(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre XVIII. Eprouver par soi-même si les spectacles sont dangereux, c’est vouloir tomber dans les dangers qu’ils offrent. » pp. 154-163
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre XVIII. Eprouver par soi-même si les spectacles sont dangereux, c’est vouloir tomber dans les dangers qu’ils offrent. » pp. 154-163

Chapitre XVIII.
Eprouver par soi-même si les spectacles sont dangereux, c’est vouloir tomber dans les dangers qu’ils offrent.

« Un pas hors du devoir peut nous mener bien loin. »

Corneille.

« Le grand écueil de tous les hommes et surtout des jeunes gens est de vouloir éprouver si ce qu’on leur représente comme dangereux l’est autant qu’on le dit. Ils croient qu’ils jugeront mieux de tout par leur propre expérience que par les lumières des autres ou par la simple défense de la loi. Ils espèrent qu’il y aura une exception pour eux, et qu’ils auront assez de discernement et de force pour découvrir et éviter le piège où tombent les autresbo.

« Ils ignorent que c’est ainsi que le péché est entré dans le monde, et que les hommes ne meurent que parce que la première femme aima mieux éprouver si elle mourrait en désobéissant que d’obéir et de vivre. Ils ne savent pas que cette curiosité est déjà un grand mal, et que c’est être tombé aux yeux de Dieu, que de se laisser affaiblir par la tentation de juger de ses commandements par sa propre expérience. Enfin, ils ont oublié que l’épreuve du bien et du mal n’apprend à connaître l’un que parce qu’on l’a perdu, et l’autre que parce qu’on y est condamné.

« Comme la loi de Dieu est juste et sainte, on ne doute de sa justice que parce qu’on est dans les ténèbres ; et on ne s’expose jamais à la violer pour en faire l’épreuve, qu’en méritant de tomber dans des ténèbres infiniment plus grandes. Aussi de tels essais ne sont jamais impunis ; car ou ils affaiblissent, c’est ce qui est leur effet ordinaire ; ou ils rendent présomptueux, ce qui est un mal sans comparaison plus grand. Souvent même ils font l’un et l’autre à l’égard d’une même personne, qui revient des spectacles avec moins de force et plus d’orgueil, et qui n’est présomptueuse que parce qu’elle a mérité de ne pas connaître ce qu’elle vient de perdre. Car c’est une maxime certaine, que l’orgueil est toujours dans la même proportion que la misère, et que rien ne marque plus une extrême faiblesse qu’une grande présomption.

« Il y a plus d’espérance pour les personnes qui sont touchées des spectacles, mais dont l’esprit n’est pas séduit ; qui sont faibles, mais qui l’avouent. Les autres sont plus à plaindre, parce qu’elles ont autant de faiblesse sans avoir autant de lumières, et qu’elles justifient ce que les autres voient bien qu’il faut condamner.

« Car il ne s’agit pas de dire qu’on est revenu des spectacles comme on y était allé. Les pertes qu’on y a faites sont d’un ordre bien différent de celles qui touchent les sens. Il faut n’avoir pas tout perdu, et jusqu’à la lumière, pour pouvoir marquer ce qu’on a perdu. Le mal serait moins grand s’il avertissait. Il a tout son effet sans être aperçu ; et, comme on n’est point instruit de ce qui est essentiel à la droiture et à l’innocence du cœur, on ne sait point aussi jusqu’où il s’affaiblit et se corromptbp. 

« Entre les jeunes gens qui vont aux spectacles, y en a-t-il qui connaissent toute la pureté de l’Evangile et toutes les obligations du baptême ; qui sachent dans quel abîme de corruption l’homme est tombé, et par quel remède Jésus-Christ veut le guérir ? Quelle confiance méritent donc ces personnes, quand elles assurent que les spectacles ne font aucun tort à leur vertu ? Si elles savaient en quoi consiste la vraie vertu, elles tiendraient un langage bien différent.

« En effet, ou le spectacle attache et plaît, ou il inspire du dégoût et déplaît : dans le dernier cas, on fait connaître ce qu’on désirait, et ce qu’on était allé chercher. On se plaint de ce que, par la faute de la pièce ou des acteurs, l’esprit et le cœur sont restés immobiles ; on regrette d’en sortir avec son innocence et sa tranquillité. Rien ne découvre mieux l’intention secrète qu’on a de chercher du plaisir dans l’agitation que le spectacle cause à l’âme, que l’indignation que l’on ressent contre les personnes qui n’ont pas eu le talent de l’agiter ni de troubler son repos.

« On veut donc que l’impression de l’ambition, de la fierté, de la vengeance et de l’amour passent dans le cœur. Toutes ces passions ne plaisent qu’autant qu’elles sont senties, et que le sentiment en a été plus vif et plus profond. Voilà ce qu’on loue. C’est à quoi le cœur se prépare, mécontent s’il n’est blessé, et satisfait si ses plaies sont profondes.

« Tout ce qui est spectacle est passion ; les sentiments ordinaires et modérés ne frapperaient pas. Ainsi les sens n’y sont pas seulement séduits par l’extérieur, mais l’âme y est attaquée par tous les endroits où sa corruption est sensible : car elle n’aime ces choses au dehors que parce qu’elles sont les images de ses maladies. Elle est flattée par tout ce qui flatte ses passions ; elle veut sentir ce qu’elle aime, et elle aime ce qu’elle veut sentir. Voilà ce qui conduit aux spectacles. Mais n’est-ce pas le comble de la misère de ne pouvoir trouver de plaisir que dans ses propres maux, de récompenser ceux qui savent les entretenir ? Comment peut-on concevoir que des chrétiens à qui on a fait connaître la nécessité de combattre leurs passions, croient qu’il leur soit permis de les nourrir, de les exciter, et d’appeler à leur secours des maîtres encore plus entendus à les faire naître et à les inspirer ?

« L’âme était déjà si languissante et si faible lors même que les objets étaient éloignés, et leur souvenir faisait déjà sur elle de si fortes impressions : que sera-ce donc, quand elle sera livrée aux passions des autres, et qu’elle sera assez imprudente pour recevoir tant d’impressions étrangères, et assez aveugle pour savoir gré à tous ceux qui les lui ont données ?

« Si on haïssait sa propre injustice, on aurait horreur de tout ce qui la représente, et l’on regarderait comme ses ennemis tous ceux qui s’efforceraient de nous la faire paraître aimable : mais on ne veut point guérir, et l’on veut néanmoins sentir de la joie. Il faut donc que ce soit en devenant frénétique et en riant de ses propres maux.

« Les spectacles sont cette frénésie réduite en art ; et il n’y a pas de moyen plus court pour convertir en plaisirs nos maladies, qu’en nous renversant la raison ; car tout ce qu’on y voit et qu’on y entend ne s’adresse qu’aux sens et à la cupidité. Les maximes établies avec plus de soin sont les plus conformes aux passions, et par conséquent les plus fausses ; et, si un vice y est quelquefois condamné, c’est pour en justifier quelque autre plus éclatant et plus dangereux.

« On perd ainsi par degré le discernement de ce qui est juste et de ce qui est injuste. On accoutume son cœur à tout ; on lui apprend en secret à ne rougir de rien : on le dispose à ne pas condamner, à son égard, des sentiments qu’il a excusés et peut-être loués dans les autres ; enfin on ne voit plus rien de honteux dans les passions, dont on craignait autrefois jusqu’au nom, parce qu’elles ont toujours été déguisées sur le théâtre, embellies par l’art, justifiées par l’esprit du poète, et mêlées à dessein avec les vertus dans des personnes que la scène nous présente comme des héros.

« Il n’y a donc rien de plus dangereux, quand il s’agit des mœurs, que de chercher à voir ce qu’on ne veut pas être ; car on devient aisément ce qu’on regarde avec plaisir, puisque c’est le plaisir qui attire le cœur, et qu’il est impossible qu’il n’approuve pas ce qu’il goûte avec joie.

« Il est vrai que peu de personnes connaissent tout le danger des passions, dont on n’est ému que parce qu’on les voit ; mais ces passions ne causent guère moins de désordres que les autres, et elles sont encore en cela plus dangereuses, que le plaisir qu’elles causent n’est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions et qui servent quelquefois à en corriger ; car ce qu’on voit dans autrui touche assez pour faire plaisir, mais ne touche pas assez pour tourmenter : c’est en cela que consiste le danger du théâtre. Car on ne se défie point de l’amour ni de l’ambition, quand on n’en fait que sentir les mouvements sans en éprouver les inquiétudes. C’est ce qui arrive toujours, quand on n’en voit que l’image ; mais l’image ne peut plaire sans remuer le cœur, et ce mouvement qui l’amollit et le corrompt a d’autant plus d’effet qu’il est plus doux et qu’il avertit moins.

« C’est un effet du premier péché de n’avoir point de goût pour les biens spirituels, et de n’en avoir qu’une faible idée. C’est un désordre auquel le chrétien ne peut remédier qu’avec le secours de la religion et des grâces que Dieu lui accorde ; mais les spectacles augmentent le dégoût des vrais biens, et en affaiblissent la connaissance. On y apprend à juger toutes choses par les sens, à ne regarder comme bien que ce qui les satisfait. Au lieu de travailler à guérir les plaies qu’ils ont faites à l’âme, et à la délivrer de la dépendance où elle est à leur égard, on fortifie les liens qui l’asservissent, on la force à se répandre au dehors ; on l’amuse par des choses frivoles, on lui cache son véritable bonheur ; au lieu d’apaiser sa faim par la nourriture solide de la vérité, on la trompe en lui donnant les viandes empoisonnées de l’erreur et du mensonge.

« Ainsi on apprend deux choses également funestes, l’une à s’ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs ; l’autre à trouver cet ennui insupportable, et à en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus, et le second porte à tous les vices ; mais l’un et l’autre sont certainement la suite des spectacles, et toujours dans la même proportion qu’on les aime et qu’on y est assidu.

« Il est vrai qu’on s’y ennuie quelquefois ; mais on n’en est pas moins coupable, et rien ne fait mieux voir au contraire combien on est injuste de chercher sa satisfaction dans des choses que le cœur trouve insipides malgré sa corruption. Ceux même qui sont les plus passionnés pour les spectacles en sentent bien le vide et le faux, s’ils ont de l’esprit ; comme ceux qui aiment le monde en connaissent bien l’injustice et la malignité, s’ils profitent de l’expérience : mais le cœur des uns et des autres n’en est que plus corrompu d’aimer ce qu’ils sentent bien n’être pas aimable ni digne d’être aimé.

« Il est vrai aussi que toutes les personnes qui vont aux spectacles n’en sont pas également blessées ; mais c’est la louange de la grâce de Jésus-Christ, et non la justification des spectacles. La miséricorde de Dieu est encore plus grande que la témérité et l’aveuglement des hommes. Il arrête la cupidité de quelques-uns, lors même qu’ils s’y abandonnent ; et dans ceux qu’il punit selon la rigueur de sa justice, la passion qui occupe plus souvent le théâtre, je veux dire l’amour, n’est pas toujours le châtiment qui leur est préparé. Il y a un certain ordre, dans la dispensation même des ténèbres, inconnu aux pécheurs ; et c’est ce qui doit faire trembler ceux qui croient que tout le danger de la comédie n’est que d’un certain côté, et qu’ils ont tout évité, si à cet égard ils ne se sentent pas affaiblis. Il y a plus d’une passion, et par conséquent plus d’un châtiment. »

Pour peu que l’on réfléchisse sur tout ce qui vient d’être dit, on reconnaîtra facilement qu’il n’est pas possible de fréquenter les spectacles sans en recevoir de mauvaises impressions, et qu’il n’est pas permis d’y aller pour éprouver par soi-même s’il y a du danger de les fréquenter.

D’ailleurs, est-il permis de se jeter à la mer, pour juger s’il y a un danger réel de s’y noyer, sous prétexte que tous ceux qui y tombent n’y perdent pas la vie ? Est-il permis de se précipiter dans un incendie pour essayer s’il y a un danger réel de s’y brûler, parce qu’on en a retiré des personnes qui vécurent encore plusieurs années après ? Est-il prudent d’aller, sans nécessité et sans précaution, dans une forêt infestée par des voleurs, pour voir s’il y a un danger réel de la traverser, sous prétexte que tous ceux qui y ont voyagé n’ont pas été assassinés ? La certitude du danger ne suffit-elle pas pour nous empêcher de faire ces périlleuses tentatives ? L’expérience d’autrui est le meilleur remède pour guérir la curiosité, quand les suites peuvent nous perdre pour l’éternité.