(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE I. Où l’on prouve que le spectacle est bon en lui-même et par conséquent au-dessus des reproches de M. Rousseau. » pp. 13-64
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(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE I. Où l’on prouve que le spectacle est bon en lui-même et par conséquent au-dessus des reproches de M. Rousseau. » pp. 13-64

CHAPITRE I. Où l’on prouve que le spectacle est bon en lui-même et par conséquent au-dessus des reproches de M. Rousseau.

Ce n’est point pour flatter les passions des hommes que le spectacle est établi, c’est au contraire pour les régler. Ce n’est point pour corrompre les mœurs, c’est pour les réformer. Mais il y a chez tous les peuples des opinions respectables et utiles au Gouvernement que les Auteurs Dramatiques se gardent bien d’attaquer ; il faut louer leur sagesse et ne pas confondre avec les vices qu’on critique sans ménagement, les opinions qu’on respecte vu leur utilité, quoique ces opinions puissent quelquefois introduire certains abus dans les mœurs.

Vous vous plaignez par exemple, de ce qu’on ménage trop au Théâtre Français le préjugé du point d’honneur ; mais quand vous voudrez réfléchir sur l’intérêt que le Gouvernement de France doit prendre au maintien de ce préjugé, vous ne vous élèverez plus avec tant d’aigreur contre la prudence des Dramatiques qui le respectent et se contentent d’en critiquer les abus. Le point d’honneur n’est autre chose que la bravoure, et la bravoure est une qualité estimable dont il est beau de se piquer : elle convient surtout à une Noblesse généreuse appelée par sa naissance, ses privilèges et les vœux qu’elle en a faits, à la défense de l’Etat. On a reconnu que la valeur dépendait beaucoup de l’habitude et cette observation engage le Gouvernement à dissimuler quelquefois les abus d’une qualité qui, dans les occasions où l’Etat doit l’employer, ne peut jamais être excessive.

Si le Gouvernement dissimule certains abus parce qu’il en résulte un avantage, les Auteurs doivent imiter sa discrétion et ne pas trop appuyer sur cet abus, et c’est à cet égard qu’on pourrait être de votre avis et reconnaître que le Gouvernement a quelque influence sur le spectacle.

Un Auteur Dramatique dans une Monarchie doit un respect aveugle aux volontés du Prince, comme le reste des sujets, il ne se permettra pas de traiter des affaires d’Etat sur la scène, et ne fera parler ses Acteurs qu’avec respect des personnes qui en ont l’administration, dans une Démocratie au contraire, on peut en tous temps et en tous lieux attaquer l’inconduite des Chefs du Gouvernement. Un Auteur zélé Patriote peut employer son art à instruire ses Concitoyens de leur intérêt, et faire au Théâtre ce qu’un autre ferait sur la Tribune. « L’éloquence plus vive et plus emportée dans une République, dit le Père Brumoy, est plus douce et plus insinuante dans une Monarchie »1  ; cette différence résulte de celle des Gouvernements. Dans une Monarchie le peuple a déposé tous ses droits dans les mains d’un seul, il lui a remis toute l’autorité nécessaire pour la conduite des affaires, et ne lui a donné d’autre juge que sa conscience.

Le Prince n’est donc comptable à personne qu’à Dieu et aux lois, de ses démarches. Les sujets liés par le serment d’obéissance et de fidélité, ne pouvant porter d’avis sur sa conduite, dont ils ignorent le principe parce qu’ils ne sont point au fait des affaires, qu’ils en ont perdu le fil, ne pourraient raisonner qu’en aveugles, ils ne peuvent donc donner aucun avis ni faire aucun reproche. Le doute dans lequel ils sont des motifs qui font agir leur Chef doit les rendre très circonspects quand ils veulent prendre part aux affaires, et si leur inquiétude les fait parler, ce ne doit jamais être qu’avec respect, elle doit les conduire aux pieds du Trône pour y faire des représentations et non pas des protestations ; autrement, c’est agir contre le serment d’obéissance et de fidélité ; c’est marquer de la défiance et du caprice, après avoir donné toute sa confiance : c’est choquer en un mot le respect imposé par les lois à tout l’Etat pour la personne sacrée du Monarque. Voilà les motifs qui rendent l’éloquence dans une Monarchie moins vive, mais plus douce et plus insinuante.

Dans une Démocratie au contraire un Citoyen est toujours instruit des motifs qui font agir les Chefs de l’Etat.

Ces Chefs n’ont qu’une autorité passagère et dont ils sont comptables à tous les Citoyens en général ; chacun peut donc leur demander compte de leur administration. Tout bon Patriote d’une République peut et doit en conscience rendre compte à ses Concitoyens de ce qu’il trouve de vicieux dans cette administration.

L’Orateur en ce cas est un juge qui ne connaît rien au-dessus de lui que les lois, qui peut parler aussi fortement qu’il le juge à propos pour le bien public, parce qu’il a le droit de le faire, et qu’on n’en a aucun de lui refuser tous les éclaircissements qu’il demande, voilà pourquoi l’éloquence est plus forte et plus vive dans une République ; ici l’Orateur parle en maître, dans une Monarchie c’est un sujet qui doute, qui remontre, qui supplie, ici c’est un client qui parle à son Juge, là c’est un Rapporteur qui l’instruit.

Si les Auteurs Dramatiques dans une Monarchie ou dans une République ont tous deux pour objet d’attaquer les défauts particuliers à leur nation, ils ne manqueront pas s’ils sont sages, de ménager ceux qui résultent de la constitution, ils se contenteront d’attaquer certains effets mais ils en respecteront le principe.

Un Auteur Français respectera le point d’honneur et se contentera d’en attaquer certains abus, il donnera toujours l’exemple du respect qu’on doit au Trône, aux Ministres, aux Magistrats et autres Dépositaires de l’Autorité Royale.

Ce respect habituel peut bien altérer les mœurs, en quelque façon, il peut porter dans l’âme une espèce d’indifférence sur le sort de la Patrie. Les Citoyens alors ne s’occuperont que de choses frivoles, parce que déchargés du fardeau des affaires, ils s’embarrasseront peu du tour qu’elles prendront, sûrs qu’allant bien ou mal, il n’en résultera pour eux ni gloire, ni reproche.

Assez heureux pour n’avoir à s’occuper que de leurs affaires personnelles et de l’augmentation de leur fortune, tout ce qui n’y a pas un rapport direct, leur devient comme étranger ; mais dites-moi Monsieur, cette indifférence sur le bien général n’est-elle pas moins dangereuse que le zèle indiscret et l’esprit réformateur ? Ne vaut-il pas mieux que les sujets d’un Monarque bien aimé vivent dans une parfaite sécurité, fruit de la confiance et du respect qu’ils ont pour ce Monarque, que s’ils éprouvaient l’inquiétude perpétuelle qu’on pourrait leur inspirer sur le sort de la Patrie en tournant en ridicule les gens d’Etat, en leur suggérant l’impatience et le dépit de ne pouvoir donner leur avis au Conseil, et le désir indiscret de faire éclater inutilement leur aveugle et fougueux Patriotisme : ils seraient meilleurs Citoyens dans l’âme, mais l’Etat en serait peut-être plus mal gouverné, surtout si le Monarque trop complaisant daignait faire trop d’attention à leurs criailleries. On ne peut contenter tout le monde, Tot capita tot sensus 1, dit le Proverbe.

Si un Auteur Dramatique choqué de la tiédeur des Français sur la conduite du Ministère, voulait réformer leurs mœurs à cet égard, s’il parvenait à les rendre des Citoyens plus chauds, il pourrait arriver qu’il les rendrait en même temps turbulents, indociles, présomptueux, et ces ardents Citoyens abusant d’un excellent motif ne se seraient corrigés d’un défaut que pour en contracter d’autres très préjudiciables à leur bonheur particulier, et à celui de l’Etat en général. Il convient donc de leur laisser leur indifférence en matière d’Etat. Les sept péchés mortels que les Français commettent aussi fréquemment que personne, et tant de ridicules qu’on leur reproche, offrent assez de matière aux génies Dramatiques.

Il est dans les mœurs des Anglais de mépriser les Etrangers, leur impolitesse est assurément très répréhensible, cependant leurs Auteurs Dramatiques semblent autoriser ce mépris et le nourrir par les peintures outrées qu’ils font des Etrangers et surtout des Français. Vous condamneriez ces tableaux sans doute : mais comme il est utile à la Constitution Anglaise que les Anglais se croient les premiers hommes du monde, et comme le maintien de leurs lois exige un plus grand nombre de véritables Citoyens, on a grand soin pour leur inspirer le Patriotisme, de leur dire qu’ils ressemblent aux Romains, et que personne ne leur ressemble : il en résulte que beaucoup d’entre eux ont réellement les vertus Romaines, mais qu’ils en ont en même temps les préjugés. Les Romains appelaient Barbares tout ce qui n’était pas Romain, les Anglais French dog tout ce qui n’est pas Anglais. Si cet orgueil est utile aux Anglais pour le maintien de leur Constitution, un Auteur Anglais aurait donc tort de le leur reprocher et de vouloir les métamorphoser en Philanthropes. Ils en deviendraient à la vérité plus sociables et plus polis, mais il en résulterait en même temps qu’ils le seraient trop vis-à-vis de leur Ministère et qu’ils perdraient cette fermeté si redoutable aux Chefs de leur Gouvernement, et si utile à la conservation des privilèges de la Nation : néanmoins si le penchant d’un Peuple est absolument vicieux on doit l’attaquer sans ménagement, c’est servir le Prince et le Peuple ; si le mauvais goût prévaut, on doit s’efforcer de le détruire, et c’est ce que Molière a fait. Vous dites cependant : « Pour peu que Molière anticipât il avait peine à se soutenir, le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance. »h

Observez qu’il se releva peu de temps après et qu’on ne tarda pas à préférer Le Misanthrope au Médecin malgré lui : un Philosophe comme Molière n’était pas homme à se décourager pour la chute actuelle de son chef-d’œuvre, il prévoyait bien que la force de la raison subjuguerait le mauvais goût, et c’est ce que les bons Auteurs qui lui ont succédé ont osé prévoir comme lui, en attaquant des vices, des ridicules, et des opinions du jour qu’on avait trop ménagées avant eux.

Ceci vous prouve qu’on ne doit pas respecter si scrupuleusement les penchants du Peuple pour qui l’on écrit, il n’est question que de distinguer ceux qu’on doit ménager, et ce sont encore un coup ceux qui sont utiles aux vues du Gouvernement, on ne doit pas surtout prêcher le bonheur des Républicains à des peuples assujettis à la Monarchie, ni la supériorité de puissance des Monarchies sur les Républiques à des Républicains. Les hommes peuvent être sages sans se croire malheureux, et les spectacles destinés à leur enseigner la morale en les amusant, ne doivent pas servir à les faire douter de leur félicité. «  Un Peuple galant veut de l’amour et de la politesse »i et ce Peuple a raison, puisqu’on peut être amoureux, galant et sage à la fois, c’est le comble de la sagesse que d’être tendre, aimable et Philosophe en même temps.

« Un homme sans passions ne saurait intéresser personne au théâtre, et l’on a déjà remarqué qu’un Stoïcien dans la Tragédie ferait un personnage insupportable dans la Comédie, et ferait rire tout au plus. »j

On a très mal remarqué ; Glaucias dans Pyrrhus, Brutus, Alphonse dans Inès, Cicéron dans le Triumvirat, Zopire dans Mahomet k, et tant d’autres à citer sont des Stoïciens ou jamais il n’en fut, et l’histoire nous trompe ; dans les Comédies tous nos Aristes, un Théodon dans Mélanide, le Héros de La Gouvernante l, ces gens-là ressemblent assurément au portrait qu’on nous fait des Stoïciens toujours amis de l’humanité et préférant l’intérêt de la vérité, de la raison, de la justice et de l’amitié, à leur intérêt propre.

Quant à l’homme sans passions, expliquons-nous. Entendez-vous par un homme sans passions, un homme insensible à tout ce qui peut flatter l’imagination ou les sens, un homme dans une Apathie perpétuelle, incapable de sentir et de désirer ?

Qu’on se garde bien de mettre un tel homme sur la scène, il est bien éloigné de mériter cet honneur, c’est un Original qui n’existe pas, et qui ne mérite pas d’exister : c’est une chimère métaphysique injurieuse à la nature, c’est un monstre qu’il faudrait étouffer puisqu’incapable de bien et de mal, il serait également insensible à l’un comme à l’autre, qu’il regarderait du même œil la prospérité et le malheur d’autrui et trouverait également ridicule qu’on rît ou qu’on pleurât, par conséquent il ne serait pas plus disposé à soulager les malheureux qu’à participer aux plaisirs des gens contents.

Si par un homme sans passions, vous entendez un sage incapable d’aucun excès, dont tous les désirs sont subordonnés à la raison, ce n’est pas un homme sans passions.

C’est un homme qui sait aimer et estimer tout ce qui mérite de l’être, c’est un homme qui méprise et déteste la débauche et l’impureté, mais qui se permettra d’aimer tendrement une épouse vertueuse, qui fuira les ivrognes, mais qui se permettra pour la réparation de ses forces et le bien de sa santé, un usage modéré de sa bouteille ; qui fuira la fureur du jeu, mais qui n’en fera pas moins sa partie avec des amis de sa trempe, sans désirer le gain et regretter la perte, qui sera attentif à ses intérêts, vigilant dans son commerce, économe dans sa dépense, mais qui loin d’être avare emploiera le superflu de sa fortune à soulager les malheureux, à gagner le cœur de ses mercenaires et de ses domestiques par des libéralités encourageantes et bien placées : c’est un homme enfin pieux et charitable, sans hypocrisie, qui se contente de donner à Dieu les moments qu’il exige, et le reste du temps à ses affaires.

Tel est l’homme qu’on doit mettre sur la scène, vous l’y verrez tous les jours quand vous voudrez l’y voir, et cet homme à mon avis est plus estimable qu’un homme sans passions.

Pour commencer à sentir l’utilité des spectacles, supposez Monsieur un Gouverneur homme d’esprit qui, persuadé de la bonté de ce genre d’instruction, conduit son élève à la Comédie Française, on y représente Le Joueur m. Le jeune homme ne peut encore recueillir par lui-même la morale dont cette pièce abonde, son Gouverneur la lui fait apercevoir : « Voyez-vous Monsieur, dira-t-il, à quoi expose la malheureuse passion du jeu, quel est l’état de ce Valère, à quelles bassesses tout Gentilhomme qu’il est, sa passion ne le réduit-elle pas ? Il trahit lâchement les bontés d’une Amante vertueuse, il perd la tendresse d’un père homme d’honneur et riche qu’il réduit au désespoir, et qui le déshérite ; il se voit supplanter par un rival auquel les agréments de la Jeunesse devaient le faire préférer ; et comme il n’est que trop vrai qu’un joueur doit « opter des deux, être dupe ou fripon »n , comme l’a très bien dit Géronte, Valère, comme vous le voyez las d’être dupe a déjà mandé Toutabas o pour apprendre de ce fripon l’art de corriger la fortune, et jusqu’à ce qu’il ait acquis cette indigne ressource il sera la victime des Escamoteurs et des Usuriers. » N’avouerez-vous pas Monsieur que toute cette morale est dans la pièce et que ce n’est pas pour gâter le cœur de personne que l’Auteur s’est avisé de l’y mettre ? Vous aimeriez mieux un sermon peut-être, mais souvenez-vous de ce beau précepte d’Horace « segnius irritant etc.. »p

« Qu’on n’attribue pas au théâtre le pouvoir de changer des sentiments et des mœurs qu’il ne peut que suivre et embellir. »q

Embellir des mœurs n’est-ce pas à peu de chose près les changer, rendre un Peuple voluptueux, galant ; un Peuple badin, spirituel et délicat ; un Peuple naturellement farouche, brave et généreux ; c’est ce me semble gagner beaucoup sur l’humanité, c’est profiter d’un caractère vicieux faute de raison qui l’éclaire, pour en former un caractère qui devient estimable par sa réforme : c’est retrancher des mœurs ce qu’elles avaient de défectueux auparavant ; et Molière en se bornant à l’embellissement des mœurs du Peuple qu’il voulait corriger, a sans doute rempli la tâche que la raison impose aux Philosophes. Il a senti qu’il ne s’agissait pas de faire d’autres hommes, mais seulement de leur apprendre à tirer de leurs mœurs et de leur génie tous les avantages que la nature y avait déposés et que la raison en devait attendre.

Molière s’est dit à lui-même, au moins je me l’imagine : « Les Français sont naturellement portés aux plaisirs : est-ce un mal que d’aimer le plaisir ? Je ne le crois pas, mais c’est un mal de prendre la débauche pour le plaisir ; l’extravagance de nos Marquis, leurs airs évaporés, pour une aimable liberté ; la parure excessive et ridicule, pour le moyen de s’embellir ; les pointes, les quolibets, les jeux de mots, les antithèses, pour les plus belles productions de l’esprit. Faisons-leur sentir combien les objets dans lesquels ils font consister les plaisirs sont méprisables, opposons dans mes tableaux des gens raisonnables à des fous, profitons du penchant de mes spectateurs à la volupté pour en faire des Amants tendres, galants, et raisonnables, ce qui me serait impossible s’ils n’avaient aucun goût pour le plaisir ; ils aiment la société, qu’ils apprennent de moi quels sont les amusements honnêtes qu’ils doivent chercher dans la société ; pour leur faire préférer la compagnie des femmes estimables, tâchons de leur inspirer du dégoût et même de l’horreur pour les débauches de cabaret auxquelles ils se livrent beaucoup moins par goût que pour suivre la mode ; faisons-leur sentir que ces rubans, ces pompons, ces colifichets dont ils sont affublés les rendent ridicules aux yeux du Sexe, et que la licence de leurs propos les rend aussi méprisables qu’une conversation galante et sensée les rendrait aimables aux yeux des personnes dont ils désirent la conquête. Apprenons aux Médecins que leur jargon et leur pédantisme prouvent leur ignorance, et qu’un homme vraiment savant n’emploie jamais de termes barbares pour s’expliquer parce que le plaisir de savoir ne peut être senti que lorsqu’on peut se faire entendre, c’est ce qui fait que les habiles gens se font toujours très aisément comprendre même en traitant les matières les plus abstraites.

Attaquons les vices en général, qu’ils soient toujours les objets de notre critique ; puisse le Ciel en secondant nos travaux les en rendre la victime. »

Molière a sûrement réussi dans son projet autant qu’aucun Philosophe qui ait entrepris de réformer les hommes. Il a corrigé nos Marquis de leur style effronté, qu’on ne retrouverait plus aujourd’hui que dans la bouche des laquais ; il a dégoûté des parties de cabaret, au point qu’une bonne partie de nos artisans même rougiraient qu’on put leur reprocher un goût si crapuleux.

Si nos petits-Maîtres n’ont pas moins de confiance dans leur esprit, dans leurs manières que du temps de Molière, au moins savent-ils que les femmes les trouvent très sots quand ils le laissent entrevoir, que ce n’est pas un moyen de plaire que de faire comme on faisait autrefois l’éloge perpétuel de sa figure et de son ajustement, qu’un moyen sûr de révolter le Sexe contre eux serait d’imiter les Mascarilles de Molière, en faisant à tous propos l’énumération de ses conquêtes.

On a substitué les Cafés aux cabarets : les plaisirs d’une société mi-partie entre les hommes et le Sexe, le goût des concerts, des cercles amusants et des soupers délicats, aux débauches grossières et aux défis d’ivrognerie qui étaient autrefois à la mode. Les mœurs se sont embellies sans contredit, c’est-à-dire qu’elles ont été corrigées. Il faut espérer que quelque nouveau Molière achèvera l’ouvrage de ce grand homme. Il en a montré le chemin, qu’on le suive, et si nous n’avons plus de Molière à espérer, qu’il nous vienne seulement des Destouches, et nous pouvons être sûrs qu’ils attaqueront avec succès les ridicules et les vices qu’on peut nous reprocher aujourd’hui.

Quand Molière n’aurait pas eu tous ces succès, il ne s’ensuit pas qu’on soit autorisé à lui reprocher qu’il ait fait des ouvrages inutiles. On le serait donc à proscrire l’Evangile, parce que depuis le temps qu’on le prêche aux hommes on ne les a pas encore rendus tous sages, vertueux et bons Chrétiens.

Que Molière ait d’abord respecté le goût du Public pour s’en faire écouter, il a bien fait. C’est le père qui frotte de miel le vase qui tient la médecine qu’il présente à son enfant. Il s’agit de savoir si le goût que Molière a reconnu dans ses compatriotes, était un mauvais goût en lui-même, et si en le respectant c’était entretenir les défauts, les ridicules et les vices que ce goût mal dirigé pouvait produire. Or il est aisé de prouver que l’usage que Molière a fait de ce goût, loin d’être préjudiciable, fut utile aux progrès de sa morale et l’on en doit conclure qu’il était bon en lui-même, et qu’il a dû le respecter. On ne doit pas dessécher un fleuve parce que dans son cours il entraîne des immondices, détournez les égouts, ses eaux resteront pures.

« Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand soin d’approprier sa pièce aux nôtres »r  : pourquoi ne le ferait-il pas ? S’il est contraire aux mœurs des Français, ou s’il répugne de voir sur leur scène les horreurs communes aux Théâtres Anglais, c’est que les crimes de l’espèce de ceux qu’on leur offrirait ne leur sont pas familiers, que l’esprit, toujours ami de la vérité et de la vraisemblance, rejette des images dont le cœur n’est pas capable de se peindre les originaux. Je ne sais si la bonne ou mauvaise opinion qu’on prendrait du cœur d’un Peuple ne serait pas fondée légitimement sur le goût de ses spectacles, il est certain, à ce qu’il me semble, que celui qui se laisse toucher d’horreur ou de pitié par des tableaux moins effrayants et moins atroces sera celui en faveur duquel on doit présumer qu’il est plus humain, plus vertueux, plus sensible, et par conséquent plus facile à corriger de ses défauts, puisqu’il faut des ressorts moins violents pour l’émouvoir et le toucher.

La complaisance d’un Auteur à peindre dans ses personnages les mœurs et les caractères de ses compatriotes, c’est-à-dire de donner à ses Héros des Vertus que l’histoire leur refuse, et qui sont communes dans sa Patrie, me paraît louable en ce que c’est un moyen d’entretenir ces bonnes qualités dans la Nation, de les faire aimer davantage et de captiver l’attention du spectateur en l’intéressant pour des Vertus et des bonnes qualités qu’il a lui-même ; c’est sans doute le motif qui a porté Racine à donner à ses Héros la politesse et la galanterie Françaises, et ce ne sont que des gens de mauvaise humeur qui peuvent trouver que ces Héros y aient perdu. Quoi, parce que l’on aura donné à Britannicus une âme délicate, un amour pour Junie fondé sur le mérite, les grâces et les vertus de cette Princesse ; qu’on aura, dis-je, uni dans une âme généreuse ce sentiment louable à la fierté Romaine, il s’ensuivrait que ce Héros ne serait plus digne de l’oreille des sages ? Depuis quand donc l’amour généreux, délicat et poli ne peut-il plus s’accorder avec la grandeur d’âme ? La politesse des Français a-t-elle exclu l’héroïsme de chez cette nation, et le galant César en a-t-il moins fait la conquête du monde pour avoir été dans sa jeunesse aussi poli, aussi galant, aussi spirituel que courageux et magnanime ?

« Les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière tomberaient aujourd’hui, et s’ils se soutiennent, ce n’est que par la honte qu’on aurait de se dédire, et non par un vrai sentiment de leurs beautés ; une bonne pièce, ajoutez-vous, ne tombe jamais que parce qu’elle ne choque pas les mœurs de son temps. »s

Après vous avoir fait distinguer ce que Molière et Racine ont bien fait de ménager dans nos mœurs, il est question de vous prouver maintenant que Molière surtout n’a pas à beaucoup près respecté ce qu’il y avait réellement de vicieux en elles.

Le Misanthrope et le Tartuffe n’auraient pas essuyé tant de satires et de persécutions, nous verrions encore subsister sous la forme qu’ils avaient alors, les défauts, les vices et les ridicules que Molière a joués avec tant de naïveté et si peu de ménagement. Il ne se serait pas fait parmi les dévots, les Médecins, les Auteurs et les gens de Cour des ennemis de la méchanceté desquels le bon goût et l’estime de Louis XIV furent seuls capables de le préserver.

Quant au goût que vous supposez diminué pour les pièces de Molière, c’est précisément par la raison que vous imaginez plus capable de les rendre meilleures, c’est-à-dire par une critique peu ménagée des mœurs du temps, qu’elle cause, s’il est vrai, moins de plaisir aujourd’hui qu’elle n’en faisait de son temps.

Les ridicules, les défauts des mœurs qu’il a corrigés ne subsistant plus, il ne serait pas étonnant qu’on fût moins frappé de ses tableaux puisque les originaux en sont perdus. Les ridicules lassés de voir rire à leur dépens, les vices fatigués d’être contrariés ont pu prendre une autre forme et se cacher sous un autre déguisement : c’est l’affaire des Auteurs du siècle, d’imiter Molière et de leur arracher le nouveau masque qui les déguise. Les Ecrivains du siècle futur en feront autant, et peut-être qu’en poursuivant ainsi les vices de retranchement en retranchement, les Auteurs Dramatiques parviendront enfin à leur défaite.

« Quand Arlequin sauvage t est si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu’ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu’un seul d’entre eux voulût pour cela lui ressembler ? C’est tout au contraire que cette Pièce favorise leur tour d’esprit, qui est d’aimer et rechercher les idées neuves et singulières. »u

S’il était vrai que le Public eût tant de goût pour les idées neuves et singulières, les vôtres sur la Musique Française et sur le spectacle seraient généralement adoptées, et pour réfuter votre opinion il suffirait sans doute de vous montrer le peu de partisans que ces idées ont acquis, mais avec des gens de votre espèce ce n’est pas assez que l’évidence pour les convaincre, il y faut joindre encore le raisonnement. Le Public est si sot à leur avis, que sa conduite et son goût ne peuvent jamais leur tenir lieu de démonstration. Raisonnons donc puisque vous l’exigez : pourquoi ne voulez-vous pas qu’on désire de ressembler à Arlequin Sauvage, pourquoi ne voulez-vous pas qu’on soit touché de son innocence et que les sentiments qu’il inspire partent d’un fond de bonté que les vices n’aient pu anéantir chez les hommes ? Vous faites présumer si bien par votre ingénieux Discours sur l’inégalité des conditions v, que les hommes sont bons naturellement, qu’on peut vous l’objecter à vous-même pour vous convaincre que ce n’est pas parce que les idées d’Arlequin Sauvage sont neuves et singulières qu’on s’en laisse toucher ; mais que c’est parce qu’elles sont naturelles à tous les hommes, qu’elles représentent les premiers sentiments que la nature a gravés dans leur cœur, qu’on les écoute avec tant de plaisir et qu’on les saisit avec tant d’avidité.

Les hommes étant donc nés bons comme vous dites, il s’ensuit qu’un homme bon doit leur plaire, et je me laisse facilement persuader que les applaudissements qu’ils accordent aux belles maximes de nos Tragédies, les rires qu’excitent les chagrins d’un vicieux tourmenté sur la scène comique, partent également de leur goût pour la vertu et du plaisir qu’ils ont de voir le vice dans l’embarras. Il est vrai Monsieur qu’il y a peu d’hommes qui, connaissant les douceurs de la société, leur préfèrent les misères réelles de l’état d’un Caraïbe ou d’un Orang-Outang et qui se soucient beaucoup de courir plus vite qu’un Cheval, d’apercevoir un vaisseau en mer d’aussi loin qu’on puisse le voir avec une lunette, ou de pouvoir se battre avec les Ours à forces égales.

Ils sentent trop que ces avantages physiques ne les dédommageraient pas de la raison, mais ils sont très persuadés en même temps, que les Orang-Outangs et les Pongos, n’ont pas à beaucoup près la connaissance de la loi naturelle comme Arlequin Sauvage. Arlequin est pour eux un modèle à qui la nature les fait désirer de ressembler, et il n’est pas douteux qu’il serait à souhaiter pour le bien de la société politique que ses Chefs aussi bien que tous ses membres eussent toujours un pareil modèle sous les yeux. Le spectacle leur offre ce modèle, il est donc très sage de les exhorter à venir souvent l’y voir, pour leur faire contracter l’habitude de ces idées qu’ils n’admirent en lui que parce que la nature leur a donné les dispositions nécessaires à les admirer. Au surplus ce qu’Arlequin Sauvage dit des nations civilisées n’est ni singulier ni nouveau, mais il est sage et naturel ; ce sont des idées exprimées très anciennement, vous les retrouverez dans les Livres Sacrés et dans ceux des Philosophes : elles sont présentées d’une manière sinon édifiante du moins plus agréable, et c’est par l’agrément que le spectacle unit à la morale qu’il fait quelquefois dans le cœur des hommes une réformation que la Religion ni la philosophie n’ont pu faire. C’est un troisième moyen d’instruire les hommes et de les corriger que la Providence a peut-être voulu joindre aux deux premiers pour aider les hommes à se rendre dignes de sa miséricorde, et qui sera tout aussi respectable que les autres quand on l’aura purgé de l’Anathème et qu’on aura corrigé quelques abus qui marchent encore à sa suite. Rappelez-vous Monsieur quels applaudissements on donne généralement à cette tirade d’Arlequin Sauvage que voici :

« Je pense que vous êtes fous, car vous cherchez avec beaucoup de soins une infinité de choses inutiles, vous êtes pauvres, parce que vous bornez vos biens dans l’argent, ou d’autres diableries, au lieu de jouir simplement de la nature comme nous qui ne voulons rien avoir, afin de jouir plus librement de tout. Vous êtes esclaves de toutes vos possessions, que vous préférez à votre liberté et à vos frères que vous feriez pendre s’ils vous avaient pris la plus petite partie de ce qui vous est inutile. Enfin vous êtes des ignorants, parce que vous faites consister votre sagesse à savoir les lois, tandis que vous ne connaissez pas la raison qui vous apprendrait à vous passer de lois comme nous. »w

Je puis vous protester, moi qui suis Arlequin, et qui par conséquent puis vous sommer de vous en rapporter à mon expérience, que ni moi ni mes Camarades ne sommes applaudis dans aucun endroit de la pièce avec plus de chaleur que dans celui-ci : croire que chacun n’applaudit alors que parce qu’il désire dans les autres des vertus qu’il ne se soucie pas d’avoir, c’est croire tous les hommes méchants, puisque tous applaudissent alors, et c’est attaquer vous-même l’opinion que vous dites avoir de la bonté naturelle des hommes.

« Naturam expelles furca, tamen usque recurret. »x

Je suis persuadé que les hommes admirent la vertu de bonne foi dès qu’ils la voient, qu’ils la chérissent, qu’ils détestent le crime et le Vice, et que si leurs passions et leurs intérêts les aveuglent souvent, ils n’en sont pas moins les amis de la Vertu, ils n’en désirent pas moins de ressembler aux modèles qu’on leur propose sur la scène. Je crois fermement qu’il n’est point d’homme qui ne souhaite de mériter d’être comparé à ces modèles par préférence à tous autres. Par un sentiment naturel, par un penchant irrésistible, nous voyons tous les jours des méchants applaudir à de belles actions ; je puis extraire d’un ouvrage très indécent une maxime qui n’en est pas moins admirable pour n’être pas dans sa place, la voici : « Tel est l’avantage de la Vertu que le Vice même lui rend hommage. »y

Si le spectacle est capable de faire applaudir la Vertu, il est donc capable de la faire aimer, ce n’est sûrement pas dans le moment où des méchants applaudissent dans le parterre à des maximes admirables qu’ils sont disposés à mal faire, c’est lorsque rendus à eux-mêmes au sein du vice et de l’oisiveté, ils n’entendent plus la voix de la sagesse et de la raison dans la bouche des Orateurs sacrés, des Philosophes ou des Comédiens.

Lorsque le sanguinaire Sylla pleurait au spectacle, ce n’était pas le moment auquel il dictait ses proscriptions, je crois au contraire qu’il serait facile de conclure de la sensibilité qu’il montrait que si la fréquentation du Théâtre eût fait partie de son éducation, que s’il eût appris à réfléchir comme on le peut faire dans un bon nombre de nos excellentes Tragédies sur les dangers de l’ambition, s’il eût vu souvent le tableau des périls auxquels un Tyran, un Usurpateur, un Traître sont exposés, sa sensibilité naturelle eût triomphé dans son cœur de ses dispositions à la Tyrannie. Qui vous assurera, Monsieur, que son abdication de l’autorité suprême ne fut pas une suite des impressions qu’il avait reçues au spectacle ? Pourquoi vouloir en attribuer tout l’honneur à la politique plutôt qu’à ses remords, remords excités en lui par un tableau frappant de la misère d’autrui ?

Il est facile de se persuader que l’affreux Damien, ni les abominables Jésuites, auteurs de l’attentat contre Sa Majesté Portugaise, ni la Marquise de Tavora, n’auraient jamais eu les idées funestes qui les ont conduits au supplice si justement mérité, s’ils avaient vu souvent représenter les Tragédies de Cinna, de Brutus, de Venise sauvée, de Catilina, et de La Mort de César z. Ces Poèmes admirables où tout respire l’amour de la Patrie et fait connaître les suites dangereuses des conspirations, auraient gravé dans leur cœur la morale qu’elles contiennent, et sans doute éloigné de leur esprit les projets affreux qui leur ont causé la mort et l’ignominie.

Il n’est pas facile de concevoir suivant votre raisonnement comment une chose peut être bonne et mauvaise à la fois. « Le spectacle, dites-vous, se borne à charger et non pas à changer les mœurs établies, et par conséquent la Comédie serait bonne aux bons et mauvaise aux méchants. »aa

Il faut opter : le changement que la Comédie porte dans les mœurs est bon ou mauvais, la charge est une addition qui ne peut qu’être utile ou préjudiciable : or vous ne pouvez démontrer que les Auteurs Dramatiques, en respectant par exemple le penchant des Français à l’amour, aient présenté ce que cette passion a de vicieux, comme l’agrément le plus flatteur qu’elle puisse procurer, auquel cas le spectacle serait également mauvais pour tout le monde. Ils transforment au contraire cette passion en sentiment, ils veulent toujours qu’elle soit subordonnée à la Vertu, qu’elle soit justifiée par le mérite et la sagesse de la personne aimée : si cette passion est telle dans les mœurs des Français, assurément les Auteurs auraient grand tort de la peindre comme criminelle, mais si cette passion n’est pas encore telle et n’est qu’un tribut que les Auteurs imposent aux cœurs bien faits en faveur de la Vertu, loin de changer les mœurs, ils veulent apprendre ce qui manque à leur perfection. Quand on ne verra dans le monde d’autres Amants que ceux de nos Tragédies, on pourra regarder la passion de l’amour comme une vertu, la nation qui la première joindra tant de délicatesse à ses penchants pourra se flatter d’être parfaite, et les Ecrivains qui auront inspiré cette délicatesse auront fait une chose également bonne pour les bons et pour les méchants.

Le mot de charge dans le sens qu’il est entendu au spectacle demande encore une autre explication.

Dans les pièces du Théâtre Français et du Théâtre Italien, que nous appelons Farces, la charge peut être regardée comme l’abus de l’esprit, et aux dépens du sens commun, et l’on ne perdrait pas beaucoup à la privation de ce genre de spectacle burlesque : dans les pièces régulières, la charge est la multiplication des traits dont l’Auteur compose le portrait du sujet qu’il veut peindre : cette charge est le chef-d’œuvre de l’art et du génie.

Molière par exemple a saisi d’après dix, vingt, trente, cent avares tous les traits caractéristiques de l’avarice dont il a composé le rôle d’Harpagon ; mais tous ces traits sont vrais. L’art de l’Auteur fut d’imaginer des situations, de les coudre si artistement, que si elles arrivaient en effet dans l’espace de temps que dure la pièce, un avare quel qu’il fut, ferait infailliblement les mêmes choses que fait Harpagon. La charge ne consiste effectivement que dans le laps de temps dont la brièveté ne laisse pas supposer l’assemblage actuel d’un si grand nombre d’incidents, mais elle n’est pas capable d’altérer la vérité des traits ; c’est au contraire l’assemblage de ces traits vifs et vrais qui rend le tableau plus frappant, et qui force le spectateur d’apercevoir les inconvénients du Vice ou du ridicule que l’on joue : comment donc voulez-vous que cette manière d’instruire soit capable d’entretenir le Vice au lieu de le corriger et que le cœur des méchants en tire parti ? Si c’est là le genre de charge que vous attaquez, vous ne réussirez sans doute pas mieux à prouver le danger du spectacle.

Mais si vous me prouvez qu’un avare en devient plus avare pour avoir vu représenter celui de Molière, un Roi pacifique et bienfaisant, un Tyran détestable pour avoir vu représenter Atrée, un de nos Marquis plus ridicule qu’à son ordinaire pour avoir vu donner des nasardes à l’Epine dans le Joueur, et des coups de bâton à Mascarille et à Jodelet dans les Précieuses Ridicules, je conviendrai de bonne foi que le spectacle non seulement est mauvais pour les méchants, mais même je soutiendrai qu’il est dangereux pour les bons.

« A Londres, dites-vous, un Drame intéresse en faisant haïr les Français, à Tunis la belle passion serait la piraterie, à Messine une vengeance bien savoureuse, à Goa l’honneur de brûler des Juifs »ab  : pourquoi citer des goûts atroces pour en faire induire que le nôtre est mauvais et pour atténuer les bonnes raisons que nous avons de trouver nos pièces bonnes ? Ce n’est pas agir en critique de bonne foi. Prouvez encore un coup que nos mœurs sont mauvaises et que nos Drames entretiennent la corruption.

Je crois vous avoir démontré ci-dessus en citant Britannicus que notre goût pour l’amour n’était pas condamnable en lui-même, qu’au contraire les Auteurs Dramatiques auraient tort de ne pas respecter et profiter d’un des avantages de nos mœurs sur celles des autres peuples, qu’ils s’étaient sagement attachés à nous apprendre le parti que nous pouvions tirer en faveur de la vertu de notre penchant à l’amour, en indiquant aux cœurs bien faits les objets auxquels ce penchant doit les attacher ; et je crois qu’en ce cas il est aussi sage de défendre l’amour et de forcer les pédants à le reconnaître pour un sentiment sublime et délicat, qu’il serait absurde d’applaudir l’attachement intéressé d’un vieux avare pour une jeune personne, lorsqu’il n’évalue pour quelque chose les charmes de sa Maîtresse qu’après avoir fait attention à son coffre-fort, que la Vertu, la bonne conduite, l’économie ne lui paraissent pas dignes d’entrer en compte et qu’il passerait volontiers tous les vices à l’objet de son amour pourvu qu’elle eût autant d’écus que de mauvaises qualités.

On voit bien que vous n’avez pas sous les yeux les objets de votre critique, les livres vous manquent et surtout Molière, votre mémoire ne vous dédommage pas de cette privation, vous n’auriez pas imaginé qu’il est des caractères estimables qu’on n’ose mettre sur la scène tel que celui d’un homme droit, vertueux, « simple et sans galanterie, [qui ne] fait point de belles phrases, ou un sage sans préjugés qui ayant reçu un affront d’un spadassin, refuse de s’aller faire égorger par l’offenseur : qu’on épuise, ajoutez-vous, tout l’art du Théâtre pour rendre ces personnages intéressants comme le Cid au peuple Français, j’aurai tort si l’on réussit. »ac

Pour détruire cette objection, il m’est facile de prouver que nos Auteurs n’ont pas eu la lâche complaisance que vous dites et de le prouver par des faits.

Molière a-t-il attendu que les ordonnances de Louis XIV, du Duc d’Orléans Régent et de Louis XV imposassent silence au zèle indiscret des Ecclésiastiques turbulents ou fanatiques pour attaquer l’hypocrisie des faux dévots dans son Tartuffe ? A-t-il attendu que les extravagances des Marquis de son temps ne fussent plus à la mode pour les tourner en ridicule ? A-t-il attendu qu’on se lassât de flatter la vanité des Coquettes en partageant leur malignité et faisant chorus de médisance avec elles, pour faire le Misanthrope ? A-t-il attendu que nos Médecins fussent devenus savants, aimables, éloquents, dociles et prudents dans les consultations, prêts à déférer à l’avis le plus sage et à des conclusions probables, pour se moquer des Médecins pédants, opiniâtres, bavards, incapables par ignorance de faire des applications raisonnées des principes de leur art ?

Corneille, le pieux Racine et M. de Voltaire ont-ils attendu des motifs pour attaquer l’orgueil despotique, l’hypocrisie et le fanatisme ? Non sûrement. Ne semble-t-il pas au contraire qu’ils aient prévu le malheur du Portugal, et que ce triste événement soit arrivé pour justifier leur hardiesse, leur prévoyance, et la justesse de leur esprit ? Je conviens que Ravaillac et Jacques Clément ont existé avant eux et que la Mémoire de ces scélérats peut avoir inspiré leurs Muses, mais enfin il est certain que le fanatisme n’est pas encore détruit et qu’il fait prévoir et craindre aux gens sages des événements tristes pour l’avenir. Corneille, Racine et Voltaire n’ont cependant pas attendu ces événements, pour s’efforcer d’en inspirer la crainte ; nous pouvons ce me semble conclure de ces exemples que nos Auteurs ne sont pas aussi lâches que vous le dites et ne respectent pas autant les mœurs du siècle que vous feignez de le croire. On n’a pas attendu que la Chambre Ardente eut fait rendre gorge aux sangsues du Peuple pour avertir le Public et par conséquent le Ministère de leur friponnerie.

Ce n’est peut-être qu’aux scènes ingénieuses si souvent décochées contre les Procureurs qu’on doit l’attention que nos intègres Magistrats font maintenant à leur conduite, on n’a pas sûrement attendu qu’ils fussent devenus honnêtes gens pour jouer leurs manœuvres en plein Théâtre ; si l’on n’a pas corrigé les Financiers de leur voracité, les Procureurs et les autres Commis subalternes de la Justice de leur friponneries, au moins par les avis qu’on a donnés au Public, aux Magistrats et aux Ministres, a-t-on suggéré à ceux-ci l’attention nécessaire pour y mettre ordre ; c’est ainsi qu’on a trouvé les Administrateurs du remède. Vous objecterez à cela que votre reproche subsiste toujours et qu’il est également bien fondé, puisque le remède n’est pas le Théâtre qui opère la conversion de ceux qu’il accuse, mais la sévérité salutaire de leurs surveillants.

Un homme reçoit un coup d’épée, il est en danger de la vie, il tombe de faiblesse, un passant charitable touché de son état vole chez un Chirurgien, l’amène et lui remet le blessé dans les mains, le Chirurgien tire cet homme d’affaire et lui sauve la vie : le passant en est-il moins la cause première du salut de cet homme ?

Pour prouver que « le Théâtre purge les passions qu’on n’a pas et fomente celles qu’on a »ad , vous dites qu’on n’ose mettre sur la scène « un homme droit, vertueux, simple, grossier et sans galanterie, qui ne dit point de belles phrases »ae , il y a cependant longtemps que Molière a produit cet homme sur la scène. Chrysaleaf dans Les Femmes savantes est l’homme que vous dites à la grossièreté près qui n’est bonne à rien, c’est un homme dont le rôle est si bien soutenu, qui dit des choses si simples et si peu galantes, si analogues à la situation dans laquelle il est, qu’il faut l’admirer malgré qu’on en ait. Pourquoi son rôle fait-il tant de plaisir ? C’est précisément que l’Auteur a employé tout son esprit à n’en point donner à son personnage : hic labor hoc opus ag.

Molière aurait pu comme nos Auteurs d’à présent lui donner beaucoup de finesse, lui faire lancer des madrigaux et des épigrammes très aiguës contre la pédanterie des femmes savantes, mais il était trop grand maître pour cela, il a senti qu’il ne fallait opposer que du bon sens à l’abus de la science et de l’esprit, il a donc fait parler un homme sensé, simple, sans amour et sans galanterie, enfin un homme tel que celui que vous croyez qu’on n’a pas encore osé mettre sur la scène ; écoutez-le pour vous en convaincre.

« C’est à vous que je parle ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la Ville ;
M'ôter pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue Lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la Lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses Enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie
Doit être son étude et sa Philosophie.
Nos Pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse :
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs,
Elles veulent écrire et devenir Auteurs :
Nulle science n’est pour elles trop profonde
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde,
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir ;
On y sait comme vont Lune, Etoile polaire,
Venus, Saturne et Mars dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute ma maison ;
Et le raisonnement en bannit la raison :
L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L'autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse,
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse. »
ah

Appellerez-vous tout cela de l’esprit, du style fleuri, des épigrammes, de la galanterie ? Non sans doute ; on n’y peut voir qu’un style simple, uni, et ce que tout homme sensé dirait à la place de Chrysale : il ne se sert pour expliquer sa pensée que des expressions les plus simples et les plus communes au lieu d’employer de belles phrases comme vous supposez qu’on fait toujours.

J’ai donc trouvé dans Chrysale l’homme que vous n’aviez pas encore vu, si ce n’est pas selon vous, avoir trop d’esprit que de ne dire que des choses vraies, simples et raisonnables.

Le troisième reproche de votre observation n’est pas plus difficile à pulvériser que les deux autres, et je ne vois pas pourquoi l’on n’oserait pas mettre sur la scène un homme sans préjugé, qui refuserait d’exposer sa vie pour se venger d’une insulte. Le Cocu imaginaire est déjà plein de traits qui seraient à merveille dans la bouche de votre homme, il pourrait dire comme Sganarelle :

« Mais mon honneur me dit que d’une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance.
Ma foi laissons-le dire autant qu’il lui plaira,
Au Diantre qui pourtant rien du tout en fera :
Quand j’aurai fait le brave, et qu’un fer pour ma peine
M'aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ? […]
Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel,
Que fait là notre honneur pour être criminel ?
Des actions d’autrui l’on nous donne le blâme […]. »
ai

Ce ton comique vous révolterait dans la bouche d’un sage, aussi n’est-ce pas le style que je proposerais d’imiter, mais l’emploi de ces mêmes arguments en style plus grave contre les abus du point d’honneur mal entendu. Personne, je vous jure, ne serait choqué de voir sur la Scène un Spadassin insolent puni tout autrement que par des voies de fait, et pourvu que votre sage prouvât que ce n’est point la lâcheté qui l’arrête mais la raison, que le mépris qu’il a pour un insolent n’exclut pas chez lui la bravoure, je vous jure qu’un pareil personnage serait goûté. Mettez dans une Tragédie ce brave Capitaine Grec en discussion avec ce brutal qui, piqué de n’avoir pas raison, le menaçait de le frapper, croyez-vous qu’on ne l’applaudira pas quand avec un mépris héroïque, il lui dira : « frappe mais écoute »aj  ?

Vous imaginez-vous, m’allez-vous dire, que ce point d’honneur pointilleux subsisterait avec moins de force, quand on aurait vu votre Comédie ou votre Tragédie et qu’un homme qui aurait reçu un soufflet en serait moins méprisé, quelque sage qu’il fut, s’il négligeait d’en tirer raison ; pourquoi non ? Si cet homme pouvait justifier son Stoïcisme par des motifs aussi louables que ceux que j’exige, et si la pièce était assez bien faite pour prouver à tout le monde que, puisqu’on a les voies de la Justice pour se venger de l’injure, c’est se rendre aussi criminel que l’offenseur que d’anticiper sur les droits du Gouvernement en se faisant soi-même justice, il y aurait plus d’oreilles que vous ne croyez disposées à saisir les vérités de cette pièce.

Nous devons sans doute à l’éducation de nos Militaires d’aujourd’hui, à leur politesse, aux progrès de la sagesse dans cet ordre, et surtout au discrédit des parties de Cabaret jadis trop à la mode, l’extinction de cette fureur des duels malheureusement si fréquents autrefois.

On chasse aujourd’hui de tous les Corps les spadassins turbulents qui en troublent la tranquillité : on a défendu ces épreuves de valeur qu’on faisait essuyer aux Officiers nouvellement reçus, preuves trop multipliées pour n’être pas dégoûtantes et pour ne pas rendre l’uniforme odieux à tous les gens sensés. On distingue parfaitement la valeur de la fausse bravoure et l’on voit avec une satisfaction infinie pour les sages que les Officiers dont la valeur est la moins suspecte vis-à-vis des ennemis de l’Etat, sont ceux qui craignent le plus de se faire des ennemis personnels. Il est donc certain que ces braves gens seraient les premiers à applaudir cette pièce, et à saisir des arguments solides qui feraient céder le préjugé au bon sens et à la raison ; mais si l’homme que vous dites ne justifie pas qu’il a de la valeur et qu’il pourrait même entreprendre sa vengeance avec succès, que c’est la seule raison qui lui retient le bras, votre homme déplaira certainement parce qu’il paraîtra lâche et que la lâcheté est légitimement odieuse. S’il n’y avait point de lâches il n’y aurait point de Spadassins, car ces derniers savent bien que toute leur capacité ne les tirerait pas d’affaire vis-à-vis d’un brave homme ; si dès la première affaire qu’ils ont, ils couraient risque de la vie, ils seraient sûrement moins téméraires dans la suite et réserveraient pour l’Etat cette bravoure impertinente qui ne sert qu’à les faire haïr et mépriser des gens sages et modérés. La plupart des gens de cette espèce ne font d’ailleurs usage de leur adresse que vis-à-vis de ceux qu’ils connaissent ou timides ou maladroits. « Je connais tels de mes écoliers, dit le maître d’armes dans Timon Le Misanthrope, qui n’oseraient jamais se battre s’ils n’étaient sûrs de le faire sans péril. »ak

Si les Spadassins sont haïssables vous m’avouerez que les lâches ne le sont pas moins ; la valeur est le seul rempart que la nature ait accordé aux hommes contre la violence : c’est l’unique obstacle que les Rois puissent opposer à l’ambition de leurs voisins ; c’est à la valeur qui menace et fait trembler les Machiavels, qu’on doit le salut et la tranquillité des Etats : tout homme qui n’a pas cette qualité de l’âme, peut avec raison être méprisé : on ne mérite pas la part que l’on a dans les biens de la Patrie quand on n’a pas le courage de la défendre.

Ce courage ne doit avoir lieu que vis-à-vis les ennemis du Prince, et dès qu’on l’emploie contre un de ses compatriotes on devient criminel envers l’Etat, puisqu’on s’expose à le priver d’un bras destiné pour sa défense. On doit se moquer également des lâches et des Spadassins : les uns et les autres peuvent être joués avec succès sur la scène, et l’on y peut faire admirer un vaillant homme qui refuse d’exposer pour sa cause personnelle une vie nécessaire à l’Etat : on l’applaudira au contraire de son mépris pour le préjugé. Il est dur de soupçonner le Public Français comme vous le faites, de n’applaudir dans Le Cid qu’au grand coup d’épée qu’il donne au Comte de Gormas.

Vous n’affectez apparemment cette opinion que pour faire croire que la bravoure gâte les mœurs de la nation ; je sais bien que si tous les hommes étaient bons et sages, la valeur serait la plus inutile de toutes les qualités : mais puisque l’ambition, l’injustice, l’oppression, la cruauté l’ont rendue si nécessaire depuis Nimbroth al jusqu’aujourd’hui, et que probablement elle ne le sera guère moins dans les siècles à venir ; il est très sage de la faire aimer et de la nourrir par de grands applaudissements. Le Quiétisme Tolérant de la Pennsylvanie ne convient point du tout à la France : on applaudit cependant moins à la bravoure du Cid qu’à la justice du coup qui punit un insolent, vu que l’insulte est faite à un vieillard hors d’état de se venger lui-même.

On compatit avec raison au malheur d’un brave Cavalier puisque ce n’est point sa vengeance personnelle qu’il a entreprise mais celle de son père, et que cette vengeance, toute légitime qu’elle est, le rend malheureux ; on déteste la cruauté du point d’honneur qui lui a fait perdre sa maîtresse dont il est si digne et qu’il est sur le point d’épouser, et l’on est ravi que sa valeur et sa vertu lui méritent l’honneur de voir son Roi s’intéresser au succès de son Amour, et qu’à force de belles actions, il justifie le penchant de Chimène pour le meurtrier de son père : voilà ce qui intéresse et ce qu’on applaudit dans la pièce ; c’est parce que Rodrigue a toutes les vertus, qu’on lui pardonne une vengeance qu’il ne prend que malgré lui, et non pas parce qu’il a fait un beau coup d’épée, et que les Français les aiment trop, comme on présume que vous le croyez. Remarquez aussi, Monsieur, que l’Auteur n’a pas oublié de mettre dans la bouche du Roi des vers très énergiques contre la fureur des duels, et que par cette sage précaution, il avertit le Public que ce n’est pas pour encourager nos Ferragus am qu’il fait paraître la valeur du Cid avec tant d’éclat.

« On admire à la Comédie le Cid qu’on irait voir pendre en grève »an . Eh ! quel est Monsieur le cœur assez barbare pour prendre plaisir à ce dernier spectacle ? Quel est l’homme assez stupide, assez inhumain pour ne voir qu’un criminel dans la personne de ce Héros qu’on traînerait au supplice ? On ne verrait en lui qu’un martyr du point d’honneur ; et toutes les réflexions que vous faites sur l’établissement des lois qui le proscrivent se présenteraient à l’esprit de tout homme sensé pour justifier le prétendu Criminel : êtes-vous bien sûr d’ailleurs que ces lois ne seraient pas mitigées en faveur d’un fils qui ne serait criminel que par l’ordre de son père et par excès d’attachement pour lui ?

Entretenir le courage dans le cœur d’un Peuple quelconque, c’est faire un bien moral et politique. C’est aux lois, à la raison, c’est aux Auteurs Dramatiques à lui faire sentir que la fausse application du courage est un vice et cela n’est pas si fort éloigné du succès que vous vous l’imaginez.

Je me trompe fort si vous n’avez imaginé un très beau dénouement pour quelque Tragédie ou Comédie dans laquelle le point d’honneur mal entendu serait l’objet de la critique. Le personnage que vous indiquez à Louis XIV vis-à-vis de M. de Lauzun ao siérait parfaitement à quelque Héros poétique.

Ce n’est pas cependant que je voie comme vous, des coups de canne bien appliqués à M. de Lauzun par Louis XIV, rien n’était plus aisé à ce grand Monarque que d’en donner ; mais pour inspirer à ses peuples le respect qu’il exigeait d’eux pour la Noblesse, il en donnait l’exemple et ne voulait pas que ce Corps illustre eût à rougir du déshonneur d’un de ses membres. Le procédé de Louis XIV est donc absolument le contraire de celui que vous lui reprochez : il enseignait par-là à tout le monde que la Noblesse est si respectable qu’il n’est jamais permis qu’aux lois de l’Etat de la punir de ses désordres.

Si les causes qui occasionnaient des duels autrefois si fréquents ne subsistent plus ; si les hommes ont reconnu qu’ils étaient des fous de s’égorger pour des motifs aussi puérils que ceux qui donnaient lieu autrefois à ces sortes de combats, c’est un degré de sagesse acquis. Vous devriez vous en apercevoir, et ne pas vous élever si fort contre ceux qui se contentent de se battre au « premier sang »ap .

Ce n’est pas, comme vous le dites, qu’on s’en impose la condition ; il n’y a pas un brave homme qui ne crût être taxé de lâcheté, s’il en faisait la proposition ; mais l’humanité et la raison ont gagné dans le cœur des braves gens de leur faire sentir que la plus grande partie des raisons pour lesquelles le préjugé leur met l’épée à la main ne demandent pas tout le sang d’un adversaire ; et c’est parce qu’ils ne sont pas des « bêtes féroces » qu’ils s’abstiennent de le répandre. Ce qui aurait coûté la vie à un homme autrefois, ne lui coûte plus qu’un coup d’épée léger, lorsque le hasard du combat a dirigé assez heureusement la main de son adversaire pour qu’il ne soit pas mortel.

Si l’on a déjà secoué à moitié le joug de l’opinion, espérons que la raison achèvera l’ouvrage, en fournissant aux gens d’un vrai courage des raisons de se soustraire à l’étourderie des faux braves.

Ne fermez point les yeux, Monsieur, sur les premiers efforts de nos Auteurs contre ce préjugé.

On a déjà fait une pièce intitulée le Point d’honneur aq : cette pièce est de Lesage ; elle jette un si grand ridicule sur la fausse bravoure, que vous ne pourriez que souhaiter qu’on la représente plus souvent qu’on ne fait, si elle vous était plus connue. Elle est traduite de l’Espagnol, nouvelle observation qui doit vous désabuser sur le compte des Dramatiques. Vous n’ignorez pas que la Nation Espagnole est celle qui a le plus abusé du point d’honneur et qui en a le plus outré les maximes. L’original est de Don Francisco de Rojasar, il a pour titre en Espagnol, Non hay amigo para l’amigo, Il n’y a point d’ami pour l’ami. M. Lesage en a changé le titre parce que le point d’honneur est le mobile de toute l’intrigue.

Cette pièce ne paraît pas avoir eu un succès bien complet, si l’on en juge par la négligence des Comédiens de Paris à la représenter, mais elle n’en est pas moins propre à prouver que les Auteurs Dramatiques d’aucune nation ne ménagent pas tant les mœurs de leur siècle et de leur pays que vous voulez vous le persuader.

Vous connaissez La Double Inconstance de M. de Marivaux : il ne traite pas dans cette pièce les gens qui se battent par honneur de « bêtes féroces », mais pour les instruire et s’en faire écouter, il s’y prend bien plus joliment : voyez la scène quatrième du troisième acte de cette pièce entre Arlequin et un Seigneur qui lui apporte des lettres de Noblesse .

« Le Seigneur. […] A l’égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l’honneur plus que la vie, et vous serez dans l’ordre.

Arlequin. Tout doucement : ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d’expliquer ce que c’est que cet honneur qu’on doit aimer plus que la vie. Malapeste quel honneur !

Le Seigneur. Vous approuverez ce que cela veut dire ; c’est qu’il faut se venger d’une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.

Arlequin. Tout ce que vous m’avez dit n’est donc qu’un coq-à-l’âne ; car si je suis obligé d’être généreux, il faut que je pardonne aux gens ; si je suis obligé d’être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre ?

Le Seigneur. Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.

Arlequin. Je vous entends : il m’est défendu d’être meilleur que les autres ; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur ? Par la mardi, la méchanceté n’est pas rare, ce n’était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons-nous plutôt, quand on me dira une grosse injure, j’en répondrai une autre, si je suis le plus fort : voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? Dites-moi votre dernier mot.

Le Seigneur. Une injure répondue à une injure ne suffit point, cela ne peut se laver, s’effacer que par le sang de votre ennemi, ou le vôtre.

Arlequin. Que la tache y reste ! Vous parlez du sang comme si c’était de l’eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de Noblesse, mon honneur n’est pas fait pour être Noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.

Le Seigneur. Vous n’y songez pas.

Arlequin. Sans compliment, reprenez votre affaire.

Le Seigneur. Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n’y regardera pas de si près avec vous.

Arlequin, les reprenant. Il faudra donc qu’il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain pour le faire repentir de son impertinence avec moi.

Le Seigneur. A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre Serviteur.

Arlequin. Et moi le vôtre. »

Qu’en dites-vous Monsieur, peut-on attaquer le point d’honneur avec plus de force et plus d’énergie ? Cela ne vaut-il pas mieux que des invectives ? Et M. de Marivaux ne vous prouve-t-il pas bien qu’on peut être un grand Philosophe, un excellent critique, sans être insolent ? Rappelez-vous encore la pièce de M. Fagan, intitulée Les Originaux at, dans laquelle on instruit un jeune homme des périls auxquels tous les vices exposent par le malheur des vicieux, qu’on fait passer en revue devant lui. La scène d’un jeune homme, d’un caractère doux et bienfaisant, qui cependant, emporté par les fumées du vin, vient de jeter une assiette au visage d’un de ses meilleurs amis, contient des réflexions et en fait faire de si sensées à tous ceux qui l’écoutent ou qui la lisent, qu’on peut présumer que des scènes dans ce goût, et destinées à la même critique, feraient une impression très utile dans le cœur de nos ferrailleurs étourdis.

M. Gresset n’a pas cru s’exposer à la mauvaise humeur du Public, en faisant entendre ces beaux vers de la Tragédie d’Edouard III.

« Savoir souffrir la vie, et voir venir la mort,
C'est le devoir du sage, et ce sera mon sort ;
Le désespoir n’est point d’une âme magnanime,
Souvent il est faiblesse, et toujours il est crime.
La vie est un dépôt confié par le Ciel,
Oser en disposer c’est être criminel ;
Du monde, où m’a placé la Sagesse immortelle,
J’attends que dans son sein son ordre me rappelle :
N’outrons point les vertus par la férocité,
Restons dans la nature et dans l’humanité. »
au

Quoi de plus contraire aux maximes outrées du point d’honneur que ces vers : cependant ils ont été applaudis et admirés ; si vous en doutez, informez-vous-en. Ces applaudissements serviront encore à vous convaincre qu’on peut mettre sans péril un Stoïcien sur la scène, si vous n’en reconnaissez pas un dans Worcestre av.

Dans Arlequin sauvage, la scène du Capitaine qui est prêt à se couper la gorge avec son ami devenu par hasard son rivalaw, n’est-elle pas une excellente critique de la bravoure mal employée ? Le Public trouve-t-il mauvais que ces deux amis, ou plutôt ces deux Rivaux se rendent aux bonnes raisons d’Arlequin et abandonnent le projet de se couper la gorge ?

Les siffle-t-on quand ils disent unanimement : « Nous serions plus sauvages qu’Arlequin, si nous ne nous rendions à ses réflexions »ax  ? En voilà sans doute assez pour vous prouver qu’on peut attaquer la fausse bravoure sur la scène sans indisposer le Public et sans choquer les mœurs.

Permettez-moi, Monsieur, de n’être ni de l’avis de Diogène Laërce, ni de celui de l’Abbé Dubos.

Ce n’est pas comme le pense le premier, « Que des maux feints soient plus capables d’émouvoir, que des maux véritables. »

Ce n’est pas comme le pense le second, « Que le Poète ne nous afflige qu’autant qu’il nous plaît. »ay

Le sentiment de compassion que nous éprouvons est, comme vous le pensez, un sentiment involontaire excité dans nous par l’adresse de l’Auteur qui nous ôte le pouvoir d’y résister. Un habile Dramatique, à force d’étudier la nature du cœur humain, en connaît tous les ressorts ; il sait les ajuster, les réunir, et rassembler leurs forces, pour en augmenter la puissance. Il est certain que nous ne serons pas toujours si sensiblement émus par la nature que par l’art, parce que la nature n’est pas accompagnée toujours de l’assemblage de ces expressions touchantes et de ces traits pénétrants que l’art emprunte d’elle, mais qu’il rassemble et multiplie pour opérer de plus grands effets. C’est ainsi que l’art, à force de nous émouvoir, établit en nous par l’habitude d’être remués, une disposition à l’être plus facilement ; et quiconque fréquentera les spectacles, ne peut qu’accoutumer son cœur à se laisser toucher en faveur des honnêtes gens infortunés, et concevoir une horreur plus forte pour l’injustice, la tyrannie et les autres vices qui les persécutent. Les lois selon vous n’ont nul accès au Théâtre, et moi, je dis au contraire que sans le pouvoir des lois nous serions encore spectateurs de ces profanations où l’indécence et l’impureté s’unissaient aux matières les plus saintes et les plus sublimes. L’Histoire du Théâtre Français vous prouve que les désordres qui accompagnaient ces représentations ont été abolis par les lois de l’Eglise et par l’autorité des Magistrats. Il est résulté du pouvoir des lois que le vice a été contraint d’abandonner la scène et que les Auteurs Dramatiques n’ont plus eu de ressource que d’y faire paraître la Vertu.

Le Public prend aujourd’hui tant de plaisir à l’y voir que ce serait lui faire une injure grossière que de lui remettre sous les yeux les absurdités saintes et les impudicités que des spectateurs imbéciles admiraient jadis de si bonne foi. Vous prétendez que Les Nuées d’Aristophane furent cause de la mort de Socrate : ce ne fut cependant que vingt-trois ans après la représentation de cette pièce que Socrate but la ciguë.

Mais en supposant que cette pièce fut la seule cause qui détermina ses Concitoyens à le condamner, il n’en est pas moins vrai que s’il y eût eu à Athènes la même police qu’à Paris, Socrate n’eût pas été la victime de cette pièce. On ne souffre point à Paris qu’à l’exemple des Grecs on prenne le masque et les habits des personnes qu’on voudrait tourner en ridicule ; on ne souffre point qu’on y nomme les gens par leur nom et qu’on leur dise des injures en face : on est fâché d’avoir à reprocher à Molière d’avoir pris le Chapeau, la Perruque et l’Habit de Ménageaz pour faire connaître que c’était lui qu’il jouait dans le rôle de Vadius ba.

Les Comédiens seraient exposés aujourd’hui à toute la rigueur de la Police, s’ils s’avisaient d’employer les mêmes moyens pour mortifier quelqu’un.

Voilà Monsieur ce que les lois ont corrigé sur la scène : elles y peuvent donc quelque chose, puisqu’en ne permettant qu’à la Vertu d’y paraître, elles en ont banni le Vice ; puisqu’en n’y souffrant qu’une critique générale des mœurs, elles mettent les particuliers à couvert de la satire des Auteurs et de la malice des Comédiens. Rappelez-vous ces vers de Despréaux ; ils justifient tout ce que je vous dis là.

« Des succès fortunés du spectacle tragique,
Dans Athènes naquit la Comédie antique.
Là le Grec né moqueur, par mille jeux plaisants
Distilla le venin de ses traits médisants :
Aux accès insolents d’une bouffonne joie,
La Sagesse, l’esprit, l’honneur furent en proie.
On vit par le Public un Poète avoué
S'enrichir aux dépens du mérite joué,
Et Socrate par lui, dans un chœur de Nuées bb
D’un vil amas de peuple attirer les huées.
Enfin de la licence on arrêta le cours.
Le Magistrat, des lois emprunta le secours,
Et rendant par édit les Poètes plus sages,
Défendit de marquer les noms ni les visages.
Le Théâtre perdit son antique fureur.
La Comédie apprit à rire sans aigreur,
Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre,
Et plut innocemment dans les vers de Ménandre. »
bc

C'est la même chose que la Police a produit à Paris, elle a proscrit les satires atroces d’Aristophane et n’y souffre plus que la sage critique de Ménandre.

« C’est le Public, dites-vous, qui fait la loi au Théâtre, et non pas le Théâtre qui la fait au Public »bd  ; quoi de plus juste et de plus sensé : n’est-ce pas au goût général, que les particuliers raisonnables doivent se soumettre ? « Non, direz-vous en style Clinique, il convient d’être seul de son parti, quand on est seul raisonnable » : j’en conviens, mais quand le Public est sage, il est beau sans doute d’être de l’avis du Public. Or nos Auteurs veulent plaire, ils doivent s’assujettir à son goût : ce n’est donc qu’après avoir reconnu ce goût qu’ils se permettent de lui donner des pièces qui respirent la Vertu.

Le Public applaudit ces pièces, donc il a du goût pour la Vertu, donc les Auteurs font bien et très bien de se soumettre à ce goût et de recevoir la loi du Public.

Ne craignez point au reste qu’à l’exemple de Néron nos sages Magistrats fassent égorger ceux des spectateurs qui ne se plairont pas à des pièces trop sagesbe : cette apostrophe au plus affreux des Tyrans ne justifie ni votre opinion à l’égard de la faiblesse des lois contre les abus du spectacle ni le reproche que vous faites aux Acteurs de l’Opéra de Paris, de vous avoir voulu quelque mal.

N’est-il pas bien naturel, de ne pas aimer quelqu’un qui fait ce qu’il peut pour avilir nos talents, qui s’efforce ainsi de nous ôter les moyens de subsister ? Est-il bien généreux à vous de déprimer des gens qui, par leur habileté particulière, ont fait valoir un de vos ouvrages beaucoup plus que vous ne deviez naturellement l’espérer, qui, par les charmes de leur action et la délicatesse de leur chant, ont fait monter aux nues un petit Poème très froid, une musique pleine de traits communs, qui peut-être eût été reléguée promptement du Théâtre au Pont neuf, si les Jélyotte et les Felbf n’avaient su les embellir d’ornements tirés de leur propre fond ? La preuve de ce que je dis résultera de l’expérience : tirez votre musique de la bouche de ces gens-là, vous verrez ce qu’elle deviendra. Votre ingratitude devait donc nécessairement révolter des gens à qui vous aviez tant d’obligation. Des Chanteurs habitués à voir le Public en larmes quand ils peignent par leur chant la tendresse ou le désespoir dans les Tragédies, qui, par la naïveté, le goût et la légèreté de leurs sons portent la joie la plus vive ou la délicatesse la plus pure du sentiment dans l’âme des spectateurs, lorsqu’ils chantent des Pastorales ou des Poèmes comiques, ont-ils pu lire avec plaisir un gros livre pour prouver qu’ils n’étaient capables de rien, et que le Public était imbécile de se laisser toucher ?

Ce serait ici le lieu peut-être de vous faire part de mes réflexions sur votre mauvaise critique de la Musique Française et d’attaquer votre préjugé ridicule pour la Musique Italienne ; mais comme l’objet occasionnerait une trop longue digression, j’aime mieux la renvoyer à la fin de cet ouvrage pour ne point imiter votre désordre et sautiller d’un objet à l’autre comme vous faites. Je reviens donc à ce qui concerne le spectacle de la Comédie et pour mieux vous convaincre qu’il est bon en lui-même, je vais maintenant distinguer les objets que j’ai confondus jusqu’à présent et commencer par la Tragédie.