ils prétendent lui être nécessaires ; sur l’intelligence qui doit lui découvrir tous les rapports de son rôle, ceux des autres rôles avec celui-là, & ceux de tous ces rôles avec l’objet principal du Poëme ; sur les finesses de son art, sur les coups de théatre que le Comédien tir de son propre fond, sur la grandeur d’ame, & les entrailles essentielles à l’Acteur tragique ; sur la déclamation & les bienséances scrupuleuses qu’ils ont seuls introduites au Théatre, & sur la profonde connoissance qu’ils en ont.

« Plus nous avançons, dit l’Auteur du Comédien, dans l’examen de l’art de représenter les Ouvrages dramatiques, plus on reconnoit combien l’esprit de discussion & d’analyse est nécessaire aux Acteurs.

Il est certain qu’un Comédien rendroit mal un rôle qu’il n’entendroit pas. Il faut qu’il saisisse l’esprit qui y est répandu d’un bout à l’autre. Mais il ne lui faut pour cela que la portion d’intelligence accordée au commun des hommes.

L’intelligence, on le sçait, est le premier, le plus essentiel des talens pour tout homme qui veut se distinguer dans les Sciences & dans les Arts. Elle est chez les Sçavans & chez les grands Artistes, le flambeau du génie, & souvent elle est prise pour lui-même.

Dans les premiers, on la voit, par des efforts opiniâtres, s’enfoncer dans les sentiers obscurs de la vérité ; dissiper les nuages qui renferment les belles découvertes dans un cahos impénétrable ; déchirer ces voiles multipliées, dont la nature aime à cacher ses refforts, ses secrets, & ses opérations. C’est elle qui, pour triompher de tant d’obstacles, employe une pénétration profonde, un jugement sur, une imagination ardente à découvrir des routes inconnues. Sans guide il ne faut point s’égarer ; sans lumiére il faut percer des ténèbres épaisses. Sans objet fixe, il faut enfanter des phénomènes.

Tels sont les secours que les Sçavans du premier ordre, empruntent d’une profonde intelligence.

Les Artistes célébres ne lui doivent pas moins. Le beau à des régles générales ; mais je ne sçais par quelle fatalité leur observation ne le produit que rarement. Il y a des nuances, des rapports, des traits de maître qu’elles ne connoissent point, & qu’une intelligence étendue développe seule. Elle fixe le génie sur les objets propres à le faire éclatter. Elle lui démontre des sources nouvelles, elle l’y conduit à travers les abîmes. Elle fait choix, par un discernement exquis, des moyens qui semblent aux yeux du vulgaire promettre un effet tout contraire à ses vûes. Elle déploye en un mot des traits qui n’ont point paru, & qui surpassent en beauté tous ceux que l’on a vûs. Quelle sagacité ! Que de nobles élans ! Que de recherches laborieuses ! Qu’on la suive s’il est possible dans ses procédés ; on la verra toujours s’écartant des routes frayées, dédaignant les foibles rayons qui l’environnent, s’elever comme un nouveau Promethée, jusqu’au centre de la lumiére, & dérober le feu céleste.

On a dû remarquer dans ce que nous venons de dire, qu’une haute intelligence, ne tient que d’elle-même la beauté de ses plans, le caractère de ses ouvrages, l’ordre de ses opérations, les objets de ses recherches ; en un mot, si l’on peut le dire, l’esprit de son rôle. C’est à ces traits d’indépendance & de souveraineté qu’on reconnoit l’intelligence propre aux Sciences & aux beaux Arts. Inutilement la chercheroit-on dans des sujets dont les pas sont comptés, les démarches assujetties à une loi étrangére, & qui doivent mouvemens, idées, expressions, enfin tout à autrui.

Il est visible que le Comédien est retenu en exerçant sa profession, dans une dépendance formelle. Tous ses devoirs se bornent à suivre pas à pas les idées du Poëte ; à prendre les mouvement qui y sont tracés, à rallentir ou à précipiter son action, selon que les situations qui lui sont prescrites l’exigent. S’il est des passages d’un mouvement à l’autre, qui soient difficiles, parce qu’ils s’entrechoquent ; ils sont marqués par des expressions coupées, par des idées interrompues, par la ponctuation. Ne sont-ce pas là autant de sources où l’Acteur puise les différentes qualités de son action ; d’où ses mouvemens coulent dans un dégré de chaleur, d’énergie ou de modération, toujours proportionné aux modéles que le Poëme lui offre, & combiné avec le caractère écrit des personnages ?

Quelles finesses, quelles nuances, l’Acteur découvre-t-il que le Poëte n’ait point apperçues ? Ou elles sont dans les détails de la piéce, ou dans l’assemblage de toutes ses parties.

Dans le premier cas, il n’y a point d’idées, point de finesse, point d’expression même que l’Auteur, (nous ne parlons que de ceux qui méritent ce titre) n’ait comparées à d’autres, donc il n’ait balancé la force, la douceur & les effets. Le génie qui en composant, le transporte dans toutes les situations, lui indique le plus beau jeu qui ait pu naître de tous ses refforts. La préférence qu’il a donné aux uns, est une preuve de la supériorité qu’ils ont sur les autres.

Et on prétend qu’après une attention si sérieuse, un choix si réfléchi, ses yeux n’ont pas apperçu jusqu’aux nuances les plus déliées ?

Parce que le public ne veut pas voir toute l’étendue du discernement de l’Auteur ; parce qu’un Comédien développera ses pensées, ses sentimens mieux qu’un autre, le Poëte ne les à point eus ? parce que l’un travaille dans le fond d’un cabinet, & que l’autre joue en public, les finesses dont l’un assaisonnera son jeu, ne seront point à l’autre, qui les a senties & exprimées, soit en détail, soit dans le caractère général de sa piéce & de ses personnages ? Cela est aussi injuste qu’absurde.

Non : quelque étude que le Comédien fasse d’un rôle, jamais il ne le verra sous toutes les faces qui ont frappé le Poëte. Ce n’est que dans les travaux de l’enfantement que l’analyse & la comparaison étalent toutes les qualités des objets.

D’ailleurs, quelque prévenu que l’on soit en faveur du Comédien, on ne met apparemment pas son talent au-dessus du génie des Corneille, des Racine, des Crébillon, des Voltaire. Si ces Grands Hommes sont supérieurs en lumières au Comédien, pourquoi leur refuseroit-on une plus parfaite connoissance de leurs propres ouvrages ?

Dans le second cas, toutes les beautés qui peuvent sortir de l’ensemble d’un poëme, appartiennent à l’Auteur, comme celles d’un grand édifice sont à l’Architecte. Accordons, si l’on veut, que la représentattion découvre au Poëte une perfection d’harmonie qui avoit pu lui échapper. Cette perfection en est-elle moins dans son Drame, en est-elle moins à lui ?

Une Tragedie est une vaste machine dont la régularité des mouvemens peut surpasser l’attente du machiniste ; mais doit-elle être attribuée à un autre qu’à celui qui lui a donné l’action & la vie ?

N’est-ce pas le Poëte qui a crée ces caractères, qui a groupé ces personnages ; & qui a imprimé sur tous les rôles cet esprit général qui les vivifie, & cause des impressions si délicieuses ?

Je le répéte, tout dans une Tragédie appartient à l’Auteur. Les grandes situations, les beaux mouvemens, les coups de théâtre, ne passent pour beautés, que parce qu’ils sont des émanations de l’esprit général. Pour donner des talens au Comédien on les ôte au Poëte ! Quel effort d’imagination ? En privant le Comédien du mérite de l’analyse, de la discussion, des finesses de l’art, des coups de théâtre, & d’une intelligence supérieure ; nous ne faisons que le rendre à lui-même.

Au reste,en lui refusant une intelligence égale à celle qui caractérise les vrais hommes à talens, nous ne prétendons pas l’en dépouiller absolument. Nous l’avons insinué au commencement de ce Chapitre ; mais qu’il soit en état de suivre de plan que l’Auteur a tracé ; qu’il mesure son jeu au dégré de chaleur qui anime les personnages ; qu’il saisisse bien l’esprit de son rôle, qu’il joigne à cela la perfection du corps, un organe convenable aux parties qu’il embrasse. Nous aurons un homme d’une vûe, d’une intelligence fort ordinaires, & un bon Comédien.

Il nous reste à examiner si les entrailles, & la grandeur d’ame sont en effet indispensables au Comédien.

Presque tous les hommes, & surtout les moins estimables, prennent dans le discours, des principes & des sentimens vraiment héroïques. Ils affectent un ton si insinuant, si persuasif, qu’en ne les connoissant pas, on les croit pénétrés de ce qu’ils disent. L’amour propre fait sentir aux plus méchants la nécessité de paroître vertueux. Si l’on ne disoit que ce qu’on sent, y auroit-il dans le monde tant de fausses caresses, tant de trahisons, de politesses forcées, tant de vaines promesses ? il le faudroit sans doute. Mais l’expérience ne nous prouve-t-elle pas que cette loi, si chère à la société, est une des plus négligée ?

Si l’on se méthamorphose journellement & sans le moindre effort, dans les divers rôles que l’homme joue sur la terre, pourquoi le Comédien n’emprunteroit-ils pas dans le sien, la même facilité, un ton de grandeur, & des affections que la nature lui auroit refusés ?

Il y a sur le Théâtre beaucoup de caractères vicieux. On y représente des menteurs, des hypocrites, des tyrans, des libertins, des méchants. S’il est nécessaire au Comédien de jouer ces rôles d’après nature, on en fait donc un monstre en horreur au genre humain ? S’il doit jouer d’original tous les rôles excepté ceux-ci. On exige donc de lui tout à la fois, qu’il ait, & n’ait pas le caractère assorti à ses rôles ? Car on sçait que le même Acteur représente les personnages vertueux & ceux qui ne le sont pas.

L’art de l’Acteur est une imitation. Une fait autre chose que de se mettre à la place des héros que le Poëte introduit sur la scène. Or, quoique cette imitation ne soit qu’internemédiaire à celle de l’Auteur, c’est toujours une imitation. Je demande, si pour imiter la nature par exemple d’après un autre tableau, avec les secours des couleurs, il faut être animé de toutes ses lumières, instruit de tous ses moyens, enfin s’il faut être la nature même? Non assurément : c’est assez de se conformer en général à son esprit, de suivre de loin ses opérations & d’admirer ses effets connus.

Eh ! des yeux, la moindre attention n’y suffisent-ils pas ? Du moins quand on se contente de copier les imitateurs immédiats de la belle nature : Qu’on suppose pour un moment que le tems nous ait transmis les chefs-d’œuvres de la peinture ancienne, dans toute leur fraîcheur & leur beauté. Que les plus fameux. Peinture modernes, épris d’une sotte vénération pour les anciens, n’ayent fait servir leurs pinceaux qu’à copier leurs tableaux. Cet usage de leurs talens leur auroit-il acquis une grande gloire ? Auroit-il prouvé une merveilleuse intelligence ? La Société leur auroit-elle une grande obligation ? Ils auroient tout au plus, dans des productions toujours médiocres, conservé des morceaux dont la perte nous auroit coûté plus de régrets, parce que les débris d’une grande fortune ajoutent une nouvelle amertume à son ressouvenir.

Tels sont les Comédiens à l’égard des Auteurs : copistes serviles ; il ne leur faut que de l’attention pour entrer dans leurs idées & les mettre dans un beau jour ; comme l’Eleve n’a besoin que de voir les Tableaux d’un Maître pour les rendre. Je suis même persuadé que les Poëtes perdent autant dans la bouche de l’Acteur, que le grand Peintre dans les copies de ses Eleves.

Enfin, si l’Acteur étoit affecté réellement des sentimens qu’il exprime, il lui seroit impossible de passer rapidement aux divers mouvemens qu’il doit représenter. Ecoutons un Maître de l’Art s’en expliquer. « Je vais à ce sujet, Madame, dit Ricoboni le fils, vous dévoiler une de ces brillantes erreurs dont on s’est laissé séduire, & à laquelle un peu de charlatanisme de la part des Comédiens, peut avoir beaucoup aidé.... Il m’a toujours, continue-t-il, paru démontré, que si l’on a le malheur de ressentir véritablement ce que l’on doit exprimer, on est hors d’état de jouer. Les sentimens se succédent dans une scéne avec une rapidité qui n’est pas dans la nature. La courte durée d’une piéce oblige à cette précipitation qui, en rapprochant les objets, donne à l’action théâtrale, tout la chaleur qui lui est nécessaire. Si dans une endroit d’attendrissement vous vous laissez emporter au sentiment de votre rôle, votre cœur se trouvera tout-à-coup serré, votre voix s’étouffera presqu’entiérement. S’il tombe une seule larme de vos yeux, des sanglots involontaires vous ambarrasseront le gosier. Il vous sera impossible de proférer un seul mot sans des hocquets ridicules. SI vous devez alors passer subitement à la plus grande colére, cela vous sera-t-il possible ? Non sans doute vous chercherez à vous remettre d’un état qui vous ôte la faculté de poursuivre ; un froid mortel s’emparera de tous vos sens, & pendant quelques instans vous ne jouerez plus que machinalement. Que deviendra pour lors l’expression d’un sentiment qui demandera beaucoup plus de chaleur & de force que le premier ?

Il semble que le Comédien ne puisse atteindre la perfection de son art, qu’en s’oubliant entièrement soi-même ; qu’en ne mettant rien du sien dans son jeu ; qu’en ne montrant dans tous ses mouvemens qu’une copie continuelle.

“Une personne de Théatre, dit M. Remond de Sainte-Albine, ne se fait jamais mieux remarquer, qu’en paroissant avoir emprunté le génie de l’Auteur, auquel elle prête sa voix, & l’ame de l’héroine (ou du héros) qu’elle représente.

Si ce même Auteur ajoute : « Que les larmes, que les fléxions touchantes fournissent au sentiment, sont encore plus puissantes que celles qu’il emprunte des expressions les plus énergiques. » Il n’a pas fait atention que les inflexions touchantes font dans l’esprit des expressions énergiques, qu’elles en fortent comme de leur source naturelle ; enfin, qu’elle ne touchent que parce qu’elles sont des plus énergiques.

Pourroit-on d’ailleurs imaginer ces inflexions sans le discours ? N’est-il pas leur baze ? Que feroit le coloris si l’on faisoit abstraction du dessein & du plan des figures, & même des caractères ? Encore différe-t-il des inflexions qui ne se supposent que dans les muets, en ce qu’absolument parlant, on peut le trouver sans la régularité du dessein, & c’est toujour une beauté : au lieu que des inflexions de voix, sans un sujet qui les caractèrise, ne peuvent être qu’inintelligibles & ridicules.