(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI.  » pp. 193-217
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI.  » pp. 193-217

Chapitre VI.

Des Queues traînantes.

Dans la condamnation du luxe des femmes S. Bernardin se plaint avec feu d’une chose qu’il dit fort commune de son temps en Italie ; ce sont les queues traînantes des robes des femmes. Il déploie tout son zele, pour en faire sentir les inconvenients. D’abord il se moque de cette puérile vanité. Quel mérite donc suppose une longue queue ? en a-t-on plus d’esprit, de talens, de force, de santé, de vertu ? annonce-t-elle plus de naissance, de fortune, de crédit ? le dernier des hommes peut coudre à son habit une aune d’étoffe ; donne-t-elle plus de grace, d’adresse, de beauté ? jamais queue n’a embelli de visage. Que dans les pays chauds un esclave porte un parasol contre les ardeurs du soleil, un éventail pour chasser les mouches, une cassolette pour parfumer l’air, ces services ont leur utilité ; mais à quoi sert un poliçon qui porte un morceau d’étoffe derriere son maître ? Il est des ornemens qui font honneur, qui rappellent des événemens intéressans, des actions honorables, comme la Croix de Saint Louis, le Cordon bleu, & la plupart des Ordres de Chevalerie, quoique souvent ce ne soit qu’une décoration qui couvre de grands vices ; mais que dit une queue ? quel événement, quel exploit, quelle bonne qualité rappelle-t-elle ?

Ce frivole ornement est non seulement inutile, mais encore embarrassant par les frais auxquels elle expose, & par les inconvéniens de son usage, dans la poussiere, dans la boue, s’accrochant à tout, si on la laisse traîner, à moins d’entretenir un caudataire, qui la porte, & suive son maître comme une ombre, le gêne, ou l’expose à tomber en la levant mal. C’est acheter cher une vanité mal entendue. La Duclos, célebre actrice, jouant le rôle de Camille dans la tragédie de Horaces de Pierre Corneille, traînoit une longue queue. A la fin de la piéce, après les imprécations contre Rome, elle voulut quitter le théatre avec précipitation, selon son rôle, & Horace la suivit pour la tuer, ce qu’il exécute derriere la coulisse, elle s’embarrassa dans sa queue & tomba. Beaubourg, qui jouoit Horace, au lieu de la suivre, s’arrête, ôte fort poliment son chapeau d’une main, & lui présente l’autre pour l’aider à se lever, & la conduisit au foyer. Il revient furieux sur le théatre, tire son épée, & la poursuit pour la tuer. Il pouvoit profiter de l’allusion, & faire semblant de la percer dans sa chûte, ce qui auroit rendu la scene plus tragique. La politesse de l’acteur en fit une farce, & les siflets célebrerent la queue qui avoit fait tomber les graces.

La providence a donné ce bel ornement a toutes les créatures vivantes, aux poissons en écaille, aux oiseaux en plume, aux quadrupedes en poil, aux reptiles en cartilages, jusqu’aux moindres insectes, à qui le savant Reaumur avec son microscope a découvert de fort jolies petites queues. Celle des puces est charmante. Dans l’ordre végétal, point de plante, de fleur, de fruit, qui n’ait sa queue. Celle des roses est parsemée d’épines. Il y a une variété infinie dans cet ouvrage de la nature. Un des plus singuliers, c’est la queue de quelques moutons qu’on voit dans les Indes, & dans l’Affrique. Elle pese vingt-cinq à trente livres, & traîne à terre plusieurs pieds. La laine en est plus fine & la chair plus ragoutante. C’est dit-on, un mets délicieux. Il leur faudroit un petit caudataire pour la leur porter, car ils la traînent avec peine, & ne vont pas si vîte. Les bergers un peu soigneux de leur troupeau, font, pour la leur conserver, de petits chariots, où elle est couchée, qu’on leur attache comme aux chevaux, & qu’ils font rouler avec eux. En France on enferme les queues des chevaux dans des bourses ornées de rubans de la couleur favorite de la maîtresse du propriétaire. Les hommes enferment aussi leurs cheveux tressés en queue, & pour l’allonger, ils y joignent des cheveux étrangers, ou d’autres matieres bien enveloppées.

Les Payens ont donné des queues à plusieurs de leurs Divininités, aux Tritons, aux Syrenes, aux Faunes, aux Satires, aux Harpies, aux Centaures ; & Telliamed, dans son roman Jour 6, assure que non seulement quelques particuliers en ont par hasard, mais des nations entieres aux Moluques, en Affrique, en ont naturellement, comme les animaux, ce qui forme selon lui une espece particuliere. Je ne garantis pas les faits qu’il rapporte, mais il y auroit de la cruauté de refuser à ceux qui en ont le goût la liberté d’y suppléer par une belle queue traînante avec un joli caudataire, ou du moins un joli chariot & de petits rubans, comme aux moutons d’Affrique, ce qui feroit un très-bon effet sur le théatre. On verroit avec plaisir une actrice qui meneroit sa queue en cartosse.

Quelques gens graves la traitent de décoration fastueuse, inventée par l’orgueil, à la ressemblance du Paon, oiseau symbole ordinaire de la vanité, qui étale avec faste, & contemple avec complaisance les couleurs brillantes de sa queue, quand il fait la roue. Il y a une danse, autrefois fort en vogue, aujourd’hui negligée, qu’on appelle Pavane, la danse des Paons. Les danseurs y ont de grandes robes, de vastes manteaux, de longues queues. Cette danse est fort grave. Il faut de temps en temps deployer sa robe & avec ses bras étendus, faire comme la roue du Paon, d’où vient le mot se pavaner, s’étaler, se complaire en soi même ; & Bernardin plus severe les compare à la queue des animaux dont parle l’Ecriture ; à la queue du serpent & du scorpion, pleine de venin ; à celles des renards, auxquelles Samson attacha des flambeaux allumés pour bruler la moisson des Philistins ; à celle du dragon de l’Apocalipse, qui en tombant du ciel entraîne avec sa queue la troisieme partie des étoiles, c’est-à-dire, les Anges qu’il a séduit : comme une actrice allume le feu, séduit les cœurs, les entraîne dans ses filets : Va qui trabitis iniquitatem in funiculis.

Nous sommes plus indulgens, & nous croyons ne pas deplaire aux Dames, en comparant leurs graces à celles du papillon, & leurs habits aux aîles variées de tant de belles couleurs, si mieux elles n’aiment lui comparer leur visage, si artistement enluminé. La legereté de leurs graces ressemble sur-tout à l’inconstance du papillon, qu’aucune fleur ne peut fixer : Cher Papillon dans ces prairies. Tu voles au gré de tes vœux, l’émail de ces rives fleuries A peine suffit à tes feux ; Comme toi papillon volage, Je n’ai de loi que mes plaisirs, L’amour cause trop de soupirs, Il en faut faire un badinage Par l’inconstance des désirs. Une actrice chante parfaitement, & réalise encore mieux ce papillonnage. Il n’est point de plus joli papillon. Elle voltige sur tout, & tout voltige sur elle. Elle ressemble aussi aux petits oiseaux si gentils, qui suivent les troupeaux le long des rivieres, qu’on appelle Hochequeues ou Bergeronnetes. Il y a dans les Indes orientales, vers l’isle d’Amboise, un petit poisson bleu très-joli aussi, qui porte le même nom, parce que tous les deux sont éveillés, & remuent continuellement leur queue. Une Actrice, une Dame, ne peut s’offenser de l’agréable nom de Bergeronnete, qui peint le plaisir de la vie pastorale ; & les petits poliçons qui portent la queue de Madame méritent bien celui de Hochequeue.

Cette partie du corps non seulement orne les animaux, mais encore leur rend bien des services. Elle est employée à divers usages chez les Egiptiens ; un serpent qui se mord la queue est l’image de l’éternité. Quelques animaux en pliant leur queue se donnent un essor qui les fait élancer avec agilité. Il en est qui l’attachent aux branches des arbres, & montent par elle jusqu’au sommet, & se jettent sur leur proie. Le Lion se bat les flancs avec la sienne, pour exciter sa colere ; le Loup en pousse les brebis, & le Renard les poules, comme avec un fouet ; l’Ecureuil s’en forme une voile, qui l’aide avec le vent à traverser les rivieres ; le Bœuf & le Cheval chassent les insectes qui les incommodent ; elle dirige comme un gouvernail les oiseaux à voler, les poissons à nager. Les Dames ignorent-elles que sans la queue les fleurs ne sauroient tenir dans leurs cheveux, & former leurs bouquets & leur couronnes ? La queue tient les fruits suspendus jusqu’à leur maturité, & les présente à la main de l’homme qui les cueille. Elle offre ses raisins à la Bacchante qui en orne son thirse, & les épis à la serpe du moissonneur qui les coupe.

Cet ornement d’une belle robe est devenu chez les Dames de haut parage une piéce importante de la parure, & l’art du caudataire un des beaux arts, un des arts libéraux, qu’on a grand soin de leur faire apprendre, & exercer, pour bien imiter toute la grace & l’adresse des animaux. Quel plaisir ravissant quand un petit Negre, chargé de cet emploi, avec son turban & son collier, sait la faire voltiger à propos ! Tantôt s’enflant comme une voile, il prend au plus près le nord-est ou le sud-est, qui souffle ; tantôt il en fait la roue, comme de la queue d’un Paon, il la dresse comme celle d’un coq, il la tortille comme celle d’un chien, il la fait pendre comme celle d’un renard, & en frotte les jambes, il en dresse un parasol comme un écureuil, il en fait une table pour y mettre son déjuné, comme le Castor fait une truelle de la sienne. Ce sont là des corps de maître, qui lui méritent les bonnes graces de Madame ; mais si c’est un maladroit, un négligent qui ne sache pas la mettre en œuvre, on lui dit ce que le grand Moliere par un coup de génie lui fait dire dans une scene : Allons petit garçon, qu’on prenne ma queue, qu’on la porte noblement & avec esprit, sans quoi vous aurez le fouet. Ce bel art a une autre branche. Ce sont les queues des cheveux, ou faux ou naturels, qui occupent un sublime baigneur, les boucles, les tresses, les marteaux, les nœuds, les boudins roulant simétriquement, flottant négligeamment, serpentant agréablement, voltigeant indifféremment sur la tête, sur le front, sur les joues, sur les épaules ; que sais-je ? c’est la matiere d’un traité immense, & le travail d’un ouvrier habile, que les queues de cheveux qui parent la tête, comme celles de la robe, qui traînent aux pieds, le sont du savant caudataire.

Ces queues font sur-tout un effet admirable, lorsqu’à l’Opéra quelque Déesse monte au Ciel ; ou en descend. Il est vrai que son Page ne vole pas avec elle, le nuage seroit trop chargé. La queue voltige alors avec une grace toute celeste, ce sont des aîles qui l’aident à planer dans les airs, les zephirs se jouent, les amours se nichent dans ses plis ; c’est l’écharpe d’Iris, c’est un nuage doré, qui en recevant & refléchissant les rayons du soleil, forme pour le télescope de l’Observatoire des arc-en-ciels, des pathélies, des aurores boréales. Aux yeux des Poëtes, c’est l’Aurore qui cherche Endimion, & avec ses doigts de rose ouvre la barriere du jour. Ce manteau bienfaisant tempere les ardeurs de la canicule, couvre de son ombre les épis dorés de la blonde Cerès, & les pampres du Dieu de la treille, les beautés de Flore, & les richesses de Vertumne. Il peut aussi être une comette, dont la queue longue ménace les détracteurs du théatre, & pourroit bien, comme on le craignoit à Paris il n’y a pas longtemps, donner en passant à la terre un grand coup de queue, qui renverseroit les salles de spectacle. Les Astrouomes, qui se trouveront à l’Opéra, avec leurs telescopes de poche, calculeront soigneusement son apogée & son périgée, & démontreront par un calcul algébrique que les abcises de son éllipse n’iront point donner sur le Parterre ni sur les Loges. Il est vrai que cette planette errante pourroit être embarrassée dans son vol, & faire la culbute, si la corde venoit à casser, comme il arriva à la N. qui demeura suspendue par la queue de sa robe, très-peu majestueusement pour une Déesse. Cette aberration ne seroit pas, il est vrai, le renversement de l’univers, mais elle dérangeroit les calculs astronomiques des lorgnettes.

Les hommes sont si petits qu’ils emploient toute sorte de moyens pour agrandir leur être. Ils s’élevent, s’alongent, s’élargissent, s’épaississent dans toutes leurs dimensions ; ainsi s’élevent-ils sur des échasses pour paroître des géans. Comme ils s’alongent par la queue, cette grandeur imaginaire s’allonge quelque fois jusqu’à dix ou douze annes. Il faut plusieurs personnes pour porter cette longue grandeur, & écarter tout aux environs, pour laisser un plus vaste espace, surtout quand il vient plusieurs queues à la file, ce qui allonge infiniment la procession, afin qu’on ne mette pas inconsidéremment le pied sur la grandeur, ce qui l’appetisseroit & la feroit tomber ; & ainsi un homme est arrivé long-temps avant sa robe. Les Espagnols sont dans ce goût pour leurs équipages. La longueur de l’attelage est une marque de dignité. Chaque paire de mules ne tient au carrosse que par des courroies si longues qu’on les perd de vue. Un grand Seigneur avec ses mules tient une grande rue, & un demi quart de lieue à la campagne ; & comme ils marchent lentement, on est averti de sa venue un quart d’heure avant son arrivée. A la Chine la grosseur marque la dignité. Un grand Mandarin à force de vestes & de robes l’une sur l’autre, se rend gros comme un tonneau. Tel étoit l’effet des grands canons, du falbala, des juppes piquées, des grands paniers que les femmes ont porté pendant plusieurs années Ils leur donnoient un volume énorme. Les portes des chambres étoient trop étroites, il falloit entrer de côté ; les fauteuils, les carrosses trop petits, le panier debordoit sur les portieres. C’étoit de la grandeur.

Cependant ces modes agrandissantes sont bien embarrassantes pour des Dames Françoises, dont la gravité n’est pas le defaut capital. D’ailleurs elles sont jalouses de montrer le dégagement & les graces de leur taille, de leurs gestes, de leurs mouvemens ; ce fatras d’étoffe y est peu favorable. Les longues queues sont rares, elles ne subsistent qu’au Palais, dans le haut Clergé, dans les grandes cérémonies, processions, funérailles, entrées, mariages, couronnement des Princes, où elles jouent un long rôle, dans les écussons, où l’on voit une foule de queues de toute espece, & sur le théatre dont elles sont une décoration. Boileau, homme de Palais, s’en est moqué depuis longtemps : D’une robe à longs plis balayer le barreau.

Quelle bizarrerie de goût & de mode ! tant les foiblesses des passions se combattent ! on ne peut souffrir les habits longs, qui de tout temps avoient regné en France, & qui regnent encore en Orient, qui ont leur commodité & leur grace, & sont beaucoup plus décens. Le goût de la liberté, qui croît avec la frivolité, ne peut s’accommoder de ce qui gêne, & on met de la dignité à s’embarrasser dans de longues queues. Les femmes, qui raccourcissent leurs robes autant qu’elles peuvent, pour faire briller la beauté de leur pied & de leur chaussure, arborent des queues. Il est vrai qu’elles se dédommagent en prennant des habits d’homme, & que sur le théatre la robe des danseuses, presqu’aussi courte qu’un habit d’homme, a choqué les yeux du modeste Riccoboni, qui s’en plaint amérement dans la Reforme du Théatre. Cependant elles ont aussi quelquefois des queues traînantes, comme on a quelquefois des sabots, des houlettes, des armes, des rubans, selon le caractère de la danse ; ce qui fait un plaisant assemblage de la courte juppe & de la longue queue. La danse à queue est une danse royale tres-majestueuse. On voit les queues serpenter sur le théatre, se croiser entr’elles à mesure que les danseurs passent & repassent, suivre ses pas & la mesure, comme une danse de serpens, voltiger galamment quand ils sautent, rouler rapidement & faire la roue quand ils font la cabriole ; & quand on y a attaché des brillans, ce sont des feux folets, des étoiles éteincellantes qui marquent les pas des actrices & leurs entrechats. Il faut un Dupré, une Camargo, pour étaler tant de beautés ; car une queue est embarrassante pour une danseuse. Elle donne des croc-en-jambe, elle rompt la cadence. Peut on trop admirer l’adresse & l’agilite qui triomphent de ces difficultés ?

La jeune Magistrature respecte trop les Dames pour ne pas suivre leurs traces ; elle aime aussi peu qu’elles l’habit long. A peine & par force un jeune Conseiller prend la robe en entrant au Palais, & ne l’a jamais assez tôt quittée. Il a pourtant une queue traînante. Boileau s’y est conformé dans les estampes du Lutrin. Le President du Parlement & le Trésorier de la Sainte Chapelle paroissent avec une longue queue, portée par un poliçon, qui la tire à lui & embarrasse ses jambes, tandis qu’il repand à grands flots ses bénédictions . La portion élégante du Clergé se pique de suivre ces beaux modeles. Elle ne porte qu’à regret la soutane dans les cérémonies, encore la tient on ouverte & relevée. On ne paroît qu’en habit court dans le monde, au spectacle, à la Cour, à la chasse, au jeu, aux repas, en voyage, dans les compagnies. Qui osetois s’y montrer en soutane ? Une soutane est un censeur imposant qu’on ne sauroit supporter. On les voit pourtant dans les cérémonies avec une soutane & un manteau, terminés par de longues queues, qu’on dit avoir un air de grandeur. Ainsi réunissant ces deux extremités, ils relevent la soutane par-devant, & la font traîner par derriere. Il n’y a que les pauvres Prêtres, & ceux qui aiment la simplicité, dont la soutane soit abbatue & sans queue.

Une queue traînante n’est pas un ornement nouveau. Les Dames Romaines, & avant elles les femmes Grecques s’en paroient. On ne les connoissoit pas dans les premiers temps de la Republique. Le nom Grec de Syrma, d’ou peut-être est venu le mot de Symarre, en fait connoître l’origine. Ce ne fut d’abord qu’un habit de femme pris du théatre par vanité. On croyoit y voir un air de grandeur, lorsque sur la scene les Princes & les Princesses de la Cour de Melpomene s’en affubloient pompeusement. Les hommes effeminés les imiterent. Pour mieux ressembler à ce qu’on aime, il semble qu’on affecte de changer de sexes. Des femmes on en fait des hommes par l’impudence & la débauche, & des hommes on en fait des femmes par la molesse & le luxe. On doit ces métamorphoses au théatre, où il est ordinaire d’en prendre mutuellement les habits, la parure, les mœurs, les sentimens, les manieres, les foiblesses & les vices, comme le rouge & les rubans, ce que si communement on emprunte de lui dans le monde. Ce n’étoit pas même d’abord à la robe qu’on pendoit cet ornement, mais à un manteau qu’on mettoit par-dessus tout, qu’on laissoit voltiger & traîner, ou qu’on relevoit & porroit sur le bras. De là le manteau royal, celui des Pairs de France & d’Angleterre, qui n’est que l’imitation du royal. Il devoit pouvoir couvrir tout le siége & envelopper tout le trône, comme il couvre l’écusson. Telles les robes de Palais, qui ne sont que des manteaux immenses, formés pour la commodité, dont les vastes manches, ridicules par leur grandeur, ne sont que le manteau replié sur les bras.

Cette décoration est adoptée par tous les théatres. Leurs magasins ou garderobes sont pleins de queues. Toutes les estampes de la comédie Françoise, de l’Opéra, du théatre Italien, qu’on voit à la tête des piéces, donnent des queues traînantes à tous les Grands ; aux Princesses, souvent contre le costume ; car toutes les nations n’en portoient pas : les Juifs par exemple. On en donne cependant à Abraham, à Joseph, à David, à Athalie, à Judith, comme on leur met du rouge. Mais, ne faut-il pas par tout un peu de comique & de galant ? Les actrices peuvent-elles s’en passer, le Parterre n’en exige-t-il point ? Les Dames peuvent-elles prendre de plus parfaits modeles de coquetterie, les Petit-maîtres seroient-ils bien merveilleux, s’ils n’étoient façonnés de la main de Thalie ?

Le cérémonial des Juifs en étoit bien éloigné. Moïse par ordre de Dieu en explique toutes les parties dans le moindre détail, & le fit exécuter sous ses yeux par des ouvriers choisis & inspirés de Dieu, en particulier la robe du grand Prêtre, dont il fit garnir le bas de grenades & de sonettes, mais point de queue. C’est dommage ; car il eût été très-poli de voir & d’entendre une sonnette au bout de la queue. Les Pharisiens qui s’habilloient magnifiquement attachoient de belles franges au bas de leurs robes : Magnificant fimbrias , comme le Seigneur le leur reproche. Comment ne se sont-ils pas avisés d’y mettre des queues ? elles sont bien plus nobles & plus pompeuses que des franges. Il n’eût pas manqué de leur en faire reproche, & de dire : Magnificant caudas.

Il est vrai que quelques interprêtes François, comme Berruyer, appellent robe trainante , & M. de Sacy robe qui traîne en bas , expression singuliere ; (quelle est la robe qui traîne en haut ? Ils appellent ainsi la robe que portoit Thamar, fille de David, lorsqu’elle fut violée par Amon, & que le livre des Rois déclare être la robe que portoient les filles des Rois avant leur mariage : Vestis Talaris . Ils appellent de même la robe que Jacob donna à son fils Joseph, qui causa tant de jalousie à ses freres, & que la Genese appelle talaris & polimita . Mais une robe traînante n’est qu’une robe trop longue, non une robe à queue. Talaris signifie seulement qu’elle descend jusqu’aux talons, comme les soutanes des Ecclésiastiques. Le mot Hébreu souffre différentes interprétations. Les uns l’appellent Manicata à longues manches, comme les robes des Bénédictins ; les autres, Variegata de diverses couleurs, ou de diverses pieces d’étoffe. Tout cela veut dire qu’on n’en fait rien, & rabat un peu la fierté des queues qui voudroient faire remonter leur généalogie à une si haute antiquité, & à travers cinquante quartiers descendre en droite ligne du sang royal de David.

Nos Prélats ont enchéri sur le grand Pontife Aaron, & portent tous des queues raînantes, que releve un élégant caudataire. Je pense que le sacré College a donné le ton. Le long manteau, devenu robe, fut d’abord un ornement impérial. Tous les Electeurs, comme associés à l’Empire à qui ils donnent un chef, l’ont pris aussi. Les Rois pour marquer que leur souveraine puissance les égale aux Empereurs, ont pris les ornemens Impériaux. Le Pape le porte, non comme Pontife, mais comme Souverain dans ses Etats. Les Cardinaux, : Regibus æqui parantur. Pouvoient-ils s’y refuser ? Le torrent des queues a entraîné les Evêques, après tout, Rois & Papes, dans leurs Dioceses. Ils valent bien les Cardinaux, qui ne sont point de la Hierarchie, ni d’institution divine. Il faut donc des queues aux Evêques. Il est vrai que par modestie ils ne la portent pas aussi longue que les Cardinaux, & que l’emploi de leur Caudataire n’est pas comme celui des Eminences un office en titre, & une sorte de dignité, qui n’est accordée par grace qu’à des Ecclésiastiques. Cette dignité demi ecclésiastique peut s’allier sans déroger à toute forte de bénéfices. Les vénérables caudataires ont même prétendu que quand ils étoient Bénéficiers de chœur, leur office leur donnoit la présence, comme un emploi très-important à l’Eglise. Le Pape Innocent XII ne souscrivit pas à leur prétention. Par une bulle expresse il déclara que les Caudataires des Cardinaux n’étoient pas dispensés de l’assistance au chœur.

Les Abbés Commendataires frisent de trop près l’Episcopat, pour ne pas le suivre en queue. Ils y aspirent, ils en font l’apprentissage, ils sont déja à demi-Evêques. Ils ont la naissance, le mérite, l’élégance qui y donnent droit ; ils portent à leurs écussons la mitre & la crosse, on ne leur dispute pas le tapis, le carreau, le fauteuil ; il y auroit de l’humeur de leur refuser la queue. Les Dignitaires des Chapitres, les Curés de ville, tous les grands Vicaires & tous les Ecclésiastiques élégans ont autant de droit à la queue. Ils n’oseroient paroître dans les cérémonies de l’Eglise, dans les assemblées ecclésiastiques chez leur Prélat, qu’avec le magnifique cortege d’une piéce d’étoffe, qui marche sur leurs pas. Dans plusieurs Chapitres l’habit d’hiver brille au chœur par une pointe majestueuse, le grand manteau est fort long ; mais ni l’un ni l’autre n’a eu encore la hardiesse de s’arroger l’auguste qualité de queue. Cette mode est très-recente dans le Clergé. Ce n’est que depuis qu’on a imaginé qu’il falloit soutenir par la pompe des habits une autorité que l’irréligion affoiblit tous les jours dans l’esprit des peuples, que la majesté des queues est devenue d’étiquette. Il ne paroît pas que le succès ait été heureux. L’irréligion se moque des queues comme de tout le reste.

La queue des Dames Romaines ne finissoit pas en pointe comme les nôtres. C’étoit un quarré ou plutôt un parallelogramme de la largeur du derriere de la robe, & prodigieusement long. C’étoit un tapis qu’on traînoit. Il falloit au moins deux caudataires, un à chaque coin, pour la porter noblement, & quelquefois un troisieme au milieu, comme chez nous se porte un drap mortuaire aux funérailles. Cette grande piéce d’étoffe, très-riche & très-ornée, élégamment brodée, avoit certainement plus de dignité que les plis mesquins de nos pointes. Un grand volume est majestueux. On a fait passer cette majesté volumineuse dans les vastes manches des robes du Palais, où on entreroit tout le corps, & dans l’immense robe qui suffiroit pour habiller trois ou quatre personnes. On a cru que le mérite de voir se mesurer à l’aune, & que la quantité d’étoffe en étoit le garand. Il est très-commode de pouvoir se fournir de mérite chez le marchand.

Ovide, qui n’est pourtant pas railleur, qui même est galant, se moque fort plaisamment dans ses métamorphoses de la queue des Dames Romaines. Ocyroé, fille d’Esculape, dit-il, connoissoit l’avenir, & en instruisoit les hommes. Les Dieux irrités qu’on découvrit leur secret, la changerent en Cavalle. Après la description de son nouveau corps, le Poëte demande comment lui faire venir une queue ? Rien de plus aisé ; la queue traînante de sa robe, changée en longs crins, y suffira : Longæ pars maxima pallæ cauda fit. Ce long tapis traînant, sur lequel on pouvoit s’asseoir, & dans un besoin se coucher, étoit séparé de sa robe, on l’attachoit avec des agraffes, quand on parroissoit dans les compagnies ; on le détachoit dans la maison, où il eût été incommode. Ce grand & beau quarré n’étoit pas toujours de la même étoffe que la robe, mais plus riche, plus orné, magnifiquement brodé, couvert de pierres précieuses, entouré d’un galon & d’une crépine d’or. Les Turcs ont aussi mis de la dignité dans les queues, mais dans les queues de cheval. Le nombre distingue les divers ordres de Bacchas, à une, deux ou trois queues. Cette distinction est fondée en raison. Dans une grande bataille un corps de Janissaires ayant perdu son drapeau, le Commandant coupa la queue de son cheval, l’arbora au bout d’une pique en guise d’étendard, & les mena à la victoire. Cette action plut si fort, qu’on a voulu depuis que la queue du cheval fit la distinction des grands Officiers. Nos queues n’ont pas à beaucoup près une origine aussi noble & aussi utile.

Cet équipage tient à l’ancienne Chevalerie, où, pour l’honneur de leur maîtresse, les Preux & dévots Chevaliers portoient des rubans, des écharpes, des ceintures très-longues & traînantes, qui étoient la livrée de leurs Dames. Ce goût a passé aux armoiries, Toutes y est blasonné de queues. Dans les piéces du champ, & dans le support, & dans le cîmier, ou couronne, les queues de Sirennes, de Centaures, de cheval, de Rinoceros, de Lion, de Cerf, &c. sont de vrais titres de noblesse. Quoi de plus gentilhomme qu’une belle & longue queue, bien recoquillée qui passe élégamment entre les cuisses de l’animal, & vient fierement avec sa houpe surgir par derriere l’épaule. Cela seul vaut six quartiers. L’écuisson lui-même finit en pointe par une petite queue de Rat. Les armoiries de la Prélature, du premier & du second ordre, n’en sont pas moins enrichies ; la mître à deux fanons, c’est-à-dire, deux queues pendantes, le chapeau & deux cordons qui descendent le long de l’écusson, & y font plusieurs grilles. Ce n’étoit d’abord qu’un simple cordon, mais on l’a divisé, sous-divisé, entrelassé de tant de manieres que chacun d’eux a plusieurs queues terminées par des glands, dont le nombre distingue les dignités ecclésiastiques.

Le théatre a fait la fortune des queues. Le grand usage qu’il en fait, la grace, la dignité qu’il y donne, en a inspiré le goût assez nouveau en France, qui remonte à l’établissement fixe de la scene. A Rome il n’avoit point d’autre datte. Les queues des Princes & des Princesses y remplissent un grand espace, obligent les acteurs à se tenir écartés, & balayent réellement le théatre en le traversant : Longo Symare verrit humum  ; pensée que Boileau n’a fait que traduire : Le vaste terrain qu’on occupe, la vaste étoffe qu’on déploie, agrandissent, impriment une majesté frappante, présentent un héros & une héroine. C’est la robe de la tragédie, comme le Cothurne en est la chaussure, & le Brodequin celle de la comédie. Comme la robe a plusieurs couleurs, l’habit d’Arlequin, vestis variegata , est le vêtement de la comédie. Elle accompagne la marotte de la folie, comme on peut le voir dans Erasme & dans toutes les estampes. Le mot d’Arlequin est nouveau, il est venu de la comédie Italienne ; mais ses fonctions & le ridicule de son habit sont très-anciens, & en usage dans toutes les nations, comme le montre Riccoboni, Hist. du Th. Ital. Les folies sont de tous les temps & de tous les lieux. Les Sauvages de l’Amérique se couvrent d’une peau de Loup ou d’un Tigre, dont ils font pendre la queue par derriere. Hercule, le plus fameux des héros de l’antiquité, s’habilla de la peau du Lion de Némée qu’il avoit vaincu. La peau de la tête lui servoit de casque, la queue pendoit entre ses jambes. A son exemple sans doute on voyoit sur le casque des anciens gueriers des crêtes, des plumes, des griffes, des queues ; ne porte-t-on pas encore des plumes autour du chapeau, & les femmes de hauts clochers à la Grecque, qui semblent mettre le visage au milieu du corps, comme autrefois on portoit des chapeaux pointus, en forme de pain de sucre ? En se deshabillant le géant devenoit un pigmée. L’imagination s’incorpore tout ce qui l’environne, l’orgueil croit s’agrandir d’autant, il ne voit pas qu’au contraire sa puérilité l’appetisse aux yeux de la sagesse.

Juvenal, Martial, parlent en divers endroits de ces robes de théatre, & se moquent de Neron, qui après avoir joué le rôle de Thieste, avoit par honneur attaché sa robe à queue, longum syrma , à la statue de Domitien son pere ; & ailleurs, parlant de l’enfleure d’un mauvais Orateur, vous avez beau prendre le ton de la déclamation tragique, chercher les plus grands forfaits dans toutes les tragédies, & vous affubler de toutes les longues robes de théatre, votre style n’en vaudra pas mieux : Quantumvis volvas omnia syrmata. Martial se moque de la longueur de ces queues, qu’il appelle insensées : Insana syrmata . Tertullien de Pallio tient le même langage, & appelle effeminés les hommes qui portent ces robes longues & flottantes sans ceinture, comme celles des femmes, dont ils imitent les mœurs en prenant leurs habits. Il est singulier que ces queues, qui ne sont point dans l’ordre de la nature, dont on n’a aucun besoin, qui ne signifient rien, ne rendent aucun service, qui au contraire embarrassent, qui ont un air puétile & effeminé, qu’on a pris des femmes, & que ces femmes ont pris du théatre, il est singulier, dis-je, que non seulement des Evêques, sérieux & graves, mais encore des personnes distinguées dans le Clergé les aient arborées, & s’en fassent honneur.

L’Eglise s’est toujours garantie de la contagion. L’habit ecclesiastique y fut toujours très-simple ; dans la société on n’y a jamais distingué les rangs par le faste. L’habit de cérémonie dans les fonctions saintes, quoique majestueux, fut toujours très-modeste. Les canons, les rubriques, les livres liturgiques n’ont jamais connu les queues ; les anciennes images n’en donnent aucune idée ; S. Ambroise, S. Augustin, &c. n’en portoient point ; elles ont même été souvent défendues. On en trouve des exemples singuliers dans le Glossar. de du Cange, V. Cauda. Un Concile de Lima en 1583 la defendit aux Ecclésiastiques & aux Religieux. Elles sont inconnues dans le nouveau monde. Les Incas du Perou, & les Empéreurs du Mexique se trouvoient assez magnifiquement parés sans queue, comme on peut voir dans Garcilasso de la Vega, & dans tous les voyageurs. Un synode du Diocese d’Angers fit la même défense en 1425. On le trouve dans les Annalistes de Dom Martenne, tom. IV. Ces deux loix interdissent une autre sorte de queue ; la queue des domestiques : Famulitium cauda servorum . Celle-ci est encore plus embarrassante dans les fonctions, plus indécente à l’Eglise, plus fastueuse & par conséquent plus opposée à l’esprit & aux mœurs du Clergé.

La queue traînante est inconnue dans toutes les liturgies Orientales. Le P. le Brun, dans son Traité des Cérémonies de la Messe, fait la description & le détail, & montre dans des estampes les habits des Evêques Arméniens, Cophtes. Maronite, Nestoriens. On voit dans l’immense ouvrage de l’Abbé Banier, & les estampes de Picard, le cérémonial de toutes les religions du monde. De Constantinople à Pekin, pas une queue, quoique tout porte l’habit long ; & chez les Catholiques d’Europe, quoique tout le monde porte l’habit court, tout ce qui prélatise allonge sa grandeur par des queues, quoique le cérémonial ecclésiastique ne la favorise pas davantage. Les Ordres Religieux n’en ont jamais fait les inutiles frais. On ne sauroit donner ce nom à la pointe du Capuchon, aux Dominos, qui descendent à la verité fort bas, mais ne trainent point à terre. Qu’on parcoure l’ouvrage du P. Moulinet, qui a donné plus de quarante habits de Chanoines reguliers, & le P. Heliot, qui en rapporte plus de cent de Religieux ; ils ont tous l’humilité de ne pas s’élever par la queue. Quelques Ordres de Chevalerie passent ces bornes, & donnent à leur grand Commandeur le droit de queue au bout du manteau, ce qui figure mal avec le casque & l’épée.

Comme tout est reglé dans le cérémonial, si la queue étoit un habit leturgique, on en auroit reglé les dimensions, la couleur, la figure, les ornemens, l’usage ; on y auroit cousu quelque croix, composé quelque priere, expliqué le mystere, & nommé un Officier pour la porter ; on entre bien dans d’autres détails pour la mitre, le manipule, les gants, les souliers, le gremial. Mais tout se tait sur cet important objet jusqu’aux auteurs mystiques, les plus féconds en reflexions, jusqu’aux estampes, des rubriques & aux images de devotion, où bien loin de diminuer les ornemens, on les multiplie souvent à l’exces. Le vertueux S. Charles, dans son Traité des Eglises, des Fabriques, des Sacristies, entre dans le plus menu détail. Le Pontificat & cérémonial des Evêques offrent des estampes sans nombre, où sont représentées toutes les cérémonies. Le Evêques revêtus de toutes piéces, dans toutes sortes d’attitudes, assis, debout, à genoux, marchant avec leur cortege, & dans toute la pompe Pontificale. Nulle part de queue ni de Caudataire.

A quoi serviroit ce petit Negre derriere le Prélat, avec son turban & son collier ? quel rôle joueroit-il dans les fonctions ecclesiastiques, au milieu de la troupe vénérable des Ministres ? figureroit-il bien avec les chapes, les surplis, les bonnets quarrés ? Ce seroit comme l’Arlequin de la piéce. A quelle cérémonie sur la queue. Chaque Ministre a son habit propre. Il ne descend qu’à fleur de terre. Aube, surplis, rochet, chasuble, dalmatique, chappe, aucune n’a cette traînée théatrale ; plusieurs même autrefois plus amples ont été échancrées ; de l’aube on a fait le surplis. Les Evêques en ont même ôté les grandes manches pour faire un rochet. Que fera la queue à l’autel, quand le Pontife dit la messe ? voudra-t-on la lever entre le Diacre & le Soudiacre ? S. on la laisse couvrit les marches de l’autel, faudra-t il que le Diacre & le Soudiacre, qui passent vingt fois d’un côté à l’autre, y marchent dessus, ou l’enjambent au hasard de tomber, & d’entraîner le célébrant avec la queue. Il en est de même dans toutes les autres fonctions. A quoi pense-t-on d’attacher de la dignité à quelque aulne d’étoffe, aussi embarrassante qu’indécente & ridicule.

Les queues sont prises dans l’Ecriture sainte en deux sens différens ; tantôt comme une espece de distinction. Dieu ordonne en plusieurs endroits de l’exode & du sevitique que dans les sacrifices on lui offre la queue des victimes, caudam integram ; ce que les interprêtes prennent pour une figure de la persévérance, qui est la fin de la vie. Celui qui perseverera jusqu’à la fin sera sauvé. Tantôt, & le plus souvent, la queue est prise avec mépris. Il est dit que les faux Prophêtes sont la queue du peuple, c’est-à-dire, la portion la plus méprisable. Ailleurs, les lâches sont la queue de l’armée. En ce sens du Conge remarque qu’autrefois on avoit donné aux Anglois ce sobriquet injurieux : Anglo caudatus ; d’où est venu par corruption le mot de Couard, homme lâche. Tantôt parlant du grand Dragon Bechemot, le livre de Job, pour faire sentir la force de sa queue, la compare au cèdre du Liban ; & dans l’Apocalipse on dit que les ennemis de l’Eglise sont comme des scorpions, dont la queue pleine de vénin donne la mort par sa piqeure. Tout cela est vrai, & nous devons adorer tous les paroles du Saint Esprit, qui tire des instructions pour nous de toutes les créatures.

Ce que les tailleurs ajoutent au bas de la robe a aussi son utilité On nous dira peut-être comme Moliere dans les Précieuses : C’est prendre le roman par la queue ; on se trompera ; la morale que prêchent les queues traînantes est belle & bonne. 1° C’est un signe de respect, de soumission, d’abaissement. Le salut le plus respectueux qu’on a fait aux Grands, dans tous les temps a été non seulement de plier les génoux, & courber le corps, mais de se prosterner tout du long devant eux, de ramper, de se trainer. La moitie du monde le fait encore ; on l’a toujours fait devant Dieu. La queue traînante en est un reste, une partie de la prosternation ; aussi ne se fait on jamais porter la queue devant les Rois & les Princes dans le sanctuaire, devant le saint Sacrement. On ne le devroit pas plus dans l’Eglise que dans les appartemens du Roi. On la laisse traîner par respect. Bien loin donc que ce soit un honneur, c’est dans la verité une humiliation qu’une queue traînante. Un Ministre des autels pourroit-il oublier le respect qu’il doit à son Dieu jusqu’à faire porter sa queue dans le lieu saint, quand le saint Sacrement est exposé, quand on le porte en procession ? La queue levée est d’étiquette. Les Magistrats la baissent en entrant dans le chœur des Chapitres, pour assister aux cérémonies ecclésiastiques, & quand ils montent sur le tribunal, où ils sont censés en présence du Roi, au nom duquel ils prononcent, comme dans le lit de justice, où les queues des plus grands Seigneurs sont traînantes, même celles des Evêques, Ducs & Pairs ; comment ne le seroient-elles pas à l’Eglise devant le Roi des Rois ?

2.° Les queues ont un air de gravité parce qu’elles rendent l’action & la marche plus lente, ce qui est bien opposé à la vivacité & à la legereté Françoise, au dégagement des habits, & à la facilité des mouvemens. Il n’y a que les personnes graves par état, qui à la Cour se distinguent par la queue, dont la longueur tarisée atteste la dignité. C’est une trompette qui crie, ou un écriteau au bas de sa robe qui dit, je suis un Président, un Conseiller, un Evêque. Il est vrai que quelque fois la queue fraude la gabelle, & s’avise de présidenter, quoique simple Conseillere des enquêtes. Elle amene quelque chose de lugubre & de triste. On voit dans les enterremens des gens affublés de noir traîner de longues queues en signe de deuil, jusqu’aux Militaires, qui couvrent leurs tambours de longs crepes, & font traîner leurs armes. En effet la tristesse néglige, déchire les habits, laisse traîner les haillons.

Cependant cette même forme d’habit sert aux cérémonies les plus rejouissantes, comme aux plus tristes. On traîne des queues aux nôces des Princes, comme aux funérailles ; au théatre, en jouant la farce, comme à la Tournelle en condamnant à mort ; au bal masqué en Magistrat, comme aux processions avec le corps de la Magistrature ; on se déguise même souvent au théatre en prenant une robe de Palais, & la longue queue n’est pas une des moindres parties de la farce. C’est que dans le monde, où tout n’est que décoration & comédie, on fait un objet important des choses les plus indifférentes, lorsqu’on s’imagine que bien ou mal elles servent la vanité.

3.° C’est encore une leçon de modestie, non-seulement par l’air sérieux & grave, qui bannit les legeretés, & l’embarras, & qui y met des entraves, mais encore parce que les habits cachent les pieds & la chausseute, & défigurent la finesse de la taille, graces, dont toutes les femmes sont très-jalouses ; aussi ont-elles grand soin de les faire relever par des petits Caudataires, qu’on instruit & qu’on exerce, & à qui on recommande de les tenir élégamment levées, pour ne pas priver le public de la vue de toutes ces beautés, & les Dames à queue de la gloire qui leur en revient, & des conquêtes qu’elles peuvent faire. Cette raison de modestie a fait prendre l’habit long aux femmes dans tous les pays du monde, à tous les Religieux sans exceptions, & la soutane à tous Ecclésiastiques Bénéficiers, ou dans les Ordres sacrés, & leur a fait défendre à tous de la tenir levée, & de laisser voir les habits de dessous, dont ordinairement le luxe & le faste, qui le disputent à celui du monde, sont si contraires à leur état ; contraste indécent & ridicule contre la modestie de la forme de l’un & la vanité du prix de l’autre. La loi qui ordonne l’habit long, & la legereté qui le raccourcit en le relevant, & l’affectation qui découvre précisément ce que la bien séance veut qu’on tienne couvert, au contraire en outrent inutilement la longueur. C’est également combattre l’esprit de la loi. Cet excès n’est pas moins contraire à la simplicité, à l’humilité de l’état, que les habits courts le sont à la gravité & à la modestie ; & souvent par un nouveau ridicule ceux qui par air de grandeur traînent de longues queues, relevent la soutane par élégance. Doublement ridicules, utremêlant les deux extrémités opposées, ils violent doublement les loix & la décence de leur état.

Voici un trait singulier sur la Pâque des Juifs. Il leur étoit ordonne de retrousser un peu leur habit quand ils mangeoient l’Agneau Paschal, en l’attachant avec une ceinture, afin d’être comme des voyageurs, qui se débarrassent pour marcher plus vîte, pour nous apprendre à nous détacher de tout, & à marcher avec zele dans la voie du salut, sur-tout en approchant de la divine Eucharistie ; à plus forte raison ceux qui en sont les Ministres. A quoi se rapporte l’ordre du Seigneur d’avoir une ceinture sur les reins, Sint lambi vestri præccinti , & le détail que fait S. Paul de l’armure du Chrétien, qui doit relever ses habits avec une ceinture ; car dans toute l’antiquité on portoit l’habit long, même en voyage on le relevoit pour être plus libre, mais les queues étoient inconnues.

L’un des plus beaux titres de noblesse, & des plus brillans honneurs, qu’on ne peut disputer aux queues, c’est qu’elles sont arborées & sur mer dans les pavillons & les girouettes des vaisseaux, & sur terre dans les drapeaux & les étendards de l’armée. Quel spectacle ravissant de voir dans les ports de mer, ou dans une nombreuse flotte, au milieu d’une forêt de mats, voltiger dans les airs une forêt de queues, ainsi que dans les regimens de Cavalerie, Infanterie, Dragons d’une armée rangée en bataille ! Chacun a sa couleur, comme la robe des Dames. On diroit que ce sont des Dames perchées au haut des mats ou des piques, qui négligeamment & sans ceinture abandonnent leur robe aux jeux des zephirs. La queue est un grand objet de traité de paix entre les nations belligérantes Hausser, amener, baisser le pavillon devant le pavillon fierement levé d’une Puissance supérieure, c’est une partie de l’étiquette maritime, qui quelquefois occasionne des guerres, & l’un des plus grands signes de victoire, c’est de faire traîner sur l’eau les queues du pavillon du vaisseau pris ; comme dans les armées de gagner les drapeaux de l’ennemi, & de tapisser les Eglises de queues militaires. N’est-ce pas peut-être ce qui rend les queues si cheres à la Noblesse ? Elles ont un air militaire qui perpétue la gloire & les exploits des ancêtres.

Ces ornement bizarre de queues traînantes fait souvenir des monstres, dont parle Horace Art. Poet. C’est d’abord la tête d’une belle femme. Nos Dames ne se méconnoîtront point dans ce premier trait ; c’est un cou de cheval, les cheveux flottans sur le cou ont quelque rapport avec la cuniere, cervicem equinam  ; pour les plumes de toutes les couleurs : Varias inducere plumas . Bien des Dames en ont fait usage aux cheveux, coiffure, habit, manchon, comme les petits-maîtres à leur chapeau, & certainement les pompons, aigrettes, rubans valent bien les plumes ; enfin la queue acheve le tableau : Desinat in piscem mulier formosa supernè. Il a même été de mode d’attacher derriere la robe une queue réelle de Renard, de Mouton, d’Ecureuil, ensuite de Paon, de Coq, du moins de faire broder quelqu’une de ces queues sur cette piéce d’étoffe qui traîne, & forme la queue, ce que le petit Caudataire ne manquoit pas d’étaler.