(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE III. De la Comédie. » pp. 92-118
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(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE III. De la Comédie. » pp. 92-118

CHAPITRE III. De la Comédie.

Tout est mauvais, tout est dangereux dans la Comédie pour les Spectateurs ; c’est la conséquence que vous tirez d’un principe aussi peu admissible qu’elle. Il n’est sûrement pas vrai que le plaisir du comique soit fondé « sur un vice du cœur humain »ck (sa malignité).

Le principe et la conséquence sont aussi absurdes que le tarif que vous faites de la valeur des caractères ; à la preuve :

« Quel est le plus blâmable d’un Bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le Gentilhomme, ou du Gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la Pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme? »cl

Et non Monsieur il ne l’est pas : par quel malheur voyez-vous toujours d’honnêtes gens où les autres ne voient que des coquins ? Pourquoi préparez-vous une excuse à un ridicule, disons mieux, à un vicieux impertinent, à un bourgeois orgueilleux et sot qui a l’impudence de se méconnaître au point d’oublier qu’il a une femme pour devenir le galant secret d’une Marquise, qui se sert de tous les moyens qu’il peut imaginer pour la séduire ; c’est de vous qu’on peut dire, « dat veniam corvis »cm .

Vous faites des questions au Public mais vous lui dictez ses réponses ; elles sont trop subtiles, on n’y reconnaît pas son ton. Je vais m’emparer à mon tour du Tribunal, interroger le Public, et le laisser répondre avec toute la naïveté qui lui est propre. Public : répondez-moi ; qu’est-ce que M. Jourdaincn ? « C’est un sot. Que fait ce sot ? A cinquante ans il apprend à lire, il apprend la Philosophie, il apprend à tirer des Armes, il apprend à chanter, il s’habille comme les grands Seigneurs à ce qu’il croit, il a la sotte vanité de penser de lui qu’il est un habile homme en tout dès la première leçon, au point de vouloir déjà montrer aux autres, et cela me fait bien rire. »

Vous avez raison de rire, tout cela est en effet très ridicule, mais si l’on n’a pas de plus grands reproches à faire à M. Jourdain, M. Jean-Jacques a raison de s’emporter contre Molière et de dire qu’il est le perturbateur de la société ; « qu’il excite les âmes perfides à punir sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens. »co Je crois comme eux que parce qu’un homme est sot et ridicule, on n’est pas autorisé à le voler.

« Vous n’y êtes pas M. le Juge. Jourdain non seulement est ridicule mais il est vicieux : c’est un homme vain, aveuglé par ses richesses, à qui son amour libidineux fait souhaiter d’être Gentilhomme ou tout au moins d’en avoir les airs. Son orgueil et son libertinage méritent assurément d’être punis, et comme il est un sot, ils le seraient bientôt, par une suite toute simple de sa sottise et de sa prodigalité, si le bon sens de sa femme ne venait à son secours. » Mais on dit, M. le Public, que vous prenez pour un honnête homme, cet Escroc de Gentilhomme qui le vole si indignement ? « Pour un honnête homme, M. le Juge, le Ciel m’en préserve ! C’est un fripon du premier ordre, je le regarde comme tel ; mais je suis charmé que l’orgueil, la prodigalité, les penchants libertins d’un plat bourgeois l’exposent au péril de tout perdre et que les autres bourgeois, entêtés de noblesse, apprennent de Jourdain que le sort qui les attend est d’être dépouillés par des Escrocs, quand pour mieux ressembler aux grands Seigneurs, ils osent en affecter tous les vices et les ridicules. » Ma foi, M. le Public, je vois bien que vous avez raison et je condamne M. de Genève à mieux regarder à l’avenir ce qu’il verra, afin d’en porter un jugement plus solide et plus sensé. L’intention de Molière n’est pas moins pure dans George Dandin que dans Le Bourgeois Gentilhomme, et pour en convaincre le Spectateur, il la lui expose dès les premiers mots de la pièce ; les voici : c’est George Dandin qui parle.

« Ah !qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les Paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un Gentilhomme etc. »cp Avouez donc Monsieur que, si vous eussiez porté de meilleurs yeux, ou plus de bonne volonté pour l’Auteur à la représentation de cette pièce, vous auriez mieux senti son objet, qui était d’avertir tous les roturiers opulents que leur richesse et leur vanité ne doivent pas les faire aspirer à des alliances nobles, s’ils ne veulent s’exposer aux mêmes chagrins que le pauvre George Dandin. Cet avis est assurément charitable et fondé : combien ne voit-on pas de nos George Dandin de Finance se repentir vainement de n’en avoir pas cru Molière ? Le Public rit de leur chagrin, et n’a-t-il pas raison ? N’est-il pas amusant de voir la vanité bourgeoise confondue par l’orgueil de la Noblesse ? Cela ne justifie pas, j’en conviens, une femme qui cherche à déshonorer son époux : mais Molière a produit ce caractère par les mêmes motifs qui justifient MM. de Voltaire et de Crébillon dans les pièces de Mahomet et d’Atrée. Il met en Scène un caractère odieux « qui fait rire »cq , me direz-vous : sans doute ; mais il faut distinguer. Ce n’est sûrement pas ce qu’il y a d’odieux dans le caractère qui fait rire, mais c’est le comique des situations dans lesquelles les personnages se trouvent.

Demandez à nos Juges criminels s’ils ne condamnent pas souvent au supplice des coquins qui l’ont mérité de la façon la plus comique ; quoique ceux-ci aient pu déconcerter la gravité de leurs Juges dans leur interrogatoire, par ce qui s’est trouvé de plaisant dans les circonstances du délit : ce comique-là disparaît dès qu’il est question de prononcer, et la sentence n’en est pas moins sérieuse quoique le procès soit risible. Tel est le Public à l’égard d’Angélique cr, quoique la malice et la présence d’esprit de celle-ci le fassent rire aux dépens de George Dandin, qui d’ailleurs mérite tous les chagrins qu’il éprouve.

En qualité de Juge, il reprend très fort son sérieux, quand il est question de prononcer sur le Compte d’Angélique : il ne voit plus en elle qu’une femme détestable ; il passe du rire à la compassion pour le pauvre George Dandin, et convient avec lui que quand on a épousé une aussi méchante femme que la sienne, « le meilleur parti que l’on puisse prendre, est d’aller se jeter dans l’eau la tête la première »cs . C’est alors qu’Angélique n’est plus, aux yeux du Public, qu’une femme exécrable, et que le reproche que l’on fait universellement à Molière d’avoir laissé triompher le Vice est sans doute l’éloge qu’il désirait pour sa pièce. En effet, consultez-vous vous-même. Êtes-vous jamais sorti de la représentation de George Dandin bien épris de l’esprit et des talents d’Angélique ? Êtes-vous sorti avec la disposition de vous choisir une épouse de ce caractère ? Avez-vous vu quelqu’un plus épris de son mérite que vous ? Avez-vous vu beaucoup de femmes se glorifier de ressembler à celle-ci ? Ne les voyez-vous pas toutes au contraire rougir de son impudence et de sa malice ? On ne pouvait donc pas faire un plus grand compliment à l’Auteur que d’observer qu’Angélique méritait d’être punie, et de lui reprocher qu’il avait mis en Scène une femme détestable.

« Omne tulit punctum [...] »
ct

Et cela suivant vous-même. Ce que vous dites de la Tragédie est applicable à la Comédie, et voici comme vous vous exprimez.

« Je comprends bien qu’il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l’effet moral d’une Tragédie, et qu’à cet égard l’objet est rempli quand on s’intéresse pour l’infortuné vertueux plus que pour l’heureux coupable. »cu Or on plaint George Dandin et l’on méprise, on déteste Angélique, on voudrait qu’elle fût punie : donc Molière était de votre avis, sa pièce ne mérite aucun reproche, si vous voulez vous accorder avec vous-même.

Un critique bien plus éclairé que vous, un Philosophe qui loin d’être un Cynique sauvage s’est attaché à mériter par ses écrits le titre d’ami des hommes, qui ne veut que les rassembler en Société et non pas les disperser dans les glaces du Canada ou des terres Australes ; cet Auteur respectable dis-je, a trouvé de quoi reprendre dans la pièce de George Dandin : ce n’est ni l’infortune de celui-ci, ni l’heureuse méchanceté de sa femme qu’il a trouvé digne de blâme, c’est le caractère de Sotenville : il craint que par ce rôle on n’ait rendu la noblesse rurale ridicule, et qu’on ne l’ait dégoûtée par-là du séjour sur ses terres. Il se trompe selon moi ; le vrai motif de ce dégoût est l’ambition ou la vanité. Que faire, disent nos Gentilshommes, à la campagne ? Nos revenus ne nous y feraient briller qu’aux yeux des paysans ; une résidence trop constante nous éloignerait des occasions qu’on peut saisir et faire naître en demeurant à la Cour ou dans la Capitale ; allons-y donc, affermons nos terres, achetons au prix de la moitié de notre revenu le plaisir de briller dans l’Antichambre du Prince ou dans celle du Ministre.

Voilà sans doute les véritables motifs qui éloignent la Noblesse de ses Châteaux, et non le rôle de Sotenville. Ce ne sont point ces Gentilhommes respectables que des paysans fortunés se félicitent d’avoir pour Seigneurs depuis 300 ans3, ce n’est point cet aimable buveur, arbitre équitable et Bachique de tous les différends de son Canton que Molière a joués ; ce sont ces Gentilhommeaux ridicules qui, le nez collé sur leurs Titres, croient y trouver des raisons suffisantes pour mépriser tout ce qui n’est pas noble, qui tapis dans leurs Chaumières oublient que leurs égaux et leurs Supérieurs sont logés sous la Toile en rase campagne, prêts à répandre leur sang pour l’Etat avant qu’on ait publié l’arrière-ban, au lieu que nos Hobereaux l’attendent pour se souvenir de ce qu’ils doivent à la mémoire de leurs ancêtres, à leur Prince et à la Patrie. Ce sont ces Egrefins insolents qui vivent ordinairement du bout de leur fusil et qui se croient en droit de battre et d’insulter les Paysans, parce qu’ils ont celui de tuer exclusivement un Lièvre, que Molière a voulu jouer ; demandez à tous ces braves Cadets que la gloire retient dans les Armées, s’ils se reconnaissent dans Sotenville et quel cas ils font eux-mêmes des Gentilhommes qui ressemblent à ce Personnage. Molière a donc bien fait de jouer les Sotenville. Le Peuple et la Noblesse ne peuvent que lui en savoir gré. Ce n’est pas d’être sur leurs terres qu’il les reprend ; c’est d’y être fainéants, orgueilleux, insolents et ridicules. Il ne convient point à des gens que le Prince et l’État ont nommés leurs défenseurs, de ne pas remplir ce titre, et de vouloir en conserver les honneurs et les privilèges. Un simple Soldat est sans contredit infiniment plus respectable qu’eux.

Vos reproches, Monsieur, ne sont pas mieux fondés contre Harpagon, que contre George Dandin et le Bourgeois Gentilhomme. Quelle rage avez-vous d’être toujours du mauvais parti ! Eh ! non Monsieur, le fils d’Harpagon qui le vole et lui manque de respect n’est pas plus criminel que son père. Tous les crimes du fils sont les siens puisqu’il en est la cause : et qu’en bonne logique on rend toujours la cause responsable de l’effet qui ne serait pas sans elle. Celui qui paie et qui arme un assassin pour tuer quelqu’un est plus criminel que l’assassin même. Les recéleurs sont plus criminels aux yeux de la Justice que les voleurs, puisque ceux-là encouragent ceux-ci.

Quand Molière donc fait voler un père par son fils, qu’il fait désirer à un valet l’occasion de voler son Maître, c’est pour apprendre aux avares de combien de maux ils se rendent la cause. N’est-il pas vrai que si Harpagon ne refusait pas à son fils jusqu’au nécessaire ; s’il ne portait pas la lésine jusqu’à l’envoyer boire une verre d’eau fraîche à la cuisine, quand il se trouve mal en sa présence, et cela d’un ton à faire croire que ce Vilain a même regret à cette dépense ; n’est-il pas certain en un mot que s’il n’était pas un monstre dans la société son fils ne commettrait pas les fautes qu’il commet et que ce père indigne de l’être en est le premier auteur ? Pour peu qu’un avare ait envie de se corriger, n’y sera-t-il pas déterminé, ne frémira-t-il pas en se comparant avec Harpagon votre protégé ? Il est odieux qu’un fils vole son père, il est odieux qu’il lui manque de respect ; mais ne m’avouerez-vous pas que cela est mille fois plus excusable quand le père en est cause, que quand un fils est porté à ces excès par sa propre corruption ? Ergo si Harpagon est la cause de tous les égarements de son fils, il est le premier et le plus criminel ; et cette pièce, si licencieuse à votre avis, est telle qu’elle doit être pour apprendre aux avares que Quand les pères ne donnent rien aux enfants, les enfants les volent et leur manquent de respect.

Soyez du parti des pères sages et raisonnables, rien n’est plus naturel et plus louable ; mais non pas des mauvais pères qui souvent par leur avarice, leur dureté, leur ignorance, ou leurs préjugés, sont cause de tous les désordres de leur famille. Ecoutez les plaintes de Sigismond, dans La vie est un songe :

« Parents dénaturés, à vos ordres bizarres,
Quoi ! nos jours innocents seront-ils asservis ?
Serez-vous envers nous impunément barbares ?
Et les ressentiments nous sont-ils interdits ?
Non, non, c’est une erreur dont vous êtes séduits.
Par une sage prévoyance
Les équitables Dieux ont borné vos pouvoirs.
Ainsi que nous, vous avez vos devoirs.
Et si nous vous devons avec l’obéissance
Des marques de respect et de reconnaissance,
Vous nous devez des soins à votre tour,
Conformes à notre naissance,
Et des preuves de votre amour. »
cw

Vous ne vous arrêtez point à parler des Valets de la Comédie : vous croiriez profaner votre plume que de prendre la peine de les critiquer. J’en parlerai moi, et même pour justifier l’usage qu’on en fait : on les représente tels qu’ils sont, fourbes, fripons impudents, par une raison très louable, c’est comme si l’on disait aux pères de famille : « Vous qui négligez de prendre vous-mêmes soin de l’éducation de vos enfants, qui ne leur donnez souvent que vos valets pour surveillants ou tout au moins qui leur permettez trop de commerce avec eux, vous qui, par une sévérité mal entendue, êtes presque toujours opposés à des goûts que la nature et la jeunesse autorisent ; vous qui, sans faire aucune attention à l’inclination, au goût, au caractère de vos enfants, ne leur prescrivez que ce qu’ils doivent haïr, ne soyez point surpris s’ils se livrent à des conseils tout à fait opposés à vos vues, et si les avis d’un Valet fripon ou d’une Soubrette effrontée obtiennent leur confiance que votre dureté leur a fait perdre. » Voilà Monsieur l’usage que nos Auteurs font des valets. Plus ils les font voir dangereux, plus ils les rendent odieux, plus ils autorisent les gens sensés, les pères de famille attentifs à se défier d’eux et à se pourvoir contre leurs manèges et leur fourberie, plus ils leur font sentir combien il est dangereux de souffrir aucun commerce entre leurs enfants et de pareilles gens. Montrez à quelqu’un comme on le trompe, il trouve bientôt le moyen de ne plus être trompé.

Il s’en faut bien au reste que tous nos valets de la Comédie soient des fripons. Leur bon sens, leur probité contraste souvent assez bien avec la folie ou les vices de leurs Maîtres. Dans Le Festin de Pierre, Le Joueur, Le Menteur, L’Ingrat, Le Méchant, Le Distrait cx, les valets sont d’honnêtes gens, ils ne sont que comiques et subordonnés à l’intrigue de ces Pièces. Nos Auteurs ne les font donc pas toujours dignes de la corde : ils les font tels que le sujet l’exige ; j’entends ceux de nos Auteurs qui savent faire des valets : M. Destouches est mort et je crains bien que, pour votre satisfaction, l’art de bien faire parler des valets ne soit dans la tombe avec lui.

Après avoir justifié Le Bourgeois Gentilhomme, George Dandin, L’Avare et nos Valets, vous jugez bien qu’il me sera facile de justifier le Misanthrope : que je vous suis obligé Monsieur de ne pas me donner d’ouvrage plus difficile à faire.

Molière, et c’est toujours là votre opinion, n’a pas voulu jouer « les vices : il n’a joué que les ridicules »cy . Mais Monsieur, les ridicules ne seraient pas sans les vices : ce sont eux qui en sont les sources, on ne peut donc pas attaquer un ridicule sans attaquer le vice qui l’a fait naître. Celui des Précieuses par exemple, a pour principe l’orgueil qui fait gémir Cathos et Madelon de n’être pas nées de Cyrus ou d’Artamènecz. Elles veulent se distinguer par un langage affecté des femmes de leur état. Nées Bourgeoises, elles ne veulent d’autres sociétés que celles des gens de Cour : tout cela, pour être ridicule, n’en est pas moins vicieux, et c’est l’orgueil impertinent des Bourgeoises qui se donnent des airs de qualité, autant que la fatuité du jargon des beaux esprits femelles de son temps, que Molière a joué avec tant de succès dans sa Pièce.

N’est-ce qu’un ridicule qu’il a joué dans L’Avare ? Je crois que vous conviendrez que c’est un Vice, et un Vice si bien joué que vous étiez fâché tantôt qu’on l’eut joué si cruellement.

N’est-ce qu’un ridicule que le Tartuffe ? Il n’y aura que les Jésuites du Paraguay qui ne trouvent pas un vicieux dans ce personnage : mais les honnêtes gens vous diront que le Tartuffe est pour eux un homme détestable et non pas un ridicule et qu’ils sont ravis que Molière ait démasqué si bien les hypocrites et que sa confiance ait triomphé des obstacles que leur malignité opposait à la représentation de cette Pièce.

Le Menteur, le Joueur, le Glorieux, l’Ingrat, le Flatteur, le Prodigue, le Méchant sont assurément des vicieux et non pas des ridicules ; s’ils font rire quelquefois, ils indignent encore plus souvent ; permis à vous seul de ne les trouver que plaisants ; vous avez un goût privilégié.

Revenons au Misanthrope. Vous trouvez d’abord son titre outré, car un Misanthrope selon vous doit être un monstre, un enragé, un Démon tel que le héros de La Vie est un songe. Un Philosophe moderneda, tout opposé à votre avis, a blâmé Molière d’avoir fait du Misanthrope un homme de mauvaise humeur non seulement contre les hommes en général, mais encore contre chacun d’eux en particulier. Il a intitulé son ouvrage Le Misanthrope et son personnage est un homme sociable pour chacun en particulier, mais l’ennemi et le critique des vices en général.

Voilà Molière entre vous deux et vous savez que le milieu de toutes choses est le point de préférence pour les Sages. Alceste n’est ni enragé ni assez discret, il hait cordialement le genre humain, mais sans s’armer d’un poignard contre le premier venu ou lui marquer comme Timon un figuier pour se pendredb : trop de complaisance dans le Philosophe Hollandais ne laisse plus voir dans son Misanthrope qu’un Spéculateur qui n’envisage rien qu’en général et que rien ne blesse assez dans chaque particulier pour l’engager à lui donner personnellement de bons conseils. C’est presque un Démocrite que ce Misanthrope-là. Celui de Molière est donc bien comme il est, c’est mon avis et celui, j’en suis sûr, de la plus grande partie du Public ; en tout cas, ce n’est là qu’une dispute de mot, qui ne fait rien au fond de la question.

Il s’agit d’examiner si Alceste est un galant homme tourné mal à propos en ridicule ; si la pièce, comme vous vous l’imaginez, est contraire aux bonnes mœurs ; si un homme qui dit durement son avis sur tout, qui ne s’embarrasse jamais de mortifier personne, qui prend le Dé à tous coups, et s’établit orgueilleusement le Juge et le Précepteur du genre humain, qui joint l’insolence à la brusquerie, n’est pas un homme vicieux et blâmable ; et si la probité est un titre qui exclue la politesse et la modestie. Voilà l’homme que Molière a joué et que tous vos sophismes ne justifient pas, vous allez voir.

« S'il n’y avait ni fripons, ni flatteurs, [Alceste] aimerait tout le monde »dc  ; c’est-à-dire que si sa soupe n’était pas quelquefois trop salée il la trouverait toujours bonne : il faut donc pendre tous les Cuisiniers parce que ce malheur leur arrive à tous quelquefois ? Malgré ce qu’il y a de trivial dans cette comparaison, vous y reconnaîtrez, je crois, du bon sens ; à moins que vous n’exigiez qu’on fasse un monde à la fantaisie d’Alceste. Il n’y a rien de plus aisé, que ne parlez-vous ? Celui-ci mérite-t-il d’exister après que votre Héros a dit qu’il déteste les hommes ?

« Les uns parce qu’ils sont méchants ;
Et les autres pour être aux méchants complaisants. »
dd

C’est à ces derniers surtout à qui votre homme en veut : il les trouve des gens abominables, parce que moins féroces que lui et ne voulant se brouiller avec personne, ils laissent aller le monde comme il va, bien persuadés que le rôle de Réformateur est aussi dangereux qu’inutile à jouer.

Philinte est de ces gens-là : il sait qu’un homme, pour être homme de bien, a assez d’affaire de s’observer lui-même, sans se charger encore du soin de réformer les autres. Il sait que la contradiction aigrit et préfère de se faire des amis par sa complaisance, à l’honneur de se faire haïr inutilement par la Misanthropie.

Vous voulez « que [le Misanthrope] s’emporte sur tous les désordres dont il n’est que le témoin […] ; mais qu’il soit froid sur celui qui s’adresse directement à lui »de  : mais cet homme-là ne serait plus Alceste, à l’emportement près ce serait Socrate ; or ce n’est pas Socrate que Molière a voulu peindre ; c’est Alceste, c’est le Misanthrope ; c’est un sage par amour-propre et un brutal par tempérament, c’est un orgueilleux fâché contre tout le genre humain de ce que tout le genre humain ne s’arrête pas à contempler sa sagesse. Or il y a beaucoup d’Alcestes dans le monde : n’en seriez-vous pas un, vous qui parlez ? Si cela est, c’est vous et vos pareils que Molière a voulu jouer et non pas Socrate.

Il ne s’agit pas de savoir si le Misanthrope que vous dites, est celui que Molière aurait dû mettre sur la scène ; vous n’êtes pas assurément fait pour apprendre à ce Grand homme ce qui convenait le mieux au Théâtre de son temps et du nôtre. Il s’agit de savoir s’il y a dans le monde des Misanthropes comme celui de Molière ; or il est certain qu’il y en a, et que j’en connais aujourd’hui ; Molière a donc bien fait de les jouer. Otez-leur le nom de Misanthropes si vous voulez : traitez-les de brutaux, le nom n’y fera rien : toujours sera-t-il vrai qu’il y a dans le monde des Alcestes et des gens capables de s’attirer une affaire fâcheuse pour dire trop durement leur avis et capables de se faire haïr par l’âpreté de leur morale et la brutalité de leur sagesse prétendue.

Il n’y a que vous qui puissiez trouver de la grandeur d’âme à la manière impertinente et grossière dont Alceste traite l’homme au Sonnet. Cet homme, de l’aveu même du Misanthrope, est homme de mérite ; il parle aussi bien de son cœur que de ses qualités extérieures : ne peut-il donc pas bien passer à un aussi galant homme l’erreur dans laquelle il est d’avoir fait un bon Sonnet, et la faiblesse qu’il a d’admirer ses vers, en faveur de toutes les bonnes qualités qu’il lui connaît ? La Vérité est-elle donc si sévère qu’elle ne permette pas un peu de dissimulation sur des bagatelles ; ou si elle ne permet pas cette complaisance, a-t-elle prescrit de défendre ses droits d’une manière brusque et impolie ? Alceste ne pouvait-il pas dire à Oronte, avec douceur et politesse : « Monsieur, j’ai le malheur de n’être pas du goût le plus général : peut-être ai-je tort ; mais dès que je veux prononcer sur un ouvrage d’esprit, je consulte avant la nature, et c’est en la consultant que j’ai peine à trouver votre Sonnet admirable, et tel qu’un homme d’esprit tel que vous pourrait en faire, s’il ne laissait aller sa plume que sous la dictée de la nature et de la raison. S’il s’en rapportait plus à son goût et à ses lumières qu’au mauvais jugement de gens qui préfèrent les expressions éblouissantes et les jeux de mots aux pensées les plus solides et aux expressions consacrées à la vérité du sentiment. La pensée de tel vers de votre Sonnet, par exemple, est fausse par telle ou telle raison. Je puis me tromper, et je ne vous donne point mon avis pour une règle à suivre ; mais enfin je crois vous devoir dire avec franchise ce que je pense, autrement je répondrais mal, sans doute, à l’honneur que vous me faites de me consulter. » Oronte se rendrait peut-être avec plaisir à des vérités démontrées si poliment : mais point du tout, on appuie brusquement sur sa plaie, et loin de ménager sa faiblesse, le ton qu’on emploie pour le corriger est précisément celui dont on se servirait pour lui dire Vous n’êtes qu’un sot. Après bien des efforts pour ne pas lâcher une impertinence Alceste la lâche du ton le plus révoltant. « Franchement, il est bon à mettre au cabinet. »df S’il faut de pareils traits à la Philosophie pour vous la rendre agréable, vous êtes fondé à regarder Alceste comme un sage, mais les autres vous regarderont vous et lui comme deux… etc.

Mettez-vous, Monsieur, à la place d’Oronte : supposez que je sois de votre connaissance, ou plutôt que désirant de vous lier avec moi, vous m’apportiez votre Libelle à M. d’Alembert, pour avoir un approbateur de plus. Que diriez-vous de moi si pour toute réponse à votre politesse et à une marque de confiance si flatteuse, que diriez-vous, dis-je, si, comme je le pense, je vous disais brusquement, « franchement, il est bon, à mettre au cabinet » ? Ma franchise vous semblerait-elle de la grandeur d’âme ou de l’impertinence ? Je serais, j’en suis sûr, à vos yeux un sot, un brutal, un impoli méprisable. Eh bien, Monsieur, tel est Alceste aux yeux des gens sensés ; tel est le Misanthrope, que Molière a voulu faire et qu’il a fait. Ce n’est pas le vôtre à la vérité, il serait encore plus odieux, s’il ressemblait à Sigismond, comme vous le voudriez. Ce ne serait plus un Misanthrope mais un sage, s’il était insensible à tout ce qui le regarde personnellement, comme vous voudriez encore. Le Public ne gagnerait pas au change ; il ne lui serait pas plus avantageux de voir transformer Philinte en hypocrite, en indifférent, en bavard, comme vous prétendez qu’il est : croyez-moi Monsieur, dispensez-vous d’enseigner à Molière comme on traite bien un caractère et comme on fait une bonne Comédie, et souvenez-vous de ce que vous avez dit vous-même et que j’ai déjà cité, « que de petits Auteurs comme nous trouvent des fautes »dg où les gens d’un vrai goût ne voient que des beautés.

Vous reprochez à Molière,

« que dans la vue de faire rire aux dépens du Misanthrope, il lui fait quelquefois tenir des propos d’un goût tout contraire au caractère qu’il lui donne ; telle est cette pointe :

« La peste de ta chute, Empoisonneur au Diable.
En eusses-tu fait une à te casser le nez. »

pointe d’autant plus déplacée dans la bouche du Misanthrope, qu’il vient d’en critiquer de plus supportables dans le Sonnet d’Oronte. »dh

Rien n’est moins réfléchi que ce reproche : ce que vous appelez une pointe dans la bouche d’Alceste n’en est pas une ou du moins c’en est une qui devient un bon mot par la circonstance ; telle que ces pointes qu’on lâche dans la conversation et qui font tout l’effet des bons mots, eu égard à l’impromptu, au geste, au ton, à la circonstance qui les accompagnent ; exemple :

Lorsque le Cardinal Janson, disait à Boileau qu’il devait changer de nom et au lieu de Boileau se faire appeler Boivin, c’était une pointe froide et plate. Le Cardinal voulait faire rire, on le sentait, on ne rit pas ; mais lorsque Boileau lui repart, à l’impromptu, « Monseigneur, votre Eminence devrait aussi changer de nom et au lieu de Janson, se faire appeler Jean Farine. »di , on rit sans doute beaucoup parce que sa pointe avait le mérite de l’impromptu que n’avait pas celle du Cardinal. Lorsqu’Oronte vient lire un Sonnet, tissu de pointes réfléchies qu’il croit des bons mots, son Sonnet doit déplaire comme la pointe du Cardinal Janson : des jeux de mots pensés et médités ne peuvent pas produire d’autre effet. Quand Alceste en colère dit sans réflexion une pointe, elle fait rire précisément parce que l’intention d'Alceste n’est pas de faire rire et sa boutade, son ton, la circonstance, son geste et l’impromptu font de sa pointe un très bon mot.

C’est d’ailleurs unir l’exemple au précepte, de même qu’Horace et Despréaux ont fait dans leur Art Poétique.

« Et de son dur marteau martelant le bon sens »dj , est un vers très dur mis exprès pour apprendre aux jeunes Poètes à n’en pas faire. Molière, en mettant une pointe dans la bouche du Misanthrope, leur apprend par elle dans quelle circonstance et avec quels accompagnements elle peut devenir un bon mot. C’est une chose que les seuls gens de goût sont capables de saisir ; mais vous nous avez avertis que le goût n’est pas de votre goût.

« Morbleu, vil complaisant, vous louez des sottises. »dk Ce vers est une boutade très bien placée dans la bouche d’un bourru et j’avoue qu’une pointe irait mal après elle : mais ce que vous appelez une pointe paraît aux autres une seconde boutade toute aussi caustique mais plus plaisante que la première, et qui peut fort bien, sans faire tort à la Vertu garder la place qu’elle occupe.

Que vous la rendriez haïssable cette Vertu, si vous étiez son seul Prédicateur ! Vous croiriez la faire parler naturellement, quand tout le monde lui trouverait la grossièreté des halles et la brutalité des Portefaix. Molière l’entendait mieux, ne vous déplaise ; si son Misanthrope eût toujours dit des injures grossières, il aurait révolté ; il lui en fait dire de plaisantes, il amuse.

« La force du caractère voulait qu’[Alceste] dît brusquement [à Oronte], « Votre Sonnet ne vaut rien […]. »dl Point du tout ; la force du caractère ne voulait point cela. Les « je ne dis pas cela »dm répétés sont le coup de pinceau que la force du caractère exigeait, et décèlent le grand maître. Comme un homme qui marche sur le verglas trébuche, vacille, s’efforce en vain de garder l’équilibre toujours prêt à lui échapper, et tombe enfin d’une chute que ses efforts pour se retenir rendent encore plus pesante ; de même Alceste, en qui la raison s’efforce en vain d’enchaîner le caractère, est dans le cas de l’homme qui trébuche sur la glace : par ses réticences, il annonce une brusquerie, une impertinence qui va partir avec d’autant plus d’effet qu’il a fait plus d’efforts pour la retenir.

Si Alceste se fût contenté de dire brusquement, « Votre Sonnet ne vaut rien », son caractère y aurait perdu ces traits admirables, on n’aurait vu qu’un homme grossier, on n’aurait pas vu Alceste, et cette grande véracité que vous lui prescrivez n’est guère le propre que des rustres, des ivrognes, ou des insolents parvenus : au lieu qu’Alceste est un homme de naissance, à qui les sottises offensantes doivent coûter quelque peine à proférer.

Le tempérament parle chez lui plus souvent que le cœur, et voilà pourquoi il fait rire au lieu de faire horreur quand il dit ces quatre vers hyperboliques.

[…] « A moins qu’un ordre exprès du Roi ne vienne,
De trouver bons les Vers, dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu, qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.  »
dn

Pourquoi Molière fait-il rire aux dépens d’Alceste ? Parce que les originaux, les sages de son espèce sont encore plus ridicules que vicieux, et que la plus grande peine qu’on puisse infliger à l’orgueil Philosophique, c’est de faire rire à ses dépens. Alceste aussi se fâche-t-il dès qu’il voit rire de ses hyperboles, ce qu’il exprime très naïvement par ce vers.

« Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis. »
do

Le Public rit à son tour de la mauvaise humeur d’Alceste, et fait bien sans doute. Le ridicule du Misanthrope tombe à plomb sur le vice qui en est la source et ce vice n’en est sûrement pas moins odieux, quoiqu’il ait fait rire par les choses comiques qu’il occasionne. Il n’est d’ailleurs pas moins honteux pour les vicieux de faire rire à leurs dépens, que de révolter. Souffrez donc, Monsieur, que l’on rie. Souffrez qu’un Misanthrope soit ridicule, et qu’on aime un Philosophe poli, doux, et discret. Ne donnez point un masque odieux à Philinte, pour en prêter un gracieux à Alceste, ils perdraient tous deux à la Métamorphose que vous leur prescrivez : laissez-nous voir les gens tels qu’ils sont, et que leur père les a faits ; et soyez sûr que la Vertu ne s’offensera pas plus de nous voir rire d’un fou qui défend la vérité comme un Dogue, que de nous voir estimer la prudence, la politesse, et la complaisance d’un homme qui se contente d’être honnête homme lui-même, en pardonnant aux autres leurs défauts,

« Comme vices unis à l’humaine Nature. »
dp

Sachez Monsieur reconnaître dans Philinte un homme vertueux, un amant raisonnable, un ami tendre, sincère, et confiant : sachez qu’un sage à votre façon serait une espèce de fou tel que fut Diogène : sachez enfin que la Vertu, loin d’exclure les qualités sociales, leur a donné l’être elle-même : elle est donc bien éloignée de proscrire la politesse, la prudence, la complaisance et la discrétion, et de prendre des Ours pour ses Avocats.

Voilà Molière, je crois, suffisamment disculpé de vos reproches : je ne crois pas qu’aucun homme sensé qui lira cette réfutation, le regarde désormais comme un « Auteur dangereux »dq  : votre conséquence tombe absolument. C’est le sort qu’un principe faux lui préparait et devait vous faire augurer.

Vous ne voulez pas faire à Dancourt l’honneur de parler de luidr, je n’ai pas le cœur assez corrompu pour vouloir excuser la licence des sujets qu’il a choisi ; aussi ne conseillé-je pas aux pères et mères d’affecter de faire voir ses Pièces à de jeunes filles. L’enfance, les premières années de l’adolescence, laissent encore trop de pouvoir sur leur cœur à des impressions libertines : mais vous m’avouerez que ce qui est très dangereux à douze ou quinze ans, est très indifférent à vingt-cinq ou trente. On sait alors beaucoup plus que les Pièces de Dancourt n’en peuvent apprendre. La lecture ou la représentation de ces Comédies n’est donc pas plus dangereuse que ces chansons bachiques qu’on entonne aux desserts de presque tous les repas joyeux, et qui pourtant n’ont jamais fait un ivrogne d’un buveur d’eau.

Ce sont des jeux d’esprit d’autant moins dangereux qu’ils ne sont reçus que pour ce qu’ils sont. Regnard est néanmoins bien plus facile à disculper que Dancourt, surtout par rapport au Légataire ds, cette Pièce qui vous fait proférer cette longue Capucinade :

« C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la Police, on joue publiquement au milieu de Paris une Comédie, où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la Pièce, s’occupe avec son digne cortège, de soins que les lois paient de la corde ; […] Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est et tout y est applaudi. »dt

Quelle déclamation ! Mais on y peut appliquer cette pensée :

« Parturient montes, nascetur ridiculus Mus. » « La montagne en travail enfante une souris. »
du

A vous entendre, on dirait que Regnard a fait sa Pièce exprès pour y introduire et légitimer tous les crimes que vous dites. Mais le seul reproche qu’on ait à lui faire, c’est que sa Pièce n’est qu’amusante, au lieu d’être instructive. C’est une farce surchargée de traits si burlesques, qu’on ne pense pas à en tirer la morale qui en résulte, à savoir, que des Testateurs avares et cacochymes sont bien fous de s’imaginer que les empressements de leurs Légataires aient d’autre principe que l’intérêt de ceux-ci. Quoique vous en disiez, cette réflexion n’est pas plus difficile à faire en faveur de la Pièce, que toutes celles que vous avez imaginées contre elle, et vous êtes par conséquent le seul pour qui cette Pièce ait été dangereuse. Si comme tout le monde vous eussiez voulu voir la Pièce dans son véritable point de vue, vous auriez senti qu’en jouant la scène du Gentilhomme bas Normand du style et du ton de Crispin, qu’en jouant le rôle de veuve avec des moustaches, un homme tant soit peu sensé tel qu’est Géronte serait difficilement la dupe de la figure, des propos et du travestissement d’un valet fourbe, et qu’un demi-quart d’heure d’entretien ne suffirait pas pour convaincre un homme de sa parenté avec deux originaux aussi ridicules que le Gentilhomme et la veuve.

Croyez-vous que deux Notaires, très bien connus d’un Testateur, habitués d’ailleurs à faire ses affaires, pourraient écrire un très long Testament sous la dictée de Crispin, sans s’apercevoir qu’on les trompe ? Enfin croyez-vous que personne s’imagine qu’une pareille fourberie découverte, les acteurs en seraient quittes pour s’excuser sur la Léthargie de la dupe ? Mettez-vous, Monsieur, à la place de Géronte ; supposez que vous ayez autant de bon sens que lui et que vous soyez aussi avare en même temps ; Crispin, Lisette, et votre neveu bas Normand, et votre nièce du Maine, vous en imposeraient-ils ? Ratifieriez-vous si bonnement que lui le Testament furtif ? L’absurdité de ce dénouement ne doit-il pas justifier la Pièce à vos yeux ? Rassurez-vous donc Monsieur, je vous réponds qu’aucun Faussaire ne s’y prendra jamais aussi maladroitement que le Légataire pour faire un faux acte : Crispin et Lisette sont des fourbes trop absurdes pour servir jamais de modèle ; tous trois enfin sont trop mauvais professeurs en friponnerie pour faire jamais des écoliers dangereux. Tout coquin qui n’aura pas d’autres maîtres n’échappera pas sûrement à la corde dès ses premières tentatives.

Voilà, je crois, les reproches essentiels que vous faites à la Comédie assez bien combattus pour qu’il me soit permis de négliger tous les autres Paradoxes que votre prévention vous a dictés. Il m’a paru qu’en réfuter solidement trois ou quatre c’était les réfuter tous, puisqu’ils partent tous d’un même principe dont j’ai prouvé la fausseté, en détruisant les conséquences qu’il vous a plu d’en tirer. Si cependant parmi les arguments que j’ai négligés il s’en trouve quelqu’un qui vous paraisse plus puissant que ceux que j’ai attaqués, et si vous vous imaginez que j’ai évité prudemment d’y répondre, désabusez-vous : ils m’ont paru tous également faciles à vaincre, et je ne refuserai point de rentrer en lice si vous le jugez nécessaire : vous n’aurez qu’à m’en indiquer la nécessité. Comme à chaque ligne de votre ouvrage je trouve une faute à reprendre, votre volume m’en ferait faire douze si je ne négligeais rien : ce serait ennuyer le Public et moi-même ; cette raison je crois m’autorise à l’abréger.

Je n’emploierai pas plus d’efforts à défendre la cause des Dames, que celle de la Comédie ; cet objet me procure l’occasion de vous attaquer à mon tour. L’assaut ne serait pas brillant si l’un des Gladiateurs était réduit toujours à la parade.