(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE IV. Le vice élevé en honneur et substitué à la place de la vertu sur le Théâtre Anglais. » pp. 240-301
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(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE IV. Le vice élevé en honneur et substitué à la place de la vertu sur le Théâtre Anglais. » pp. 240-301

CHAPITRE IV.
Le vice élevé en honneur et substitué à la place de la vertu sur le Théâtre Anglais.

L’Auteur de la nature a distingué la vertu d’avec le vice par des traits si marqués, qu’il est facile d’en reconnaître la différence dans les conjonctures qui sont de quelque importance pour nous. Rien ne saurait moins se ressembler pour l’essentiel que ces deux choses : l’une a je ne sais quoi d’aimable et de charmant, propre à se faire rechercher ; l’autre a je ne sais quoi d’odieux et de sombre, propre à se faire fuir. Ceux donc qui s’efforcent de confondre ces caractères différents, de les effacer s’il se peut, et de les changer, ne sont-ils pas dignes de toute sorte de blâme ?

A la vérité, tandis que la raison est sur ses gardes et que la conscience ne gauchit point, il n’y a guère lieu d’appréhender qu’on leur impose ouvertement. Mais lorsque le vice est caché sous la surface du plaisir, et qu’il ne se montre que sous l’apparence d’un bien convenable, il est à craindre qu’il ne nous fasse illusion et nous surprenne. Le vice déguisé de la sorte peut s’insinuer plus aisément dans l’imagination, suborner la raison, et pénétrer jusqu’au cœur. Ainsi le masque est-il souvent reçu, où l’homme serait refusé.

Mettre le crime dans une situation avantageuse, le revêtir de tout l’éclat et de toute la pompe imaginable ; le ménager, l’honorer, le respecter ; c’est le moyen d’en détruire la vraie idée, d’en accroître le charme séducteur, et d’en rendre la contagion presque inévitable. L’innocence doit souvent son salut à la crainte et à la honte attachée au crime : si vous rompez ce double frein, et que l’intérêt propre se trouve joint à la liberté de commettre le mal tête levée ; que peut-on attendre de là, sinon que le plaisir devienne le maître absolu, et que tout cède à la cupidité ?

C’est à ces termes que nos Poètes tâchent d’en venir : et quel chemin n’ont-ils pas déjà fait, et ne font-ils pas tous les jours sans relâche ? S’ils avaient une autre fin, choisiraient-ils pour héros de leurs pièces, pour leurs personnages favoris des libertins et des Athées ? Le vice serait-il dans leur Comédies substitué à la place de la vertu, distingué, applaudi, comblé d’honneurs et de biens, si leur dessein n’était d’en inspirer l’imitation ? Car c’est un fait que les choses se passent ainsi sur notre Théâtre : j’en commence la preuve par les exemples des premiers caractères.

Sang-farouche lève hardiment l’étendard de la débauche, se déclare contre un légitime mariage, et jure par Mahomet. Bellamy s’égaye l’esprit sur les puissances des ténèbres. Lorenzo scélérat infâme accuse son père, grave Magistrat, d’être un pilier de mauvais lieux. Horner débite d’énormes saletés : Hancourt trahit un ami qui en a toujours bien usé à son égard. Franc-homme a le langage d’un brutal ; il trompe une veuve, il en débauche le fils et le révolte contre sa mère. Melbourne est impudique et impie. Mellifont suggère à Sans-souci tous les stratagèmes pour séduire une femme mariée. Tels sont les personnages auxquels nos Poètes destinent communément quelque parti considérable : et ceux à qui cette distinction n’est pas accordée, n’essuient du moins aucun reproche sur leur conduite scandaleuse ; que dis-je ? ils s’en retournent avec éloge ; ce sont toujours des hommes polis, des gens d’esprit.

Dans Don Sébastien, Antonio fameux Athée et Ministre encore plus fameux de la prostitution épouse Moraïme avec la moitié des biens du Mufti pour récompense de ses mérites.

Dans L’Amour sans Intérêt, Valentin est le héros de la pièce ; s’il est permis de lui donner un si beau nom. Le Poète avait quelque envie de faire de cet indigne sujet un honnête homme, mais il s’en avise trop tard. Il est vrai qu’il y a dans Valentin de la sincérité, lorsqu’il recherche Angélique : mais faut-il beaucoup de vertu pour demander sincèrement en mariage un Demoiselle riche de 30000, sterling ? Laissant donc à part cette circonstance ; Valentin est un homme perdu de vices, un prodigue, un débauché, un impie, un mauvais cœur, un fils dénaturé. Ce Valentin est pourtant traité en homme vertueux ; tout lui réussit à son gré, son bonheur surpasse même ses désirs. Nous aurions sans doute une belle catégorie de vertus, si elles étaient de la façon de ces Messieurs-là ! ils n’oublient rien pour ennoblir le vice, ils n’épargnent rien pour le rendre heureux.

Dans La Femme Provoquée ; Constant jure comme un Crocheteur ; il sollicite au crime Madame Brute, se donne crûment pour infâme, et préfère sans hésiter la débauche à un honnête mariage. Le caractère du Jeune La Mode dans Le Relaps est assez semblable à celui de Constant : nous en parlerons dans un autre endroit.

Pour abréger. Un honnête homme dans les règles du Théâtre Anglais, c’est un insigne libertin, un blasphémateur, un Athée. Ces titres remplissent bien l’idée de ce qu’on appelle honneur ! Nos Poètes n’ont-ils pas raison de les établir comme autant de degrés pour parvenir à la plus haute fortune, comme autant de marques d’une grande naissance et d’une belle éducation ? Car, c’est là en effet, si je l’ose dire ainsi, leur pierre de touche pour le mérite : et celui qui n’en soutient pas l’épreuve, il est dès là rejeté. La conscience est selon eux une chimère gênante, et la vertu une pédanterie qui sied mal à un Cavalier : les vues et les soins d’un avenir sont des idées et des précautions propres du vulgaire : quiconque donne dans ces travers est un homme sans honneur, un homme à noyer.

Voici donc en raccourci le tableau du vrai galant-homme ; c’est de siffler toutes les vérités chrétiennes, de blasphémer, de dire des infamies au sexe même, de violer toutes les lois de l’amitié, de déchirer ses amis en leur absence et d’en trahir les intérêts. Le galant-homme que celui qui n’a ni religion, ni probité, ni honneur, ni politesse, ni les dehors mêmes de ces qualités ! uniquement attentif à profaner ce qu’il y a de plus saint, à ramener tout à soi-même et à scandaliser les gens de bien ! Dignes objets de la faveur du Théâtre Anglais ! ce sont les personnages de ce mérite qu’on met à la tête des autres, et qu’on fait briller davantage par le caractère et par la pompe extérieure : s’il y a de l’esprit dans une pièce, c’est pour eux, tout le reste dût-il en manquer.

Quelle peut être la fin d’un Poète qui dispense la gloire à ce prix ? N’est-ce pas d’accréditer le vice et de décrier la vertu ? de faire une honte aux jeunes gens, surtout de leur régularité ; de les forcer en quelque manière à devenir libertins pour leur propre honneur ? Car ils ne peuvent sans cela se conformer au bel usage, ni s’acquérir le nom de galant-homme. Ainsi l’on pervertit les mœurs et l’on éteint la Religion dans ceux qui ont peu de lumières et encore moins d’expérience.

Mais les vertus morales ne sont pas moins persécutées sur notre Théâtre que les vertus chrétiennes : on y fait la guerre au mérite en quelque genre qu’il soit, et dans quelque condition qu’il se rencontre : qui veut se mettre à l’abri de la persécution de nos Poètes, doit se couvrir au moins des dehors du vice, et en porter, pour ainsi dire, la livrée. Combien de fois les qualités louables d’une profession honnête, l’habileté, la science, la sage économie, ont-elles reçu des brocards dans leurs Comédies ? Les meilleurs Bourgeois de Londres ne s’y désignent souvent que sous les noms de faquins, et les plus florissantes Universités que sous ceux d’écoles de pédanterie. En un mot l’irréligion, le luxe, la mollesse, la dissolution sont les seules vertus qu’ils reconnaissent et qu’ils couronnent : comme si les hommes n’étaient pas déjà assez enclins à ces vices sans les y provoquer encore par l’aiguillon de la prétendue belle gloire. Et voilà comment on confond les marques naturelles de l’honneur et de l’infamie, comment on renverse les idées de la vertu et du vice, comment on substitue ce qu’il y a de plus monstrueux à la place de ce qui est uniquement convenable à l’homme.

Les héroïnes de nos Poètes sont d’un choix aussi criminel que leurs héros. Moraïme perd tout sentiment d’humanité même envers son père : elle lui attire une rude bastonnade ; et elle se livre ensuite à Antonio. Angélique parle insolemment à son oncle. Belinde déclare avec effronterie son inclination pour un amant. Et comme je l’ai déjà observé, les femmes du premier caractère dans L’Astrologue Joué, Le Moine Espagnol, La Femme de la campagne, Le Vieux Bachelier, L’Orphelin, le Fourbe et L’Amour Triomphant sont toutes impudiques, et souvent impies avec cela.
La licence et l’irréligion ont-elles donc toujours été des titres glorieux sur le Théâtre ? Je vois dans les Poètes anciens des notions de la vertu toutes contraires à celles des nôtres : j’y vois les personnes de rang formées sur un modèle tout autre que celui des Poètes Anglais. Philolaque dans Plaute gémit d’avoir été infidèle à son devoir, et s’étend fort sur les avantages de la vertu et de la régularité. Lusitèle, autre jeune homme de naissance, s’exhorte et s’encourage contre le dérèglement : son entretien avec Philton est très moral et parfaitement bien ménagé : ensuite il lance des traits piquants et pleins de feu contre le libertinage. Chrémès jeune homme de condition a de la modestie et de l’honneur : il craint d’être séduit par Thaïs, et se montre jaloux de conserver sa réputation sans atteinte. Hécyre est résolu de suivre plutôt son devoir pour guide, que son inclination.
Pinacium dans Plaute dit à son amie Panégyrique qu’elles doivent de la fidélité à leurs époux, quand ils en manqueraient pour elles : car les âmes bien nées sont équitables envers autrui, quelque injuste qu’on puisse être à leur égard. Madame Brute se conduit par d’autres principes : « La vertu, dit-elle, est un âne ; un galant vaut cent fois mieux qu’elle.
Pinacium vient à un autre devoir capital : elle dit qu’une fille ne saurait porter trop loin le respect envers son père, et que la désobéissance entraîne après soi le scandale et le désordre. Iacynte dans L’Astrologue Joué ne connaît point cette maxime de Pinacium : jugeons par son langage de ses sentiments de respect pour son père. Le Poète fait tirer l’épée à quelques gens sur le Théâtre, et effraye les femmes par une querelle feinte. Théodosie alors s’écrie toute éperdue : « Qu’allons-nous devenir ? »«  Nous mourrons de compagnie, répond Iacynte, rien ne me fâche davantage que de n’être pas homme pour pousser une botte à mon malin vieillard de père avant que je meure. » Après cela le vieux Alonzo qui menace ses filles de les mettre dans un Couvent est interrompu par Iacynte :  « Je veux bien que tu saches vieux pénard dégoûtant que je me moque de ton Couvent : dis encore une fois le nom de Couvent, et je te renonce pour mon père. »

Je finis ici le parallèle qu’il me ferait aisé de pousser plus loin entre les Poètes anciens et les modernes. C’en est assez pour moi, qu’on sache à la honte de notre Théâtre que tout personnage vicieux y a du succès. Loin qu’il soit même averti de ses vices, il est proposé pour modèle de conduite, de politesse, de bel esprit ; et il est encore représenté riche et heureux, afin que son exemple fasse sûrement son impression.

Mr. Dryden dans une de ses préfaces convient qu’on l’a blâmé pour en user de la sorte ; « pour faire ses premiers personnages des débauchés, et les couronner à la fin de la pièce contre la règle de la Comédie, qui est de récompenser la vertu et de punir le vice ». Mais M. Dryden se tire mal de ce mauvais pas. Il répond qu’il « ne connaît point de règle semblable, constamment observée dans la Comédie, soit par les anciens Poètes ou par les modernes ». Et que s’ensuit-il de là ? que les Poètes ne sont pas toujours en règle. Une loi peut être très bonne quoiqu’elle ne soit pas fidèlement gardée : il en est même que l’on viole sans cesse, et qui n’en sont pas pour cela ni moins sages ni moins justes.

M. Dryden continue, et revendique l’autorité de Plaute et de Térence. Je ne disconviens pas qu’il n’y ait dans ces deux Comiques quelques exemples qui peuvent lui être favorables. Mais je réponds en premier lieu, que la Religion de ces Poètes leur laissait une grande liberté sur bien des choses que la nôtre nous interdit absolument. Le libertinage n’était point intimidé chez eux comme il l’est chez nous par l’horreur du scandale et par les menaces du châtiment. A moins donc que M. Dryden ne prétende que le Paganisme et le Christianisme ne diffèrent point l’un de l’autre, les autorités qu’il allègue ne sauraient servir à le justifier.

Horace en second lieu, aussi bon juge du Théâtre que Plaute et Térence, ne paraît pas trop être de leur sentiment. Il condamne les obscénités de Plaute ; et nous assure que les personnes de qualité de son temps n’auraient pas souffert une Satire impure. Il ajoute que les Poètes s’attiraient autrefois de l’admiration pour les grands services qu’ils rendaient : ils instruisaient de tout ce qui avait rapport à la Religion et à l’Etat : ils polissaient les mœurs, modéraient les passions, perfectionnaient l’esprit, et apprenaient aux hommes à devenir habiles pour leurs affaires personnelles et pour les emplois publics. Preuve certaine, que le vice n’était pas alors l’objet des Muses, et qu’Horace jugeait que le but de la Poésie Dramatique est d’instruire.

Horace dit encore, que le Chœur doit naître de la matière du Poème, et appuyer le dessein de chaque Acte ; qu’il doit se déclarer le défenseur de la vertu, et du respect dû à la Religion. De ces règles qu’il prescrit au Chœur nous pouvons conclure son opinion touchant la pièce même. Car il faut selon lui qu’il y ait une uniformité entre les Chœurs et chaque Acte : en sorte qu’ils ne fassent qu’un tout et n’aient qu’une fin ; par là il est démontré qu’Horace ne voulait qu’aucun caractère contre les bonnes mœurs fût applaudi sur le Théâtre.

Mais, ce qu’Horace dit du Chœur ne regarde que la Tragédie ? Mauvaise défaite ! L’usage du Chœur est-il incompatible avec la Comédie ? L’ancienne Comédie l’admettait ; Aristophane en est une preuve. Je sais qu’on prétend que le Chœur fut banni de ce qu’on appelle la nouvelle Comédie ; mais je ne vois pas ce que l’on peut de là inférer, vu que le Plutus d’Aristophane, où il y a un Chœur, est renfermé dans la nouvelle Comédie. D’ailleurs Aristote qui vivait après cette révolution du Théâtre ne dit pas un mot de la suppression du Chœur : il en suppose au contraire la continuation dans ces paroles : « Le Chœur fut ajouté par ordre du Gouvernement longtemps après l’invention de la Comédie. » Il est vrai qu’il n’y a pas de Chœur dans Plaute ni dans Térence ; mais il y en avait peut-être dans ceux qui les ont précédés. Molière l’a fait revivre en France ; et apparemment qu’Horace ne l’en désavouerait pas ; puisque nous ne lisons rien dans ses Ouvrages qui soit opposé à cet usage.

Enfin Horace après avoir parlé précisément de la naissance et du progrès de la Comédie, s’explique plus au long sur le reste. Il avertit les Poètes d’établir le fonds de leurs Poèmes sur les préceptes de Socrate et de Platon et sur les maximes de la Philosophie morale. Ce sont-là les moyens sûrs, ajoute-t-il, de garder toujours le Décorum ; et d’attribuer à chaque caractère ce qui le différencie. Puis donc qu’Horace demande que les Poètes se règlent sur les principes de la Morale ; sans doute qu’il exige d’eux que l’honnêteté règne dans leurs ouvrages, et qu’il s’y trouve une distribution équitable des récompenses et des punitions.

M. Dryden recule ici, et se retranche sur l’autorité des Modernes de sa patrie. Il nous apprend, que « Ben Jonson après lequel il peut faire gloire d’errer, lui fournit plus d’un exemple de ce qu’il pratique ; que cela se voit dans le Chimiste, où Face ni son Maître ne sont point corrigés pour leurs fautes. » Mais quelque honneur que M. Dryden se fasse d’une erreur, il ne s’égare pas de compagnie avec Ben Jonson au point qu’il se le persuade. L’exemple qu’il rapporte est bien plutôt contre lui que pour lui.
En effet, Face ne conseille point à Cherche-esprit son Maître de suborner la veuve ; et il n’est pas clair non plus que les choses en soient venues là. Je conviens que ce Face, l’un des principaux imposteurs du Chimiste, est épargné : mais aussi son Maître confesse qu’il est trop bon, que son indulgence est un violementamde la Justice, et qu’elle sied mal à la gravité d’un homme de son âge : il conjure l’assemblée de lui faire grâce à cause de la violence de la tentation. Cependant, « Face a persisté jusqu’à la fin dans ses impostures sans repentir » ? M. Dryden se trompe un peu : car Face ne rend-il pas raison de ses procédés ? Ne se fait-il pas après cela lui-même son procès ? Ne s’en remet-il pas de tout à la clémence de l’assemblée qu’il implore ? Et ce sont là certainement des marques de son aversion pour ce qu’il a fait. Ainsi Ben Jonson a-t-il soin de prévenir les mauvais effets de sa Pièce : il fait faire au Maître et au valet une espèce d’amende honorable de leurs fautes ; il les déclare malfaiteurs, et sollicite leur pardon avant que de les renvoyer.

L’Auteur de l’Astrologue Joué est plus gracieux que cela, et en use plus généreusement à l’égard de Sang-farouche et de Iacynte : il ne demande point qu’ils reconnaissent leurs fautes ; il n’en exige d’eux nulle satisfaction ; il leur permet d’être coupables jusqu’au bout : ils s’en vont sans laisser après eux le moindre vestige d’amendement.

M. Dryden insiste, et cite La Femme Taciturne de Ben Jonson comme un autre exemple qui est encore à son avantage. Car, « Dauphin se dit amoureux de toutes les Dames de l’assemblée : et cependant on adjuge à ce misérable tous les biens de son oncle, etc. » Ce que M. Dryden impute ici à Ben Jonson n’est pas exactement rapporté. Il est bien vrai que Dauphin fait d’abord l’insolente déclaration dont il s’agit ; mais il fallait ajouter que lorsqu’on parle seulement à Dauphin d’un tête-à-tête ; loin de s’y engager, il marque sur cela sa répugnance, et ne veut point y entendre. Il n’est donc pas tout à fait aussi criminel qu’il plaît à M. Dryden de le représenter.
Le Renard de Ben Jonson est positivement contraire à M. Dryden ; nous en avons son propre aveu pour preuve : il assure que « la fin du Poète dans cette Pièce est de punir le vice et de récompenser la vertu ». Pour venir à ce but, Ben Jonson avait été obligé de violer la règle de l’unité d’action : M. Dryden n’oublie pas de faire cette remarque contre Ben Jonson ; mais après tout il daigne bien approuver le dénouement de la pièce et l’appelle un cinquième Acte excellent.
Ben Jonson parlera bientôt pour lui-même, et sur le ton de critique très censé. Cependant je vais produire quelques témoignages de Shakespeare. Falstaff cet Acteur si admiré ne finit pourtant pas heureusement ; il meurt comme un misérable, et le plaisir qu’il a donné ne le garantit point du triste sort qu’il mérite. Le Poète n’était pas assez injuste pour consentir que le caractère plaisant de Falstaff entrât en compensation de sa méchanceté. Mais Falstaff est un personnage de Tragédie : et les lois de la Justice sont plus austèrement observées en ce genre de Poème ? Je dis à cela que l’on peut appeler Henry IV. et Henry V. des Tragédies, si on veut. Quoiqu’il en soit, Falstaff ne porte point le cothurne, ce personnage est tout comique d’un bout à l’autre.
Le Prodigue de Londres, ce fameux Petit-maître après toutes ses extravagances trouve une heureuse issue et épouse un riche parti. Mais alors le Poète lui donne des qualités dignes de son rang, et ajuste ses sentiments à sa situation nouvelle : il le fait abjurer ses désordres, se repentir de sa vie passée, etc. Et lorsque son père l’avertit de se garder de la rechute ; il répond avec sagesse : « Dieu aidant, j’aurai toujours horreur du chemin qui conduit à l’enfer. »

J’apporterais de semblables témoignages de Beaumont et de Fletcher, sans qu’ils seraient à présent inutiles. Car M. Dryden commence à ne plus compter pour son apologie, sur la ressource de l’autorité : il avoue à peu près que cette manière de se défendre ne vaut guère mieux que de soutenir une mauvaise coutume par une autre également mauvaise. Afin donc d’échapper à l’objection qu’on lui fait fondée sur l’autorité, il se jette dans un raisonnement tiré de la nature même de la chose, à ce qu’il tâche de croire. Il met « une différence infinie entre les règles de la Tragédie et celles de la Comédie : et c’est que dans la Tragédie le vice doit être persécuté sans ménagement, parce que ce sont de grands personnages, etc. » Apparemment que les peines ne sont que pour les Grands et les personnes de condition ? que la justice ne doit point porter ses coups plus bas que sur un Prince ? et qu’il est permis aux simples particuliers de faire tout ce qu’ils jugeront à propos ? C’est que ceux-ci sont en trop petit nombre pour mal faire et de trop petites gens pour être châtiés. Maxime excellente pour Newgateao : pour procurer un élargissement général à tous les bandits !

« Dans la Tragédie, continue M. Dryden, le crime est quelque chose d’affreux : de façon que c’est une nécessité de lui être sévère et d’en faire exemple. » Et qu’est-ce que le crime dans la Comédie ? « Faiblesse humaine, saillie de jeunesse. » Par exemple, ce n’est rien que d’être dissolu, adultère, impie, etc. Qui aurait le cœur assez dur pour tourmenter les gens à ce sujet ? Ce ne sera pas M. Dryden, il a trop d’humanité : « Ces fragilités excitent la pitié et la commisération ; et ne sont point des fautes à être nécessairement punies. » Quelle morale ! l’Athéisme et le dérèglement des mœurs ne sont-ils donc que des peccadilles, dignes uniquement de compassion ? et les hommes ne sont-ils damnés que pour des fragilités humaines ? Je comprends que les lois de la Religion et celles du Théâtre Anglais sont bien différentes.
Le poids du raisonnement de M. Dryden porte sur ce merveilleux axiome : « La fin principale de la Comédie est de divertir, » : il doute que l’instruction doive y entrer ; et si elle y entre, il est convaincu que ce n’en est que la seconde fin. « L’affaire essentielle du Poète est de réjouir. »

Quand je conviendrais de ce principe, je ne sais si M. Dryden en serait beaucoup plus avancé. Car, n’y a-t-il point de divertissement à espérer, à moins qu’on ne représente le vice heureux, ou qu’on ne lui ouvre toutes les voies pour le devenir ? Il semble qu’un tel renversement, loin de plaire, ne devrait jamais manquer de choquer la raison, et d’exciter l’indignation de ceux qui en sont les spectateurs. Si c’est être fou que de rire sans sujet, c’est bien pis de rire contre toute sorte de raison. Une vraie matière de rire à des personnes de bon sens et de bon goût, c’est de voir la friponnerie et la méchanceté tournées en ridicule. Et telle doit être, si je ne me trompe, la fin de la Comédie. Elle ne diffère de la Tragédie que par les moyens et non par la fin ; qui est d’instruire également de part et d’autre : l’une corrige par le ridicule qu’on y répand sur le vice, et l’autre par la terreur qu’on y inspire du vice. Le Comique et le Tragique prennent une route différente ; mais ils doivent toujours aboutir au même terme. J’ai sur cela de bons garants, outre ceux dont j’ai déjà parlé.

« Il est vrai, dit le Père Rapin, que c’est le but que se propose la Poésie que de plaire : mais ce n’est pas le principal. En effet la poésie étant un art, doit être utile par la qualité de sa nature et par la subordination essentielle que tout art doit avoir à la Politique, dont la fin générale est le bien public. C’est le sentiment d’Aristote et d’Horace son premier interprète. »

Ben Jonson nous fournit quelque chose d’important sur cette matière dans son Epître dédicatoire du Renard, où il invective avec beaucoup de chaleur et de force de raisonnement contre la licence du Théâtre. Il pose pour principe : « Qu’il est impossible d’être bon Poète, sans être honnête homme : que ce qu’on appelle un bon Poète, c’est celui qui sait former les jeunes gens aux bonnes mœurs et inspirer les grandes vertus aux hommes faits, etc. » Il ajoute que la plainte générale d’aujourd’hui est que les Ecrivains n’ont rien de Poète que le nom ; que la poésie et en particulier celle du Théâtre ne met plus en œuvre que l’obscénité, la profanation et la licence effrénée d’outrager Dieu et les hommes : il confesse que cette plainte n’est que trop bien fondée, et marque une extrême douleur de ne pouvoir pas la démentir : il se flatte pourtant que tous ses confrères ne sont pas embarqués dans cette horrible entreprise de se damner. « A mon égard, poursuit-il, j’ose avancer, et je le fais sur le témoignage sensible de ma conscience, que j’ai toujours tremblé à la moindre pensée d’impiété et que j’ai toujours frémi des ordures qui sont aujourd’hui l’aliment du Théâtre.… Quel homme raisonnable, ou quel homme bien né ne rougit pas d’enflammer ainsi la convoitise ? Chaque intermède est un tissu d’infamies capables de choquer les oreilles d’un Païen, et un ramas de blasphèmes qui devraient glacer le sang dans les veines à l’homme chrétien. »

Ben Jonson conclut « que l’impudence de ces Poètes a attiré aux Muses la disgrâce du siècle, et a fait tomber la poésie dans le dernier mépris » : il atteste les Universités qu’il a autrefois travailléap, et surtout dans cette dernière Pièce, à ramener la forme et les mœurs des anciens, et à ne rien mettre sur la Scène que d’honnête et d’instructif : ce qui est la fin principale de la poésie. Il a suivi dans le dénouement du Renard l’exemple des anciens, dont les dénouements n’étaient pas toujours des événements heureux, mais souvent des misérables, des rivaux, des esclaves, des valets, des Maîtres mêmes châtiés : et tout cela dans les règles de la Justice, le devoir d’un Poète étant d’instruire au naturel.

Si Ben Jonson y entendait quelque chose, la Comédie n’a donc pas pour fin unique et principale de divertir précisément, comme le veut M. Dryden. Ce témoignage de Ben Jonson est si clair et si sensé qu’il n’a besoin ni de nos Commentaires ni de nos raisonnements pour produire son effet dans les esprits un peu raisonnables.

Mais comme la passion de plaire et de réjouir s’usurpe des privilèges sans mesure sur notre Théâtre, il est bon de dire un mot du sentiment d’Aristote à ce sujet. Ce grand génie appelle « bouffons et impertinents ceux qui plaisantent sans égard aux bonnes mœurs ni à la bienséance. Il y a une différence infinie, dit-il, entre la bonne plaisanterie et l’obscénité : tout Poète qui veut être plaisant avec succès, doit se tenir toujours dans les bornes de la raison et de la vertu. » Il ajoute que la vieille Comédie débitait des saletés, mais que la nouvelle les évitait et avait plus de retenue ; que ce dernier usage plaisait infiniment plus que l’autre ; que le tabarinageaq ne doit guère être moins sujet à la correction qu’un outrage insigne ; que celui qui est dominé par son humeur bouffonne et qui ne cherche qu’à faire rire est un ridicule ; qu’un homme de sens et qui a de l’éducation refuserait même d’entendre une bouffonnerie.
« Quant au plaisir en général, le même Philosophe dit que des satisfactions criminelles ne sont point proprement des plaisirs ; et qu’elles ne sauraient être agréables qu’à un homme qui n’a pas le goût sain : ainsi que certains aliments nuisibles qui ne contentent qu’un estomac déréglé. Mais supposant même qu’il ne s’agit point ici du bon ou du mauvais goût pour discerner le plaisir, et que l’on n’en prend pour juge que l’impression qu’un objet fait sur nous il ne faut pas pour cela saisir tout ce qui se montre à nous, ni courir après tout ce qui peut nous frapper agréablement l’imagination. Le seul rapport d’une chose avec la manière dont nous sommes sensibles, ne doit pas être une raison de nous y rendre ; il en faut examiner la nature. Un plaisir, quelque charme qu’il ait, est indigne de nos poursuites, si tôt que c’est du désordre qu’il naît. Un bel héritage est assurément quelque chose d’agréable ; mais si nous l’obtenons par des voies injustes, c’est l’acheter trop cher. Il est des plaisirs innocents et il en est d’abominables : après tout le plaisir à parler en général n’est jamais une fin à se proposer. »
L’autorité de Quintilien sera ici à sa place ; vu que nos Poètes traitent les obscénités de railleries fines. Cet habile Rhéteur n’exclut pas seulement toute saleté grossière du genre railleur, il en retranche même sans exception toute mauvaise équivoque : il veut « de l’honnêteté dans la pensée aussi bien que dans les mots qui l’expriment : il veut qu’un homme de probité conserve je ne sais quelle pudeur jusques dans les petites libertés qui lui échappent, et qu’il parle toujours avec retenue et conformément à son caractère : il ajoute que le ris coûte trop cher si on l’achète aux dépens de la vertu : » Nimium risus pretium est, si probitatis impendio constat.

C’est ainsi que ces Maîtres de l’art qualifient le plaisir de la poésie et qu’ils le resserrent dans des bornes qu’un Poète ne doit jamais franchir. Mais, quel principe que de prétendre établir pour base de la Comédie, le plaisir ? principe déraisonnable en soi et infiniment dangereux dans ses conséquences. Car si le plaisir doit faire le fondement de la Comédie, il faudra bien à quelque prix que ce soit obtenir cette fin : dès là qu’un expédient, quelque illicite qu’il soit d’ailleurs y pourra contribuer, on ne le rejettera jamais : on étalera les plus scandaleuses expressions : on profanera les choses les plus saintes, on convertira en amusements dramatiques le plus graves objets de la Religion : comme si le mauvais penchant des Spectateurs devait être flatté par-dessus tout, leur folie entretenue, et leur Athéisme favorisé. Mais il importe peu que les gens soient empoisonnés, pourvu qu’on satisfasse leur goût. Peut-on causer la mort d’une manière plus douce ? Sérieusement, si l’on ne cherche qu’à rire sans se soucier pourquoi l’on rit, je ne vois pas que ce soit là un fort grand plaisir. Un homme qui a perdu l’esprit ne rit de tout son cœur que parce qu’il est fou : la frénésie même et la fièvre chaude peuvent tellement remuer le diaphragme qu’elles excitent le ris à un malade. Est-il quelqu’un néanmoins qui souhaitât de rire à ce prix ?

Quoiqu’il en soit, nous sommes donc maintenant à la source de l’iniquité de nos Poètes, de leurs obscénités, de leurs impiétés, de leur application à jouer la Religion et ses Ministres : tout cela n’est que pour plaire et divertir. Apologie admirable ! c’est un beau divertissement que de voir un Poète Athée affronter les foudres du ciel et défier le courroux vengeur du Tout-puissant. Mais, ne peut-il pas être que cette conduite de nos Dramatiques ne soit qu’une conséquence de leur paresse ? Car il n’est point facile de puiser dans un sujet innocent de quoi réjouir et plaire : on n’y réussit qu’après beaucoup de travaux et de veilles : du vrai bel esprit, des mœurs qui ne blessent point l’honnêteté, un arrangement soutenu de choses ingénieuses, plaisantes, utiles demandent du temps et des méditations. Hé ! qui voudrait faire de si grands frais pour acquérir de la gloire, tandis qu’on en est quitte à si bon marché, en prenant une autre route ? Il pourrait encore arriver que quelquefois nos Poètes se trouvassent peu accommodés des avantages de l’esprit et n’eussent pas toujours le fonds nécessaire pour un genre d’écrire auquel ils ne sont pas appelés. Puisque nous en sommes à des suppositions, il pourrait se faire aussi qu’on ne se conciliât point l’attention de l’assemblée si l’on ne poussait les passions à outrance : et quand les gens sont malades, ne faut-il pas avoir des complaisances pour eux ? il faut enfin les divertir à tort et à travers ; puisque la fin principale de la Comédie est le plaisir. Le plaisir ! je devrais dire la débauche : c’est la vraie signification de ce mot, et le fruit en effet de nos spectacles modernes.

Mais je suppose, ce qui n’est point, que le plaisir, de la manière que l’entendent nos Poètes, ait été le premier dessein de la Comédie : qu’en concluerait-on ? si la fin d’une chose susceptible de correction est mauvaise, ne doit-on pas la redresser ? Mal faire est la fin de la malignité : sera-ce gâter un méchant naturel que de le reformer, s’il est possible ? Un furieux peut se proposer pour fin de mettre le feu à un superbe édifice : sera-ce une raison qui empêche qu’on ne le lie ? En un mot, si le plaisir sans restriction est nécessairement l’âme de la poésie Comique, il ne faut plus qu’il soit fait mention de Comédies. Le plaisir arbitraire est bien pis que le pouvoir arbitraire contre lequel nos Républicains crient si haut. Est-il rien de plus honteux que de vivre esclave de toutes les passions ? et est-il rien de plus criminel que d’entretenir les autres dans cet esclavage ou de les y attirer ?

M. Dryden pour se laver de ces reproches, est trop heureux d’abandonner enfin son principe. « De peur qu’on ne s’imagine, dit-il, que j’écris ceci pour rendre aimable le libertinage, et que je m’embarrasse peu d’avilir la fin et l’institution de la Comédie, (le plaisir n’en est donc pas la fin principale) je déclare nettement que nous ne faisons heureux les hommes vicieux, que comme le Ciel laisse heureux les pécheurs etc. » Si le reste répond à ce début, tout ira bien. Mais le Ciel ne pardonne pas sans repentir. Et quelle pénitence M. Dryden impose-t-il à Sang-farouche ? Il seconde toutes ses intrigues, et le marie à une personne qui a de la naissance et de grands biens, n’est-ce pas là faire un terrible exemple de ce libertin et le punir de la bonne façon ? Qui oserait être vicieux au péril d’en voir tomber autant sur sa tête ? En vérité, il y a des gens qui ont une haute idée du vice, ou qui en ont une bien basse d’un riche et honorable établissement ! sans cela, on aurait sûrement changé la pénitence de Sang-farouche.

Quelques exemples des mœurs de notre Théâtre par rapport à la poésie et à la politesse serviront de conclusion à ce Chapitre. Les mœurs suivant le langage de la poésie consistent dans une juste convenance des actions avec les personnes de qui viennent ces actions. Pour réussir en cette matière il faut avoir égard à l’âge, au sexe et à la condition des personnes, afin de ne leur prêter quoi que ce soit qui démente quelqu’une de ces circonstances. Ce n’est point assez de faire dire des choses où il y ait beaucoup d’esprit, si elles ne conviennent pas à la personne qui les dit, ou qu’elles soient dites hors de saison ; ce sont comme autant de coups perdus. Je parlerai encore de cette partie de la poésie que je ne fais que définir ici, pour en venir à l’application.

Une absurdité dans les mœurs eu égard à la poésie aussi bien qu’à la morale, c’est que des femmes et des femmes même du premier rang débitent des infamies. J’ai déjà fait à nos Poètes ce reproche fondé sur plusieurs endroits tirés de leurs Poèmes ; et j’en aurais encore à citer mille autres semblables, s’il le fallait : mais je me fixe maintenant à leurs fautes contre le jugement et la vraisemblance. Don Sébastien nous en fournit sans compte et sans mesure. Le Mufti badine dans cette Pièce sur sa Religion et fait à des canailles une pointilleuse harangue. « Quoique votre tyran soit un Empereur légitime, cependant votre Empereur légitime n’est qu’un tyran…. Que votre Empereur soit un tyran, cela est manifeste ; car vous êtes nés Turcs et il a été un vrai Turc à votre égard. Voilà un caractère d’homme judicieusement formé ! un homme bien propre à être le conservateur et l’oracle de la Religion ! Cette harangue seyaitar beaucoup mieux au Capitaine Thomas : mais le Poète a ses règles particulières ; tout est bon à son sens pour un Mufti, pour un Patriarche, pour un Prêtre quel qu’il soit.
Don Sébastien après toute la grandeur de son repentir, toutes ses tentatives pour se donner la mort et toutes ses résolutions de se retirer dans un Cloître, se rappelle avec complaisance le souvenir de son inceste : et s’entretient dans le désir d’y tomber de nouveau. Almeïde par une componction semblable à celle de Don Sébastien, et par une modestie digne sans doute d’une Princesse, se trouve dans les mêmes sentiments que lui. Quelles mœurs ! Le repentir d’Œdipe et de Jocaste dans Sophocle est d’une autre nature : l’horreur dont leur reconnaissance a été la source reste toujours dans leur esprit : il ne leur échappe aucun désir de rechute : il ne leur revient de leur première passion aucune pensée criminelle.

Cette conduite de Sophocle n’est pas seulement plus instructive que l’autre ; elle est encore plus naturelle. Il n’y a pas d’apparence qu’on veuille aisément réitérer le crime dont l’aspect seul vient de nous effrayer ; quoiqu’on l’eût commis dans toutes les circonstances les plus capables de l’excuser : puisqu’à la première vue d’un crime d’ignorance et d’erreur on se trouble si fort ; ne serait-il pas bien étrange qu’on se resalît aussitôt l’imagination par le souvenir, et la conscience par le désir d’une chose qu’on n’ignore plus être un crime ? Ne serait-ce pas haïr et aimer au même degré le même objet ? le fuir et le poursuivre avec un égal empressement ?

Dans Le Moine Espagnol, Torrismond dit à Léonore : « Vous êtes si remplie de beauté et si merveilleusement belle, que vous justifiez la rébellion. Ce visage sans défauts ne saurait être la cause d’aucune faute que le Ciel en le regardant ne doive pardonner. » Quel compliment ! Torrismond nomme la Reine rebelle, tandis qu’il est et son Général et son amant. C’est bien choisir son champ de bataille et faire galamment sa cour ! Un homme de bon sens eût cru gâter tout par là ; mais Torrismond, grâces au Poète a de quoi prévenir le mal : l’impiété est un spécifique, qui chez nos Auteurs remédie à tout. Torrismond n’a qu’à dire à sa Princesse, qu’elle ose être criminelle jusqu’où elle jugera à propos, que sa beauté doit faire taire tous les cris de sa conscience ; parce qu’il n’est rien que le Ciel ne soit obligé de pardonner à une belle personne. Et de prétendre ici qu’il faut passer à Torrismond ces extravagances sur le compte de sa violente passion, ce serait alléguer une excuse plus coupable encore, s’il se peut, que la faute. Ces transports forcenés ne sont propres que des Petites maisons, ou d’un autre endroit que je ne nomme pas.

Je trouve dans L’Amour Triomphant une boutade non moins fanatique. Céladée jeune personne de qualité saisie de crainte que son amant ne devienne l’époux d’une autre qu’elle, demande que l’univers tombe dans un informe chaos : elle voudrait voir tous les éléments se confondre et s’ensevelir elle-même sous la ruine commune de ce bas monde : elle invective follement et emphatiquement contre le Ciel de ce qu’il a formé la nature humaine autrement qu’elle n’eût dû être à son avis : « Nature puissante brise la chaîne qui lie ensemble les parties de la machine ronde ; et fais-en un chaos pareil à celui qui est dans mon âme. » Pour moi, je crois que si Céladée avait demandé au lieu du Chaos une voiture, et s’était jetée dedans pour porter chez elle son extravagance frénétique, elle eût été beaucoup plus sage et beaucoup plus dans le caractère de son sexe. Mais nos Poètes qui se guindent ainsi contre le naturel ne rampent-ils point quelquefois par un autre défaut de jugement ?
Don Gomez joue avec noblesse sur le double sens d’un mot : « Je pense que c’est mon bon Ange qui m’a ici envoyé si à propos », dit le Moine Dominique. Gomez qui soupçonne Dominique d’avoir été corrompu par argent pour une affaire nullement honorable, lui répond : « Hé, oui Père Révérend, vous connaissez mieux les bons écus de ceux qui vous ont envoyé ici que votre bon Ange. » Autres plaisanteries de même goût. Le Colonel Sancho qui brille en ce genre sublime dit que Dalinda sa nouvelle épouse n’est plus Dalinda, mais Dalila la Philistine. Ce Sancho tout grand guerrier qu’on le fait ne connaît rien au nom de Héraut d’armes qu’on lui donne : il s’imagine qu’on l’appelle Hérode ou de quelque autre nom de Juif. On sacrifie ainsi le caractère d’un Officier de guerre à un misérable jeu de mots. Après tout, Sancho qui ne sait pas ce que c’est qu’un Héraut d’armes, sait pourtant ce que c’est que le style laconique : connaissance bien moins nécessaire et ordinaire à sa profession que celle des emplois différents qui la composent. Ce Colonel de l’Amour Triomphant est un homme aussi sensé que le Trason de Térence, à cela près que Trason ne dit pas des pointes basses et fades.
Albanact, Capitaine des Gardes est immédiatement aussi judicieux que Sancho. Emmeline héritière du Duc de Cornwall était aveugle ; Albanact tire de là cette pensée ingénieuse : « Que tout aveugle qu’est Emmeline, Coswald en l’épousant ne ferait pas un marché borgneas. »
Carlos se fâche contre Sancho pour quelque turlupinade et s’écrie :  «Ouais, vous êtes bien pointilleux dans vôtre prospérité. » C’est que le temps de la misère est le seul temps de parler pointeat ? Je le croirais volontiers : car lorsqu’un homme en est réduit à un aussi pauvre expédient ; n’est-ce pas une grande misère ? Cependant Carlos pouvait se montrer moins délicat sur les dictons de Sancho ; vu qu’il en produit lui-même des plus insipides. Je reviens à Sancho, il s’était fait un dos voûté pour contrefaire Alonzo : les deux Colonels sous la même figure se mettent en état de se battre. Après quelques préludes d’injures réciproques, Sancho crie de toute sa force : « Ne m’agacez pas, j’ai une mauvaise pente…. »  « Oui, ma foi repart Carlos ; vous avez une assez belle pente sur le dos : mais je me sens moi, une pente dans le poing à vous donner sur les oreilles. » Quel tas de pointes en deux lignes ! ce qu’il y a de surprenant, c’est que Don Carlos y ait la meilleure part ; quoique ce soit un caractère d’homme de bon sens. Ce n’est donc point à lui, mais bien au Poète qu’il faut s’en prendre.

Je viens au procédés impolis de notre Théâtre envers les personnes de qualité de l’un et de l’autre sexe. Premièrement les femmes y sont apostrophées avec des airs de rusticité qu’on ne voit que chez nous ; quoiqu’elles aient toujours été en possession d’être respectées des hommes. Nos Poètes n’ont rien ici à repartir pour se disculper, car ce ne sont le plus souvent ni de petites gens ni des misanthropes qui disent des brutalités au sexe, mais des hommes de rang et d’un caractère à ne point haïr celles qu’ils maltraitent de paroles.

Raymond homme de naissance fait ces exclamations en paraissant sur le Théâtre : « O vertu ! vertu ! qu’es-tu devenue ? les hommes t’abandonnent pour cette mauvaise marchandise qu’on appelle femme !…. Le Ciel prit l’homme dans son sommeil lorsqu’il la forma de lui : car s’il eût été éveillé, il n’y aurait jamais consenti. » La rareté de la vertu dans les hommes pouvait et devait être exprimée autrement : il n’était pas nécessaire d’insulter pour cela tout le sexe, et encore moins de condamner par un insigne blasphème la conduite du Créateur.
Le Prince Créon dans Œdipe outrage toutes les femmes, et ne laisse pas néanmoins d’aimer éperdument Eurydice. Ceci, eu égard au sujet, est justement aussi naturel que poli.
Dans le vieux Bachelier, Charper homme sensé dans l’idée de M.C.au n’en est pas plus gracieux envers le sexe. Belinde serait curieuse de savoir « où il a pris le merveilleux talent qu’il a de dire des injures ? » « Madame, répond cet homme de bon sens ; c’est un talent né avec moi : j’avoue que je n’ai rien omis pour le perfectionner, afin d’avoir quelque mérite et quelque relief parmi les Dames. »
Horner l’un des premiers rôles de la Femme de la campagne est averti « d’éviter les femmes et de les haïr autant qu’il est haï d’elles ». Il répond : « Parce que je les hais et que je voudrais encore plus les haïr, je ne cesserai de converser avec elles. » Dorax dame le pion à tous les autres, et n’aura pas aisément son pareil en brutalités à l’égard du sexe : mais son langage l’exempte d’être cité.

Le Relaps raffine sur la méthode de ses confrères, et se sert du ministère même des femmes pour les forcer contre la vraisemblance à médire de tout leur sexe. Je n’en rapporte qu’un exemple. Berinthie prend sur elle de corrompre une personne vertueuse, et est contrainte de dire à ce propos : « En vérité je me suis chargée d’une belle commission ! mais il n’y avait point moyen de s’en défendre…. D’ailleurs, je commence à croire qu’il y a autant de plaisir à conduire une intrigue pour autrui que pour soi-même : cela exerce tous les talents naturels de la femme ; il y a de la pratique pour l’hypocrisie, pour la dissimulation, pour la flatterie, pour le mensonge et pour la malice. »

Enfin nos Poètes en usent fort cavalièrement à l’égard des Seigneurs d’Angleterre : ils habillent les Milords en Quolibets et leur attribuent des caractères qui les rendent tout à fait méprisables. Lord-Froth ne signifie pas moins qu’un Sot insigne. Lord-Rake et Lord-Foplington portent aussi leur mérite dans leurs noms, dont le premier se réduit à Milord-Bélître et l’autre à Milord-Fat. Le Lord Plausable dans L’Homme sans façon joue un personnage ridicule : avec cela pourtant, il est officieux et obligeant. Il dit à Manly qu’« il n’a jamais été tenté de faire tort à personne » ; et Manly lui répond : « Quoi donc ? Vous aviez peur ?…. Je ne voudrais point d’autre titre que celui-là pour traiter un homme de faquin ; son père l’eût-il laissé Duc en mourant. » Le trait est digne d’un homme sans façon. C’est-à-dire que M.W.av ne balancerait pas à traiter un Duc de faquin. Cependant ces libertés paraîtraient fort étranges dans le commerce ordinaire de la vie ; lorsque surtout les personnes qu’elles offensent n’y donnent point occasion. Ce n’est pas que je refuse ici à l’Auteur un aveu public de son bel esprit, dont je suis touché autant que qui ce soit : mais il me sera permis de lui avouer aussi que ses plaisanteries, si l’on peut ainsi les appeler, vont trop loin, et que son enthousiasme lui fait outrer les caractères.
Mustapha vend Don Alverez sur le pied d’esclave : le Marchand lui demande : « Quelles bonnes qualités a-t-il ? » « Quelles bonnes qualités ? répond Mustapha. Il est d’une illustre et riche maison : quel autre mérite voudriez-vous qu’eût un homme de son rang ? » Don Carlos l’emporte encore sur Mustapha ; quoiqu’il soit donné pour un homme qui a de la naissance et de la raison. « La nature, dit-il, a donné à Sancho une tête creuse, mais en récompense la fortune a rempli ses coffres : ce qui fait au juste tout le bien d’un Milord en fonds de terre et d’esprit. » Voilà des vers à la louange des gens de la première distinction. Milord Salisbury achète certes à bon compte l’Epître Dédicatoire de cette Pièce.
Le Chevalier Ventre-de-tonne, qui avait pris le Jeune La Mode pour le Milord-Fat son frère aîné, est détrompé dans la suite : et avant que d’être tout à fait revenu de sa méprise, il demande s’il est « donc possible que ce soit là le Milord-Fat » ? On lui lève son doute avec beaucoup de politesse et de sens commun ; vu que c’est le Milord qui le fait lui-même en ces termes « Oh ! oh ! que lisez-vous sur mon visage qui vous fasse douter qui je suis ? Monsieur, sans présumer trop de ma figure, permettez-moi de vous dire que si vous aviez vu autant de Milords que j’en ai vu, vous ne croiriez pas impossible qu’une personne de pire apparence que moi pût être un homme de qualité à la moderne. » J’ai de la peine à voir dégrader de la sorte des familles nouvellement illustrées à juste titre. Mais cette audace qui ne respecte personne est elle-même nouvellement établie sur le Théâtre : la Comédie Latine ne la connaissait point, ni l’Anglaise non plus ; ce n’est que depuis très peu de temps qu’on s’est avisé de l’avoir. Pour ce qui est de Molière en France, il prétend n’avoir point poussé la Satire au-delà du faux Marquis.
Nos Poètes ont-ils donc des privilèges particuliers ? A-t-on récemment étendu leur chartreax ? et est-il dit qu’ils seront désormais sur le même pied de liberté que les esclaves pendant les Fêtes de Saturne ? Tous les hommes doivent-ils être traités de la même manière ? faut-il que le rang soit confondu avec le ridicule de la personne ? comme si l’un était inséparable de l’autre ? Ne saurait-on attaquer le vice sans attaquer la qualité ? Si « la Comédie doit être l’image fidèle de la nature », comme la définit M. Dryden ; pourquoi les bienséances de la vie civile n’y sont-elles pas observées ? pourquoi les mœurs des pays et les attentions dues à chacun selon son état, y sont-elles négligées ? Pourquoi ériger un homme en Milord sur la scène uniquement pour l’ériger en fat ? Je suppose que nos Poètes n’ont pas en vue de faire renaître l’ancien projet d’anéantir la Chambre des Pairs. Quoiqu’il en soit, il est vrai que la Comédie Anglaise est aujourd’hui une merveilleuse Académie de la science du monde et des manières polies ! Sa méthode pour garder les bienséances, pour rendre à chaque condition les respects qui lui sont proportionnés, et pour s’insinuer dans la faveur des Grands, est toute admirable ! Cependant laissons-la jouir seule des fruits de son rare mérite, et venons à autre chose.