(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre II.  » pp. 37-67
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre II.  » pp. 37-67

Chapitre II.

Absurdités du Théatre.

NOUS avons vu en bien des endroits de cet ouvrage, combien l’amour, qu’on a la fureur d’introduire dans toutes les piéces de théatre, est dangereux pour les mœurs, & contraire au bon goût ; j’ajoute qu’il y est ordinairement ridicule, accompagné de circonstances, qui en forçant la nature, & choquant la vraissemblance, le rendent absurde ; mais on pardonne tout à l’amour, de quelque maniere qu’il se présente, il est toujours bien reçu, il faut à quelque prix que ce soit lui trouver par-tout une place. Dans les critiques, les plus ameres, les rôles amoureux sont communement épargnés, alors tous les sifflets se taisant, la corruption du cœur fait enclouer toutes les batteries ; examinons dans Racine, de tous les dramatiques le plus raisonnables, d’ailleurs les ressorts absurdes que la passion fait jouer pour mettre par-tout cet objet trop cheri.

Alexandre, jeune Prince dévoré d’ambition, qui n’aime que la gloire, est à la veille de donner une bataille décisive, à un Roi très puissant ; il doit être amoureux puisqu’il paroît sur le théatre François. On fait tout-à coup éclore dans son camp, une jeune Indienne qu’il n’a jamais vue ; le voilà subitement amoureux, au milieu du tulmute du camp, des préparatifs du combat, des dangers de la defaite ; un trait des beaux yeux de l’Indienne, perce son foible cœur, il quitte tout pour lui conter des fadeurs. Peut-on plus mal prendre son tems ? Un amour si mal conçu, dont il n’y a pas dans l’histoire le plus leger vestige, peut-il plaire ? Sans doute, y a-t-il d’amour qui ne plaise aux François, amateurs du théatre ?

Mitridate, septuagenaire, accablé de fatigues, de chagrins, d’infirmités, fugitif, au désespoir d’avoir tout perdu, au moment de se donner la mort à lui-même, songera-t-il à être amoureux ? Sans doute, il est francisé. On ressuscire une femme Greque, qu’il avoit épousée & fait mourir, & l’on réchauffe les froides cendres de son ancien amour : ses enfans se déclarent les amans de leur belle mere, & le vieux guerrier mourant est leur rival. Il n’en eût pas plus fait dans le délire de la jeunesse, & dans le luxe de la Cour. Mais peut-on voir sans rire, une passion si absurde ? Un François en est enchanté, le poëte qui en a imaginé le reve est un homme admirable, l’amour quel qu’il soit, sera toujours délicieux.

Bajazet enfermé dans un appartement du serrail, forme avec le grand Visir, une conspiration pour détrôner le Sultan ; il y va pour lui de la couronne & de la vie. Ce Prince capable d’une si haute & si difficile entreprise, environné de tant de dangers, occupé de si grands intérêts, aura t-il le loisir de conter fleurettes à une fille ? Que dis-je, il aura l’imbecillité de lui dire qu’il préfere un de ses regards, à la couronne & à la vie. Est-ce-là un homme ? Oui, mais un homme de la création du théatre François. Quelle est donc cette fille inconnue, une fille enfermée dans le serrail, qu’il n’a pu voir, & qu’il avoue n’avoir vu que par hazard, un moment ; il a pourtant avec elle, les plus longues, les plus doucereuses conversations ; il se trouve trop heureux de mourir à ses pieds. De pareilles absurdités peuvent-elles faire fortune ? Sans doute, la fortune de l’amour est toute faite en France, sous quelque habit qu’il se montre.

Hypolite est un sauvage qui déteste les femmes, & ne se plait que dans les forêts, à la chasse des bêtes féroces ; il n’en payera pas moins le tribut aux actrices, il est aimé par une, à la vérité, sous le nom de Phedre, sa belle-mere, qui, en bonne actrice le lui déclare, & le sollicite. Exemple scandaleux d’inceste & d’impudence, dont la scéne ne devroit pas se souiller, si elle comptoit les mœurs pour quelque chose ; il lui resiste en chasseur. Jusques-là c’est son rôle : voici celui du François, il court dans la scéne suivante se déclarer amant d’une fille qu’il n’a jamais vue, & qui n’est pas moins étonnée de sa déclaration, que doit l’être un spectateur raisonnable, qui ne desire pas de voir par tout la passion dont son cœur est rempli, Racine se fait lui-même le procès, dans la préface de cette même Phedre, il convient (quel aveu pour un François, pour un poëte, pour un poëte de théatre !) que l’amour est déplacé, dangereux, indécent dans la tragédie, que l’ancien théatre a pour les mœurs une grande supériorité sur le nouveau, qu’il seroit à souhaiter que les piéces modernes fussent aussi solides, aussi chastes, aussi pleines d’instruction que les poëmes dramatiques des Grecs. Les disciples du calvaire devroient-ils avoir à rougir, en voyant la sagesse des payens ?

Il est sans vraissemblance qu’à l’âge de treize à quatorze ans, où l’on ne sait ce que c’est que l’amour, Britannicus ait formé une passion violente, capable de braves l’Empereur ; que Néron, qui ne voyoit en lui qu’un concurrent dangereux à l’Empire, dont il songeoit à se défaire, se soit avisé d’être jaloux de sa maîtresse, & que cette prétendue maîtresse, bien plus âgée que lui, qu’il n’avoit peut-être jamais vu, puisqu’elle est absente depuis plusieurs années, soit une libertine décriée, déjà mariée à une autre, par lui répudiée pour ces incestes, & chassée d’Italie ; cet amour puéril dans le Prince, sans attraits pour l’Empereur, deshonorant pour tous les deux, chimérique chez toutes les personnes raisonnables, ne peut trouver place que sur le théatre François ; trône ouvert à toutes les folies. Ricoboni trouve une autre absurdité dans cette piéce. Narcisse qui y joue un grand rôle, étoit un affranchi de Claude, il lui dénonça le mariage de Messaline sa femme, avec Lilius ; il fut l’auteur de la mort de cette femme débauchée, il couroit le plus grand risque, si elle eût vécu, il connoissoit la foiblesse de son maître. Le jour même de cette dénonciation, Claude eut pour elle un retour de tendresse, & ordonna qu’on fit venir cette malheureuse pour plaider sa cause. Ce sont ses termes, voyant sa perte dans cet ordre, il paya d’audace, il sort brusquement, & commande, au nom de l’Empereur, au Tribun & au Centurion des gardes, d’aller sur le champ, tuer Messaline, ce qui fut exécuté. Narcisse en triompha, en fut loué, & récompensé par le Sénat. Britannicus étoit fils de cette Princesse, ignoroit-il l’assassinat de sa mere, connu de toute la terre ? Lui à qui on attribue des lumieres si supérieures à son âge ? Narcisse comptoit si peu sur cette ignorance impossible, qu’il disoit ouvertement, je suis mort si Britanicus regne ; ce qui le fit agir pour élever Néron qui le fit son favori. Quelle léthargie à Racine de donner pour confident à Britannicus, ce même Narcisse, bourreau de sa mere, & favori de son ennemi ? Pour qui il ne devoit avoir que de l’horreur & de la défiance ? Il lui fait dire bassement, contre toute vraissemblance : je fais vœu de ne croire que toi , Act. i, Scen. 4. Narcisse n’étoit pas nécessaire, il se seroit même épargné un anachronisme ; Narcisse n’étoit plus quand Britannicus fut empoisonné, Agrippine l’avoit fait mourir. Sans ressusciter les morts, on auroit trouvé dans une Cour si corrompue, vingt personnes du même caractère, pour les joindre à Néron. Le Pere Porée qui m’a fourni plusieurs de ces réflexions, démontre que dans la plupart des romans & des tragédies, l’amour est faux, absurde, monstrueux, qu’il ne peut plaire qu’à la corruption du cœur : Vel repugnante atate, vel adversante fortuna, vel reclamante religione, vel reluctante historia, vel ipsa refellante fabulâ, amor iste falsus, abnormis, portentosus, & tamen placuit, placet, placebit. C’est au théatre qui en est la source, à répondre d’une si grande dépravation, & d’un si mauvais goût.

Lætantur cum male fecerint, & exultant in rebus pessimis. Voilà les oracles de l’écriture, elle fait son portrait en faisant celui des méchans : Il se fait un divertissement de tout, des choses les plus mauvaises comme des meilleures, de la morale de l’Evangile, & de celle du paganisme ; il craint si peu le vice, il respecte si peu la vertu que tout est également un jeu pour lui. La loi sans crédit, les supérieurs sans autorité, la société sans regle, la vertu sans agrément, défigurée, hideuse, ridicule, méprisable, quel disciple aura-t-elle ? Au contraire le poison sans préservatif, les passions sans frein, le péché sans remors, le vice sans voile, ou plutôt embelli, aimé, recherché, favorisé, excité, applaudit à tous les maux de l’humanité rassemblés. La perte des ames est aussi générale que prompte & inévitable.

Il est dans la plupart des piéces, soit pour faire un contraste, soit pour lier une intrigue, des rôles infames, dont on ne peut faire les actions, avouer les sentimens, tenir le langage, par conséquent qu’on ne peut ni représenter, ni composer sans avoir perdu toute honte. Le Mathan d’Athalie, le Héros du Festin de Pierre, les considens, les valets de toutes les intrigues amoureuses ; quel chrétien peut se faire un jeu du plus grand des maux, qui doit faire couler les larmes les plus ameres ? Qui peut trouver un amusement avec des crimes, à entendre des impietés, à se dire, à se montrer coupable ? N’est-ce pas s’en rendre en effet, que de le paroître, & s’en applaudir ? On ne voudroit pas d’une piéce écrite en vieux gaulois, en mauvais jargon, dans une langue barbare. Quel langage est plus barbare que celui de l’irréligion & du vice ? Qui mérite la préférance, la pureté des mœurs, ou la correction du style ? Que ce même acteur parle en Iroquois, il se fera siffler, qu’il parle en scélérat, il sera applaudi ; un enfant bien né souffrira-t-il que pour se réjouir on représente à ses yeux la mort de son pere ? La représentera-t-il lui-même, se chargera-t-il du rôle de son assassin ? Quelle horreur ! Le véritable Oreste ; le véritable Ninus auroit-il assisté à une tragédie où l’on auroit représenté son parricide, seroit-il monté sur le théatre, en auroit-il joué le personnage ? eût-il été aussi entousiasmé de Voltaire, que ceux qui ont fait son apothéole ? J’en dis de même des femmes ; la véritable Phedre, la véritable Aricie auroient-elles voulu jouer leur rôle ? Auroient-elles assisté à la représentation de leur malheur & de leurs crimes ? S’il est honteux de commettre le crime, il est honteux d’en feindre les apparences, la figure ne peut plaire si la réalité ne plait point, le rôle décéle l’acteur.

L’art n’est agréable, selon le principe de M. le Bateux, qu’autant qu’il imite la belle nature, le tableau des saletés humaines, fût-il parfait, est dégoutant pour un bon cœur chrétien ; le tableau des crimes est odieux & révoltant, au lieu d’en rire, il faut pleurer sur le malheur de ses semblables. Le plaisir d’un pareil spectacle est inhumain & impie, les chrétiens, dit Minutius Felix, ne se plaisent point aux combats des gladiateurs, ne vont point à la comédie, ne se trouvent point au fêtes prophanes, ne se parfument point, ne se couronnent point de fleurs, & c. Jouer l’offense de Dieu, se montrer son ennemi, évoquer l’enfer, paroître agir comme un damné, & on se dit chrétien, on se donne pour philosophe ; nous devons à Dieu le corps & l’ame, l’intérieur & l’extérieur, la réalité & l’apparence, tout doit servir à sa gloire, tout n’existe que par lui, & pour lui, rien ne doit commettre ni favoriser le péché, le desirer ni s’y complaire, en faire le semblant, même par jeu, y penser, en parler que pour le détester. Dieu est trop grand pour être joué, le plus grand des maux peut-il servir d’amusement ? Peut-on sans folie & sans crime, en courir le risque ? Souiller son esprit, son imagination, sa mémoire, son cœur, ses yeux, ses oreilles, sa langue, par une corruption même feinte ? Quelquefois qu’on conserve dans le cœur, il n’est pas permis de contrefaire l’idolâtre, quelque pureté dont on se flatte ; il n’est pas permis de contrefaire l’impudique ; il est du dévoir de l’homme d’être & de paroître constamment vertueux, & inviolablement fidele à son Dieu ; il n’est point de moment, point d’intérêt qui puissent en dispenser, point de prétexte qui excuse, on doit plutôt cesser de vivre que de cesser de servir Dieu : Hæc testamenta præcordia penetrant, sicut serpentium morsus venestum diffundunt. Bastis.

La fureur de mettre de l’amour dans les tragédies domine si fort sur le théatre François, que M. de Belloy, homme sérieux, qui a entrepris par goût, de traiter les grandes actions des Héros François, matiere très-sérieuse, n’a pu se défendre d’en mettre dans toutes ses piéces, où souvent il est très-étranger. Dans Eustache de Bellay, qui s’attend de voir une Bourgeoise en commerce réglé avec un Prince, sur le pied de mariage ? Dans Gaston & Bayard cette passion est même ridicule. L’homme toute sa vie le plus pieux & le plus sage, dans un âge très-avancé, devient amoureux, & fait mille folies, dans le plus fort des horreurs de la guerre, dont il est un des chefs, devient rival d’un jeune Prince, & l’appelle en duel ; ce qu’à peine la fougue d’une aveugle jeunesse pourroit faire croire. Ces absurdités défigurent absolument un tableau où il y a d’ailleurs bien des beautés.

4 Mars 1772, l’auteur des affiches, qui n’est pas fort entousiasmé de Voltaire, dit, en parlant de la derniere piéce, les Pelopides ou Atrée & Theste, sujet heureusement traité par Crebillon, & mieux que par Voltaire ; cet auteur pour faire sentir la foiblesse de Voltaire, dans les scénes les plus pathétiques, dit ingénieusement, ah que vingt ans plutôt Voltaire auroit peint admirablement cette situation unique ! Qu’il l’auroit rendue intéressante, majestueuse, énergique, cette mere dont les tendres entrailles sont déchirées par ses enfans ! Cette tragédie que les lecteurs appliqueront au couchant du poëte, seroit cependant l’apogée d’un dramatique ordinaire. Quelqu’un a dit, en comparant les deux poëtes, Voltaire a mis de l’eau dans le vin de Crebillon.

On a imaginé une comédie muette, en figures grotesques, qui se suivent par ordre, ce sont des pantins en mouvemens, une espece de pantomime animé qui joue la comédie par ressort, ce sont des marionnettes de grandeur humaine.

Pourquoi dans toutes les comédies des Comtes, des Marquis, des Comtesses, en un mot des gens de qualité ? C’est contre la vérité & la vraissemblance ; la plupart des événemens comiques se passent entre les bourgeois, sans intervention de personnes titrées ; on ne doit employer ces titres que comme ceux de Conseiller, de Président, de Capitaine, que quand le rôle le demande, ou qu’on veut le rendre ridicule par une qualité empruntée, & mal soutenue. Moliere ne les introduit que dans ces occasions ; il a joué les Marquis ridicules de son tems, que nous appellons petits maîtres, il n’a jamais prétendu ni pu prétendre ridiculiser le titre de Marquis, de Comte, qui est un titre distingué. Les comiques modernes voudroient-ils aller plus loin que leur maître ? Ils seroient dans l’erreur : espereroient-ils par là d’intéresser la Noblesse, & d’ennoblir leurs sujets, par la condition des personnages ? Malheureusement la plupart des auteurs & des acteurs ne sont rien moins que des gens de condition ; ils n’en ont ni n’en savent donner les allures, & en tenir le langage, ils y sont tout neufs, & on voit bien qu’ils sont peu familiers avec la bonne compagnie. Ces Marquis postichés sont tout à fait peuple ; la généalogie & les sociétés du poëte, loin d’ennoblir, dégradent la piéce, & selon l’expression de Fontenelle, l’encanaillent à force de noblesse ; car quoique tous les hommes soient égaux par la nature ; il y a dans les différens ordres, des nuances qui les distinguent, & malgré la fécondité de l’esprit, c’est toujours l’accent, le ton de la bourgeoisie qui se font sentir.

Le Diable amoureux est un mauvais roman, où sous le vieux cadre de sorcier & de revenant, on dit bien des choses plates, triviales, sans goût, sans esprit ; tout son mérite est une multitude de caricatures, de figures grotesques, de démons, de sorciers qui peuvent un moment amuser les enfans & le peuple ; il ne vaut pas le diable boiteux du sieur le Sages, où il y a du sel & de l’esprit.

Gacon, ex-Oratorien, mort Prieur de Baillon, trop fameux par son esprit caustique, qui lui valut plusieurs mois de prison, sans le corriger, Gacon ne composa point de drame, ni de farce, quoiqu’il eût du talent pour la grosse plaisanterie, il n’avoit pas assez de génie pour faire un tout régulier, une bonne piéce de théatre ; dans le nombre infini de satyres, épigrammes, sonnets, rondeaux, chansons qu’il a fait, il a donné un recueil intitulé le Poëte sans fard, où sous prétexte de candeur & de sincérité, il satyrise tout le monde, tout cela nous est étranger, & d’ailleurs fort peu intéressant. La plupart de ses productions sont de platitudes, des bouffonneries sans goût & sans finesse : sur deux ou trois mille piéces, il n’y en a pas dix où l’on trouve du sel.

Quoique son génie ne sût pas tourné du côté du théatre, il s’avisa d’en faire l’apologie, Sat. 5 & 6, ce qui est aussi contraire à la sainteté de son état, & au caractère de son esprit, qu’à la Réligion & aux mœurs. L’apologie est digne de lui, & par une autre indécence, elle est adressée à un Evêque, probablement M. Bossuet, ennemi déclaré de la comédie ; dédicace aussi maladroite que la piéce est déraisonnable, il ose lui dire, les Prélats qui condamnent la comédie ont des mœurs déréglées, elle doit donc être soufferte, les bons l’approuvent, c’est le goût du peuple, il en est infatué, (c’est une insulte à M. Bossuet, dont les mœurs étoient réglées,) Moliere divertit, & la cherté du pain n’empêche pas d’aller applaudir Arlequin . Guyot de Pitaval, qui rapporte ce trait, ajoute plaisamment : c’est un bonheur que Gacon ne se soit pas avisé d’être Avocat, il auroit eu le talent de perdre les meilleures causes ; son éloquence auroit été plus utile à ses adversaires, qu’à ses cliens, les mauvais logiciens comme lui sont la terreur du bon sens, & le fleau de la raison.

Tout est faux dans le raisonnement de Gacon ; il est faux que les Evêques réglés ou déréglés, aient jamais autorisé la comédie. Tous les Saints Peres, Gregoire de Nazianze, Chrisostôme, Augustin &c. de nos jours, MM. Bossuet, de Harlai, de Fenelon, Languet, tout l’Episcopat l’a toujours condamné. Plusieurs Prélats ont écrit contre ; dans tous les diocèses, les statuts sinodaux la défendent, sous des peines plus ou moins grandes ; il peut se trouver des Evêques qui y sont allés, soit pour faire leur cour, comme sous le regne de Richelieu & de Mazarin, soit par curiosité, soit si l’on veut, par libertinage. Quoiqu’aujourd’hui ce scandale soit rare, les égaremens personnels ne sauroient tomber sur le corps Episcopal, qui en fut toujours très-éloigné, & blameroit ceux qu’on sauroit avoir cette foiblesse. Ce seroit le cas de dire avec l’Evangile, faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. Il est ridicule d’avancer que ceux qui ont de mauvaises mœurs, condamnent la comédie ; & ceux qui ont de la vertu l’approuvent. Ce seroit évidemment tout le contraire ; quelle idée ! Ceux qui ont de la piété, du zèle, des mœurs édifrantes, qui ne vont pas à la comédie, qui n’ont aucun intérêt de la protéger, enseignent une morale relâchée, approuvent la comédie ! Et ceux qui vivent mal, qui aiment les spectacles ; les condamnent contre leur intérêt & leur idée, & débitent la morale sévere qu’ils ne pratiquent pas, & qui les condamneroient par leur propre bouche ! Cet absurde paradoxe n’est avancé que pour lancer un trait malin contre les Evêques, en disant que leurs mœurs sont déréglées : trait aussi faux qu’indécent. Le très-grand nombre des Evêques vit bien, personne dans ce corps n’est responsable du petit nombre qui s’oublie.

Mais quel renversement de l’Evangile, & du bon sens ! La raison & la foi disent unanimement tous les supérieurs en tout genre, que leurs mœurs n’affoiblissent pas votre obéissance, faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. Les mauvais condamnent la comédie, & vivent mal ; vivez donc bien, & n’allez pas à la comédie ; les bons l’approuvent, & vivent, bien, allez-y & vivez mal. Cette contradiction avec l’Evangile, & de l’Evangile avec lui-même, est-elle tolérable ? Peut-on raisonner si mal, quelle cause désespérée, qui n’est défendue que par des absurdités, & par des auteurs meprisables ? Gacon n’avoit pas appris cette doctrine dans l’Oratoire, où dans le même tems le Pere le Brun, homme vraiment savant & irréprochable pour les mœurs, donnoit à Saint Magloire, à la priere de l’Archevêque de Paris, plusieurs conférences, & au public un ouvrage excellent contre la comédie ; aussi Gacon ne put-il pas vivre long-tems dans cette célebre Congrégation, on s’en débarrassa bientôt, lui-même sécoua le joug que son caractère lui rendoit insupportable, & que son caractère rendoit insupportable aux autres.

Causes de la décadence du goût sur le théatre. Parmi une foule de causes de la décadence du goût sur le théatre, dont le détail forme une espece de traité de l’art dramatique, l’auteur en rapporte deux qui régardent les comédiens. 1°. L’idée puérile de faire des piéces ou des rôles pour certains acteurs ou actrices ; une actrice a plu à l’auteur ; pour faire une galanterie à sa maîtresse, il n’envisage qu’elle, & fait parler son personnage, non selon le caractère qui lui est propre, mais dans le goût de son idôle ; c’est renverser l’ordre. Un acteur doit se transformer dans son personnage, & ne laisser voir que lui, & ici au contraire on transforme le personnage dans l’actrice, on ne voit que l’actrice sous l’habit du personnage. La folie aveugle de la passion, & l’espérance imbecille de faire réussir la piéce, par les charmes d’une actrice qui plaît au public, comme si cette actrice pouvoir se multiplier sur tout le théatre, & se perpétuer dans tous les siécles, pour représenter toujours son ouvrage ; comme si dans le succès momentané qu’elle peut procurer, le public ne savoit pas distinguer ce qu’il doit à l’actrice, & ce qu’il doit à l’auteur, ce sont donc les gestes, les regards, les coups de gosier, les traits, les bras de l’actrice qui reglent les plans, les expressions, les situations, les sentimens & tout le mérite de la tragédie. C’est un tailleur qui fait un habit, il prend ses mesures sur les personnes qu’il veut habiller. On dit que Racine avoit cette foiblesse pour la Chammelé, & Moliere pour la Bejar ; mais ce ne sont pas les morceaux qui les immortaliseront. Que les passions sont aveugles & petites ! Leur objet est pour elles l’Univers, elles y ramenent tout, il semble que tout doit en être entousiasmé comme elles ; on sent par tout le caractère de l’auteur. Racine est tendre jusques dans sa haine, Crebillon, sombre jusques dans l’amour, Corneille boursoufflé jusque dans les valets, Scarron burlesque jusques dans les Princes. Tout a l’humeur gascone chez un auteur gascon. Calprenede & Juba parlent du même ton.

Le vrai génie dramatique n’a aucun caractère propre, aucun style à lui, ni dans la composition, ni dans la représentation ; mais il prend tous ceux qu’il veut jouer, c’est un vrai Caméleon, qui prend toutes les couleurs des objets ; c’est un historien en action, qui n’est d’aucun pays, d’aucun siécle, d’aucun climat, mais de tous les pays, de tous les siécles & de tous les climats. Une autre source de la corruption du goût, aussi bien que des mœurs, c’est la considération qu’on donne aux comédiens. Les acteurs sont des Rois souverains, & les actrices des Divinités, qui dans leurs tripots, ou pour parler plus décemment dans leurs temples, ou dans leur cour, donnent des loix aux auteurs, aux spectateurs, aux amateurs, & de proche en proche, à la nation. On intrigue pour eux, on les comble sans reserve, d’éloges, d’honneurs & de présens : gens qu’il ne faut encourager qu’en raison de leur dépendance, (ou plutôt qu’il faudroit chasser) & qu’autant qu’ils ne s’écartent pas de leur devoir. (En quel siécle, en quel pays ne s’en écartent-ils pas ?) Que penseront nos neveux, s’ils apprennent que quand des acteurs & des actrices avoient mérité d’être punis, (le Kain, la Clairon) ils avoient jusque dans leur prison, une espece de cour, (à l’Abbaye de Saint-Germain) que leur maladie, (Molé) cause la plus vive tristesse, que leurs confreres ne pouvoient ouvrir la scéne qu’auparavant ils n’eussent dissipé nos allarmes par des nouvelles consolantes. (le Mercure ne manque pas d’avertir des indispositions des actrices, même de celles qui sont gueries dans neuf mois, & du retour consolant de leur santé, comme il instruit des maladies du Roi & de la famille Royale.) Nos descendans seront forcés d’avouer que la nation s’opposoit elle-même à ses plaisirs, meconnoissoit ses droits, & ignoroit que l’économie & une sage distribution donnent seules à la gloire & aux récompenses, l’éclat qui les fait briguer  ; mais sur tout nos descendans gémiront de voir la plaie que fait à la Réligion & aux mœurs, la considération qu’on accorde aux corrupteurs de la vertu, à moins que la corruption devenue héréditaire, ne fasse penser la postérité aussi peu chrétiennement que nous. Dans le même siécle où les comédiens sont adorés, les réligieux sont méprisés & persécutés ; où est la justice ? Mais il y a quelques honêtes gens parmi les comédiens, & quelques réligieux vicieux : cela peut être ; mais si quelques traits de vertu doivent couvrir au théatre, un tas de désordres, une foule de vertus ne devroient elles pas couvrir dans la Réligion, quelques vices, aussi rares que les vertus des comédiens ? Est-il rien qui démontre plus évidemment & plus efficacement l’irreligion & la dépravation, que cet énorme déréglement de mépris & destime, de persécution & de considération, de faveurs & de mauvais traitements ? Viendra un jour qui tirera ce grand voile, & mettra chaque chose à la place, les acteurs & les actrices y joueront des rôles bien différents de celui des réligieux.

Tous les théatre, se ressemblent ; même fonds de libertinage, mêmes moyens de corrompre les cœurs. Comme tous les hommes sont composés des mêmes membres, & sont les mêmes actions. Les nuances des couleurs, les traits de la phisionomie, l’accent, les allures, le langage mettent entr’eux quelque différence. La férocité Angloise est un peu tempérée dans les piéces de Crebillon, la licence des Italiens est tournée en galanterie dans Racine ; la gravité Espagnole en philosophie, en politique dans Voltaire & Corneille. L’esprit républicain devient grandeur d’ame ; la fierté Romaine gasconnade ; le goût du siécle, le caractère des Nations, le style des auteurs donnent à Melpomene & à Thalie des airs, un accent, une phisionomie différente. L’esprit l’effet du théatre est également par-tout de faire goûter le vice, & mépriser la vertu, & pour celà, de faire un jeu de l’un & de l’autre, d’affoiblir les idées qu’en donne la Réligion, d’en donner des idées fausses, pour rendre le vice agréable, & le faire aimer, excusable, & le faire pardonner, la vertu austere, & la faire craindre, ridicule, & la faire mépriser, & lui substituer des vertus prétendues, qui ne sont que des vices déguisés. Tout ce qui est mis en action fait plus d’effet que le discours ; le théatre qui met tout en action, est donc plus éloquent & plus efficace que les plus grands Orateurs. Le vice en action est donc plus dangereux que tous les Peres de l’Eglise, tous les Prédicateurs, tous les Pasteurs ne peuvent être utiles ; Ainsi ces infâmes troupes d’hommes & de femmes, qui vendent leur tems, leurs talens, leur personne à la corruption publique, nourrissent, exaltent, allument dans les cœurs toutes les passions. Il faut être aveugle pour s’imaginer, on ne l’est pas assez pour être convaincu, qu’on peut en conscience s’exposer à un si grand danger.

Mais, dit-on, tout le monde sait que les aventures dramatiques sont des fables, qu’on pleure au théatre la destinée d’un héros qu’on n’a jamais vu, qui peut être n’a jamais été ; qu’on y rit des foiblesses, des ridicules d’un bourgeois, d’un valet, d’un marquis chimérique, &c. qu’importe ? Le mal que ces chimeres produisent n’est que trop réel. Jupiter, Mars, Venus ne sont que trop puissants sur les passions, pour réaliser leurs crimes, ce n’est que pour y accoutumer, & apprendre à les réaliser, qu’on y donne des leçons & des modeles, & qu’on les pare de tous les agrémens, de tout le fard, c’est-à dire de tous les traits les plus empoisonnés. Les mauvais discours, les peintures indécentes, les romans licencieux, pour n’offrir que des libertins imaginaires, sont-ils moins redoutables à l’innocence ? Les héros des Contes de la Fontaine, non plus que les amans de l’opéra, & les débauchés de Vadé n’ont aucune existence : les crimes qu’on leur fait commettre sont de tous les jours ; & jamais sur ce frivole prétexte, une mere sage n’en permettra la lecture à ses enfans : sous les couleurs de la fiction, on y avale le poison à longs traits, lors même qu’on le connoît, & qu’on s’en défie. Que sera-ce quand on se le dissimule, qu’on l’aime, qu’on le desire ? l’estime, l’enjouemens, l’entousiasme, la fureur des amateurs, des acteurs, des actrices, laissent-ils ignorer ou méconnoître le prodigieux, le funeste effet du poison.

Mais, dit-on, du moins les progrès sont lents, on rougit bientôt d’avoir donné des larmes à des chimeres, & l’on méprise les acteurs & les auteurs. La vertu met une digue au torrent, & en retarde le cours ; belle consolation ? Pour rétarder de quelques jours la mort de l’ame, en sera-t-on moins la proie de l’enfer ? Est n’est ce pas se donner déjà le coup de la mort, que de s’exposer à un danger évident de se damner dans quelques jours ? On se trompe, erreur fatale ! Les progrès du poison ne sont que trop rapides. Devroit-on prendre du poison parce qu’il agit lentement ? Mais encore, ce n’est pas un poison lent, le vice de l’impureté lance ses traits avec violence, ils blessent subitement ; un coup d’œil suffit pour perdre l’ame la plus vertueuse, quand on regarde avec plaisir le séduisant objet : ce que l’Evangile exprime par ces mots, qui viderit ad concupiscendum, jam machatus est in corde sue . Qu’on ne se rassure pas sur quelque discours honnêtes, quelques maximes utiles, débitées par des bouches impures, quelques traits de vertu, vraie où apparente, semés çà & là dans une piéce, qui semblent tempérer l’horreur du désordre, & jetter un voile sur l’indécence du tableau, trop superficiel, trop rapide pour faire quelque impression, trop foible pour tenir contre le vice qui domine ; bien loin d’arrêter le mal, souvent ils l’augmentent. Qui ne sait apprétier, & ne méprise ce que dit une actrice ? Ce sont des gouttes d’eau qu’on jette dans un fourneau ; bien loin d’éteindre le feu, l’ouvrier ne les emploie que pour l’allumer d’avantage.

Caihava, art. de la comédie, Ch. denier, attribue la décadence du théatre au privilége exclusif accordé à une seule troupe de comédiens. Sur les choses les plus libres, les plus respectables de toutes les nations, les plaisirs du public, les talens, le génie , (grandes idées, grande importance de la comédie.) Une troupe munie d’un tel privilége, peut dire à la France entiere, nous ne voulons vous donner qu’une ou deux nouveautés, vous serez forcé de les prendre dans le genre qu’il nous plaira ; voulez-vous rire, nous voulons que vous pleuriez ; voulez vous pleurer, nous vous forcerons à rire, (Ces absurdités font rire & pleurer, choisissez ;) nous recevons ces mauvaises piéces, & rejettons les bonnes, dégoûtons les auteurs, enchaînons le génie du sieur Caihava. Ce ton tragique forme une comédie larmoyante : quand tous les acteurs seroient autant de Roscius, ils ne le seront pas long-tems faute d’émulation ; on censurera les débutans, on ne voudra que des Pïgmées  ; en un mot, c’est le renversement de l’État ; mais de quoi se plaint-il ? N’y a-t-il pas trois théatres privilégiés. L’Opéra, les François, les Italiens ? sans compter les innombrables théatres de société, les deux Foires, le Vauxhal, les Boulevards, les Marionnettes, les théatres du pont neuf, & presque tout Paris, n’est-il pas lui-même un théatre ? C’est l’intérêt du Royaume. Un Empire est plus ou moins illustre, à mesure qu’il produit un plus grand nombre d’hommes immortels, un Corneille, un Moliere, un Baron , c’est-à-dire, plus de comédiens. Le grand Moliere, dans le Bourgeois Gentilhomme, auroit du joindre un amateur du théatre, au maitre à danser, au maître à chanter, au maître en fait d’armes, & lui faire prouver que la scéne, tout aussi-bien que la danse, la musique & les armes, fait le bonheur du monde. Que l’ordre ne peut subsister sans théatre, que si on le gêne, si on le borne, si on l’honore moins, tout va rentrer dans le cahos. Le sieur Caihava a voulu sans doute suppléer à Moliere, & dans la premiere édition qu’on fera de ses comédies, M. Caihava fera bien d’y faire ajouter cette scéne ; elle fera autant rire que les autres.

M. d’Aguesseau, homme de tout autre poids que le sieur Caihava, bien éloigné d’y entretenir l’émulation, le condamne, & quoiqu’il n’y ait jamais été, c’est pourtant un homme immortel, bien supérieur à Baron & à Moliere, il en parle au long Tom. 2, pag. 47. Nous l’avons cité ailleurs, en voici un trait singulier : Les Magistrats violent jusqu’à la bienséance du vice, (cette expression n’est pas juste, ce grand homme a voulu dire la bienséance que le vice même n’ose violet ;) on en voit qui seduits par les conseils d’une aveugle jeunesse, ne connoissent que le théatre, d’autre morale que les frivoles maximes du parterre, d’autre étude que celle d’une Musique effeminée, d’autre occupation que le jeu, d’autre bonheur que la volupté. En effet, le théatre fait oublier toutes les loix, & violer toutes les bienséances à ceux même à qui la gravité & la sainteté de leur état doivent les rendre inviolables, & qui sont établis pour les faire observer.

L’acteur Granval, qui a long-tems brillé sur le théatre, & dans la littérature, par des obscénités, double gloire de même nature, s’est enfin retiré. M. le Duc d’Orléans l’a fait Intendant de ses menus plaisirs, avec bonne pension ; s’est le Petronne du siécle, quarante ans dexercice l’ont rendu un habile maître.

Les comédiens, à Bordeaux & à Toulouse, sont obligés de donner une représentation pour l’hôpital ; ailleurs on a d’autres manieres de les rançonner : à Toulouse l’hôpital choisit le tems ; c’est ordinairement le carnaval, & la piéce, toujours sort libre, double moyen d’avoir du monde. A Bordeaux c’est toujours la semaine sainte, apparamment par dévotion, pour se préparer à faire ses Pâques. Ceux qui sont moins dévots, disent que le théatre étant alors fermé, c’est une raison pour l’ouvrir, & avoir tous les dévots de la Ville, qui sont en grand nombre, & par-là autoriser le théatre, & leur vendre la liberté d’y jouer, sous les auspices de la charité. Ce mêlange de sacré & de profane, ce choix du tems & des piéces sont aussi sans doute le fruit de la charité.

Dans les quatre gros volumes de l’Art de la comédie, le sieur Caihava est si enthousiasmé de Moliere, qu’il le regarde comme la source, le docteur, le centre, la regle unique de tout le théatre ; ses œuvres sont plus que les aphorismes divins d’Hypocrate dans la médecine, Aristote dans l’ancienne philosophie, le digeste & le code dans la Jurisprudence. On sait tout quand on sait Moliere ; on ne sait rien sans-lui, avant lui c’étoient, sur l’Univers, des sénébres plus épaisses que celles d’Egypte, & c’est la nuit la plus sombre pour tous ceux qui ne suivent point le soleil. Tous les traités de l’art dramatique doivent se borner à déveloper ce monde de merveilles, Pourceaugnac & George Dandin sont les colonnes d’Hercule. L’esprit humain ne va pas plus loin ; chaque scéne est un écrain rempli de pierres précieuses, un vrai trésor, un prodige du premier ordre, il dit comme Scaliger, j’aimerois mieux avoir fait le Médecin malgré lui, que d’être Roi de Castille ; il me semble voir un adorateur du grand Lama dans le Thibet. Les voyageurs nous apprennent que ces peuples imbécilles portent leur culte jusqu’à ramasser avec soin, & conserver avec respect les excrémens du grand Lama, comme des choses divines ; ils les achetent à grand prix, les font secher, les pulvérisent, les portent dans des bources pendues à leur cou, & mettent sur leurs alimens quelques pincées de cet assaissonnement divin. Dans toute l’Inde on en fait de même de la bouse de vache ; mais comme elle est plus commune elle coute moins. La superstition dramatique & le culte du Dieu Moliere ne sont pas moins ridicules ; on adore les platitudes, les bouffonneneries, les licences, les impiétés, la morale antichrétienne du grand Lama de la scéne, bien plus méprisable que les excrémens de celui du Thibet. La Scenomanie est une vraie idolatrie, qui adore jusqu’au défaut de ce qu’on aime, tandis qu’on fronde les ridicules des autres, on se fait une gloire & un mérite du plus dangereux, du plus méprisable de tous. Le sieur Caihava ne porte pas son admiration jusqu’aux mœurs de ce fameux Histrion, & à celles de ses adorateurs. Il eût fait rire jusqu’au moucheur de chandelles.

Le Pere Porée & le Pere Brumoi son traducteur sont moins entousiastes ; je m’en prends sur tout, disent-ils, au chef des auteurs & des acteurs de la scéne poëté par goût plus que par étude. Le libertinage de la jeunesse le fit comédien : Juventa licentia factus histrio , né pour des emplois sérieux, transporté dans les folies du comique, rigide observateur, & peintre plaisant du ridicule ; mais sans affectation & sans gêne, serré dans sa prose, aisé dans ses vers, fertile en plaisanteries, il a réuni les bonnes qualités, & les défauts de tous les comiques. Aussi piquant qu’Aristophane, & aussi peu chaste ; aussi ingénieux que Plaute, & aussi bouffon ; connoissant les mœurs aussi bien que Térence, aussi rempli d’intrigues amoureuses, & aussi licencieux dans les tableaux qu’il en fait : Moliere valoit-il mieux par le naturel, ou par l’art ? Excellent & très-mauvais dans l’un & dans l’autre : In utrâque pessimus  ; il nuisit autant qu’il excella, d’autant plus mauvais, qu’il éroit meilleur : Tanto pejor quantò melior ; car le meilleur maître, s’il enseigne le mal, est le pire de tous les maîtres : Optimo nequitia arbitrio nihil pejus. M. Caihava est trop juste pour se flatter que sont suffrage mettra dans la balance un poids qui l’emporte sur ces deux grands Littérateurs. Le public appelleroit de son jugement, & les gens de bien s’en moqueroient. M. Caihava oublie l’intérêt des mœurs que Moliere a corrompues, & que les deux Jésuites défendent. Ce seul trait suffiroit pour faire apprécier le tréros, ses piéces, l’éloge & ses panégyristes, & rendre justice aux uns & aux autres. De quel prix aux yeux de la Réligion, peut être un poëte sans mœurs ? Des ouvrages qui corrompent les mœurs ? Un éloge & un panégyriste qui n’en tiennent aucun compte ?

Education nationale, ou plan d’étude pour la jeunesse, par M. de la Chalotais, Procureur général, pag. 88. Pour échauffer des imaginations froides, & faire enfanter des esprits steriles, un moyen presque infaillible seroit par exemple de décomposer un acte de Racine, & de le réduire pour ainsi dire en thême, comme l’auteur l’avoit pu concevoir avant de se livrer à sa verve ; d’en tracer une esquisse comme celle qu’on a conservée d’après Racine même, d’une tragédie d’Iphigénie qu’il n’a jamais achevée. Faire remarquer comment ce beau génie a su animer ce squelette décharné, lui donner des chairs vives, & des couleurs naturelles.

C’est ainsi que se forment les Prédicateurs en lisant les analises de Bourdaloue ; les Avocats en formant des abrégés de Ciceron, de Cochin, & dans toutes les siences, par des tables méthodiques, des traités : ainsi se formoient les auteurs dramatiques, par des extraits, des plans, des piéces de Corneille, de Racine, de Moliere, en menant comme par la main, dans la route où ces auteurs ont marché. Il seroit à souhaiter que les bons écrivains eussent laissé la suite ; le dévelopement de leurs pensées, l’esquisse de leurs ouvrages, comme un peintre laisse des desseins, un architecte laisse des plans. Mais ce Procureur général du Parlement de Bretagne, que des entreprises dangereuses, & des disgraces méritées ont rendu trop célebre, se trompe en disant que des analises de Racine échaufferoient l’imagination, ce seroit plutôt le moyen de la réfroidir. Ce n’est pas par le canevas de ses piéces que Racine touche ; c’est par la tendresse des sentimens, & l’élégance du style. Les analises de Bourdaloue très-utiles pour diriger l’esprit, & donner de l’ordre & de la méthode, n’ont jamais allarmé, & converti le pécheur.

Quoiqu’il en soit, ce sont certainement de fort mauvaises leçons à donner à des enfans. Il n’y a qu’un comédien, qui, pour faire de ses enfans autant de comédiens, leur donne de pareils thêmes. M. de la Chalotais paroît dans son écrit, avoir peu de Réligion ; il la met au dernier rang des choses nécessaire à l’éducation, & la rélégue à la fin de son ouvrage ; le peu qu’il en dit ; ce n’est même qu’une Réligion naturelle, dont les Déïstes même le piquent. Pour la Réligion catholique & ses exercices, la priere, la Messe, les Sacremens, ce sont choses indifférentes : quoiqu’il parle d’une infinité de choses dont il veut qu’on instruise les enfans, il ne dit pas un mot de celles-là. Les auteurs chéris de cet instituteur, qu’il met entre les mains des enfans, sont presque tous protestans, & la plupart des gens sans réligion ; il marque par-tout un souverain mépris pour les Réligieux & les Ecclésiastiques, il fronde tout ce qui la précedé, il ne connoît de bon que la philosophie du tems, c’est-à-dire, l’irréligion ; dumoins devoit-il conserver les mœurs, & non pas corrompre de bonne heure, l’imagination des enfans, en leur faisant lire, étudier, analiser le poëte le plus galant, & leur donner ses piéces pour thêmes. La jeunesse n’est-elle pas assez portée au vice, faut-il lui en donner des leçons, & les lui faire apprendre par méthode ? Les beaux, les utiles objets dont on va meubler ces jeunes cœurs, ces esprits naissans, que l’amour incestueux de Phedre, la brutalité de Néron, les foiblesses d’Alexandre, les fureurs d’Achille, l’imbecillité de Bajazet ? Le Procureur général du Parlement de Paris pense bien autrement, puisqu’il a fait défendre à tous les Colléges de jouer des piéces de théatre. Mais grace à la philosophie & à la dépravation des mœurs, le théatre aujourd’hui est le souverain bien, le talent du théatre est le souverain mérite de l’homme.

M. Arnaud, dans sa préface sur Fayel, tragédie horrible, qu’il vient de donner, avance deux paradoxes, l’un sur le genre terrible qu’il dit être le seul vraiment tragique ; l’autre sur la division des drames en cinq actes, qu’il traite de puerilité : il a fait comme Fontenelle à la tête de ses Eglogues, & la Mothe à la tête de ses Fables, & la plupart des écrivains, qui, pour faire l’éloge de leurs ouvrages, commencent par donner des regles sur le genre qu’ils ont traité : ces regles auxquelles leurs écrits ne peuvent manquer d’être conformes, puisqu’elles ont été formées d’après eux-mêmes, sont toutes prises de leur goût particulier, & du caractère du livre qu’elles justifient.

1°. Dire qu’un événement terrible peut être la matiere d’une tragédie ; ce n’est rien dire que tout le monde ne sache & n’avoue. Donner cette idée pour une grande découverte, s’applaudir d’avoir ouvert cette nouvelle & brillante carriere, dire avec assurance qu’on entre dans un champ plus étendu, qu’on brave l’ingratitude des contemporains, & l’oubli de la postérité ; c’est une vaine fanfaronnade, dictée par un amour propre aveugle, enivré de ses productions, qui ne connoit, qui n’estime que soi ; appeller son talent & son genre, le tragique par excellence, lui donner le privilege exclusif, croire que tout le reste n’en mérite pas le nom, que les Grecs & les Anglois seuls, ont seulement, dans quelques scénes, exposé ces magnifiques tableaux, & ce tragique vigoureux, qu’on a seul la hardiesse de dire tout haut, ce que les autres ne disent que tout bas, parce qu’on préfére la vérité à des timides convenances, que le grand Corneille n’a pas atteint le but tragique, que ses maximes, ses raisonnemens, ses projets, ses idées de la grandeur Romaine s’éloignent de l’essence du poëme théatral ; qu’il n’a de parfait que le cinquieme acte de Rodogune, parce que ce n’est que là qu’on éprouve ce bouleversement du sens, cet orage, cette mer soulevée, ce flux & ce reflux de mouvemens ; que Racine n’a jamais la majesté du tragique, (idée fausse, le terrible n’est pas majestueux, la vraye majesté n’est pas terrible) qu’il ne produit point de secousse violente, & ne déchire pas, car Mr. Arnaud aime à être dechiré. C’est pour lui une expression délicieuse, que Crebillon a mieux connu qu’un autre la vraie tragédie, que rien n’approche de la vengeance d’Atrée ; mais que la négligence du stile, la monotonie des plans, son mauvais choix des sujets, dégoutent & inspirent de l’horreur ; que Voltaire lui meme n’est tragique que dans le quatrieme acte de son Mahomet. Tous ces grands mots, ces blasphêmés dramatiques, qui sont un vrai galimathtias, n’annoncent qu’une ignorance présomptueuse de son art : & après avoir dégradé tout le reste, il met son Fayel au dessus de tout. C’est le chef-d’œuvre de la nature théatrale, le dernier dégré de perfection ; & certainement le comble de l’aveuglement de l’amour propre : il est fort au dessus de Cominge & d’Euphemie ; qui ne sont que sombres, & Fayel est terrible. Tout ce qu’il avance de juste, c’est le mépris de l’Opera comique, de Nicolet, des comédiens de bois, qu’il met au dessous de tout : preference que personne ne disputera : que peut-il y avoir au dessous de ces bas tabutinages ?

Le théatre qui n’est que le tableau des actions des hommes est semblable à la peinture ; l’un & l’autre a divers objets qui en font la diversité. Les païsages, les marines, les foires, les grotesques, les amours, les fables, les histoires, ne sont-ils pas de vrais tableaux quoique de divers genres, & le fruit de divers talents ? Dans le genre sombre, terrible, affreux, les austérités de la Trape, l’horreur des précipices, le carnage des batailles, les tourmens des Martirs, les cruautés des Iroquois, l’appareil du grand jugement, la fureur des démons, le désespoir des damnés, qui oseroit dire que ces divers objets ne formeroient point de vrais tableaux ? Qu’il n’y a que son genre qu’on puisse appeller peinture ? La tragédie est en général une action qui se passe entre des personnes illustres, & qui est terminée par un denouement malheureux. Les caracteres de l’action, des personnages, du denouement peuvent être diversifiés à l’infini sans cesser d’être tragiques. Que ce soit une vertu, ou un crime ; un acte héroïque, ou une bassesse ; que ce soit des Rois, des Ministres, des Guerriers, des Réligieux, comme dans Cominge, Euphemie, Ericie, Melanie. que ce soit un malheur imprévu, ou préparé ; un renversement de fortune ou une mort ; qu’on se la donne ou qu’on la reçoive : qu’elle soit accompagnée de tourment, ou sans douleur, que ce soit haine, ou vengeance, ambition, amour, jalousie, transport ; ou la soi dans les Martirs, la charité pour les malheureux, la discretion, & le silence, ou le hazard des circonstances, &c. Tout cela ne forme que des sous-divisions dans le genre ; mais n’est pas moins dans le genre du Tragique. Les poëmes de Corneille, de Racine, de Crebillon, de Voltaire, de Belloi ne sont pas moins de vraies tragédies, que Cominge, Euphémie & Fayel. Que Mr. Arnaud veuille que le sombre, le terrible, l’horrible, le diabolique soient des sujets tragiques, à la bonne heure ; mais que ce soient les seuls, on en rira : aura-t-on grand tort ?

On lui dira, que ce genre, tout parfait qu’il le croit, plaira difficillement en France, où le caractère gai, doux & humain ne voit qu’avec répugnance des horreurs, qui plaisent en Angleterre, qui plaisoient dans le cirque de Rome, qui plaisoient à des Iroquois, qui plaisoient à des démons, à des damnés ; mais qui ne sont pas dans nos mœurs. Je ne doute pas que si les Iroquois avoient un théatre, si on en dressoit un dans l’enfer, Mr. Arnaud n’en fut le grand Corneille, ou le sombre Crebillon ; car il ne sera jamais le tendre Racine ; & le tendre Racine ne seroit point goûté dans ces affreux climats, où les piéces & le genre de génie de Mr. Arnaud seroient très-analogues au caractère des spectateurs, & passeroient, d’une voix unanime, pour le tragique par excellence, le seul vrai tragique : le plaisir en tout genre est relatif au goût & au caractere ; musique gaie ou triste ; alimens doux ou amers ; odeurs bonnes ou mauvaises ; spectacles cruels ou humains ; lectures frivoles ou férieuses ; vie solitaire ou repandue ; société grave ou dissipée, &c. chacun a ses ennemis & ses partisans : on ne juge des choses que par la sensation : cette sensation de pend de la configuration des organes. L’imagination de Mr. Arnaud est moulée comme celle de Crebillon & de l’Abbé Prevost, sur le ton du terrible. Peut-être même chez lui les cordes sont une quinte au dessus. Qu’il s’en amuse ; personne ne troublera ses plaisirs atroces ; mais qu’il ne trouble pas les plaisirs plus des doux autres, en voulant que tous les instrumens de l’orchestre fassent entendre les mêmes sons, sous peine de n’avoir point de musique. Il pretend que ces différents caractères de sombre, de terrible, d’horrible sont difficiles à discerner, & qu’on ne peut marquer précisement la ligne de séparation. Il a raison, ce n’est qu’un dégré d’intentité de plus ou de moins, comme dans tous les autres sentimens, & toutes les sensations ; le degré de chaleur, le degré d’amertume, le degré de tristesse, de joie, d’estime, de mépris, &c. : il n’est pas vrai qu’aucun de ces degrés ait le privilége exclusif d’être le seul froid ou chaud, amer ou doux, gai ou triste ; & qui parvenu à un degré excessif d’intentité, quoique alors dans sa perfection, il soit le froid, le chaud, l’amer, le triste, par excellence : il n’en est que plus desagréable par sa perfection. Telle la tragedie de Fayel très-tragique certainement ; mais qui par les fureurs & par les barbaries d’un Energumene, soutenu depuis le commencement jusqu’à la fin, n’en est que plus desagréable, & si fort tragique, qu’elle est insoutenable, à la représentation, & à la lecture.

2°. Mr. Arnaud appelle la division en actes universellement suivie depuis la naissance du théatre, & dont Horace fait une regle inviolable, neve minor, nec fit quinto productior actu , une distribution puérile soumise au compas & à l’équerre, une mesure pédantesque, une bizarrerie absurde ; couper la durée d’une passion (il a voulu dire d’une action) en cinq morceaux avec une égalité de proportion (expression louche) par un partage artificiel, c’est imiter le brigand qui couchoit ses hôtes sur un lit de fer, & en les mutilant étendoit ou racourcissoit leurs membres pour les mettre à la longueur de son lit : ce ne sont que des mots. Il est vrai que les actions des grands dans la tragedie, ni celles des petits dans la comedie ne sont pas partagées en cinq portions égales, ni en trois ni en quatre. Cette division simetrique, n’est pas dans la nature ; mais un usage universel en a fait une loi, dont il n’est pas permis de s’écarter. Combien d’autres choses, au spectacle, qui sont aussi peu dans la nature ? Toutes les actions humaines se passent-elles sur un théatre, au flambeau, à quatre heures du soir ? Y a-t il d’appartement partagé en coulisses ? Sont-ils tous plafonnés, ornés de colomnes, de statues ? Les actions sont elles entrecoupées de danse ; accompagnées d’instrumens de musique ? Se tient-on de bout, parle-t-on en vers, fait-on tant de gestes ? C’est pour la commodité du spectateur qu’on fait un partage en divers actes, à peu près de même longueur, comme un sermon dont la division en une exorde & deux ou trois parties égales n’est point naturelle, mais nécessaire à la foiblesse de l’auditoire. L’attention ne peut se soutenir une heure de suite, sans quelque relâche. Il faut quelque délassement ; on seroit accablé par une longueur excessive, ou dissipé par de trop fréquentes interruptions, si les actes étoient trop nombreux & trop courts. C’est au gènie de l’auteur à mènager des épisodes, à amener des circonstances, à prolonger ou à abreger le discours, à faire paroître ou disparoître à propos des acteurs, pour trouver d’une maniere naturelle une durée convénable.

Nous n’aurions pas tant insisté sur cette partie litteraire, si elle n’interoissoit les mœurs, qui sont notre objet principal. Ce systeme dramatique, s’il étoit reçu, & goûté par la nation, ne serviroit qu’à exciter les passions les plus violentes, dans les deux sexes, & à renouveller les horreurs des Cirques, aussi opposées à l’humanité qu’au Christianisme ; à accabler de douleur & de crainte sous prétexte de plaisir ; à attirer l’homme hors de lui-même, à le jetter dans l’ivresse, le rendre comme insensé, pour l’amuser, & dans la vérité ne lui procurer aucun plaisir, rien ne plaît s’il passe les bornes de la nature. L’émotion excessive des organes, fut-elle même causée par le plaisir, fatigue, incommode, deplaît, & nuit en effet, A plus forte raison, l’émotion causée par la douleur & la crainte. Un orchestre de cent instrumens, fussent-ils touchés par les meilleurs maîtres, étourdiroit. Le plus exquis parfum, s’il est trop fort, entête & fait mal. L’homme ne peut supporter qu’une certaine mesure, même de volupté, proportionnée à sa foiblesse, à son âge, à son temperamment. Un enfant, un homme délicat, sera plutôt épuisé qu’un autre ; & un excès de passion, bien loin de produire la douce impression du plaisir, fait fremir les spectateurs, ils detournent les yeux de cette tête de Gorgone, qui au lieu de les amuser, les pétrifie. Tel étoit le faux mérite des piéces d’Eschile, que des furies seules peuvent vanter. Les femmes avorroient, les filles tomboient en pamoison. les enfans prenoient la suite, les hommes couroient aux armes : de bonne soi, sont-ce là des plaisirs ? Dieu nous préserve d’un si misérable divertissement. Dieu nous préserve de l’idée insensée qui y donne du prix. Le bel éloge du théatre de rendre les hommes foux ! C’est l’éloge de la Tarentule, dont le venin fait si bien danser ceux qui en sont mordus, qu’ils en tombent morts. Ne sera ce pas une belle apologie ! Ainsi justifieroit on les liqueurs empoisonnées qui sont perdre la raison. Le beau spectacle & bien divertissant, de voir une Medée égorger ses enfans ! Un Atrée faire cuire ceux de sa femme ! Une Gabrielle manger le cœur de son amant ! Ravaillac ténaillé, Cartouche rompu vif ! C’est insulter les hommes de leur offrir de pareils jeux, & les appeller la tragedie par excellence. Le Judicieux Horace dont on ne peut revoquer en doute le goût exquis, le désendoit expressement. Nec pueros coram populò Medea trucidet  : aut humano palàm coquat exta nefarius Atreus. Des objets si odieux doivent-ils être présentés à des hommes ? Quodcumque ostendis mihi sic incredulus odi. Il en est ainsi de toutes les passions, les objets les augmentent, les sont naître, y font succomber. Corneille rend orgueilleux, Racine efféminé, Crebillon & Arnaud rendent barbare. Les autres sont sans doute plus dangereuses, leurs objets sont d’intelligence avec nous ; il est dans tous les cœurs un germe d’orgueil, d’ambition, d’impureté ; le plaisir & le spectacle le developpent, & le flattent. La barbarie revolte ; mais c’est toujours un grand danger pour les mœurs, & pour la société que d’affoiblir cette répugnance, & de familiariser les hommes avec les émotions violentes, & les actions atroces. Il est surprenant qu’on aye osé proposer, & il le seroit beaucoup qu’on reçut ce systeme inhumain dans un siécle philosophe, où on ne parle que d’humanité & de bienfaisance, & qu’on en vint jusqu’à en faire un plaisir, qui jamais ne pourra plaire qu’à des mauvais cœurs. C’est au contraire à la douceur, à la charité, à la compassion, qu’il faut exciter les hommes, & les accoutumer aux actions bonnes & chrétiennes. L’homme doit combattre ses passions, & non se faire un criminel divertissement de les exciter, une volupté de les sentir ; la Loi lui défend de s’y complaire ; à plus forte raison des passions, extrêmes, affreuses, inhumaines ; mais le théatre ne vit que de vice, & tout vice lui est bon : c’est chez lui un mérite, une gloire, un talent de l’inventer, le multiplier & le repandre.