(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre V. Le but des auteurs et des acteurs dramatiques est d’exciter toutes les passions, de rendre aimables et de faire aimer les plus criminelles. » pp. 51-75
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre V. Le but des auteurs et des acteurs dramatiques est d’exciter toutes les passions, de rendre aimables et de faire aimer les plus criminelles. » pp. 51-75

Chapitre V.
Le but des auteurs et des acteurs dramatiques est d’exciter toutes les passions, de rendre aimables et de faire aimer les plus criminelles.

« Je ne puis estimer ces dangereux auteurs,
Qui, de l’honneur en vers infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs, rendent le vice aimable. »

Boileau, Art Poétique.

Demander si les spectacles sont bons ou mauvais, il suffit, dit Jean-Jacques Rousseauaa, pour décider la question, de savoir que leur objet principal a toujours été d’amuser le peuple. « Voilà d’où naît la diversité des spectacles selon le goût des diverses nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid ; un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats, des passions atroces ; un peuple voluptueux veut de la musique et des danses ; un peuple galant veut de l’amour et de la politesse, un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas. Il faut, pour leur plaire, des spectacles, non qui modèrent leurs penchants, mais qui les favorisent et les fortifient.

« Une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles ; c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples et naturels qui établissent la prétendue nécessité des spectacles. Attacher incessamment son cœur sur la scène, c’est annoncer qu’il était mal à son aise au-dedans de nous. L’on croit s’assembler au spectacle, et c’est là que chacun s’isole, c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants ; de manière qu’on pourrait dire de ceux qui les fréquentent : N’ont-ils donc ni femmes, ni enfants, ni amis, comme répondit un barbare, à qui l’on vantait les jeux publics de Rome ?

« J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur. Soit ; mais quelle est cette pitié ? une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. On s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables. Les imitations du théâtre n’exigent que des pleurs ; au lieu que les objets imités exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations dont on veut s’exempter.

« Le poète qui sait l’art de réussir, cherchant à plaire au peuple et aux hommes vulgaires, se garde bien de leur offrir la sublime image d’un cœur maître de lui, qui n’écoute que la voix de la sagesse ; mais il charme les spectateurs par des caractères toujours en contradiction, qui veulent et ne veulent pas, qui font retentir le théâtre de cris et de gémissements, qui nous forcent à les plaindre, lors même qu’ils font leur devoir, et à penser que c’est une triste chose que la vertu, puisqu’elle rend ses amis si misérables.

« Cette habitude de soumettre à leurs passions les gens qu’on nous fait aimer attire et change tellement nos jugements sur les choses louables, que nous nous accoutumons à honorer la faiblesse de l’âme sous le nom de sensibilité, et à traiter d’hommes durs et sans sentiment ceux en qui la sévérité du devoir l’emporte en toute occasion sur les affections naturelles. Au contraire, nous estimons comme gens d’un bon naturel ceux qui, vivement affectés de tout, sont l’éternel jouet des événements ; ceux qui pleurent, comme des femmes, la perte de ce qui leur est cher ; ceux qu’une amitié désordonnée rend injustes pour servir leurs amis ; ceux qui ne connaissent d’autre règle que l’invincible penchant de leur cœur ; ceux qui, toujours loués du sexe qui les subjugue, et qu’ils imitent, n’ont d’autres vertus que leurs passions, ni d’autres mérites que leur faiblesse. Ainsi, la constance, l’amour de la justice deviennent insensiblement des qualités haïssables, des vices que l’on décrie. Les hommes se font honorer par tout ce qui les rend dignes de mépris ; et ce renversement des saines opinions est l’infaillible effet des leçons qu’on va prendre au théâtre.

« De quelque sens qu’on envisage le théâtre, dans le tragique ou le comique, on voit toujours que, devenant de jour en jour plus sensibles par amusement et par jeu, à l’amour, à la colère et à toutes les autres passions, nous perdons toute force pour leur résister, quand elles nous assaillent tout de bon ; et que le théâtre animant et fomentant en nous les dispositions qu’il faudrait contenir et réprimer, il fait dominer ce qui devait obéir ; loin de nous rendre meilleurs et plus heureux, il nous rend pires et plus malheureux encore, et nous fait payer, aux dépens de nous-mêmes, le soin qu’on y prend de nous plaire et de nous flatter. »

« En effet, que voyons-nous dans la plupart des pièces qu’on représente sur la scène ? Nous y voyons de violentes passions ennoblies avec art ; des sottises héroïques consacrées par de vieilles fables ou histoires ; de beaux sentiments, qui ne sont à bien dire que des saillies extravagantes d’ambition et de vengeance ; des fantômes de vertu, qui en imposent par un vain coloris de grandeur ; des personnages qui, par leur caractère, leur rang, leurs sentiments et leurs exploits, réveillent au fond de l’âme et flattent des inclinations vicieuses d’où naissent en nous les révolutions les plus funestes. On y voit la passion la plus généralement répandue et la plus à craindre s’élever sur les ruines de toutes les vertus, dominer dans presque tous les cœurs et fonder les principaux intérêts ; on y voit les faiblesses et les crimes qu’elle traîne à sa suite, déguisés, palliés par les tours ingénieux d’une morale aussi fausse que séduisante, justifiés, autorisés par de grands exemples, ou présentés sous des traits qui les font paraître plus dignes de compassion que de censure et de haine ; on y apprend à nouer les intrigues d’amour ou à en parler le langage, à en adopter les prétextes ou en répéter les excuses ; on y voit les autres passions les plus ardentes et les plus dangereuses, ces passions qui sont les secrets mobiles du cœur humain et qui enfantent tous nos malheurs, l’orgueil, l’esprit de domination, le ressentiment des injures prendre un air de noblesse et d’élévation qui semble les rapprocher de la grandeur d’âme et du vrai courage. Près d’elles et à leur lumière, la fourberie est une politique sage et l’art de gouverner, l’esprit de faction est le caractère d’une âme hardie faite pour régner sur ses semblables, le duel est une loi de l’honneur, la vengeance est un devoir ; le suicide est un droit à sa propre vie, qui n’est ignoré que des lâches et des faibles. Les grandes fautes y sont données presque toutes à la destinée, et les dieux seuls y sont coupables des crimes des hommes. On y accoutume l’esprit à des horreurs auxquelles il n’aurait jamais pensé. Un homme fait à ces spectacles sera moins étonné, moins frappé d’un grand crime qu’une âme neuve qui n’a jamais vu que l’image touchante de la vertuab.. »

« On dit que, sur le théâtre, le crime est toujours puni et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques n’étant que de pures fables, des événements qu’on sait être de l’invention du poète, ne font pas une grande impression sur les spectateurs. Je réponds encore que ces punitions et ces récompenses s’opèrent toujours par des moyens si peu communs, qu’on n’attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin, je réponds en niant le fait. Il n’est ni ne peut être généralement vrai ; car cet objet n’étant pas celui sur lequel les auteurs dirigent leurs pièces, ils doivent rarement l’atteindre, et souvent il serait un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu’importe, pourvu qu’on en impose par un air de grandeur. Aussi la scène française, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus régulière qui ait encore existé, n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres héros : témoin Catilina, Mahomet, Atrée et beaucoup d’autresac.

« Quel jugement porterons-nous d’une tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour eux ; où Caton, le plus grand des Romains, fait le rôle d’un pédant ? où Cicéron, le sauveur de la république, Cicéron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la patrie, le premier qui en fut honoré et le seul qui le mérita, nous est montré comme un vil rhéteur, un lâche : tandis que l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait nommer, prêt d’égorger tous ses magistrats et de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme, et réunit par ses talents, sa fermeté et son courage, toute l’estime des spectateurs ? Qu’il eût, si l’on veut, une âme forte : en était-il moins un scélérat détestable ? Et fallait-il donner aux forfaits d’un brigand le coloris des exploits d’un héros ? A quoi donc aboutit la morale d’une pareille pièce, si ce n’est à encourager des Catilina, et à donner aux méchants habiles le prix de l’estime publique due aux gens de bien ? Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la scène ; telles sont les mœurs d’un siècle instruit. Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs ! Aveugles que nous sommes au milieu de tant de lumières ! victimes de nos applaudissements insensés, n’apprendrons-nous jamais combien mérite de mépris et de haine tout homme qui abuse, pour le malheur du genre humain, des talents que lui donna la nature !

« Atrée et Mahomet n’ont pas même la faible ressource du dénouement. Le monstre qui sert de héros à chacune de ces deux pièces achève paisiblement ses forfaits, en jouit, et l’un des deux dit en propres termes, au dernier vers de la tragédie : Et je jouis enfin du prix de mes forfaits. Je veux bien supposer que les spectateurs, renvoyés avec cette belle maxime, n’en concluront pas que le crime a donc un prix de plaisir et de jouissance ; mais je demande enfin de quoi leur aura profité la pièce où cette maxime est mise en exemple ?

« Quant à Mahomet, le défaut d’attacher l’admiration publique au coupable, y serait d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris, si l’auteur n’avait eu soin de porter sur un autre personnage un intérêt de respect et de vénération, capable d’effacer ou de balancer au moins la terreur et l’étonnement que Mahomet inspire. La scène surtout qu’ils ont ensemble est conduite avec tant d’art, que Mahomet, sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens et l’intrépide vertu de Zopire. Cependant je crains bien qu’aux yeux des spectateurs, sa grandeur d’âme ne diminue beaucoup l’atrocité de ses crimes, et qu’une pareille pièce, jouée devant des gens en état de choisir, ne fît plus de Mahomet que de Zopire. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que de pareils exemples ne sont guère encourageants pour la vertu.

« Qu’apprend-on dans Phèdre et dans Œdipe, sinon que l’homme n’est pas libre, et que le ciel le punit des crimes qu’il lui fait commettre ? Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée ? Suivez la plupart des pièces du théâtre français, vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables et des actions atroces ; utiles, si l’on veut, à donner de l’intérêt aux pièces, mais dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devrait pas même connaître, et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer possibles. Il n’est pas même vrai que le meurtre et le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phèdre incestueuse et versant le sang innocent. Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mère, ne laissent pas d’être des personnages intéressants. L’un tue son père, épouse sa mère, et se trouve le frère de ses enfants ; un autre force un fils d’égorger son père ; un troisième fait boire au père le sang de son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs dont on pare la scène française. Je le soutiens, et j’en atteste l’effroi des lecteurs, les massacres des gladiateurs n’étaient pas si barbares que ces affreux spectacles. On voyait couler du sang, il est vrai, mais on ne souillait pas son imagination de crimes qui font frémir la nature. Ajoutez que l’auteur, pour faire parler chacun son caractère, est forcé de mettre dans la bouche des méchants leurs maximes et leurs principes, revêtus de tout l’éclat des beaux vers, et débités d’un ton imposant et sentencieux pour l’instruction du parterre.

« Dans quelle disposition d’esprit le spectateur voit-il commencer la Bérénice de Racine ? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d’un empereur et d’un Romain, qui balance comme le dernier des hommes entre sa maîtresse et son devoir ; qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit, par des plaintes efféminées, ce caractère presque divin que lui donne l’histoire ; qui fait chercher, dans un vil soupirant de ruelle, Titus, le bienfaiteur du monde et les délices du genre humain. Qu’en pense le même spectateur après la représentation ? Il finit par plaindre cet homme sensible qu’il méprisait, par s’intéresser à cette même passion dont il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu’il est forcé d’en faire aux lois de la patrie. L’intérêt principal est pour Bérénice, et c’est le sort de son amour qui détermine l’espèce de catastrophe : non que ses plaintes donnent une grande émotion durant le cours de la pièce, mais au cinquième acte, où, cessant de se plaindre, l’air morne, l’œil sec et la voix éteinte, elle fait parler une douleur approchante du désespoir ; et les spectateurs vivement touchés commencent à pleurer quand Bérénice ne pleure plus. Que signifie cela, sinon qu’on tremble qu’elle ne soit renvoyée ; qu’on sent d’avance la douleur dont son cœur sera pénétré, et que chacun voudrait que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer ? Ne voilà-t-il pas une tragédie qui remplit bien son objet, et qui apprend bien aux spectateurs à surmonter les faiblesses de l’amour !

« Quoique le dénouement démente ces vœux secrets, il n’efface point l’effet de la pièce. La reine part sans le congé du parterre : l’empereur la renvoie malgré lui et malgré elle ; on peut ajouter, malgré les spectateurs. Titus a beau rester romain, il est seul de son parti, tous les spectateurs ont épousé Bérénice. Tant il est vrai que les tableaux de l’amour font toujours plus d’impression que les maximes de la sagesse, et que l’effet d’une tragédie est tout à fait indépendant de celui du dénouement !

« Qu’on nous peigne l’amour comme on voudra, il séduit, ou ce n’est pas lui. S’il est mal peint, la pièce est mauvaise ; s’il est bien peint, il offusque tout ce qui l’accompagne. Ses combats, ses maux, ses souffrances le rendent plus touchant encore que s’il n’avait nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes effets rebutent, il n’en devient que plus intéressant par ses malheurs mêmes. On se dit, malgré soi, qu’un sentiment si délicieux console de tout. Une si douce image amollit insensiblement le cœur : on prend de la passion ce qui mène au plaisir, on en laisse ce qui tourmente. Personne ne se croit obligé d’être un héros, et c’est ainsi qu’admirant l’amour honnête, on se livre à l’amour criminel.

« Ce qui achève de rendre ces images dangereuses, c’est précisément ce qu’on fait pour les rendre agréables ; c’est qu’on ne le voit jamais régner sur la scène qu’entre des âmes honnêtes, qui sont des modèles de perfection. Et comment ne s’intéresserait-on pas pour une passion si séduisante, entre deux cœurs dont le caractère est déjà si intéressant par lui-même ? au lieu qu’il faudrait apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l’amour, à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l’estime, et à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet indigne de ses soins.

« Heureusement la tragédie, telle qu’elle existe, nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’à proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il n’en est pas ainsi de la comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, et dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout est mauvais et pernicieux, tout tire à conséquence pour les spectateurs ; et, le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que, plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. Prenons le théâtre comique dans sa perfection, c’est-à-dire, dans sa naissance. On convient, et on le sentira chaque jour davantage que Molière est le plus parfait auteur comique dont les ouvrages nous soient connus : mais qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même Molière ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt : ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent, ses vicieux sont des gens qui agissent, et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent ; enfin, l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit.

« Si on examine le comique de cet auteur, partout on trouvera que les vices de caractère en sont l’instrument, et les défauts naturels le sujet ; que la malice de l’un punit la simplicité de l’autre, et que les sots sont les victimes des méchants : ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise, la candeur des honnêtes gens.

« Voilà le caractère général de Molière et de ses imitateurs. Ce sont des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu.

« Pour multiplier ses plaisanteries, Molière trouble tout l’ordre de la société ; il renverse scandaleusement tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs. Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les plus sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices ; mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un bourgeois sans esprit et vain, qui fait sottement le gentilhomme, ou d’un gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ? n’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? et le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? C’est un grand vice d’être avare, et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? Passons à la pièce qu’on reconnaît unanimement pour son chef-d’œuvre, je veux dire, le Misanthrope.

« Cette pièce nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et peut mieux nous faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent ; sur ce goût il s’est formé un modèle, et sur ce modèle un tableau des défauts contraires, dans lesquels il a pris ces caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces. Il n’a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde ; par conséquent il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules, et il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : et c’est ce qu’il a fait dans son Misanthrope. Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains, qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement, et les vices dont les maux sont l’ouvrage. Il dit, à la vérité, qu’il a conçu une haine effroyable contre le genre humain, mais la raison qu’il rend de cette haine en justifie pleinement la cause : ce n’est pas des hommes qu’il est ennemi, mais de la méchanceté des uns, et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens, ou plutôt les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi : car au fond il n’y a pas de plus grand ennemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte, par coupable complaisance, les vices d’où naissent tous les désordres de la société.

« Une preuve bien sûre qu’Alceste n’est point misanthrope à la lettre, c’est qu’avec ses brusqueries et ses incartades, il ne laisse pas d’intéresser et de plaire. Les spectateurs ne voudraient peut-être pas lui ressembler, parce que tant de droiture est fort incommode ; mais aucun d’eux ne serait fâché d’avoir affaire à quelqu’un qui lui ressemblât ; ce qui n’arriverait pas s’il était l’ennemi déclaré des hommes.

« Cependant ce caractère si vertueux est présenté comme ridicule ; ce qui démontre que l’intention du poète est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte, qu’il met en opposition avec le sien. Ce Philinte est le sage de la pièce, un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons, de ces gens si doux, si modérés qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre, attendu qu’ils sont doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui.

« Cependant c’est la pièce qui contient la meilleure et la plus saine morale. Sur celle-là jugeons des autres, et convenons que l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même, en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du monde à l’exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des spectateurs, il leur persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat.

« J’aurais trop d’avantage, si je voulais passer de l’examen de Molière à celui de ses successeurs, qui, n’ayant ni son génie ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses vues intéressées, en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée et des femmes sans mœurs. Régnard, plus modeste, n’en est pas moins dangereux. C’est une chose incroyable, qu’avec l’agrément de la police, on joue publiquement au milieu de Paris une comédie, où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la pièce, s’occupe, avec son digne cortège, de soins que les lois paient de la corde. Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est, et tout y est applaudi. Belle instruction pour des jeunes gens sans expérience, qu’on envoie à cette école, où les hommes faits ont bien de la peine à se défendre de la séduction du vice !

« Tous nos penchants y sont favorisés, et ceux qui nous dominent y reçoivent un nouvel ascendant. Les continuelles émotions qu’on y ressent nous enivrent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions, détruisent l’amour du travail, découragent l’industrie, inspirent le goût de subsister sans rien faire. On y apprend à ne couvrir que d’un vernis de procédés la laideur du vice, à tourner la sagesse en ridicule, à substituer un jargon de théâtre à la pratique des vertus, à mettre toute la morale en métaphysique, à travestir les citoyens en beaux esprits, les mères de famille en petites maîtresses, et les filles en amoureuses de comédie. »

Aussi, dit Houdar de La Mothead, « nous ne nous proposons pas en composant des pièces de théâtres d’éclairer l’esprit sur le vice et sur la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs ; nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’une et de l’autre, et les hommages que nous rendons quelquefois à la raison ne détruisent pas l’effet des passions que nous avons flattées. Nous instruisons un moment : mais nous avons longtemps séduit, et, quelque forte que soit la leçon de morale que puisse présenter la catastrophe qui termine la pièce, le remède est trop faible et vient trop tard. »

On sait que les auteurs dramatiques attribuent à leur art la gloire d’avoir triomphé de la barbarie, et d’avoir adouci les mœurs publiques : Garnier, dans son ouvrage intitulé De l’Education civile, est bien éloigné d’en convenirae.

« C’est véritablement un grand service, leur dit cet académicien, si, en adoucissant les mœurs, vous les avez rendues meilleures et plus pures ; mais si vous ne les aviez adoucies qu’en les amollissant, si votre magie n’avait servi qu’à transformer des tigres et des lions en des renards et des singes ; le beau secret que vous auriez trouvé ! Vous vous vantez d’être les précepteurs de la nation. Eh bien ! dites-nous donc, depuis plus d’un siècle que nous prenons de vos leçons, avons-nous fait bien des progrès dans le chemin de la vertu ? Les hommes parmi nous sont-ils devenus plus appliqués à leur devoir et plus délicats sur leur réputation ? Les femmes se respectent-elles davantage ? Les enfants sont-ils plus soumis à leurs parents ? L’union règne-t-elle davantage dans les familles ? Les droits de l’amitié sont-ils mieux connus et plus respectés ? La patrie a-t-elle acquis un plus grand nombre d’illustres défenseurs ? enfin ceux qui vous fréquentent valent-ils mieux que ceux qui vous négligent ? Tâchez surtout de nous prouver bien clairement ce dernier point ; car j’observe que les parents qui s’occupent de l’éducation de leurs enfants vous redoutent étrangement ; que les personnes à qui leurs places prescrivent de la gravité, de la décence, craindraient d’être surprises dans les temples où l’on débite si pompeusement vos maximes ; que bien des gens sensés s’y ennuient ; que vos prêtres et vos prêtresses ne jouissent pas encore des droits que les lois accordent au dernier citoyen. J’ouvre vos livres, et je ne trouve partout que certaines amours romanesques dont l’absurdité et la triste uniformité sont encore les moindres défauts. Le devoir et la vertu sont dans vos pièces de malheureuses victimes que vous parez de quelques fleurs pour faire à l’amour un sacrifice plus éclatant. Comment avez-vous remplacé le chœur des anciens ? Par des confidents et des confidentes que je n’oserais nommer par leur nom, et qui semblent n’avoir d’autres fonctions que de corrompre ceux qu’ils conseillent. Quels modèles osez-vous offrir aux femmes ? Des Phèdre, des Cléopâtre, des Hermione, des Roxane, des Eriphile, etc. Voudriez-vous avoir de pareilles héroïnes pour filles et pour femmes ? Enfin, que peuvent faire de mieux ceux qui vont vous entendre, que d’armer leur cœur contre des impressions funestes à leur repos, et d’oublier si parfaitement ce qu’ils viennent d’apprendre, qu’il ne leur en reste aucun souvenir en rentrant dans le sein de leur famille ? Mais on ne peut espérer cette modération de cette foule de jeunes gens, que l’on voit si ordinairement se pâmer au doux chant des sirènes. Ils passent bientôt de l’image à la réalité, et finissent par s’énerver l’âme et le corps. Les moins coupables sont ceux qui cultivent la musique et la danse, qui sont idolâtres de leur figure, et qui veulent plaire aux femmes en s’efforçant de leur ressembler. Et cependant ces gens sont pourvus de charges sans qu’ils songent aux moyens de les bien remplir. Qui consolera la patrie en proie à des âmes de boue ? Qu’un cordonnier, qu’un tailleur fassent mal une chaussure ou un habit, c’est un malheur facile à réparer, et qui retombe à la fin sur eux-mêmes ; mais qu’un homme en place se conduise mal, la patrie entière s’en ressent, et souvent la plaie devient incurable. Qu’on ait donc soin d’inculquer de bonne heure aux jeunes gens qu’ils ne sont point faits, comme de vils animaux, pour se procurer des sensations voluptueuses ; que leur raison est le flambeau qui doit les éclairer ; que cette raison, épurée par la religion, dicte des devoirs ; que la satisfaction qui provient des actions vertueuses est le plus grand de tous les plaisirs, et le seul permanent ; qu’un homme qui néglige sa raison est plus à craindre que celui qui renoncerait volontairement à l’usage de ses yeux ; qu’il est aussi impossible d’être heureux avec une âme souillée de vices, que de se bien porter avec un corps couvert d’ulcères ; que la science est la source des biens, comme l’ignorance est la source de tous les maux. »

« On nous dira peut-être que le théâtre épuré par le goût et la décence est devenu pour les modernes une école de mœurs. Ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux pour se détromper de cette idée ? L’objet de la plupart des drames les plus estimés n’est-il pas de nous peindre sans cesse des intrigues amoureuses, des vices que l’on s’efforce de rendre aimables, des désordres faits pour séduire la jeunesse inconsidérée, des fourberies capables de suggérer mille moyens de mal faire ? Le ridicule destiné à corriger les hommes de leurs extravagances n’est-il pas souvent jeté sur la droiture, l’innocence, la raison, la religion même pour laquelle tout devrait inspirer le plus grand respect ? Enfin est-ce pour prendre des leçons de sagesse, que tant de désœuvrés vont journellement courir à des spectacles, où, peu attentifs à la pièce, on les voit perpétuellement voltiger autour d’une troupe de sirènes, qui mettent tout en usage pour entraîner dans leurs pièges ceux dont elles ont irrité les désirs ? Après avoir vu la tendresse conjugale tournée en ridicule dans un grand nombre de comédies, une femme rentre-t-elle donc chez elle bien pénétrée des devoirs de son état et des sentiments qu’elle doit à son époux ? Quelles impressions peuvent faire sur le cœur novice et tendre d’une jeune fille les exemples séducteurs que lui montrent tant de drames, à la représentation desquels ses parents ont eux-mêmes la folie de la conduire ? A combien d’écueils une âme sensible et chrétienne n’est-elle pas continuellement exposée par l’imprudence de ceux qui devraient la garantir des dangersaf ! »

« Qui peut se dire à soi-même qu’il n’a contracté aucune tache en sortant d’un lieu où les deux sexes se rassemblent pour voir et être vus, et pour voir des spectacles consacrés aux dieux des nations, où on décrit leur histoire, où on peint leurs amours, où on représente leurs infamies sous des voiles qui en diminuent l’horreur et qui en augmentent le danger ? Ce sont des fables, à la vérité, mais des fables qui font sur le cœur de plusieurs des impressions plus durables que les vérités les plus sublimesag . » Et quand même le fond de ces pièces serait tiré de l’Ecriture sainte, on ne peut pas les voir sans danger ; parce que la sainte morale, transportée sur un théâtre, ne peut produire dans ce sol empesté que des fruits pernicieux : sa place véritable et naturelle est dans la chaire, où environnée de la majesté de Dieu, nourrie de l’onction qui la rend si touchante et si auguste, elle déploie toute sa dignité et toute sa force ; mais au théâtre c’est un sel affadi ; elle n’y paraît que pour être tournée en ridicule, pour essuyer le mépris et encourir la haine des spectateurs.

Sans doute on ne peut que louer l’intention de ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât les spectacles pour y ménager, à la faveur du plaisir, des exemples et des instructions sérieuses pour les rois et les peuples ; mais qu’ils songent que le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Si le théâtre a pu inspirer aux païens quelques vertus imparfaites, grossières, mondaines et superficielles, il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens. Dieu renvoie les rois et les peuples à sa loi pour y apprendre leurs devoirs ; qu’ils la méditent nuit et jour comme David. Pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère ; il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme s’y fait à la fois un jouet de ses vices, et un amusement de la vertu.