(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre IV. Les spectacles inspirent l’amour profane. » pp. 32-50
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre IV. Les spectacles inspirent l’amour profane. » pp. 32-50

Chapitre IV.
Les spectacles inspirent l’amour profane.

« Fuis ce lieu dangereux, innocente pudeur ;
Fuis ces rochers couverts des débris de l’honneur »r

Comme l’amour profane est la source des plus grands désordres, rien n’est plus dangereux que d’allumer, de fomenter, de nourrir cette passion, et de détruire ce qui la tient en bride. Or, ce qui réprime cette passion est une certaine horreur que la religion, la coutume et la bonne éducation en donnent ; mais rien n’affaiblit tant cette horreur que les spectacles ; parce que cette passion y paraît sans honte et sans infamie, parce qu’elle y paraît même avec honneur, d’une manière qui la fait aimer ; parce qu’elle y paraît si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit, et qu’on se fait gloire d’en être touché. L’esprit se familiarise avec elle : on apprend à la souffrir et à en parler ; et l’âme s’y laisse doucement aller en suivant la pente de la natures.

On dira peut-être que les passions qu’on y représente sont légitimes, parce qu’elles ont le mariage pour but : mais, quoique le mariage fasse un bon usage de la concupiscence, la concupiscence est cependant toujours mauvaise par elle-même, elle conserve toujours quelque chose du dérèglement qui lui est propre. On doit toujours la regarder comme le honteux effet du péché, comme une source empoisonnée qui nous infecterait, si Dieu ne nous aidait point à la contenir. De quelque manière que les spectacles la tournent et la dorent, quelque apparence d’honnêteté dont ils la revêtent, elle est toujours la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Loin de l’exciter en soi et dans les autres, il faut au contraire faire des efforts continuels pour la contenir dans les bornes que la raison et la religion lui ont prescrites. Aussitôt qu’on cesse de la combattre, et qu’on recherche ce qui la flatte et l’excite, elle rompt tous les liens qui la retenaient ; elle ne connaît plus de bornes. Quelques efforts qu’on fasse pour lui ôter ce grossier et cet illicite, on parviendra bien à le cacher, mais jamais à l’en séparer, parce qu’il en est inséparable. Ce grossier ferait horreur, si on le montrait ; mais l’adresse avec laquelle on le cache ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui n’en est que plus périlleuse, lorsqu’elle paraît plus épurée ; parce que l’esprit la regarde avec moins de précautions, la reçoit avec moins d’horreur, et le cœur s’y laisse aller avec moins de répugnance. La subtile contagion d’un mal dangereux ne demande pas toujours un objet grossier ; l’idée du mariage qu’on met dans ces héros et ces héroïnes amoureuses ne corrige pas, et ne ralentit pas la flamme secrète d’un cœur disposé à aimer. D’ailleurs la représentation d’un amour légitime, et la représentation d’un amour qui ne l’est pas, font presque le même effet, et n’excitent qu’un mouvement qui agit ensuite diversement, selon les différentes positions qu’il rencontre.

La passion ne saisit que son propre objet, la sensualité est seule excitée ; et, s’il ne fallait que le saint nom de mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal, Isaac et Rebecca n’auraient pas caché leurs jeux innocents et les témoignages naturels de leur pudique tendresset. Le licite, loin d’empêcher l’illicite de se soulever, le provoque ; ce qui vient par réflexion n’éteint pas tout ce que l’instinct produit ; tout ce qui attaque le sensible dans les comédies les plus honnêtes, attaque et détruit secrètement la pudeur. Que ce soit de plus loin ou de plus près, c’est toujours là que l’on tend, par la pente du cœur humain à la corruption. On commence par se livrer aux impressions de l’amour : le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard. Déjà le faible du cœur est attaqué, il est vaincu, et l’union conjugale trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie dont le but est d’inspirer le plaisir d’aimer : on en regarde les personnages, non comme épouseurs, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.

Mais il y a encore une raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet point d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est que le mariage présuppose la concupiscence, qui, selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin, dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche à la rendre agréable, veut rendre agréables la concupiscence et la révolte des sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet ascendant auquel on assujettit, dans les comédies, les âmes qu’on appelle grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les représente, c’est ce qu’on veut faire sentir et ce qu’on veut rendre aimable : c’est-à-dire, qu’on veut rendre aimable une servitude, qui est l’effet du péché, qui porte au péché ; et on flatte une passion qu’on ne peut mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au milieu des remèdes. La peinture des peines qui accompagnent les passions ne suffisent pas toujours pour faire éviter celles-ci. Pour s’en convaincre, il ne faut que consulter l’état de son cœur à la fin d’une tragédie : l’émotion, le trouble et l’attendrissement qu’on sent en soi-même, et qui se prolongent après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et à régler ses passions ? Les impressions vives et touchantes, dont nous prenons l’habitude, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin ? Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions effacerait-elle celle des transports de joie et de plaisir qu’on en voit naître, et que les auteurs ont soin d’embellir encore pour rendre leurs pièces agréables ? Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l’une par l’autre n’est qu’un moyen de rendre le cœur sensible à toutes ? Qu’importe que l’amour y soit rendu légitime ou puni à la fin, si on s’est rendu coupable ? on ne règle pas après coup les mouvements du cœur sur les préceptes de la raison ; on n’attend pas les événements pour savoir quelle impression on doit recevoir des situations qui les amènent : car, si les poètes sont les maîtres des passions qu’ils traitent, ils ne le sont pas des passions qu’ils ont émues. Ils sont assurés de faire finir celles de leurs héros et de leurs héroïnes avec le cinquième acte, dit le prince de Contiu, et que les comédiens ne diront que ce qui est dans leurs rôles : mais le cœur, ému par cette représentation, n’a pas les mêmes bornes ; il n’agit pas par mesure : dès qu’il se trouve attiré par son objet, il s’y abandonne selon toute l’étendue de son inclination ; et souvent, après avoir résolu de ne pas pousser les passions plus avant que le héros de la comédie, il s’est trouvé bien loin de son compte ; l’esprit n’étant plein que d’aventures agréables et surprenantes, et de vers tendres, délicats et passionnés, fait que le cœur dévoué à tous ces sentiments n’est plus capable de se retenirv.

Le mal qu’on reproche aux théâtres n’est pas seulement d’inspirer des passions trop tendres, qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu ; les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas elles-mêmes un objet déterminé, mais en font naître le besoin. Elles ne donnent pas toujours de l’amour, mais elles préparent à en sentir : elles ne choisissent peut-être pas dans le moment la personne qu’on doit aimer, mais elles forcent à faire ce choix. Quand il serait vrai qu’on ne peint au théâtre que des passions légitimes, s’ensuit-il de là que les impressions en soient plus faibles, que les effets en soient moins dangereux ? Comme si les vives images d’une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible, que celle d’un amour criminel à qui l’horreur du vice sert au moins de contrepoison ! Mais, si l’idée de l’innocence embellit quelques instants le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les circonstances s’effacent de la mémoire ; tandis que l’impression d’une passion si douce reste gravée au fond du cœur. Quand le patricien Manilius fut chassé du sénat de Rome pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille, à considérer cette action en elle-même, qu’avait-elle de répréhensible ? Rien sans doute, elle annonçait même un sentiment louable ; mais les chastes feux de la mère pouvaient en inspirer d’impurs à la fille. C’était donc d’une action fort honnête faire un exemple de corruption. Voilà les effets des amours prétendus permis du théâtre. Aussi le grand art des auteurs dramatiques est-il d’inspirer la passion de leur héros. Plus ils emploient les ressorts de l’éloquence, plus ils émeuvent les spectateurs, plus ils sont assurés d’atteindre à leur but. L’harmonie des beaux vers, les agréments de la poésie, concourent à faire goûter les personnages vicieux que l’on produit sur la scène, à ennoblir leurs désordres et leurs excès, à les imprimer plus fortement dans la mémoire. Pourquoi est-on touché du spectacle ? C’est qu’on y trouve l’image, l’attrait et l’aliment de ses convoitises. Dès qu’un spectacle ne touche pas les personnes qui y assistent, que celles-ci demeurent froides et tranquilles, on regarde la pièce comme un corps sans âme : car, selon Horace, ce grand maître de l’art, « la fin est d’intéresser : si vous n’employez la clef de mon cœur pour le faire entrer dans les intérêts de votre passion, l’ennui m’endormira, ou bien j’éclaterai de rire en me moquant de vous. Aut ridebo, aut dormitabo » 3.

L’homme sans doute ne peut exister sans passions, parce qu’il ne lui est pas donné d’ôter à son âme les sentiments du plaisir et de la douleur, qui sont les principes de toutes les autres passions ; mais il doit en faire un bon usage en les rapportant à des objets légitimes ; et, lorsque pour une fin honnête on veut les exciter dans les autres, on doit le faire d’une manière qui ne soit ni vicieuse ni dangereuse. C’est ainsi que la véritable éloquence remue l’âme pour la faire agir pour le plus grand bien ; mais l’art du théâtre ne la remue que pour lui faire goûter les sensations de la volupté. Démosthène tonnait pour faire déclarer la guerre à Philippe ; Cicéron, pour faire chasser Catilina, et Marc-Antoine, Sophocle et Euripide employèrent quelquefois leur art à de pareils objets. Mais Corneille, Racine, Molière, Voltaire et tous les poètes modernes ne se sont occupés dans leurs drames qu’à exciter l’amour. Ils n’ont mis en jeu que des passions folles ou criminelles, et les plus légitimes, ils les ont rendues répréhensibles et dangereuses par la manière dont ils les ont représentées. Ils ont pu prescrire des bornes à la passion de leurs personnages, et pour cela ils n’ont eu besoin que d’un trait de plume ; mais ils n’ont pu en prescrire aux spectateurs, ni les empêcher de recevoir les impressions de l’amour, ni resserrer cette passion dans les bornes du devoir en la dirigeant vers un but honnête. Quand une fois le cœur est affecté, il ne s’occupe que de l’impression qui l’a frappé ; il ne cherche plus qu’à satisfaire ses désirs dépravésw.

Qu’il y ait des personnes qui ne se livrent point à ces excès et qui mettent des bornes à leurs passions ; il suffit d’en connaître qui ne doivent qu’à la fréquentation des spectacles l’origine et la continuation de leurs désordres : entre mille exemples que nous pourrions citer à l’appui de ce que nous avançons, nous nous contenterons de rapporter le suivant. Un jeune homme venait d’épouser une jeune personne qui avait été élevée dans les meilleurs principes. Il crut augmenter son bonheur et le sien en lui faisant prendre le goût des plaisirs à la mode et en la forçant en quelque sorte à aller aux spectacles. La jeune épouse se passionna bientôt pour tout ce qu’elle avait toujours redouté jusque là. D’autres passions naquirent de ces premiers goûts, et amenèrent en très peu d’années une séparation scandaleuse qui fit mourir de chagrin l’imprudent époux.

Disons donc, avec La Rochefoucauld, que tous les grands divertissements sont dangereux pour la vertu ; mais qu’entre tous ceux qui sont inventés, il n’y en a pas qui soient plus à craindre que ceux du théâtre. « En effet, continue ce spirituel courtisan, c’est une peinture si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les anime et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour, lorsqu’on la représente chaste et honnête. Elle s’empare d’autant plus facilement des âmes innocentes, qu’elle leur paraît plus innocente elle-même. On s’imagine que ce n’est pas blesser la pureté que d’aimer d’un amour que la conscience représente comme sage. On sort du spectacle le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour, et l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien représentés sur le théâtre. »

C’est là qu’un chrétien vient apprendre à commettre des crimes qu’il a sous les yeux et qu’il est forcé de considérer avec complaisance. « Combien de femmes étaient chastes quand elles sont entrées dans l’amphithéâtre, dit saint Cyprien, et qui s’en retournèrent avec tout le feu d’une passion criminelle ! C’était des Pénélope que les spectacles ont changées en Hélène. » « On y contracte l’habitude des pensées fausses et libertines ; on y attise, on y reçoit les premières impressions de l’amour, ou on les augmente. La force de l’intérêt, la chaleur du sentiment, le feu de l’action, les ornements de la poésie, tout l’ensemble du spectacle émeut et transporte. On est tout entier à ce qu’on voit, à ce qu’on sent. On se remplit, on se pénètre à loisir des mêmes vues, des mêmes penchants que font paraître les personnages qu’on représente. On se sent attendrir, on verse des pleurs en dépit de soi, on oublie tout, on oublie sa raison et son propre cœur. On est séduit sans avoir la force de revenir contre de si douces et de si fortes impressions : tout fait illusion et tout concourt à la maintenir.

« Les effets du théâtre ne sont pas si sensibles dans ceux que rien n’émeut, que rien n’affecte, dont l’esprit lent et paresseux ne saisit les objets qu’à demi, dont la raison l’emporte sur l’imagination et l’amortit : mais ceux-là s’ennuient aux spectacles ; car il n’amorce que ceux qu’il intéresse. Ses effets sont encore moins sensibles pour ceux dont les passions sont déjà accoutumées aux émotions les plus vives, qui sont blasés sur les plaisirs ; qui ne sentent plus rien, pour avoir trop épuisé toute espèce de sentiments et de voluptés ; qui ne s’aperçoivent plus des écarts de leur esprit et de leur cœur par l’habitude qu’ils ont contractée de les laisser s’égarer impunément, et qui se croient toujours innocents, parce qu’ils ne savent plus distinguer ce qui les rend coupables ; pour ceux en un mot qui consentent à tout, qui s’amusent de tout sans scrupule, et qui, entraînés par tout ce qui leur paraît agréable, se livrent à toutes les impressions qu’ils en reçoivent, sans s’inquiéter de ce qu’elles peuvent avoir de criminel. Voilà ceux qui ne sentent pas les effets et les dangers du spectacle : car sent-on l’impétuosité d’un torrent quand on se laisse aller à son cours ? Retranchez du spectacle ce qui en fait le péril, tout ce que la véritable sagesse y réprouve, et bientôt il cessera d’avoir pour eux les mêmes charmes.

« Convenons, si l’on veut, que le spectacle ne produit pas ces pernicieux effets tout à coup, mais il les prépare ; il ne porte pas sur-le-champ des défaites et des chutes, mais il met dans le cœur la disposition secrète qui en sera un jour la trop funeste cause. Les semences du mal, qui y sont répandues, pénètrent jusque dans le fond de l’âme, et trouvent le moyen d’y germer et d’y fructifier quelquefois lentement, mais presque toujours sûrement. Dans combien de spectateurs le théâtre n’opère-t-il pas des effets plus prompts et plus funestes ! Quelle plus grande preuve nous faut-il de son influence sur les mœurs ? C’est à la sortie de la comédie et de l’opéra que l’on va tendre des pièges à la jeunesse. C’est surtout aux environs des spectacles que se logent les courtisanes. Elles comptent donc bien ou sur les effets qu’ils produisent, ou sur le peu de sagesse de ceux qui y vont chercher leurs délassements et leurs plaisirsx. »

« Mais, dit-on, ne trouve-t-on pas, dans les lieux les plus saints, des occasions de se perdre, quand on le veut ? Il est bien vrai que les temples ne sont pas pour la plupart des chrétiens le tabernacle de Dieu avec les hommes, la maison du salut et la porte du ciel ; mais la profanation que les gens du monde font des lieux saints ne justifie pas les spectacles. Que dis-je ? si les chutes sont à craindre dans les lieux où le démon lutte en esclave qui redoute la présence de son maître, qui peut se promettre de demeurer ferme dans un lieu où le démon tente en maître qui sent le pouvoir qu’il a sur ses esclaves ? Si nous sommes en danger dans l’Eglise, où le précepte de Dieu nous rassemble, serons-nous en sûreté aux spectacles d’où sa loi nous bannit ? Si nous sommes troublés dans l’église où Dieu est pour nous, que ne devons-nous pas éprouver aux spectacles, où non seulement le démon, mais Dieu même est contre nousy ? »

Quand l’intrigue agréable et le style léger et délicat des drames n’inviteraient pas les spectateurs à se livrer à l’amour, la magie du spectacle, la vue des actrices et des femmes qui remplissent les loges, ne les portent-elles pas déjà trop efficacement à cette funeste passion ? Peut-on dire qu’on est indifférent à la vue des actrices qui possèdent si bien l’accent du cœur ? « Fussent-elles vertueuses, pourrait-on croire qu’elles peignissent si bien les passions, si elles n’étaient point habituées à les sentir ? « Voilà pourquoi, dit Voltaire, les acteurs jouent mieux les rôles d’amour que les rôles héroïques. Vous trouverez vingt acteurs qui plairont dans Andronic et dans Hippolyte, et à peine un seul dans Cinna et dans Horace. » Or, comment des actrices toutes dévouées à la volupté, et la prêchant sans cesse, ne l’inspireraient-elles pas ? On les voit si tendres et si passionnées qu’on désire être l’objet de cette sensibilité, et réaliser des fictions si séduisantesz. » Les talents de leur profession relèvent tellement les grâces de leur sexe, qu’elles semblent être des divinités qui intéressent d’autant plus qu’on a plus de discernement pour juger le mérite de leur jeu. Leurs riches et pompeux ornements, plus ou moins indécents suivant que l’exige la scène, donnent encore un tel pouvoir à leurs charmes, qu’on ne peut guère les considérer sans s’y laisser prendre.

Qui peut se flatter d’être insensible au coup d’œil éblouissant des femmes qui remplissent les loges, et qui disputent entre elles à qui l’emportera sur la richesse des pierreries, sur le luxe des habits, sur les grâces, sur la beauté, sur l’adresse à suppléer aux agréments que la nature a refusés, enfin sur le nombre des adorateurs ? « Quiconque, dit Jésus-Christ4, regarde une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l’adultère dans son cœur. » « Si une femme négligemment habillée, dit S. Jean Chrysostôme5, que l’on rencontre par hasard dans la place publique, a souvent, par sa seule vue, allumé la passion dans l’âme de celui qui jette sur elle un regard indiscret, des hommes qui assistent aux spectacles, non par hasard, mais avec le plus grand empressement, qui abandonnent l’église pour s’y transporter, qui y passent des journées entières, les yeux attachés sur des femmes méprisables, pourront-ils dire qu’ils ont regardé ces femmes sans un mauvais désir ? Pourront-ils le dire, lorsque tout dans ces assemblées contribue à faire naître de mauvais désirs en nous ; des tons de voix languissants et voluptueux, des chants lascifs, l’art de peindre le visage, d’animer les yeux et la figure par des couleurs étrangères, une parure fastueuse et immodeste, les gestes, les postures, tout l’extérieur de la personne et mille autres moyens propres à attirer et à séduire les assistants ? Ajoutez la confusion et la négligence des spectateurs, le lieu même qui invite à la volupté, tout ce qu’on entend avant que ces femmes paraissent et après qu’elles ont paru ; ajoutez le son des instruments de diverse espèce, les charmes d’une musique dangereuse, qui amollit l’âme, qui dispose les hommes et les rend plus faciles à se laisser prendre aux attraits des courtisanes qui se donnent en spectacle. Eh ! si dans le saint lieu où l’on n’entend que des psaumes, des prières, les oracles divins, où tout inspire la crainte de Dieu et la piété, les désirs illicites se glissent quelquefois comme un voleur subtil ; comment des hommes, au théâtre, où ils ne voient et n’entendent que des choses qui portent au crime, dans le centre de la turpitude et de la perversité, investis par le vice, et attaqués de tous côtés par les yeux et les oreilles, comment pourraient-ils triompher des mauvais désirs ? Et s’ils n’en triomphent pas, comment pourront-ils s’empêcher de tomber dans la fornication et l’adultère ?

« Mais, direz-vous, je regarde sans former de mauvais désirs. Pourrez-vous me le persuader, dit encore ce saint docteur ? Celui qui n’a pas la force de contenir ses regards, mais qui est si empressé à voir les objets, pourra-t-il rester pur après les avoir vus ? Avez-vous un corps de fer et de pierre ? Vous êtes revêtu d’une chair humaine qui s’allume plus aisément par la passion que le chaume desséché. Vous qui voyez une courtisane, revêtue d’habillements magnifiques, se montrer la tête découverte avec effronterie, avec un air et des gestes languissants et voluptueux, faisant entendre des chants lascifs, débitant des vers lubriques, prononçant des paroles obscènes, se permettant des indécences que vous regardez d’un œil attentif, et qui font sur vous une trop forte impression, vous osez dire que vous n’éprouvez aucune faiblesse ? Etes-vous donc, je le répète, de fer et de pierre ? êtes-vous plus sages que ces grands hommes qu’un simple regard a renversés ? N’avez-vous pas entendu Salomon qui dit6 : « Un homme peut-il marcher sur des charbons sans se brûler la plante des pieds ? Peut-il les cacher dans son sein, sans que ses vêtements se consument ? Il en est de même de celui qui approche une femme étrangère. » Quoique vous n’ayez pas un commerce réel avec la courtisane, vous en avez eu par le désir ; vous avez consommé le crime dans le cœur. Le spectacle agit encore sur vous-même après qu’il est fini : l’image de la courtisane, ses paroles, ses regards, ses gestes, ses postures, sa démarche, ses grâces affectées, toute sa personne en un mot reste gravée dans votre imagination, et vous ne vous retirez qu’avec mille blessures mortelles. N’est-ce point de là que viennent le renversement des maisons, la perte de la sagesse, la dissolution des mariages, les querelles et les disputes, les dégoûts déraisonnables ? Lorsque vous revenez chez vous plein de l’image et épris des charmes d’une femme étrangère, votre propre femme vous paraît sans agréments, vos enfants vous sont à charge, vos serviteurs incommodes, votre maison ennuyeuse ; les soins journaliers de vos affaires vous fatiguent et vous pèsent, tous ceux qui vous approchent vous choquent et vous blessent. La cause de tout cela, c’est que vous ne revenez pas seul dans votre maison, mais que vous y amenez avec vous une courtisane, non réellement en personne, ce qui serait un moindre mal, parce que votre femme l’aurait bientôt chassée, mais dans votre imagination et dans votre cœur, où elle allume un feu plus ardent que la fournaise de Babylone. Ce n’est pas l’étoupe, la poix, le soufre qui sont l’aliment de ce feu, mais les objets les plus séduisants et les plus nuisibles, lesquels renversent et bouleversent tout. Et comme celui qui est attaqué d’une fièvre ardente, sans avoir sujet de se plaindre de ceux qui le servent, est fâcheux à l’égard de tout le monde par la seule violence du mal, rejette les aliments qu’on lui offre, fait des reproches à ses médecins, s’irrite contre ses amis, s’emporte contre ses serviteurs : de même celui qui brûle d’une passion infâme devient d’une humeur fâcheuse, sujet à mille caprices, voit partout l’objet qui a séduit son cœur. O folie des mortels ! le loup, le lion, les autres bêtes féroces, fuient le chasseur qui les a blessés ; l’homme, cet être raisonnable, poursuit celle dont il a reçu une blessure ; il chérit sa blessure, il cherche à en recevoir de plus dangereuses encore : circonstance la plus triste de toutes, et qui rend sa maladie incurable. Eh ! comment celui qui aime son mal, qui ne cherche pas à s’en délivrer, pourrait-il désirer le médecin ? Je m’afflige donc et me désole de ce que vous sortez des spectacles après vous être porté un coup mortel, de ce que, pour un plaisir passager, vous souffrez de longues et cuisantes douleurs ; de ce qu’avant le supplice de l’enfer vous vous condamnez vous-mêmes ici-bas aux plus rigoureuses peines. Et quelles plus grandes peines, je vous le demande, peut-on imaginer, que de nourrir une pareille passion, de brûler sans cesse, de porter partout la fournaise d’un amour insensé et les reproches de sa conscience7 ? »