(1715) La critique du théâtre anglais « AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR. » pp. -
/ 379
(1715) La critique du théâtre anglais « AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR. » pp. -

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.

L’Ouvrage dont je donne ici la Traduction est fameux en Angleterre sous ce titre : Examen abrégé des mauvaises mœurs et de la profanation du Théâtre Anglais : avec le sentiment de l’antiquité sur ce sujet. En lisant ce titre on voit assez que je n’ai pas eu tort de le changer ou plutôt de l’exprimer en d’autres termes ; celui que j’y substitue étant le même pour le fonds, mais plus convenable à notre manière d’annoncer un ouvrage au Public.

Quoiqu’il en soit, dès que le Livre de M. Collier parut, toutes les Muses d’outre-mer se soulevèrent contre lui. « Cette Critique (dit le Journaliste Anglais) jeta d’abord l’alarme chez la nation entière des Poètes : comme ils virent que leur profession risquait d’être bientôt réduite à rien, ils ramassèrent à l’exemple de Demetrius, tout ce qu’ils purent de forces pour empêcher que leur Grande Diane ne tombât dans le mépris. Ils mirent tout en mouvement pour harceler M. Collier ; et il n’y eut point de prétendu bel esprit qui ne lui lançât son trait de Satire. Mais malgré cette foule d’écrits, celui de M. Collier subsiste contre eux dans toute sa force. Cet Auteur a eu le plaisir de voir combien nos Poètes sont des adversaires méprisables, lorsqu’ils sortent de leur sphère, et qu’ils se mêlent de parler raison. »

Il ne faut point d’autre éloge du Livre de M. Collier que ce fracas vainement excité contre lui sur le Parnasse Anglais. Pour moi sitôt que j’appris par le Journal de Londres, la nouvelle de cette guerre littéraire, j’eus une impatiente curiosité de lire l’ouvrage qui l’avait causée : je l’attendis longtemps, et il me tomba enfin entre les mains par je ne sais quel hasard, et dans le temps que je n’y pensais plus. Je l’eus à peine parcouru, que je résolus en moi-même, et que je commençai presque aussitôt de le traduire en notre langue. Car j’avoue que ce n’est ni un de mes amis, ni une personne de qualité, ni une espèce de défi (discours d’Auteurs si rebattus dans les Préfaces) qui m’ont engagé à ce travail. L’unique motif qui m’a porté à l’entreprendre, c’est le mérite de l’original si reconnu en Angleterre, que je me suis aisément persuadé que la traduction n’en déplairait pas en France : j’ai même cru qu’elle pouvait être en quelque sorte nécessaire aux deux Nations conjointement.

Les Français verront une critique judicieuse, savante, variée de différents traits, qui sauvent les redites si ordinaires dans ce genre d’écrire, où il est encore moins permis qu’en tout autre de se distraire de son objet. Ils auront une idée juste du Théâtre Anglais, qu’il est à propos de ne pas ignorer, et qui leur a été assez inconnu jusqu’ici. Car ce qu’en dit M. de Saint Evremond n’est que comme un léger crayon, qui n’est pas même ressemblant, au moins pour l’essentiel. « Il n’y a point de Comédie (ce sont ses termes) qui se conforme plus à celle des Anciens que l’Anglaise, pour ce qui regarde les mœurs. »

Voilà en peu de mots un panégyrique bien glorieux au Théâtre Anglais, et capable d’inspirer de la jalousie à toutes les autres Muses Dramatiques ; s’il est fondé sur le vrai. Mais en quelque sens que M. de S. Evremond prenne ici les Mœurs, c’est-à-dire, ou par rapport aux règles du Théâtre, ou par rapport à celles de la Morale, les mœurs de la Comédie Anglaise sont très contraires aux mœurs de la Comédie des Anciens.

Je ne dis point cela, parce que je n’appréhende pas que M. de S. Evremond qui n’est plus, me réplique : convaincu de mon insuffisance, et toujours plein de la même estime pour lui, je ne l’attaque point, tout mort qu’il est. Mais j’ai un concurrent à lui opposer qu’il ne jugerait pas indigne d’entrer en lice avec lui. C’est M. Collier, lequel combat la Comédie Anglaise par un parallèle continuel avec celle des Anciens, dont l’Anglaise s’écarte si fort pour ce qui regarde les mœurs.

Il y a apparence qu’on s’en rapportera plus sur ce point à M. Collier, qui cite tous les anciens Poètes avec lesquels il confronte ceux de sa nation, qu’on n’en croira M. de S. Evremond qui se cite tout seul, et qui de son propre aveu n’avait nulle teinture de la langue Grecque. « Pour le style de Plutarque, dit-il en quelque endroit, n’ayant aucune connaissance du Grec, je n’en saurais faire un jugement assuré. » Il est donc vrai qu’on saura au juste et pour la première fois par cette Traduction ce que c’est que le Poème Dramatique en Angleterre.

Un autre avantage, c’est qu’on sera désormais au fait sur le goût Anglais, en matière de composition et d’ouvrage purement de belles lettres. On sait que ce genre d’écrire est marqué à un coin différent des autres ; qu’il ne consiste pas, comme l’histoire, par exemple, dans un récit simple et fidèle ; qu’il y faut je ne sais quel brillant qui serve comme de parure au solide, certains tours particuliers soit pour la pensée, soit pour l’expression ; certaines figures qui le caractérisent. Tout cela se trouvera dans M. Collier, lequel est estimé l’un des plus beaux esprits de de-là la mer, et passe pour connaître à fond les grâces propres de sa langue. Et l’on remarquera ici par forme de digression, que ces qualités mêmes qui font la gloire de l’Auteur, font justement la peine du Traducteur ; l’idiome Anglais dans sa perfection étant infiniment opposé au tour Français.

Cette traduction pourra encore être utile à nos Poètes Dramatiques en particulier. Les caractères que M. Collier fait des Poètes anciens, et les louanges qu’il donne au Théâtre Français du siècle passé, auront peut-être ces deux bons effets. Nos Modernes qui marchent sur les pas des Anciens et du célèbre Corneille, trouveront leur conduite applaudie, et s’y affermiront par les exemples dont on leur rappelle le souvenir. Les autres au contraire qui s’écartent de la voie des Anciens, et qui commencent à salir la Scène par une licence inconnue à leurs prédécesseurs, rougiront de dégénérer de ces grands Hommes ; et se corrigeront peut-être dans la crainte qu’on ne leur fasse bientôt les mêmes reproches que M. Collier fait aujourd’hui à ses compatriotes.

On n’a pas en vue d’insinuer par là que notre Théâtre est actuellement aussi déréglé que celui de nos voisins : on déclare au contraire sans restriction qu’il s’en faut bien que les choses en soient à ces termes. Mais nous est-ce là un si grand avantage ? et oserions-nous bien nous en prévaloir ? C’est une triste ressource pour des coupables d’en être réduits à dire qu’il en est encore de plus coupables qu’eux dans le monde. Non, il ne suffit pas à des Auteurs Catholiques de n’être ni tout à fait obscènes dans le langage, ni absolument impies, comme le sont les Poètes modernes en Angleterre : M. Collier nous apprendra que ce n’en est point assez pour des Païens mêmes. D’un autre côté nos Dramatiques n’ont-ils pas déjà assez de traits dans leurs Poèmes auxquels peut convenir cet ouvrage, au défaut d’une critique particulière du Théâtre Français ? Ils verront pour le moins que ni la Tragédie ni la Comédie ne doivent rouler sur une passion qui paraît presque toujours chez eux une vertu et non une faiblesse, ou qui est toujours pernicieuse aux mœurs sous quelque forme qu’ils la représentent. C’est ce que leur reproche l’ingénieux Auteur qui vient de donner au public un Recueil de ses Poésies, et dont le mérite est trop connu par ses Poèmes, de l’Art de Prêcher et de l’Amitié, pour que je ne craigne pas de le rabaisser par tout ce que j’en dirais de plus avantageux.

 « Heureux, si le Théâtre au bon sens ramené,
N’avait point, de l’amour aux intrigues borné
Cru devoir inspirer d’une aveugle tendresse
Aux plus sages Héros la honte et la paresse :
Peindre aux bords de l’Hydaspe Alexandre amoureux,
Négligeant le combat pour parler de ses feux,
Et du jaloux dessein de surprendre une ingrate
Au fort de sa défaite occuper Mithridate :
Faire d’un Musulman un Amant délicat
Et du sage Titus un imbécile, un fat,
Qui coiffé d’une femme et ne pouvant la suivre
Pleure, se désespère, et veut cesser de vivre
… … … … … …
… … … … … …
Mais on suppose en vain cet amour vertueux :
Il ne sert qu’à nourrir de plus coupables feux
L’amour dans ces Héros plus prompt à nous séduire,
Que toute leur vertu n’est propre à nous instruire. »

Au regard des Anglais, que la paix multiplie chaque jour dans le Royaume, ils seront bien aises d’avoir un excellent Auteur de leur nation traduit dans une langue qu’il leur est nécessaire de savoir pour vivre en un pays étranger avec quelque plaisir et quelque satisfaction. Je me flatte que cette traduction leur sera d’un grand secours, et pourra leur tenir lieu d’un long usage ; s’ils ont soin de la comparer avec l’original. Car M. Collier, conformément à son sujet, parle d’une infinité de choses, auxquelles par conséquent une infinité de termes français doivent répondre.

Je ne prétends pas néanmoins que ma traduction soit tout à fait littérale : ce serait me faire gloire de parler Anglais en Français ; d’ailleurs on me convaincrait aisément d’imposture sur cet article : les habiles gens à Londres entendent communément le Français ; bien différents de nos Ecrivains qui presque tous ignorent l’Anglais. Mais ce que j’ose assurer, c’est que j’ai toujours rendu la pensée de mon Auteur, et littéralement même dans tous les endroits où je n’ai point été arrêté par des Anglicismes et par des constructions purement Anglaises. Je confesse que j’ai usé en ces rencontres et en quelques autres pareilles, du privilège accordé à tout Traducteur ; ce privilège étant aussi établi et aussi consacré que ce qu’on appelle, le Droit des Gens.

Voici comme je me suis alors comporté. Attentif et fidèle au sens de l’original, j’ai adouci certaines métaphores trop fortes selon nous ; j’en ai même retranché quelques-unes, qui ont dans l’Anglais un agrément auquel nous ne sommes pas accoutumés : j’ai déplacé quelques pensées pour leur donner un ordre plus conforme à notre manière d’arranger les nôtres ; j’ai changé le sens figuré au sens propre, ou le sens propre au sens figuré, à mesure que l’un ou l’autre me semblaient convenir davantage : j’ai étendu ce qui pouvait nous paraître trop obscur, pour être trop laconique ; et au contraire j’ai serré ce qui pouvait nous paraître lâche pour être trop étendu : quoique après tout, ce ne soit guère le défaut de M. Collier d’être diffus. Enfin j’ai ajouté certaines liaisons du discours, dont l’Anglais peut se passer, et que nous autres nous jugeons nécessaires.

Mais ces légers changements ne doivent point offenser les parties intéressées ; parce qu’ils sont inévitables, et qu’ils n’altèrent point le fonds d’un ouvrage : j’ai même eu la précaution de les citer à la marge ; du moins j’en ai cité assez pour qu’on ne revendique point ceux que je laisse, afin de ne pas surcharger les marges déjà pleines des citations de mon Auteur.

A propos de citations, j’en ai supprimé quelques-unes des Poètes Anglais : j’espère que M. Collier ne s’en formalisera point, lui qui connaît toute la délicatesse, et du langage et du génie Français. Il me pardonnera aussi d’avoir accommodé à notre goût, comme il a fait à celui de son pays, la version des Pères de l’Eglise qu’il rapporte : quoiqu’à dire le vrai, je les aie le plus souvent traduits d’après lui, tant ils m’ont paru semblables à eux-mêmes dans la traduction.

Au reste, les noms des Comédies et des Personnages que j’ai cru devoir traduire en Français, se trouveront à la tête du Livre, avec l’Anglais à côté. Cette liste est faite particulièrement pour les Anglais : on y a gardé l’ordre alphabétique : la lettre C. marquera que c’est un nom de Comédie, et la lettre P. que c’est un nom de Personnage habillé en Français. On ne présume pas néanmoins d’avoir toujours heureusement rencontré dans la traduction de ces noms, qui sont composés de plusieurs mots et faits à plaisir : tels sont par exemple chez nos Comiques, Le Baron de la Crasse, Comédie. Mr. Bonne-Foi, Personnage ; tels sont chez les Comiques Anglais, The Plain-Dealer, C. Sr. Tun-Belly, P. que j’ai traduits ; l’Homme sans façon : le Chevalier Ventre-de-Tonne, etc.