(1777) Des divertissements du Carnaval « Des divertissements du Carnaval. » pp. 92-109
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(1777) Des divertissements du Carnaval « Des divertissements du Carnaval. » pp. 92-109

Des divertissements du Carnaval.

I.

Si parmi les calomnies que les Païens faisaient aux Chrétiens, on s’était avisé de leur reprocher que tandis que notre Religion condamne le Paganisme dans tous ses chefs, elle en suit la licence en plusieurs points ; qu’avec une morale austère qui donne des bornes si étroites aux plus honnêtes divertissements, elle permet les joies et les fêtes des Païens ; que ses lois toutes pures, toutes saintes qu’elles sont, ne laissent pas d’autoriser en certains temps le libertinage : et que sévère ou indulgente, selon les diverses occurrences, elle permet en certains jours de l’année la dissolution et les débauches, qu’elle défend en d’autres temps : si l’on eût osé faire cet injurieux reproche aux Chrétiens, avec quelle hardiesse, avec quelle indignation eût-on d’abord crié, et avec raison, au mensonge, à la calomnie ?

Quelle fausseté plus grossière leur eût-on dit ? quelle plus visible imposture, que d’accuser la loi chrétienne de dérèglement dans les mœurs, elle qui condamne jusqu’au désir, jusqu’à la pensée du crime ? Peut-on ignorer jusqu’à quel point de délicatesse elle exige la pureté du cœur ? Quel vice peut-on dire qu’elle ait jamais flatté ? Y a-t-il un moment dans toute la vie, qu’elle exempte de la pratique de la vertu, qu’elle dispense de l’obligation de plaire à Dieu ? Y en a-t-il un seul où elle souffre qu’on lui déplaise ?

Ainsi auraient répondu avec confiance ces premiers Chrétiens, à qui on n’avait rien à reprocher, si ce n’est qu’ils ne paraissaient jamais dans le cirque, qu’ils fuyaient le théâtre, et les spectacles publics ; qu’on ne les voyait, ni couronnés de fleurs, ni vêtus de pourpre ; qu’une modestie inaltérable régnait dans tous les états ; qu’ils ne connaissaient point dans les âges, de saisons de plaisirs ; que leurs divertissements toujours honnêtes et toujours purs, étaient autant de leçons de vertus et de bienséance, et qu’en tout temps ils étaient Chrétiens. Voilà ceux qui auraient aisément confondu la calomnie. Mais serions-nous aujourd’hui en droit par notre conduite si peu chrétienne, de répondre comme eux ?

Ne nous opposerait-on pas d’abord ces festins, ces bals, ces danses, ces divertissements, que les premiers Chrétiens reprochaient aux idolâtres, comme des marques toutes visibles, et de la corruption de leurs mœurs, et de la fausseté même de leur religion.

Qu’aurait-on à répliquer, si les Païens nous disaient que nous faisons au carnaval ce qu’ils faisaient tous les ans aux bacchanales ? mêmes excès, mêmes festins, mêmes réjouissances, mêmes fêtes. Le libertinage est public, la licence n’en est guère moins effrénée. Serait-on bien reçu à dire qu’on y garde un peu plus de mesures ; c’est-à-dire, que les réjouissances, ou mascarades du carnaval sont un reste du Paganisme mitigé ? Mais, grâces au Seigneur, la licence des lâches Chrétiens ne saurait déroger à l’invariable sainteté de la loi chrétienne, qui a condamné de tout temps, comme elle condamne encore aujourd’hui, ces profanes et scandaleux divertissements.

C’était l’ennemi du salut des hommes, qui, élevé presque sur tous les Autels, fier de l’empire qu’il avait sur tous les cœurs, se faisait consacrer par ces dissolutions les premiers jours de chaque année ; à quel autre principe peut-on attribuer l’institution et la coutume des scandaleux divertissements du carnaval ?

Quel homme de bon sens oserait les autoriser, ces joies licencieuses, par la proximité des jours de pénitence qui les suivent. Dira-t-on qu’on donne toute liberté à ses sens, parce qu’on doit se répentir au premier jour des libertés qu’on leur aura données ? Qu’on livre son cœur à tous les plaisirs mondains, et à cent divertissements peu chrétiens, parce qu’on en doit bientôt faire pénitence ?

Il faudra pendant le Carême pleurer ses péchés, il faut se dédommager par avance de ces pleurs à venir, par toute sorte de licence. L’Eglise obligera dans peu de jours les Chrétiens à jeûner ; il faut prévenir ce jeûne par des excès, et des repas qui feront autant de débauches. On nous montrera bientôt combien toutes ces fêtes de carnaval sont indignes du nom de Chrétien ; travaillons à mériter ces reproches. On nous prêchera la pénitence ; faisons tout ce qu’il faut pour en avoir plus de besoin.

On sent le ridicule de ce raisonnement. Quand sentira-t-on l’indignité de cette conduite ? On aurait honte de justifier ainsi le carnaval ; c’est pourtant ce que signifie tout ce qu’on a dit, pour en autoriser la coutume. Hé quoi ! ne sera-t-on Chrétien que par grimace, et selon les différentes saisons ? Est-ce une moquerie que notre Religion ? Aujourd’hui scélerat avec éclat, et demain hypocrite par bienséance. Quelques dehors de religion succéderont à des dissolutions païennes ; et adorant le même Dieu, ayant la même loi, craignant les mêmes châtiments au carnaval qu’en Carême, on se fera honneur dans un temps, de faire tout le contraire de ce que cette loi ordonne ; dans un autre, un mérite d’applaudir à tous ses articles.

Est-il possible qu’une folie si grossière ne révolte pas tout esprit ? Et pour peu qu’on ait de teinture de religion, on ose même dire, de raison, peut-on donner dans une telle illusion ?

Ignore-t-on que pour être véritablement Chrétien, il faut toujours vivre en Chrétien ? Dieu ne veut point de notre cœur, s’il ne le possède toujours : et vous croyez qu’il agréera des jours que le monde partage avec lui ? Si l’on connaît assez Dieu pour avouer qu’il mérite qu’on le serve certains jours de l’année : quel mépris ne fait-on pas de lui, si l’on juge qu’on peut se dispenser de le servir certains autres jours ? C’est un article de foi, que le monde est son irréconciliable ennemi : et il y aura un temps où un Chrétien pourra sans honte se livrer étourdiment à tous les divertissements mondains ; un temps où il sera permis de n’aimer et ne servir que le monde.

Oserait-on débiter une maxime si contraire à la foi et au bon sens ? C’est cependant la maxime qu’on suit aujourd’hui dans le monde ? tant il est vrai qu’on donne nécessairement dans une espèce de folie, dès qu’on cesse de raisonner et de vivre en Chrétien.

II.

Mais quel mal y a-t-il, dit-on, de se divertir en carnaval ? Et quel mérite donne ce carnaval à des divertissements qui en tout autre temps sont illicites ? Quel privilège ont ces jours qui précèdent le Carême, pour autoriser ce qu’on condamne en tout autre temps ?

On demande quel mal il y a de se divertir en carnaval ; c’est-à-dire, de renouveler au milieu du Christianisme la plupart des fêtes des Païens, de déshonorer la profession de Chrétien par toutes sortes de plaisirs mondains, et d’en faire même trophée.

Quel mal il y a de se déguiser pour n’avoir plus honte de rien, et pour s’exposer à tous les dangers sans crainte.

Quel mal il y a de passer une partie du jour au jeu, presque toute la nuit au bal ; ne repaître ses yeux que d’objets lascifs et séduisants ; ne reconnaître d’autre Dieu que le plaisir, ni d’autre maître que la passion ; se confondre dans un tas de libertins, les sens sans retenue, le cœur sans garde, l’esprit sans modération ; être de toutes les parties de divertissements, éternellement avec tout ce qu’il y a de moins régulier et de plus dissolu dans une ville : car de quels autres sujets pendant le carnaval peuvent être composées ces assemblées si libres, et la plupart nocturnes ? Y trouve-t-on une personne de probité ? Quelle surprise s’il s’y trouvait une personne vertueuse ? A quelles railleries n’y serait pas exposé un homme de bien ? Raison plausible qui fait sentir de quel caractère sont les gens qui s’y trouvent. Et l’on demande après cela quel mal il y a dans tous ces plaisirs du carnaval !

Et quel mal n’y a-t-il pas ? Quelle innocence à l’épreuve de tous les pièges qu’on y tend ? Quelle vertu intrépide au milieu de tant d’ennemis ? Le temps du carnaval sera donc le temps qu’on se livrera à toutes les passions, le temps qu’on s’exposera sans crainte à mille périls, le temps qu’on sacrifiera publiquement à tous les vices.

Hé quoi ! le Christianisme, dit un grand Serviteur de Dieu, n’est-il donc qu’un fantôme, une chimère ? Le nom de Jésus-Christ que nous portons, et qui lui a coûté tant de sang, est-ce un nom si vil et si méprisable qu’il ne puisse être déshonoré par aucune action, quelque folle, quelque indécente qu’elle puisse être ? Est-il possible qu’il n’y ait nulle bienséance à garder dans un état qui nous fait enfants de Dieu par adoption ?

Un Prince n’oserait faire le Comédien, un simple Bourgeois croit qu’il y a des divertissements indignes de sa condition : un Religieux se rendrait infâme en se divertissant comme la plus grande partie des Chrétiens ; et un Chrétien se persuade qu’il n’y a rien de messéant à un si grand nom, il n’a point de honte de se divertir en Païen.

Quoi ! mettre cinq ou six heures de temps à se parer et à se peindre le visage, pour aller ensuite dans une assemblée tendre des pièges à la chasteté des hommes, et servir de flambeau au démon pour allumer partout le feu de l’impudicité : demeurer les nuits entières exposé aux yeux et à la cajolerie de tout ce qu’il y a de libertins dans une ville ; employer tout ce que l’art et la nature ont de plus dangereux pour attirer leurs regards, et pour séduire leur cœur, déguiser sa personne et son sexe, pour ôter à la grace ce petit secours qu’elle trouve dans nos habits ; rouler de quartier en quartier sous un masque de théatre ; ne se pas contenter de discours frivoles et inutiles, se relâcher jusqu’à dire des paroles qui scandalisent : de quel terme oserait-on se servir pour autoriser une licence si scandaleuse ? L’esprit du monde, l’intempérance dans les repas, les excès dans le jeu, les assemblées de plaisirs, la comédie et les bals sont-ils moins condamnables en carnaval qu’en Carême ? Le vice est-il moins vice en un temps qu’en un autre ? Et en quelle part de l’Evangile trouve-t-on qu’il y ait des jours dans l’année où le précepte de se mortifier, d’éviter les dangers, de vivre en Chrétien, de mener une vie pure et exemplaire, et d’avoir les maximes du monde en horreur, oblige moins qu’en un autre temps ?

Que penserait un Païen qui ayant été témoin pendant le carnaval de ces spectacles publics, de ces assemblées mondaines, de ces infinies séances au jeu, de ces repas dissolus, de ces nocturnes divertissements, de tout ce que le luxe le plus étudié et le plus poli inspire de mondanité ou de faste, entrerait dans nos Eglises deux jours après, et verrait aux pieds des Autels courber la tête sous la cendre, plusieurs de ceux qu’il aurait vu quelques heures devanta à la comédie ou au bal ?

Nous voyons ce que penserait un Païen, nous penserons même comme lui. Nous contenterons-nous toujours de condamner ce que nous continuons de faire ? Et ferons-nous toujours ce que nous condamnons. N’est-ce pas se jouer de notre Religion que de donner au public de pareilles scènes ? N’est-ce pas décrier par une conduite si irrégulière les plus saintes cérémonies de la Religion ? Une grimace de piété succède à plusieurs jours de fêtes profanes : Semblables à ces peuples envoyés dans Samarieb, qui tantôt Assyriens et tantôt Israëlites, après avoir encensé les Idoles, venaient adorer le vrai Dieu.

Mais que de railleries à essuyer, si je ne suis point des divertissements du carnaval, et si je ne parais plus au bal ni dans ces assemblées mondaines !

La raillerie de ce qu’on est homme de bien, fait autant d’honneur à celui qui en est l’objet, qu’elle décrie chez tous les honnêtes gens le libertin qui raille. On dira que vous n’êtes plus des fêtes du carnaval, parce que vous avez pris le parti de mener une vie chrétienne : est-ce donc un crime d’être vraîment Chrétien ?

Que de railleries piquantes sur l’inébranlable probité de Loth au milieu d’une ville si universellement corrompuec ; que de plaisanteries à essuyer sur sa piété, sur sa modestie, sur sa retraite ; que de discours désobligeants ; que d’insultes pour s’être conservé dans l’innocence, pour ne s’être pas laissé entraîner au torrent ! Mais ces railleurs parlèrent-ils sur le même ton quand ils virent le feu du ciel sur eux et sur leurs familles, tandis que le vengeur de tant de crimes avait mis le juste en sûreté ?

La raillerie en matière de Religion n’ébranle jamais un cœur droit et sincère, elle ne fait peur qu’à ceux que la vertu a déjà effrayés. Un bon esprit voit aisément le ridicule de ces fades plaisanteries, et il sait les mépriser.

Et pour n’être point inquiété dans ces excès scandaleux par les mouvements de la grâce, on les méprise jusques à ce que enfin on ait acquis une fausse sécurité de conscience. On arrive tard à cet aveuglement total si étroitement lié avec la réprobation ; mais comme l’esprit est d’ordinaire séduit par le cœur, on se fait une étude de ne pas voir ce qu’on ne veut pas faire. On aime le jeu, on se plaît au bal, tout ce qui vient troubler cette passion est regardé comme ennemi de notre repos. On fait ce qu’on peut pour prendre les remords d’une conscience effrayée pour de fausses allarmes.

On regarde avec pitié tous ces Directeurs incommodes qui condamnent les spectacles et les bals ; on n’oublie rien pour les faire passer pour des esprits vains et fâcheux, qui ne cherchent qu’à se distinguer par d’austères singularités, et qui aiment à se faire un nom aux dépens des âmes simples et trop crédules.

Quelle secrète aversion, si quelque personne vertueuse ose désapprouver ces sortes de plaisirs ? Et Jésus-Christ lui-même est-il mieux traité, si pour condamner ces plaisirs qu’il proscrit si hautement, on s’avise de citer sa parole ? L’Evangile est peu écouté dans l’école des mondains. Ceux de ce caractère qui liront ces Réflexions en seront-ils fort touchés ? Combien qui se sauront mauvais gré de s’être mis dans la nécessité de les faire.

III.

On se raidit contre sa propre raison quand on se plaît à être trompé. Toute erreur qui nourrit et qui flatte la passion, a des charmes. Pour peu qu’on ait de Religion, on ne peut s’empêcher de condamner les réjouissances et les mascarades du carnaval, on ne peut ignorer que l’Evangile ne condamne le bal, les spectacles, et les assemblées profanes ; mais on s’étourdit à plaisir sur ce point de morale comme sur bien d’autres. Le nombre, la qualité, l’éclat de ceux qui se trompent comme eux, fait une espèce d’autorité qui leur rend cette erreur plus plausible ; et dès qu’on s’y plaît et qu’on l’aime, on ne veut pas que ce soit une erreur.

Dites à cette jeune personne que ses parents prennent plaisir d’immoler à tant de vanités, et qui est si contente d’en être la victime ; dites à ce libertin en qui l’esprit du monde et une oisiveté invétérée ont presque éteint l’esprit de Religion ; dites à cette jeune femme qu’un leurre de fortune flatte et éblouit, et qui n’a plus de goût que pour les joies et les fêtes mondaines ; dites-leur que selon saint Chrysostome, il n’y a point de plus dangereux ennemis du salut que ces divertissements nocturnes, ni qui soient moins chrétiens.

Dites-leur que le bal est défendu parce qu’il est presque toujours l’écueil de l’innocence, le tombeau de la pudeur, le théâtre de toutes les vanités mondaines, et le triomphe de toutes les passions : que c’est un assemblage de tous les dangers du salut, et un précis vif et piquant de toutes les tentations : que tout y est écueil : que tout y est poison : danses, instruments, objets, entretiens, assemblée, tout y concourt à étouffer les sentiments de piété, à séduire et l’esprit et le cœur : que rien n’est plus opposé que le bal à l’esprit du Christianisme : avec quel mépris serez-vous écouté ! Que de fades plaisanteries sur le prétendu réformateur ! Que de gloses sur la morale outrée !

Ainsi méprisait-on autrefois les salutaires avertissements, et la morale des plus saints Patriarches de l’ancienne loi. Mais quand les beaux jours commencèrent à s’obscurcir, que le Ciel irrité répandait ses torrents et que la mer en courroux ne reconnaissait plus de bornes ; quand les eaux du déluge ayant interrompu tous les plaisirs, portaient l’effroi avec la mort jusques sur le sommet des plus hautes montagnesd : alors pensait-on que la morale avait été outrée, et qu’elle portait à faux ? Crut-on qu’on avait eu tort de condamner ce que nous approuvons aujourd’hui, et qui alluma la colère du Dieu vivant ? Avait-on tort d’avoir crié contre ce torrent d’iniquité qui inondait le genre humain, et qu’il fallut noyer dans un déluge ?

Une main invisible jettera l’effroi au milieu de ces cercles et de ces bals, une mort précipitée et toujours imprevue, dissipera ces assemblées. Le temps viendra que ces jeunes personnes, ces libertins, ces gens du monde, condamneront avec indignation contre eux-mêmes, avec une espèce d’horreur, tous ces profanes divertissements, mais en sera-t-il temps ?

On aura eu raison alors de traiter de divertissements païens les réjouissances du carnaval ; alors ces Ministres de l’Evangile, sincères et peu flatteurs, auront été les sages, on rendra justice alors à la vertu de ceux qui avaient pris le bon parti, en s’interdisant toutes ces fêtes peu chrétiennes. Alors on avouera que les maximes du monde étaient contraires à la véritable sagesse et au bon sens ; et que ces joies n’étaient pas plus permises en carnaval qu’en Carême. Mais qu’un repentir est amer quand il est sans fruit et sans ressource ! et que le souvenir du bal cause de regrets et de troubles à qui l’envisage au lit de la mort !

On n’attend pas même si tard pour condamner un divertissement si peu chrétien. Le tumulte n’étourdit pas naturellement, il y a des intervalles de raison ; et quelque affaiblie qu’elle soit dans un libertin, elle ne laisse pas de lui faire voir la malignité de ce qui lui plaît, et de lui faire sentir le poison de ce qui l’enchante.

J’ai toujours cru les bals dangereux, disait un des plus beaux esprits de son temps, et le Courtisan le plus poli de son siècle :* j’ai toujours cru les bals dangereux ; ce n’a pas été seulement ma raison qui me l’a fait croire, ç’a encore été mon expérience ; et quoique le témoignage des Pères de l’Eglise soit bien fort, je tiens que sur ce chapitre celui d’un Courtisan doit être d’un plus grand poids. Je sais bien qu’il y a des gens qui, à ce qu’ils disent, courent moins de hasard en ces lieux-là que d’autres ; cependant les gens qui composent ces sortes d’assemblées, ont assez de peine à résister aux tentations dans la solitude ; à plus forte raison dans ces lieux-là où les beaux objets, les flambeaux, les violons, et l’agitation de la danse échaufferaient des Anachorètes. Les vieilles gens qui pourraient peut-être aller au bal sans intéresser leur conscience, seraient ridicules d’y aller ; et les jeunes gens à qui la bienséance le permettrait, ne le pourraient pas sans s’exposer à de trop grands périls. Ainsi je tiens qu’il ne faut point aller au bal quand on est Chrétien, et je crois que les Directeurs feraient leur devoir, s’ils exigeaient de ceux dont ils gouvernent les consciences, qu’ils n’y allassent jamais.

Et certes si les spectacles profanes sont défendus ; si les assemblées mondaines sont peu chrétiennes ; si l’on ne peut s’exposer au péril sans péché ; si la sûreté n’est pas entière dans la solitude ; si l’Evangile est la règle des mœurs, si la pureté se flétrit par un seul regard ; s’il ne faut qu’un désir pour corrompre le cœur ; si les héros chrétiens ont de la peine même dans le désert de conserver leur innocence, quel homme de bon sens oserait dire qu’il est licite d’aller au bal ? Quel homme raisonnable peut conserver l’esprit chrétien et ne pas condamner les divertissements profanes du carnaval, et ne pas regarder comme criminelles toutes ces joies licencieuses.