(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE V. » pp. 82-97
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE V. » pp. 82-97

LETTRE V.

AVez-vous fait attention, Mademoiselle, à la déclaration de votre Avocat, touchant l’endroit foible de sa cause ? Il n’a pas voulu considérer les Spectacles dans l’ordre des vertus chrétiennes. (p. 95) Ce refus qui n’est point un effet de sa modestie, est d’un grand poids ; il suppose au moins un doute : le sieur de la M… appréhende le porarelle des maximes du Théâtre & de celles de l’Evangile. Ce soupçon néanmoins qui auroit dû le retenir, s’il aimoit sa Religion, ne l’empêche point de franchir le pas : c’est une difficulté qu’il élude, désesperant de la résoudre, & bravant les remords que sa conscience ne manque pas de lui faire sentir, il s’obstine à l’apologie des représentations théâtrales, courant volontiers le risque de prêter sa plume au relâchement, à la corruption des mœurs, à des passions avec lesquelles le Christianisme est tout-à-fait inconciliable. Bien plus, il donne au Théâtre François le titre d’académique, jugeant la Comédie Françoise digne d’être érigée en Académie Royale. L’opposition dont on accuse les Poëmes dramatiques, aux regles de la foi, ne l’embarrasse point ; c’est une imputation qu’il ne daigne pas approfondir, parce qu’il fait peu de cas de nos saintes maximes, parce qu’il manque de Religion, ou du moins sa religion est vaine. Tel est, Mademoiselle, l’Oracle que vous interrogez, le seul que vous jugiez en état de fixer votre incertitude. N’est-ce point là l’aveugle de l’Evangile, cherchant un autre aveugle qui l’entraîne dans le précipice avec lui ?

Cependant quoiqu’il refuse de s’expliquer, & qu’il décline la dispute, ne trouvez pas mauvais que je traite la question, elle vous intéresse trop pour la taire. Vous êtes chrétienne, du moins vous le déclarez ; mais à quoi bon ce titre, si votre état est opposé aux devoirs qu’il impose ? Une stérile profession de foi ne vous servira de rien, sans les œuvres du Christianisme ; que dis-je ! avec des exercices aussi incompatibles que les vôtres : attendez-vous plutôt d’y trouver le sujet de votre condamnation. Vous vous effrayez avec raison des foudres de l’Eglise, le glaive de l’Excommunication vous épouvante : quand même il ne s’appesantiroit pas réellement sur vous ; avez-vous moins lieu de craindre ? Est-ce assez, pour marcher dans la voiè du salut, que l’on soit uni au corps de l’Eglise, si l’on y demeure attaché pour en devenir la ruine & l’opprobre ? Quel avantage tireriez-vous d’être avoue de cette Epouse de Jesus-Christ, si vous continuez à lui faire répandre des larmes, à perdre ses enfans que vous regardez comme vos freres, en versant dans leur cœur le venin de la séduction, à faire revivre en un mot toutes les passions que le Sauveur a combattues, entretenant vous-même une guerre ouverte avec cet Homme-Dieu, dont vous détruisez l’empire dans les ames.

Vous en conviendrez, Mademoiselle, si vous avez la constance de me suivre : vous n’avez jamais peut-être réfléchi ni sur la Religion dont vous prenez l’étiquette, ni sur votre situation présente : je profite du moment de trouble & de frayeur où vous êtes plongée, persuadé que le Mémoire de votre Avocat n’a pû remplir votre attente, il vous a laissée en proie au ver qui vous ronge, & le seul secret de l’écarter est de changer d’état & de conduite. Commençons.

Le Paganisme étoit fondé sur les passions du vieil homme, le Christianisme les a détruites, pour faire régner en nous l’homme nouveau. Mais le Théâtre fait revivre la morale des Payens : il décredite celle de l’Evangile, les vices sont déguisés sur la Scéne, ils y paroissent avec tout le cortége des graces, tandis que la vertu y fait un personnage ridicule : elle y devient un spectacle de risée. Que cherche-t-on aux Spectacles ? Tout ce qui flatte les sens, ce qui favorise leur rébellion, les objets qui font naître des images voluptueuses, qui rendent la convoitise aimable, ce monstre que l’Apôtre Saint Jean nous a défendu d’aimer.

Quel démon vous conduit à l’Amphithéâtre, s’écrie Tertulien, 1 quel scandale allez-vous puiser en cette source empoisonnée ? Les Tragédies sont sanglantes & remplies d’impiété, les Comédies sont lascives, elles inspirent tantôt la prodigalité, tantôt l’amour des richesses ; vous y rencontrez l’aiguillon des passions & la théorie de tous les crimes. Là, dit S. Cyprien2, un Chrétien prend plaisir à contempler des choses qui souillent la pureté de l’ame. On y voit, dit Saint Augustin3, les images de nos miseres & de nos désordres4 ; c’est une peinture de la vie humaine où l’on représente au naturel ses vices & ses foiblesses. L’Ange des ténébres prévoyant, ajoute ce Saint Pere1, que les cruautés du Cirque devoient bientôt prendre fin, qu’on se lasseroit du combat des Gladiateurs, a inventé un nouveau genre de Spectacles non moins à craindre ; on n’attente plus aujourd’hui sur le Théâtre à la vie naturelle de l’homme, c’est à la vie de l’ame que l’on en veut ; les Auteurs dramatiques s’en prennent à l’innocence des mœurs, ils jettent dans tous les quartiers d’une grande Ville des semences de péché qui germent, poussent des racines, multiplient leurs branches, & dont les fruits causeront bientôt une corruption générale. Ainsi s’exprimoit Saint Jean Chrysostome en l’une de ses Homélies1 au peuple d’Antioche. Ne remarquez-vous pas, disoit-il, en une autre occasion2 que les personnes qui fréquentent les Spectacles sont plus effeminées, plus lâches, plus vicieuses que les autres. Qu’avez-vous apperçu sur le Théâtre, dit le même Saint Pere3 ? Les pompes du siecle & le germe de tous les vices. Il faut avoir oublié1 que nous sommes en un combat perpétuel contre les puissances infernales qui n’ont jamais plus de force, pour nous tenter & nous précipiter dans le crime, que lorsqu’elles nous surprennent dans la dissipation des Spectacles ; c’est une école de prostitution & d’indécence, ajoute ce Saint Pere2. S. Thomas qui rapporte ce dernier trait, entre volontiers dans l’idée de Saint Chrysostome, il juge les Spectacles3 vicieux par le scandale qu’ils donnent ; on y reçoit des leçons de cruauté & d’incontinence.

De-là Saint Charles Borromée en son IV. Concile de Milan1, exhorte vivement les Magistrats à chasser les Comédiens, comme gens perdus, qui ne sont faits que pour perdre les autres ; il ordonne aux Prédicateurs de son Diocèse de parler avec beaucoup de zéle contre les Spectacles qui sont les appas du démon, qui tirent leur origine des mœurs corrompues des Payens, & ne souillent que trop celles des Chrétiens en ce malheureux siécle. C’est surtout à l’occasion du Théâtre que l’on voit régner aujourd’hui le désordre prédit par Saint Paul : la saine doctrine devient importune, on la rejette avec mépris, & l’on choisit en sa place des maximes agréables ; on prend pour guides des maîtres dont les idées sont plus assorties au penchant de la nature. Erit tempus1 cùm sanam doctrinam non sustinebunt, sed ad sua desideria coacervabunt sibi magistros prurientes auribus  : en vain la vérité s’offre encore, elle voudroit se faire entendre ; elle déplaît, on en détourne les yeux, on ferme l’oreille à sa voix, on ne veut envisager que les attraits du scandale, ni écouter que le langage de l’imposture A veritate auditum avertent, ad fâbulas autem convertentur.

Ces autorités ne vous persuaderont pas, Mademoiselle, vous les prendrez pour des déclamations vagues, qui ne portent point sur les représentations de la Comédie Françoise : ainsi je dois leur donner pour appui un principe que vous ne puissiez contester. Le grand art des Auteurs dramatiques est d’inspirer la passion de leurs Héros.

Que1 dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe & le remue.

Or, plus ils employent les ressorts de l’éloquence, plus ils émeuvent les Spectateurs, dit Lactence2, plus ils atteignent à leur but. L’harmonie des Vers, les agrémens de la Poesie concourent à faire goûter les hommes vicieux que l’on produit sur la Scéne, à ennoblir leurs désordres & leurs excès, à les imprimer plus fortement dans la mémoire. Pourquoi, demande Saint Augustin3, êtes-vous touché du Spectacle ? C’est que vous y trouvez l’image, l’attrait, l’aliment de vos convoitises. Aussi-tôt, dit Tertulien1, qu’un Spectacle n’ébranle pas les personnes qui y assistent, que ceux-ci demeurent froids & tranquilles, on regarde la piéce comme un corps sans ame. Car, selon Horace2, ce grand maître de l’Art, sa fin est d’intéresser ; si vous n’employez la clef de mon cœur, pour le faire entrer dans les intérêts de votre passion, l’ennui m’endormira, ou bien j’éclaterai de rire, en me mocquant de vous. Aut ridebo aut dormitabo.

Puis donc on n’est pas écouté, si l’on n’inspire les sentimens que l’on exprime, ces sentimens étant vicieux, on comprend tout le danger des Spectacles. Là, dit Saint Cyprien1, un Chrétien apprend à commettre les crimes qu’il a sous les yeux, & qu’il considére avec complaisance : combien de femmes, ajoute ce Saint Pere2, étoient entrées chastes dans l’Amphithéâtre, qui s’en retournent avec tout le feu d’une passion criminelle ? C’étoit des Pénélopes, dit agréablement Martial en une Epigramme3, que le Spectacle a changées en Helenes. Penelope venit, abiit Helena.

« Tous ces grands divertissemens sont dangereux, dit M. de la Rochefoucault, on sort du Spectacle le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour, & l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premieres impressions, ou plutôt à chercher les occasions de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs, & les mêmes sacrifices que l’on a vû si bien représentés sur le Théâtre. Nous ne nous proposons pas, dit M. de la Mothe en son discours sur la Tragédie, d’éclairer l’esprit sur le vice & la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs, nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mêlange de l’un & de l’autre, & les hommages que nous rendons quelquefois à la raison, ne détruisent pas l’effet des passions que nous avons flattées. Nous instruisons un moment, mais nous avons long-tems séduit, & quelque forte que soit la leçon de morale, que puisse présenter la catastrophe qui termine la piéce, le reméde est trop foible, & vient trop tard.

Il ne manque à ces principes, Mademoiselle, qu’un petit détail ; on ne doit pas le refuser à votre instruction ; mais de peur que vous ne soyez excédée, je renvoye cet article à l’ordinaire prochain. Je suis, &c.