(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre III.  » pp. 68-96
/ 442
(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre III.  » pp. 68-96

Chapitre III.

LA fable des amours de Cupidon & de Psiché, inventée par Apulée, dans son âne d’or, mise en vers par la Fontaine, dont Moliere a fait un mauvais drame, & Thomas Corneille un mauvais opéra, que Lulli réchauffa des sons de sa musique, & que l’Abbé Basnier dans sa mythologie, traite avec raison de conte puerile ; cette fable vient d’être rajeunie dans un poëme en huit chants, avec des notes, comme si elle en valoit la peine, pour servir de suite aux fables de l’Abbé Aubert, & qui assurément doit en empêcher le fruit, en remplissant l’esprit du lecteur d’une multitude de folies amoureuses, dont le fonds est très-licencieux, & les images dangereuses. Cet auteur, homme d’esprit, qui respecte la Réligion & la vertu, vient d’en donner un extrait en pere qui aime ses enfans ; c’est un conte de fée, qu’on a cent fois copié, & que les Canons n’ont pas demandé de lui, & dont son état Ecclésiastique ne le chargeoit pas, il l’a mis dans le Journal de Trevoux, qu’il continue, Décembre 1769. Cet Abbé & bien d’autres, veulent tirer de cette rapsodie, plusieurs moralités, en voici une sur la matiere que nous traitons.

Venus pour se venger de Psiché l’envoie aux enfers chercher une boëte du fard de Proserpine, pour rétablir la beauté de son visage, que la douleur venoit de ternir. Proserpine lui donne cette Boëte, avec défense de l’ouvrir, pour voir ce qu’elle renferme ; c’étoit lui en donner envie, d’ailleurs comment se défendre de regarder, & de prendre même un peu pour elle, de ce qui peut embellir Venus : elle ouvre la boëte fatale, & il en sort une noire vapeur, qui loin de l’embellir, la défigure & la rend horrible. Cupidon instruit de ce malheur, saute par la fenêtre de la chambre où sa mere l’avoit enfermée, & vole à tire d’aîle, à sa chere Psiché, la guerit subitement, efface tout ce fard, & lui rend sa beauté naturelle. Tout cela nous apprend, dit-on, que le fard est venu des enfers, que c’est Proserpine qui le donne, qu’il y entre du poison, que cependant les plus belles personnes, comme Venus & Psiché, ont la foiblesse d’en user dans l’espérance de relever leurs charmes. Falût-il l’aller chercher aux enfers, rien ne coute pour entretenir, pour augmenter sa beauté ; on en est mal payé. Ce fard ternit plus qu’il ne favorise, pour un moment d’éclat, il prépare des années de rides, & des taches ; il sort de cette boëte une vapeur empatée, qui rend horrible, il faut y renoncer pour se borner à la simple nature ; la beauté même y gagne : tel est la moralité de cette fable. Je ne garantis pas que ses auteurs & ses restaurateurs se soient fort embarrassés de l’enseigner ; mais je garantis du moins qu’elle est très-vraie. Que l’usage du fard est un péché, que c’est une invention du vice, qu’il ne donne que des faux attraits, que les hommes en sont généralement peu touchés, & qu’à la longue, il défigure le visage, & détruit les graces même qu’on esperoit d’y trouver.

La Fontaine met dans ce recit quelques circonstances différentes, qui ne changent rien dans la moralité, il en ajoute même une autre à dessein. L’amant de Psiché, aussi amoureux d’elle, malgré sa diformité, ce qui est très rare, pour se moquer des insensés qui aiment les femmes fardées, malgré la laideur réelle que leur donne le fard. Il en par le aussi judicieusement qu’agréablement, dans la description du Palais de Psiché. La se trouvoient des laboratoires, non pour le fard, de quoi auroit-il servi ? L’usage en étoit alors inconnu. L’artifice & le mensonge ne regnoient point, comme ils font dans ce siécle ; on n’avoit point encore vu des femmes qui ont trouvé le secret de devenir vieilles à vingt ans & de paroître jeunes à soixante, & qui moyennant trois ou quatre boëtes, l’une d’embanpoint, l’autre de fraîcheur, la troisiéme de vermillon fassent subsister leurs charmes comme elles peuvent. L’amour leur est certainement obligé de la peine qu’elles se donnent. Les laboratoires dont il s’agit n’étoient que pour les parfums, il y en avoit en eaux, en essences, en poudres, en pastilles de mille especes, dont je ne sçai pas le nom, & qui n’en eurent jamais. Quand tout l’Empire de Flore avec les deux Arabies & les lieux où naissent les beaumes seroient distillés, on ne feroit pas un assortiment de senteurs comme celui là, &c. Personne assurement ne méconnoîtra dans ces portraits la toilette & le visage d’une actrice & de toutes les femmes qui sont gloire de les imiter.

La fable de Cupidon, & de Psiché, n’est point de l’ancienne mithologie. C’est un vrai conte de vieille, dont on a tiré plusieurs contes des Fées qui n’en valent pas mieux, Il fut inventé, du moins mis au jour par Apulée vieux debauché du Paganisme, des plus licencieux dans son Anedor, qui n’est qu’un amas d’absurdités, & de folies, où il entremêle quelque fois de la morale & de la philosophie ; car il étoit Platonicien. Cette métamorphose de l’ane d’or est prise des dialogues de Lucien ; autre libertin de son tems : dont les dialogues souvent aussi libres, sont plus ingenieux & plus fins. Quelques Savans ont orné cette rapsodie d’un long & sçavant commentaire dont on ne peut excuser la frivolité, que par l’envie de conserver & d’expliquer les usages, & la Doctrine de l’antiquité. Croiroit-on que Corneille, Moliere, La Fontaine, Lulli sans compter Guerin, enfin l’abbé Aubert se soient exercés sur ce sujet ridicule, chacun à sa maniere ? Corneille, & Lulli un Opera. Guerin une farce, sous le nom de Psiché au VillageLa Fontaine un Roman en vers, & en Prose. Enfin l’abbé Aubert un Poëme en forme huit chants. Louis XIV fit bâtir une Sale exprès aux Tuilleries pour la representer. Rien de tout cela n’a réussi : la tragedie très médiore n’a plus été jouée : la farce de Guerin tomba dès la premiere representation. L’Opera qui ne vaut pas mieux a du quelque representation à la musique de Lulli, qui est bonne. La Fontaine eut mieux fait pour sa gloire de ne pas donner au public les amours de Cupidon & de Psiché ; car à quelque trait prês, d’un stile plaisant, naïf, amusant, satyrique à son ordinaire, c’est une misérable rapsodie. Qu’est ce qu’une vieille tour qui parle, & qui enseigne le chemin aux passants, & leur souhaite le bon jour ? Une cave où l’on descend par mille marches ? Qu’est-ce que des murailles de cristal, des balustrades d’or, des tables de pierreries, des tapisseries brodées de perles ? Qu’est-ce qu’un monceau gros comme une montagne de graines de plusieurs especes qu’il faut séparet, toutes les fourmis du monde qui accourent du nord, du levant, du couchant, du midi, font dans un jour 4000. lieues pour faire cette séparation ? Qu’est-ce que l’amour brulé par une goutte d’huile, malade jusqu’à tenir le lit plusieurs jours, fermé à clef par sa mere, qui saute par la fenêtre ? Un enfant qui fait des toupies du cœur des héros ? Qu’est-ce que des moutons qui chassent les loups armés de cornes, couverts de laine couleur de feu ; un Cigne qui sert de gondole pour traverser une riviere ? &c. Jamais nourrice n’a dit tant de fadaises pour endormir son enfant au berceau. Les autres n’ont pas moins prodigué leurs puérilités ; mais n’ont pas mieux réussi ; peut-être moins. Ce conte de La Fontaine se fait plus lire que la tragedie, & l’Opera de Psiché.

Il est surprenant que l’abbé Aubert homme d’esprit & de mérite, qui dans son journal observe les loix de la décence, & n’a aucun besoin d’ajouter à sa couronne le foible fleuron du conte de Psiché, ait perdu son tems à mettre en vers cette extravagance, d’ailleurs si peu convénable dans son état. Je ne suis pas moins surpris de le voir prosterné aux pieds de La Fontaine avec une vénération qu’on n’a pas dans ce siécle pour les livres saints ; il se tue à excuser son attentat, d’avoir osé travailler après ce prodige, & trouver dans cet auteur divin quelque legere négligence, qu’il a cru ne devoir pas imiter, quelques endroits qu’il a cru devoir retoucher, & qui en effet sont mieux que dans son modele. C’est pousser bien loin l’enthousiasme, pour une production dont la moitié ne mérite pas d’être lue. Étrange effet de la prévention ! On admire tout dans les auteurs qu’on adopte ; tout est mauvais dans ceux qu’on rejette. Moliere, La Fontaine sont pleins de platitudes, on croit avoir des chefs d’œuvre jusques dans leurs Errata. Mais on est monté sur ce ton ; tout est dit.

La fortune de cette fable vint d’abord dans le tems d’Appulée, où le Paganisme étoit dominant, de ce que les amours de Venus & de Cupidon étoient un objet de réligion, comme ceux de Jupiter, de Mars, d’Appollon, de ce qu’il y a quelques traits de morale répandus, qui peuvent être utiles ; & enfin de ce qu’il renferme des choses curieuses sur les mœurs, les usages, la doctrine du tems, ce qui lui a donné du prix parmi les littérateurs ; mais ce qui lui a donné le plus de vogue dans le monde ainsi qu’au satiricon de Petrone, c’est son obscurité. Ce conte est très-licencieux, l’imagination y est toujours fixée sur des nudités & des crimes, sous des idées de la plus belle personne du monde, des Nimphes charmantes de Venus, de l’amour devenu amant. Cette idée singuliere a quelque chose de si voluptueux ! combien doit aimer l’amour-même ? Cependant le conte d’Apulée abandonné aux savans, n’étoit guére lu de personne, lorsqu’il plût à Moliere de l’aller chercher pour en faire le sujet d’une fête galante, que donnoit Louis XIV, à Gacon de le traduire, & à La Fontaine de le broder à sa maniere : tout cela pourtant ne lui donna de vogue que quatre jours, la piéce n’étoit plus jouée. La Fontaine n’étoit guére lu, lorsque l’Abbé Aubert l’a ressuscitée, par un poëme élégant, qui est ce qu’on a fait de mieux pour le litteraire ; mais plus voluptueux & plus dangereux pour les mœurs, que la tragédie de Moliere & l’Opera de Corneille. Chacun des auteurs l’a désignée par des circonstances particulieres, comme des broderies differentes sur le ménu fonds ; les mœurs n’ont rien gagné, ni la raison n’est pas plus satisfaite par ces différentes décorations.

Il y a dans les Contes de La Fontaine des traits contre la Comédie que la vérité a sans doute arrachés malgré lui à l’un de ses plus grands & de ses plus licentieux amateurs. Psiche transportée par le zéphir du haut d’une montague, à travers les airs dans le Palais de l’amour, bâti, meublé, délicieux, magnifique, & d’un coup de baguette, y goûte tous les plaisirs. Qui en doute ? Rien ne manque à l’amour. La Comédie pouvoit-elle manquer d’y être ; c’est le souverain bien. Mais helas ! dit La Fontaine, le monde étoit dans son enfance, les hommes ignoroient ce bel art ; mais l’amour n’est il pas Prophéte, créateur ? Il est tout. Rien ne lui coûte, un coup de baguette produit un théatre, comme un palais, des acteurs & des actrices, comme des Nimphes, la belle eut le plaisir de voir la comédie dans toute sa perfection. L’amour qui a inspiré tous les dramatiques ne vaut-il pas Corneille, Racine, Moliere, Regnard, Voltaire, Arlequin, Scaramouche, Gorgibus, &c. Opera, comédie, farce, Italiens, foire : tout y est rassemblé. Musique, danse, beaux habits, belles décorations, orchestre, ballets anciens & nouveaux : rien n’est épargné pour la maîtresse de l’amour. Psiché qui avoit du goût & du génie ne se contenta pas de la mithologie, dont on ui joua les fables, elle voulut de l’histoire. Il falut faire passer tous les tems en revue, le passé, le présent, l’avenir, & toutes les avantures passées & futures. Elle fut obéie à l’instant : la troupe des Nimphes qui la servoit, avoit une facilité admirable pour composer in-promptu, & jouer parfaitement toute sorte de roles. Les Nimphes furent sur le champ instruites de la vie de Psiché, & la régalerent de la représentation de ses dits, faits, & gestes ; mais il y manquoit une chose essentielle à la conclusion des pieces ; un mariage : à qui marter Psiché ? L’amour qui n’avoit pas attendu ce mariage ne vouloit pas être connu. On ne pouvoit lui en faire épouser une autre ; l’amour se l’étoit destinée ; il en saloit pourtant un. On lui fit épouser un inconnu, un phantome de mari, par des ambassadeurs, & ces ambassadeurs étoient les jeux & les ris. Ce denouement ingénieux est la véritable image des mariages qui se font sur la scene, & qu’on donne pour le remede & le correctif, le beau côté de morale du libertinage, venu après coup, quand tout le mal est fait.

Comme ces Nimphes sont sçavantes, elles sont à Psiché sur le théatre de l’amour un cours complet de la galanterie. Elles lui expliquent les diverses façons d’aimer en usage chez tous les peuples ; leur goût, leurs rafinemens, les nuances de leurs passions. On lui expose toutes les especes de beauté, qui regnent dans l’univers : beautés Indiennes, Chinoises, Affricaines, hoquoises, Topinamboues, Parisiennes, Lapones, Samoïdes, &c. tout ce qui est contenu dans les annales & les archives galantes de l’univers, toutes les affaires amoureuses des quatre parties du monde, & tout cela sans bouger de son fauteuil, où tout venoit lui rendre hommage, & lui protester, comme de raison, qu’elle étoit la plus belle, qui fut sous le soleil. On lui apprit tous les secrets de la Poësie. Cette corruption des cœurs la gata, & la fit tomber dans une maladie que les Médecins appellent Glacomanie, qui lui pervertit tous les sens, & la rendit presque folle. Elle parloit seule comme tous les amans ; faisoit retentir les échos, revoit sur les bords des fontaines, & consultoit les autres sauvages. Pauvre Psiché, que vous êtes à plaindre ! Mais les Écrivains qui enfantent, qui rapportent toutes ces folies,. & ceux qui s’en occupent sont-ils moins à plaindre que vous ?

La Tragedie ou Tragi-Comedie de Psiché attribuée à Moliere, est insérée dans ses œuvres ; quoique de divers auteurs. Corneille en fit plus de la moitié. Quinault en donna les paroles chantantes, Lulli en composa les paroles Italiennes, & toute la musique. Cette piéce très-mediocre, oubliée depuis plusieurs années fut extrêmement célébre dans son tems, par les soins & le goût de Louis XIV ; & la reputat on de cès quatre auteurs, qui sembloient y avoir fondu tous leurs talents. Elle eut jusqu’à 32 representàtions de suite. Mais ce qui la rendit singulierement célébre, ce fut la sale magnifique que le Roi fit bâtir exprès pour la représenter dans le Palais des Tuilleries, avec une dépense Royale. Elle ne servit qu’aux representations de Psiché, comme si toutes les autres piéces eussent été indignes de paroître dans ce superbe salon. Il fut abandonné pendant 40 ans. Ce ne fut qu’en 1716 que Louis XV. étant venu loger aux Tuilleries, on la racommoda pour y donner des ballets. Elle fut de nouveau abandonnée, quand le Roi alla à Versailles ; on l’a depuis donné à l’opera, quand la sale du Palais Royal fut brulée ; depuis qu’elle a été rebâtie, on la livrée aux Comédiens Français, qui par ce moyen superbement logés dans une Maison Royale sont déchargés de l’entrétien de leur sale, & des embellissements qu’il y faudroit faire, & qui sont sur le compte du Roi. Ils en sont si flâtrés qu’ils ont porté la fanfaronade jusqu’à appeller la Comédie, le spectacle de la Nation. Comme si le Roi & la Nation, à l’exemple des actionnaires des villes de Province, se tussent chargés de donner la comédie au public.

L’abbé de Pure, depuis Boileau, disoit, si je veux d’un galant dépeindre la figure, ma plume au bout de vers trouve l’Abbé de Pure , cet Abbé de Pure (car il faut que le Clergé se trouve par tout), a fait dans son traité des spectacles, une description de cette sale, alors recemment bâtie, que MM.Parfaits ont rapporté tom. 11 pag 22. de leur histoire. Ce grand Prince, dit-il, qui a de grandes pensées, jusques dans les petites choses, (comme si c’étoit une grande pensée de bâtir un théatre,) en chargea Vigarani. Le Cardinal Mazarin avoit projetté de faire un théatre dans son Palais, (c’est encore une grande pensée dans un Cardinal Ministre.) L’endroit qu’il y avoit destiné ne parut pas assez commode. On proposa de le bâtir dans les alignements du Louvre pour faire corps avec cet Édifice & lui donner la même solidité. Le corps de la sale est partagé en deux parties inégales : la premiere pour le théatre, l’autre pour le parterre & les loges : la façade est également riche & ornée : le théatre à 22 toiles de profondeur, son ouverture 32 pieds de largeur, & 24 pieds de hauteur jusqu’aux nuages, & 32 des nuages jusqu’au comble ; pour le mouvement des machines, & pour les enfers 15 pieds de profondeur. La partie du parterre & des loges est encore plus vaste ; le plafond a des beautés aussi riches que surprénantes, la dorure & la dureté : celle-ci est singuliere : c’est du carton composé & pétri de maniere qu’il est aussi dur que la pierre ; & les poutres quoiqu’entiéres l’une dans l’autre à cause de leur longueur peuvent porter les plus grands poids. Cette sale est elle-même un superbe spectacle, ses beautés occupent agréablement en attendant que la toile se leve. Un grand ordre Corinthien comprend toute la hauteur de l’Edifice. On entre au parterre par deux portes, qui ont des deux côtes des colomnes sur des pieds d’estaux, à la hauteur du théatre : on monte sur un Dais reservé pour la Famille Royale ; des dégrés en emphithéatre tout au tour, des colomnes posées sur le haut, des dégrés soutiennent des galeries & des balcons, ornés comme le plafond : on ne voit dans la sale que tout ce que l’architecture, la sculpture, la peinture, la dorure ont de plus riche, & de plus éclatant. La femme de Moliere représentoit Psiché, & la Debris, Venus. Qu’on juge par cette énorme dépense de l’espece d’yvresse où jette l’amour des spectacles, & la fureur du luxe.

Psiché eut une reprise brillante, en 1703 Hist. Tom. 14. On fit de grandes dépenses pour la décoration, les ballets, les danses, la musique ce qui fit doubler les entrées, & valut beaucoup aux comédiens Mais ce qui attira le plus de monde, ce furent les amours de Bacon & de la Chammelé. Lé jeune Bacon qui representoit l’Amour, & la Chammelé qui représentoit Psiché, se surpasserent dans leurs roles : ils jouoient d’après nature, ils avoient l’un pour l’autre la plus vive tendresse ; leurs talens supérieurs ne furent employés qu’à mieux marquer les sentiments de leurs cœurs : ces avantures ne sont pas rares au théatre. Il est difficile que si les acteurs & les actrices n’apportent point ces passions sur la scene, ils ne les y prennent ; leurs rôles-même les sont naître.

Le galant Ovide a fait en faveur des Dames, un petit livre sur l’art de se farder : de medicamine faciei ; il reste peu de chose de ces ouvrage digne de lui, le reste s’est perdu, la perte est légere ; il y donne des recettes pour faire un beau tard. Plusieurs drogues qu’il nomme sont inconnues, ou hors d’usage ; on en a trouvé bien d’autres ; cet art si cher aux femmes, dit M.Dacier dans ses notes s’est bien perfectionné ; tout ce qu’Ovide décrit n’est rien auprès de ce que savent aujourd’hui les Dames, & leurs femmes de chambres ; car il y avoit à Rome, comme il en formille en France, des Parfumeurs, Coëffeurs baigneurs, fardeurs en titre, & en jurande ; ceux de nos jours ont bien encheri sur l’art des Romains ; nous n’entrerons pas dans le détail de toutes ces recettes ; mais nous en extrairons quelques réflexions fort édifiantes, dans un poëte tel qu’Ovide, que l’expérience & la verité lui ont dictées.

D’abord il exorte fort pathétiquement les Dames d’avoir grand soin de leur beauté, par l’exemple touchant d’un arbre qu’on greffe, qui en porte de meilleur fruit ; d’un champ qu’on laboure, & qui en devient plus fertile, d’un plancher qu’on pave de marbre, & qui est plus beau, plus poli. Comparaisons plaisantes avec le visage d’une femme, sermon au reste qu’il assure être assez inutile, parce que l’amour de la parure est dans toutes les femmes une passion invincible ; fussent-elles dans un désert, sur le mont Athos rùre latent fingunt qui comas , (frisent leur cheveux :) licet arduus illas celèt athos cultas altus habebit athos  ; n’y eût-il que le plaisir de se plaire à elles-mêmes, aucune qui ne se croie belle, & ne cherisse ses attraits ; ut etiam placuisse tibi quotacumque voluptas, virginibus cordi est grataque forma tibi . Tel est le Paon qui étale son riche plumage, & en est orgueilleux : pennas explicat & forma musta superbit avis . Personne assurément ne reconnoit les actrices dans ces portraits, ce n’est ni l’humilité ni la modestie, ni la négligence du fard & de la pature les plus récherchées, qui la feront excepter de la loi commune.

Que vous êtes différentes des anciennes Subines, (nous disons des véritables Chrétiennes,) elles avoient plus de soins de cultiver leur champs que d’enluminer leurs joues ; avec leur tein naturellement vif, & haut en couleur, elles coupoient le bois nécessaire à leur feu, elles enfermoient les brebis que leurs filles venoient de garder, & assises sur un escabeau leurs doigts grossiers filoient le reste du jour : Cum matrona premens actum rubicunda sedite, assiduo durum pollice nebat opus. Pour vous élever dans une extrême délicatesse, vous voulez des robes dorées, vous portez des bagues, des diamans du prix, des colliers de perles, les gros pendans d’oreilles, vous frisez, vous poudrez, vous embaumez vos cheveux : Vultis odoratos politu variare capillis  ; il est vrai que vous n’en faites pas plus que les hommes, il en est de si effeminés, de si enivrés de leur parute, qu’une nouvelle mariée n’y peut rien ajouter ; cum comptos habeant sæcula nostra viros & vix ad cultus nupta quod addat habet . Faites donc ce qu’il vous plaire, qu’importe de quelle maniere vous ferez vos conquêtes, l’amour est une chasse, attrapez les amans comme vous pourrez ; nec refert quomodo venient amantes . Il n’est pas nécessaire de donner ces leçons aux actrices, elles en donneroient à tout le monde ; mais je suis trop jaloux de leurs droits, pour souffrir qu’on leur dispute aucune de leurs prérogatives.

Cependant ne vous y trompez pas, continue le Religieux Prédicateur de Cythere, les victoires que vous remporterez avec ces armes empruntées, ne sont ni bien certaines ni bien durables ; il vaudroit mieux laisser agir la nature, ses traits sont plus sûrs & plus efficaces que le suc de toutes les herbes & les enchantemens de tous les magiciens. Moquez-vous des Philtres amoureux, du vermillon & de la ceruse, vos graces naturelles l’emportent sur tout : Non vos graminibus, nec misto credite succo. Sic potius nos uret amor quam fortibus herbis. Malgré l’art & les soins de la toillette, la beauté est quelque chose de bien fragile, l’âge seul la devastera : formam populabitur ætas , & sillonnera votre visage par des rides : Et placitus rugis vultus aratus erit. Les infirmités, les passions, les chagrins y feront encore bien du ravage, un tems viendra que vous ne pourrez plus soutenir la vue de votre miroir, tant vous vous y verrez défigurée. (Plus d’une femme l’a cassé de rage, comme s’il en étoit coupable.) Tempus erit quo vos speculum vidite pigebit. Les malheurs inévitables & communs à toutes les femmes, n’épargne pas plus le théatre que la cour & la ville, ils sont même plus présens & plus certains à toutes les femmes qui se fardent puisque le tard lui-même creuse les rides, ternit le tein, le rend livide & plombé, change les traits, rend la peau dure, & precipite la chûte de la beauté naturelle ; à plus forte raison quand le crime, par le feu des desirs, la vivacité des mouvemens, l’épuisement des forces, l’excès du libertinage, portent à tous les organes des corps mortels. La plus belle personne, si elle est vicieuse, sera bientôt & plutôt qu’une autre d’une laideur insoutenable, c’est le juste chatiment de ses crimes : Saturati sunt filiis.

Voulez-vous plaire surement, & toujours plaire ? Ayez de bonnes mœurs, le succès est certain : prima sit in vobis morum tutela, castus amor morum. La vertu survit à tout, son mérite, & les graces durent toute la vie, & vous assure un amour éternel : Longum probitas perdurat in ævum, hinc pendet amor. L’Abbé de Marolles ; dans sa traduction d’Ovide, dont il auroit pu ne pas traduire quelques ouvrages, entend par ces paroles, non les bonnes mœurs, mais la bonne humeur ; il est vrai que la bonne humeur rend les femmes agréables, & la mauvaise humeur fort incommodes ; mais quelques divertissantes qu’elles soient, sans les bonnes mœurs, elles seront méprisées, la vertu les fera estimer & cherir en tout tems, malgré le dégoût, les infirmités & les rides de la vieillesse, qui alterent toujours l’humeur. Le mot de probitas détermine clairement le sens, il ne s’entend que de la vertu, comme Juvenal l’a entendu, probitas laudatur & alget . Les gens de bien sont fort loués, ils n’en sont pas plus riches.

Il enseigne par tout la même morale, dans l’art d’aimer, il exhorte à se tenir dans une honête propreté, il condamne l’indécence & le désordre des habits : nec vacua in laxâ pes tibi pelle natet  ; mais il ne veut point dans les hommes de frisure, de parure récherchée, il faut laisser toutes ces foiblesses aux femmes, & aux hommes effeminés, qui leur ressemblent ; ce ne sont que des femmes impudiques, & des hommes qui outragent la nature : Cætera lasciva faciant concede puellæ, & si quis male vir quærit habere virum  ; une noble négligence convient à l’homme, il ne doit plaire que par sa bonne mine : forma viram neglecta dicet . Ainsi Thesée plut à Ariadne, Hypolite à Phedre, Adonis à Venus, sans aucun ornement, & même dans l’état peu galant d’un chasseur : nullâ tempore sumptus acu, silvis aptus Adonis erat . Dans le poëme du Remede de l’amour, il fait voir que si une parure recherchée peut être un piége dangereux pour les cœurs, autant la négligence de tous ces ornemens étrangers en est un remede, l’expérience en est la démonstration ; on ne voit donner des si grands soins à la parure, qu’à ceux qui ont des prétentions sur les cœurs ; un homme exempt de passions, en méprise les artifices : Nec compone comas, quando venturus ad illam, nec toga sit lano conspicienda sinu  ; il se moque de ces vains ornemens, tout est couvert, dit-il, d’or & de pierreries, la personne & la plus petite partie d’elle même ; pars minima est ipsa puella sui , & parmi tant de belles choses, vous cherchez l’objet de votre amour ; sæpe ubi sit quod ames, inter tam multa requires , un des grands remedes de l’amour c’est de surprendre les femmes dans leur négligé, ou quand elles se fardent, leurs graces sont perdues, elles évitent avec grand soin ces facheuses rencontres où elles sont désarmées ; deprehendes tutus inermem cum collinet ora veneris , vous trouverez la toilette couverte de boëtes pleine de drogues, de pommade, des essences de mille couleurs, qui font soulever le cœur ; pixides invenies celantes mille colores, non semet in stamocho nulla facta meo  ; enfin, dit-il, évitez avec soin le théatre ; ut tibi sit tanti non indulgere theatris . Le chant, la danse, le geste, le ton de la voix, tout cela énerve l’ame, & porte à l’amour ; enervant animos citharæ choreæ, & vox & numeris brachiæ mota suis , tout y en donne des leçons & des modeles, le fond même des piéces n’est que l’amour ; illic assiduè ficti luctantur amantes, actor quid juvet arte docet  : un si grand maître seroit-il suspect ?

Les femmes partout folles de la couleur de leur peau, partout se fardent ; mais ce n’est qu’une affaire de fantaisie, leur visage comme leurs habits & leurs meubles, présentent des variétés innombrables. Chaque pays a sa couleur, & dans la même couleur chaque femme a sa nuance favorite. La blancheur est ici une beauté, c’est ailleurs un beau noir, tournez à droite, c’est un rouge vif, à gauche un jaune pale, plus loin c’est la couleur de cuivre ; l’un aime le bleu, l’autre l’olivâtre, quelqu’autre le verd ; bien de sauvagesses pour réunir toutes les graces des diverses couleurs se sont un visage comme la veste d’arlequin, de toutes les couleurs, artistement distribuées. Le front rouge la barbe noire, le nez blanc, les joues bleues, &c. La place du fard n’est pas moins arbitraire que la couleur, selon l’usage du pays & le goût des coquettes. On peint le front, les joues, les paupieres, les sourcils, le nez, la bouche, les oreilles, les ongles, les mains, les pieds. Les sauvages qui sont à demi nuds, se barbouillent tout le corps, & pour la mieux conserver, ils ne se contentent pas de l’appliquer sur la peau, ou de s’en faire un enduit, en se recrépissant, comme avec de la chaux & du plâtre ; ils en pénétrent la chair, l’opération est douloureuse ; ils tracent toutes sortes de figures bisarres de serpens, d’oiseaux, de fleurs, d’armes, &c. qui font horreur ; ils se piquent tout le long de cette figure avec une aiguille, en mille & mille endroits, & répandent sur toutes ces piqures une liqueur noire, rouge, bleue, &c. de leur composition, qui s’imbibe dans la chair, & devient inéfaçable. Tout sert à ces compositions, le vermillon, la ceruse, le mercure, le safran, le pastel, la suïe, l’indigo, &c. on les mêlange, on les combine, on les nuance, on en regle la dose comme on veut, selon la maniere dont on veut se colorer ; c’est une branche de la peinture, un art particulier, une toilette & une palette, où l’on trouve toutes les couleurs ; le visage d’une femme une toile d’attente, disposée pour les recevoir ; son fauteuil sur lequel elle se renverse pour se livrer au pinceau, un vrai chevaler, où le tableau est exposé ; un habile coëffeur est un Raphaël, un Michel-Ange, qui fait des chefs-d’œuvres, ou plutôt un Calot & un Tenier, qui fait des grotesques. Si les femmes naissoient naturellement telles qu’elles se font , disoit Madame de Noyers, bonne connoisseuse, Lett. 16, elles se trouveroient ridicules, seroient inconsolables, & se croiroient malades, emploieroient toute la médecine & la pharmacie pour se guerir.

Cette fureur a été de tous les tems, comme de tous les pays ; César dit que les Bretons se servoient du Pastel, pour se donner un air terrible, & les femmes un air mâle ; glusto se inficiunt carnuo colore horridiores aspectu  ; Martial se moque d’une femme qui se fardoit, ainsi ; barbara depictis venit baccauda britannis  : baccauda, veut dire un ange à laver la vaisselle, à laquelle il compare cette femme, le bleu étoit alors la couleur cherie des Bretons, comme aujourd’hui le blanc & le rouge ; Pline prétend qu’on régardoit le bleu comme une couleur céleste, dont par réligion on peignoit les Dieux, & dans leurs fêtes ; les femmes pour les imiter, s’en enluminoient tout le corps. Il n’est donc pas étonnant que les habitans de l’Isle d’Oïsi, nouvellement découverte, dans les mers australes, qu’on a voulu galamment, je ne sais pourquoi, ou plutôt ridiculement appeller l’Isle de Cithere, le peignent le corps en bleu ; il y a deux mille ans qu’on le faisoit dans notre hémisphere.

Les Incas du Perou avoient défendu l’usage du vif argent ; comme nuisible à la santé ; mais ils permettoient le vermillon, dont leur femmes étoient passionnées. Les Princesses du sang, qui s’en servoient, avoient par jalousie, fait défendre aux autres femmes de l’employer. Il n’étoit souffert que dans les jeunes filles à marier, une personne âgée en eût été ridicule ; on ne l’appliquoit pas sur les joues ; mais on tiroit avec le pinceau, une ligne droite, du coin de l’œil, jusqu’aux temples. Les Péruviennes avoient une composition, une espece de pâte fort blanche, dont elles se faisoient un masque, qu’elles laissoient plusieurs jours sur le visage ; cette pâte se détachoit elle même, & rendoit le tein plus délicat & plus fleuri. Les hommes dédaignoient ces ornemens, & se moquoient de cette foiblesse. Les filles du Soleil (les réligieuses du pays) n’en usoient jamais, non plus que les hommes, quoique Princesses du sang, qui étoient toutes Vierges, comme les Vestales à Rome, & devoient, sous les plus grandes peines, garder leur virginité pendant leur Sacerdoce ; mais après un certain tems, elles pouvoient quitter leur habit, & se marier comme les Vestales.

Neque amissos colores lana refert medicata fuco, nec vera virtus cum semel excidit. Voilà bien des vérités. 1. Le fard ne rétablit jamais les couleurs naturelles qu’on a perdues, ou qu’il a fait perdre. Votre visage est comme la laine, ou l’étoffe qu’on fait teindre. Le plus habile coloriste, travaillât-il sur vos joues, comme sur une toile tende sur le chevalet, le coloris ne rendra jamais les vraies couleurs, que l’âge, l’artifice, l’infirmité, la volupté ont ternies ; & plus fragiles que celles d’un tableau, qui le conserve les années entieres, ces couleurs seront ternies dans un instant, & laisseront des tristes traces qui vous défigurent, & mettent au grand jour votre ancienne & votre nouvelle laideur. Le masque tombe, la laideur reste, & la beauté s’évanouit. 2. Le fard moral, le masque de l’hypocrisie ne trahit pas moins ; vous avez beau vous composer, le coloris étranger d’une vertu que vous n’avez pas n’est qu’un voile transparent ; on vous voit à travers, tels que vous êtes : l’affectation même à vous contrefaire, vous décéle : le cœur perce par-tout, à la moindre occasion. Le masque tombe, le vice reste, & la vertu s’évanouit. Le masque phisique du vermillon, le masque moral de l’hypocrisie sont en ceci très-semblables : on ne sauroit si bien peindre tout le corps, qu’il ne reste quelque nuance differenté, ni mésurer si bien toutes ses démarches qu’il n’échappe quelque mot, quelque geste, quelque mouvement qui détruit tout l’édifice.

Pour rendre l’ouvrage parfait, il faudroit tous les jours prendre des bains de ceruse, comme l’Imperatrice Poppée prenoit tous les jours des bains de lait d’ânesse, & y tremper toute la personne, comme on trempe une piece d’étoffe dans la chaudiere d’un teinturier, encore même y a-t-il quelquefois des taches. Les sauvages de l’Amérique, entr’autres les Caraïbes & les Topinamboux prennent cette sage précaution, ils se peignent tout le corps de rocou, qui leur donne une couleur vive & brillante d’écarlate, sans quoi l’on est comme l’âne de la Fontaine, qui s’étoit couvert de la peau du lion. Malheureusement le bout de l’oreille paroissoit ; il fut découvert par-là, & sifflé de tout le monde. La coquetterie rend les femmes assez imprudentes pour réunir deux choses qui se trahissent mutuellement ; elles se fardent & se découvrent indécemment ; il est impossible que le vrai ton de la couleur soit partout uniforme, le visage, les bras & la gorge se donnent un mutuel dementi, l’un décéle indiscretement la fourberie de l’autre. Il faudroit encore faire chaque jour, & même plusieurs fois par jour, la même opération, sans quoi le lundi revélera les mysteres du Dimanche, & le soir ceux du matin ; si on ne continue jusqu’au tombeau ce régime bien génant, que d’affreuses vérités va publier l’indiscrétion d’un âge qui s’avance à grands pas, & dont cette peinture précipite les rides & la pâleur. Tout est journalier, dit-on, on a raison : que c’est une triste vérité ! l’esprit, les talens, les succès sont journaliers. Les graces & la beauté n’ont point de privilége : elles sont plus journalieres que tout le reste, & passent plus rapidement : il faut bien qu’on leur trouve ce défaut, puisqu’on a si souvent besoin de les recrepir. Les beautés fardées, les graces empruntées sont plus que journalieres, elles sont momentanées : il ne faut ni bien de la pénétration, ni bien de la constance pour les saisir, ni dresser des embuscades pour les surprendre, ni percer jusqu’à la toilette pour en voir les débris, ni gagner les coëffeuses pour en obtenir la confidence, ni lier commerce avec le marchand des graces pour en dépister les ressources : un instant suffit pour tout deviner. Les compagnies du grand monde ne sont que des théatres ; les habits, les dorures des décorations ; les femmes qui y brillent, des actrices qui jouent, en masque, tous les rôles de la coquetterie & de la passion, jusques tous le vermillon de la pruderie, derriere les barrieres de la fierté, & avec les amorces du réfus, & le vernis de l’honneur. Les hommes efféminés qui les louent, & les imitent, ne sont pas moins faux. Il n’y a de vrai & de réel, que le vice qui y regne, & fait tout agir ; on voudroit le cacher, & tout le dévoile. Les fruits amers sont connoitre l’arbre qui les porte.

La fable de la magicienne Medée est connue de tout le monde, elle rajeunit son beau-pere Ezon, à la priere de Jason son mari : Nunc opus est succis per quos renovata juventus, in florem redeat primosque recolligat annos. Jason s’offrit même de retrancher plusieurs années de sa propre vie, pour les donner à son pere. Non, dit Medée, vos jours me sont trop chers pour les abreger ; mais je satisferai vos desirs, sans qu’il vous en coute. Elle alla chercher de tous côtés des herbes dont elle connoissoit la vertu, & les fit bouillir : elle ouvrit les veines d’Ezon, en fit couler tout le vieux sang, & à sa place, y fit entrer la liqueur qu’elle avoit préparée, qui se changea en sang : ce sang nouveau rétablit le vieillard, les forces, la vigueur, la fraîcheur, les agrémens de la jeunesse lui revinrent, comme à quarante ans, il en fut dans le plus grand étonnement. Les filles de Pelias ayant tenté d’employer le même secret, ne réussirent pas. Le vieillard qu’on avoit voulu rajeunir, mourut dans l’opération : Barba comæque canitie positâ nigrum rapuere colorem, pulsa fugit macies abeunt pallorque rugæque.

C’est sans doute sur cette fable qu’a été imaginée une autre fable de la Fontaine de Jouvence, qui rajeunissoit ceux qui en buvoient. On en a fait plusieurs applications morales. La plus probable est celle-ci : Les herbes, les drogues de Medée, les eaux de Jouvence, qui rajeunissent, ne sont que le fard dont se servent les femmes, pour donner à leurs cheveux, à leurs yeux, à leur peau, des couleurs vives, pour remplir les creux des rides, & répandre un air de fraîcheur & de jeunesse : c’est une espece d’enchantement, on fait venir des pays les plus éloignés, les drogues, les liqueurs, les pommades, les essences, les pâtes, &c. le secret ne réussit pourtant pas toujours : bien loin d’embellir, ordinairement il tue la beauté, en rendant plus laides celles qui s’en servent.

Quelle témérité, dira-t-on, d’oser comparer une actrice à Medée, sous prétexte qu’elle se farde, qu’elle emploie toutes sortes de drogues pour s’embellir où se rajeunir, quand elle est vieille ? A-t-elle coupé les membres de son frere pour arrêter les poursuites de son pere, à qui elle avoit échappé, pour s’enfuir avec son amant ? A-t-elle tué ses propres enfans pour le venger d’un infidele ? Non, le portrait est chargé, ces horreurs ne seroient pas souffertes, & tout le crédit de ces grandes Princesses ne les sauveroit pas de la corde ; mais se livre au libertinage, suivre les amans contre la volonté de la famille, passer sa vie dans des mauvais commerces, vivre soi-même, & entretenir ses amans dans un célibat & une débauche volontairement sterile, réduire par les enchantemens, c’est-à-dire, par tous les charmes que peuvent prêter l’art & la nature ; enlever la toison d’or, c’est-à-dire, la bource à ses adorateurs ; à ces traits qui ne sont pas chargés, le public sans s’y méprendre, reconnoît aisément les nouvelles Médées : au reste, les rôles de Medée sont si communs sur le théatre, qu’il n’est pas étonnant qu’en s’y familiarisant, on les réalise. Les forfaits des Medées ont toujours paru si propres au théatre, (tant les vices mêmes les plus attroces ont quelque chose de théatral,) qu’on en a fait quantité de piéces en tout genre : La Toison d’or, Medée, Jason, Jason & Medee, &c. le grand Corneille, le grand Rousseau, le petit Dom-Pelegrin, &c ont exercés leur verve sur ces anciens modeles, des magiciennes du théatre : la peinture, la musique, la danse n’ont eu garde de négliger un si riche fond ; ce n’est, il est vrai, qu’un tissu de forfaits horribles, & assez peu vraissemblables, dans des Princes qu’on n’auroit jamais du représenter ; il n’en sont que plus au goût de la scéne, & des Medées qui les remplissent, qui s’y peignent si naturellement elles-mêmes & leurs Jasons.

La Magicienne Medée me rappelle la magicienne Circé sa parente, dont les avantures galantes ornent l’Odissée d’Homere, & les Métamorphoses d’Ovide, deux célebres Romans aussi pleins de folies que nos Contes des Fées : mais aussi bien écrits dans leur langue, & utiles quelquefois par la bonne morale qu’ils renferment ; je veux le croire, tachons donc d’en tirer du fruit. Cette honnête Dame empoisonne son mari, & s’enfuit avec son amant ; elle alla s’établir dans une isse de la Méditerranée, à qui elle donna son nom ; elle y ouvrit un lieu de débauche, comme Calypso, les Sirenes, la Déesse de Paphos, d’Amathonte, &c. car les stations & les avantures du sage Ulysse dans sa navigation, les innombrables prodiges d’Ovide ne sont précisément, non plus que les intrigues de tous les rommans & de toutes les piéces de théatre, que les historiettes des libertins, & des courtifannes, dont on chante les amours. Les compagnons d’Ulysse abordent dans l’isle de Cirée, pour prendre des rafraîchissemens, & le livrer à la débauche : la maîtresse qu’on appelle Reine, leur fit, sous l’habit d’une actrice, l’accueil le plus favorable, & leur fait boire une liqueur délicieuse ; mais empoisonnée, (avec des drogues qui portent à l’impureté ;) ils sont changés en bêtes, en loups, en pourceaux, en lions, en ours, & enfermés dans une étable, d’où ils ne peuvent plus sortir ; où on les nourrit de glandes images des effets de la volupté qui transforme les hommes en bêtes, & selon leurs caractères divers, les rend immondes comme des pourceaux, voraces comme des loups, furieux comme des lions, & les reduit à la derniere misere, il faloit que le Divin Homere aimât la table ; dans ce qui précéde leur changement en ce qui suit leur retour, qui occupe trois ou quatre pages, il est parlé vingt fois de bonne chere ; ils ne font que boire & manger, & U’ysse comme les autres. Ces images se trouvent dans l’Ecriture, la femme prostituée, dans l’Apocalypse, enivre comme Circé, les Rois & les sujets, de sa coupe empoisonnée. L’Enfant prodigue après avoir dissipé tout son bien avec des Circés, est réduit à manger du gland avec les pourceaux, & il est dit du pécheur qu’il ressemble à des bêtes qui n’ont aucun entendement : Sicut equus & mulus quibus non est intellectus, sicut carnis ad vomitum sus.

Ulysse instruit de l’aventure, vient furieux au Palais de Circé, il est reçu comme on l’est des actrices ; elle veut l’empoisonner aussi, il met l’épée à la main pour la tuer, elle l’appaise en lui offrant sa couche, la paix est aussi tôt faire, il l’accepte sans scrupule, quoique mari de Pénélope : elle lui donne des habits magnifiques, & des rafraîchissemens délicieux, il se fait mettre dans le bain par les Nymphes, qui pendant qu’il se baignoit lui versent sur le corps de l’eau chaude & des essences. Tout cela qui est très-édifiant dans le sage Ulysse, dans le divin Homere, & la sage d’Acier, est servi sur des tables & dans des Urnes d’argent, & des coupes d’or ; il boit cependant la liqueur enchantée, il est aussi libertin que les autres ; mais il se possede mieux, il obtient le rétablissement de ses compagnons ; ils furent comme lui, mis dans le bain par les Nymphes, qui selon le modeste homme étoient par leur beauté, dignes des vœux de tous les mortels, & par consequent plus propres que d’autres à être les baigneuses de cette troupe guerriere. Ulysse & ces vaillans hommes se trouvent si bien dans cette dévote compagnie, qu’ils allerent mettre à sec, & désagréer leurs vaisseaux, ils emmagasinent leurs effets, ne pensent plus à leur voyage, & passerent un an dans cette Isle, à se réjouir. Un seul eut la sagesse de s’y opposer, Ulysse tira son épée pour lui trancher la tête ; on l’en empêcha. En cela ils ne faisoient que suivre le conseil, où plutôt l’ordre de Mercure ; car ce Dieu vint avertir Ulysse que Circé lui offriroit sa couche, & qu’il se gardât bien de la refuser. Ses compagnons devoient aussi (par réligion) ne pas être plus difficiles pour les Nymphes qui avoient de la bonté pour eux. Qui ne riroit des éloges qu’on a fait de la morale d’Homere ? Et qui ne gémiroit que l’entousiasme de Madame d’Acier pour lors poëte, justifie les ordres de Mercure ? Parce que avant l’Evangile, il n’y avoit que l’adultere & la brutalité des excès, de défendus ; excès qui perdirent les compagnons d’Ulysse, mais non la modération qui sauva leur sage Roi, lequel agissoit par un motif d’humanité, qui rendoit sa complaisance nonseulement excusable, mais glorieuse. Ce raisonnement ne péche-t-il pas dans le fait ? Puisque Ulysse étoit marié, & tous ses compagnons ? A-t-il jamais été permis d’abuser d’une fille ? L’incontinence ne fut-elle pas toujours un crime, & les courtisannes des péchéresses publiques ? Quoique l’horreur pour le vice fût moindre avant l’Evangile, quoique dans toutes les nations, dans tous les siécles, & presque chez tous les hommes, la débauche ait eu une infinité de faces différentes, le commerce des deux sexes ne fut jamais permis hors du mariage ; la continence fut toujours une vertu, le libertinage un désordre. Ce principe de la morale naturelle a été connu de tous les âges, de tous les sexes, de tous les états, des poëtes même qui s’en sont joués par leurs obscénités. Le remord de la conscience, le bien de l’humanité, l’intérêt de la république, la loi des mœurs, la pudeur & la décence, conformément aux intentions du Créateur, ont prescrit au genre humain, ces bornes sacrées, & n’ont laissé ignorer à personne, que c’est un crime, ou de perdre le fruit de la sécondité par une inutilité volontaire, ou d’en exposer la naissance au hazard, sans lui donner un pere & une mere légitimes. Madame d’Acier a-t elle pu enseigner une morale différente, & traduire en François un poëte qui l’enseigne, sans y mettre un corréctif absolu, qui fasse connoître un poison dangereux, & en empêche l’effet ?

Ulysse se sauva, dit-on, au moyen d’une herbe admirable appellée Moli, qui détruisoit la force de l’enchantement. A peu près comme les yvrognes au commencement du repas mangent par précaution des amandes, des laitues, de la rue, &c. qui abbattent la fumée du vin & empêchent l’ivresse, & se livrent impunément au plaisir bachique. Il est de même des simples qui allument, & d’autres qui amortissent les feux infames de l’impudicité : Ulysse, en grand medecin, fut modérer ses passions. Ses compagnons moins précautionnés, s’y livrerent sans mesure, & se mirent au-dessous des bêtes. La vraie sagesse fuit avec soin tout péché, & les occasions de péché. La sagesse prétendue, tant vantée du divin Ulysse consiste, à ne pas perdre la raison, & ruiner la santé par des excès outrés. Cette philosophie peu scrupuleuse vient du ciel. Un Dieu l’enseigne & la donne sous l’emblême d’une herbe miraculeuse. Peut-on imaginer de plus monstrueux assemblage de sacré & de profane, de vice & de vertu, d’instruction & de scandale ? Une année se passe dans cet exercice de vertu, & les excès du vice : on se lasse enfin de tout, même du plaisir. Au bout de l’année ses compagnons épuisés sans doute, & dégoutés, voulurent diversifier leurs amusemens, & aller chercher fortune ailleurs : ils se souviennent, & font souvenir leur vertueux Prince de sa chere Itaque, & de la gloire qu’il attend. Il se reveille de son long sommeil, & pour en bien profiter ils passent tout le jour à table : le lendemain ils se préparent au départ, & enfin s’embarquent. Circé avoit fait bien d’autres exploits entr’autres la métamorphose de Scilla sa rivale. Elle fit naître & attacha des gros chiens au tour de sa ceinture qui jappoient sans cesse : n’est-ce pas une jolie jupe ? Ils la tiroient de tous côtés & l’empêchoient de marcher : Elle se jetta pourtant dans la mer, & fit le plongeon avec eux ; vit on jamais un pareil délire ? Bonus dormitat Homerus.

Le théatre n’étoit pas connu du tems d’Homere, mais il l’a peint d’avance, & la plupart des piéces sont prises dans cet élégant magasin de folies. L’Isle de Circé est le théatre, Circé est une actrice, les compagnons d’Ulysse & les amateurs de la scéne doivent rendre justice à ce grand peintre de l’antiquité, qui les a si bien caractérisés. On n’a pas négligé ce beau sujet, & c’est une Dame, Madame Xaintonge qui en a fait un opéra, elle a défiguré l’avanture, & en a fait disparoître la morale, & l’a rendue plus scandaleuse, en introduisant deux autres amours, d’une Nymphe avec un guerrier, & d’Ulysse lui-même avec une Nymphe ; il n’y a jamais assez d’amour, il y en a deux ou trois dans la plupart des piéces. Ulysse est doublement perfide à Pénélope sa femme femme, & à Circé qu’il fait semblant d’aimer, pour entretenir un commerce criminel avec Zolis. Ce n’est pas pour la gloire qu’il part, enfin c’est pour enlever Zolis. Ce n’est pas par la volupté que les libertins sont changés en bêtes, ce qui seroit une leçon de morale ; c’est par la vengeance de Circé, leur rétablissement n’est pas un retour à la vertu, ils ne font que se plonger dans le vice ; le théatre offre par-tout de débauches & des extravagances.

La Bruyere, Ch. des femmes, parle aussi du fard. Les jeunes personnes ne connoissent pas les avantages de la nature, & combien il leur seroit utile de s’y abandonner : elles affoiblissent les dons du Ciel, si rares & si fragiles, par des manieres affectées, & une mauvaise imitation. Leur ton de voix, & leur demarche sont empruntées, elles se composent, elles se recherchent, régardent dans un Miroir si elles s’éloignent assez de leur naturel. Ce n’est pas sans peine qu’elles plaisent moins. Chez les femmes, se farder, se parer n’est pas parler contre sa pensée ; c’est plus aussi que le travestissement, & le masque où l’on ne se donne point pour ce que l’on paroît être, au contraire on veut se cacher & se faire ignorer. Se farder c’est vouloir imposer, vouloir se donner pour ce qu’on n’est pas ; c’est un vrai mensonge d’action, si les femmes ne vouloient que se plaire à elles-mêmes, & s’embellir à leurs propres yeux, permis à elles de suivre leur goût, dans le choix de leur ajustement, & de leur parure ; mais si c’est pour plaire aux hommes qu’elles se fardent, & s’enluluminent ; j’ai recueilli les voix, & je leur prononce, de la part de tous les hommes, que le blanc & le rouge les rend affreuses & dégoutantes, les vieillissent & les déguisent ; qu’ils haissent autant de les voir avec de la ceruse sur le visage, qu’avec des dents à la bouche, & des boules de cire, qu’ils protestent sérieusement contre tout l’artifice dont elles usent pour se rendre laides, & qu’il semble que Dieu leur réserve ce dernier & infaillible moyen de les guerir des femmes ; si elles étoient telles naturellement, qu’elles le deviennent par artifice, que leur visage fût aussi allumé, & plombé, qu’il le devient par la peinture, elles seroient inconsolables ; elles sont assez foles pour le conserver dans la vieillesse. L’affectation les suit dans la douleur, & la fievre : elles meurent en rouge, elles se moquent des autres qui ont ce ridicule, & ne savent pas s’en corriger : c’est un masque qui se moque des autres masques : Væ tibi væ nigra dicebat cacabus ulla.