(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre IIbis. Autre suite du Fard. » pp. 61-89
/ 197
(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre IIbis. Autre suite du Fard. » pp. 61-89

Chapitre IIbis.

Autre suite du Fard.

pour se rejouir, un fugitif se déguise pour n’être pas connu. Ces couleurs postiches ne sont point alors un péché. Une femme se farde par legereté, par ignorance, pour suivre la mode, pour obéir à son mari, à son pere, sa faute peut être legere ; mais se farder pour plaire aux hommes, leur inspirer des passions, & satisfaire la sienne, n’est ce qu’un péché véniel ? Qui peut excuser de péché mortel une actrice, une coquette, une femme galante, qui ne veut que tendre des piéges ? sans même le vouloir, (s’il étoit possible qu’elle n’en désire pas le succès, & n’en soit bien aise) ? peut-elle ne pas prévoir que sa parure excessive lancera des traits mortels dans les cœurs ? Peut-elle en conscience les exposer au danger, & s’y exposer elle-même ? n’est-ce pas le motif qui la fait agir ? Recherche-t-on volontairement, sans y être obligé, recherche-t-on si curieusement tous les moyens de plaire, sans aspirer à des conquêtes ? Et que font les conquêtes de la beauté empruntée, que des péchés ; & leur usage que coquetterie ? Jugeons-en par leur caractere. Vit-on jamais le pinceau dans les mains d’une femme vertueuse ? La toilette d’une femme coquette en manque-t-elle jamais ? Ainsi, quoique dans la spéculation il puisse n’y avoir que du péché véniel, dans la réalité & la pratique le péché mortel y est ordinaire.

N’y eût-il que l’excès de parure, il mériteroit la condamnation. La vertu consiste dans une juste modération. Tout excès est un vice, même dans les choses permises. Excès de manger & de boire, excès de sommeil, excès d’économie, excès de profusion. L’excès des parures, qui entraîne tant d’autres excès, mériteroit-il plus de grace ? Il ne peut être approuvé que dans un Serrail, où l’unique loi est d’allumer & d’entretenir les passions sensuelles d’un homme livré à la débauche, ou dans le monde & sur le théatre, où par une sorte de Serrail ouvert au public, & plus criminel que celui de Constantinople, on allume & on entretient par toute sorte de moyens les passions de tous les libertins. Les suffrages sont unanimes. Toutes les nations ont la même idée des femmes qui se fardent, & la religion ne les épargne point. Les Ecritures condamnent le fard ; la chaire, le confessionnal le proscrivent ; les Peres, les conciles l’anathêmatisent ; & sans invoquer d’autre tribunal, j’en appelle à la conscience des femmes que la passion n’a pas aveuglées, que le crime n’a pas endurci ; les remords les accusent, leur cœur leur fait le procès. Pour ces hommes effeminés qui ne rougissent pas de ces infâmies, ils en sont déjà punis par le ridicule dont ils se couvrent aux yeux même de celles à qui ils veulent plaire ; & si ce sont des hommes que la gravité, la sainteté de leur état éleve à des fonctions sublimes, c’est le comble de la folie & du scandale.

Il est parlé du fard en plusieurs endroits de l’Ecriture, sous le nom de Stibium. Les Interprêtes pensent que c’est l’Antimoine, ou du moins quelque composition, où il entre de l’antimoine. On ne sait de quelle couleur étoit cette composition. On lui donnoit apparemment la couleur qu’on vouloit. M. de Saci la fait noire en un endroit ; rouge en un autre, & blanche en un troisieme. Il seroit impossible & fort inutile d’expliquer l’usage qu’en faisoient les femmes Juives. Elles s’en peignoient le front, les joues, les sourcils ; les paupieres, selon leur caprice ; comme il seroit impossible & inutile aujourd’hui de détailler tout ce que la mode, la fantaisie, les goûts des amans, les circonstances, font faire tous les jours aux actrices & aux coquettes, pour embellir, ou plutôt pour défigurer leur visage. L’Ecriture n’en parle que comme d’une folie & d’un crime, & ne l’attribue qu’aux femmes de mauvaise vie, & aux statues des faux Dieux, qu’on s’imaginoit de bien honorer en les barbouillant comme des femmes. Quand vous vous habilleriez de pourpre, dit Jéremie, c. 30. & que vous farderiez vos yeux, vous avez beau faire vous ne seriez pas moins méprisée de vos amans : Cùm te vestieris coccino, & pinxeris occulos tuos stibio, frustrà componeris, contemnent te amatores tui. Quand vous avez appris l’arrivée de vos amans, dit Ezechiel, 23. 40. à la fameuse prostituée Oolibama, vous vous êtes habillée magnifiquement, vous vous êtes baignée & fardée, & vous serez lapidée & mise à mort : Lapidetur lapidibus ornata in mundo mulieri ab his quibus te lavisti & circumlinisti occulos tuos stibio.

Le trait le plus célebre est celui de Jesabel. Cette Princesse idolâtre, qu’Achab Roi d’Israël épousa, contre la défense de la loi de Dieu, acheva de perdre la religion dans ce royaume. Elle y apporta le culte de ses Dieux, leur bâtit des temples, les fit adorer, persécura les fidelles, fit mourir les Prophêtes. Elie ne lui échappa qu’en fuyant dans le désert. Elle fit calomnier, condamner & lapider le juste Naboth, pour s’emparer de sa vigne, devînt l’exécration de tout le monde. Elle méritoit d’être coquette, Jebu ayant fait mourir le Roi pour monter sur son trone vînt prendre possession de son palais, & quoique dans cette désolation extrême Jesabel eût tout à craindre pour elle-même, & rien à esperer, au lieu des habits de deuil, dont elle devoit être couverte, elle ne s’occupa que de sa parure, & malgré son âge avancé, osa se flatter (tant les femmes comptent sur le pouvoir de leurs charmes) qu’elle gagneroit l’usurpateur par sa beauté. Elle se fit parer & farder, se mit à la fenêtre & s’étala à ses yeux, lui adressa même la parole, ou pour l’insulter selon quelques-uns, ou selon d’autres pour lui faire des propositions d’accomodement. Jebu, qui ne pensoit pas à elle, leve la tête, & ne la connoit pas. Qui est cette femme, dit-il ? C’est, lui répond on, la Reine Jesabel. Il vit au tour d’elle quelques eunuques, & sans s’embarrasser de sa parure & de ses charmes, il leur ordonne de la jetter par la fenêtre. Il fut aussi-tôt obéi. Jesabel fut écrasée par sa chûte, foulée aux pieds des chevaux, & si bien mangée par les chiens, & traitée comme du fumier, selon la prédiction du Prophête, qu’on n’en trouva que l’extrémité des pieds & des mains.

Nous ne nous occupons que de ce qui regarde son fard. Quelle est la fureur des femmes sur leur parure ! Celle-ci s’en occupa toute sa vie, & les plus grands malheurs ne purent l’en détacher. Le texte Hebreu se sert d’une expression singuliere. Elle plongea les yeux dans le fard : Misit oculos suos in stibium. Ce qu’elle ne pouvoit faire sans y plonger le visage, & qui n’est guere vrai-semblable. Elle eu fut sortie bien dégoûtante. Le Traducteur a adouci cet hideux tableau, en disant qu’elle peignit ses yeux avec du fard : Pinxit oculos suos stibio. C’étoit l’usage du temps, ce qui n’est point si révoltant. Les Juives n’étoient pas les seules ; les femmes de toutes les nations orientales, Médes, Perses, Indiens, avoient la même passion. Le sexe a toujours desiré de plaire aux hommes, & se flatte que la vivacité, la varieté des couleurs peuvent y contribuer. Il n’a negligé rien pour faire de son visage un tableau.

Dans le portrait que le sage fait de la femme forte, il ne parle ni de blanc ni de rouge, ce que l’on appelle un visage de marqueterie & de piéces rapportées. Il est vrai qu’on lui donne des habits riches selon sa condition : Bissus & purpura in dumentum ejus. Elle l’emporte sur toutes les autres femmes, malgré tous les efforts qu’elles font pour s’embellir : Tu super gressa es universas. Les graces, la beauté, sont des avantages frivoles & trompeurs : Fallax gratia, vana pulchritudo. Mais la femme qui craint le Seigneur méritera & obtiendra tous les éloges : Mulier timens Deum Laudabitur. Selon l’idée de S. Cyprien ce n’est pas le fard qui pare, ce sont les bonnes mœurs. Les vertus sont les plus beaux diamans : Non fucus arnat sed virtus, probitas est carbonculus. Les Payens ont connu cette verité. Cornelia, fille du grand. Scipion, femme du Consul Simpronius Gracchus, étoit dans une compagnie où des Dames Romaines étaloient leurs pierreries, leurs bijoux, leur ajustement, & tout le trésor de leur toilette, que les loix appellent un monde, Mundus muliebris. On lui demanda de voir les siens. Cette sage Romaine fit approcher ses enfans, qu’elle avoit élevé avec grand soin à la vertu. Voici , dit elle, ma parure & mes ornemens. Dans un autre objet S. Laurens tint au Tyran un pareil langage : Voici les trésors de l’Eglise , dit-il, en montrant les pauvres.

Le luxe dans la parure des femmes renferme tous les inconvéniens du luxe en général. Il en est comme le centre, & en fait couler toutes les passions & les illusions qu’il produit, les hommages qu’il usurps, les rangs qu’il confond, les têtes qu’il tourne, la fortune qu’il dérange, le mérite qu’il éclipse, les sots qu’il décore, la santé qu’il affoiblit, les mœurs qu’il corrompt, les devoirs qu’il néglige, les crimes qu’il occasionne, les ridicules où il fait tomber . Il va plus loin que tous les autres genres du luxe. Il est plus incorrigible. Il n’y a point de femme qui ne conserve jusqu’à la mort le goût de la parure. Une fille, dit le Seigneur, ne peut oublier sa parure, & Israël m’a oublié un temps infini : Numquid oblivisci potest virgo ornamenti sui, & Israël oblitus est mei diebus innumeris.

Une femme à sa toilette croit-elle avoir des devoirs à remplir, se souvient-elle qu’elle a un pere, une mere, un mari, des enfans, des domestiques, une messe à entendre, une priere à faire, des ordres à donner ? Les heures, les journées, & selon l’expression poëtique, l’année se passe à se parer ; tout le reste est compté pour rien : Dùm comantur, dùm pinguntur annus est. Est-il de rang au-dessus d’une femme parée ? Sa beauté est au-dessus de toutes les dignités ; & n’est-ce pas pour se mettre au-dessus de tout, qu’elle se pare ? Qu’on distingue, s’il est possible, la Bourgeoise de la Duchesse. Le luxe confond tout ; il distingue peut-être en ce que la Bourgeoise enchérit sur la Duchesse, & l’efface par son éclat. Le mérite n’est pas moins éclipsé que le rang. Qui pense aux vertus, aux talens, aux bonnes qualités d’une personne négligée ? Toute l’estime est pour l’éclat. Il fait naturellement naître les plus grandes idées ; il s’empare de l’imagination, & semble garantir l’élevation de l’esprit. Les hommages lui sont prodigués, les éloges retentissent, l’encens fume sur son autel, l’illusion gagne, une si belle écorce couvriroit-elle un fruit vereux ? Cette vaine idole est la premiere sa propre dupe. Elle s’adore le plus profondément. Mais la tête lui tourne donc ? Sans doute, la vanité de la parure n’est-elle pas une ivresse ? Une femme se possede-t-elle quand elle étale sa beauté & sa magnificence ? Mais elle tombe dans le ridicule ? sans doute ; ridicule des sentimens, des démarches, de la passion, de l’affectation, du train, de la disarrerie, des ornemens, de la jalousie, du mépris des autres, de l’amour de soi-même. Mais la haute estime de ses graces met un bandeau sur ses yeux que rien ne peut lever. Trop heureuse encore d’en être quitte pour le ridicule ! mais la fortune dérangée par tant de dépenses, la santé altérée par tant de molesse, la famille corrompue par de si mauvais exemples, la conscience blessée par tant de péchés que l’on commet, tant de péchés que l’on fait commettre, tant de passions qu’on allume, tant de dépravation qu’on occasionne ! Vous vous applaudissez, femmes coquettes, & vous devriez verser de larmes ameres pour éteindre les feux éternels que vous allumez. On sent bien que je ne cherche pas à essuyer les yeux des actrices, qui plus coupables que personne, devroient faire de leurs yeux des ruisseaux de larmes, & n’en verseront jamais trop, jamais assez.

Le livre de Job est terminé par le détail des biens dont Dieu combla ce saint homme, pour recompenser sa patience. Entr’autres choses il lui donna trois filles, les plus belles du pays : speciosiores, ou selon un autre texte les meilleures, c’est-à-dire les plus vertueuses, meliores. Il donne à ces filles des noms qui nous paroissent fort singuliers. Il appela l’une le Jour, Dies ; l’autre la Casse, Cassia ou Casia ; la troisieme la Corne ou le vase d’antimoine, Cornustibii. Ces trois mots sont Latins, traduits de l’Hebreu. M. de Saci les a traduits en les francisant ; c’est-à-dire, en changeant la derniere lettre : Die, Cassie, Cornustibie ; ce qui ne signifie rien. S’il eût traduit en Gascon, il eût dit, Dieac, Cassieac, Cornustibieac ; en Polonois, Dicki, Cassieki, Cornustibieki ; en Moscovite, Dieof, Cassieof, Cornustibieof. Tel étoit autrefois l’usage de latiniser les noms François, & de franciser les Latins ; ce qui rend plusieurs anciennes histoires inintelligibles. Ici cette naturalisation est sans conséquence. Personne ne s’embarrasse du nom des filles de Job.

Ces noms mystérieux ne doivent pas surprendre. C’est l’usage dans tout l’Orient de donner aux femmes, comme par une espece d’éloge, des raresse, de galanterie, des noms agréables qui annoncent leur beauté. On prend les noms de tous les êtres qui ont quelque grace. Le jour, l’aurore, le soleil, la lune, les étoiles, la rose, le lys, le jasmin, la tulipe, la perle, les diamans, le saphir, la colombe, la tourterelle, le parfum, l’encens, le romarin, &c. Il y en a cent exemples dans l’Ecriture, les voyageurs & les histoires Orientales. Ainsi la premiere sur appelée le jour, pour marquer qu’elle étoit belle comme le jour ; la seconde la casse, herbe odoriferente & d’une odeur agreable, pour exprimer la douceur de son caractere, les graces de son commerce, la bonne odeur de ses vertus, qui en fait un parfum délicieux, comme l’épouse dit : in odorem unguentorum currimus  : & l’Apôtre : Christi bonus odor sumus. Ce n’est pas sans doute une drogue appelée de la casse qu’on emploie dans la medécine, dont l’odeur n’est pas agréable. Ce seroit un vilain nom d’appeler une fille une prise de casse, à moins que le climat ne l’eût fort changé. C’est, disent quelques uns une plante qui croît dans l’Arabie. Le P. Catrou juge que c’est du romarin, & l’Abbe de Maroles que c’est de la lavande, dans leur traduction de ce vers de Virgile, Eg. 2. Tùm casiâ, atque aliis inlexent suavibus herbis. Plusieurs la prennent pour la canelle, la cinnamome, le gingembre. Dans la verité on ne sait ce que c’est. On juge seulement que c’est une aromate estimée du temps de Job, auquel il compare sa fille.

Le dernier mot Cornustibii est encore plus embarrassant & plus singulier. Stibium est un fard qu’on croit être de l’antimoine. Cornu est le vase qui le renferme. C’est donc comme si l’on disoit ma fille est le pôt au fard, un vase d’antimoine. A quoi fait allusion un nom si bizarre ? Les interprêtes font des efforts, je crois fort inutiles, pour le deviner. On croiroit d’abord que c’est pour se moquer d’elle & de sa laideur. Un pôt d’antimoine, propre à figurer chez un Apoticaire, n’a certainement rien à quoi une fille doive être jalouse de ressembler. Mais comme l’Ecriture dit que ces trois filles étoient très-belles, voici ce qu’on imagine pour en faire un éloge, & que je ne garantis pas.

Les uns l’envisagent du côté du prix du vase, les autres du côté de la beauté des couleurs qu’on y renfermoit. Les trois couleurs qu’emploient les femmes sont ordinairement le rouge, le blanc & le noir. Quoique l’antimoine seul soit noir, on lui donne d’autres couleurs par des compositions. Ainsi c’est dire le tein de ma fille est si vif & d’un si beau rouge, qu’elle ressemble au pôt au rouge. Madame la Marquise est un pôt au rouge, ou bien son tein est blanc comme la céruse. Ma fille, Madame la Comtesse est un pôt de céruse. Enfin la couleur noire étoit estimée dans ces pays chauds, d’où vient que l’épouse dit : Je suis noire, mais belle ; Nigra sum, sed formosa. Ma fille est une belle brune, une belle noire ; la Baronne est le pôt au noir : Cornustibii.

A le prendre du côté du vase, cornu, la corne, c’étoit le pôt du pays & du siécle. On mettoit les huiles, les baumes, les drogues précieuses dans des cornes, comme l’huile dont on sacra Saül, David, Salomon, étoit dans une corne, cornu olei, nom qu’on conserva, quoiqu’on se servit d’autres vases. On ne peut envisager son prix du côté de la figure. Un visage qui auroit la figure d’une corne, d’une boëte, d’un pôt, ne seroit pas un beau visage. Il faut donc le tourner du côté du prix de la matiere & de sa façon. C’étoit d’abord des cornes de bœuf ; mais les Dames firent faire ensuite de pôts de toute espece de matiere précieuse. Elles avoient raison. Une toilette couverte de cornes, la corne au rouge, la corne aux mouches, la corne aux rubans, la corne aux aigrettes, &c. seroit peu élégante, & ne plairoit pas aux maris. On fit donc des pôts de bois précieux, d’albatre, d’or, d’argent, de nacre, de perle, de diamant, &c. & comme le meuble le plus précieux d’une femme est sans contredit le pôt au fard, on fit : ce pôt de tout ce qu’il y avoit de plus riche & de plus beau. Job prétendoit donc par là comparer sa fille à l’albâtre, à l’or, au diamant, aux bois les plus rares ; comme l’épouse qui compare son époux à l’or, au palmier ; Aurum optimum quasi elatæ palmarum. La Magdelaine avoit dans un vase d’albâtre le parfum qu’elle repandit sur la tête du Seigneur : Alabustrum unguenti pretiosi. Ces expressions & ces idées sont bizarres dans nos mœurs, & je doute qu’une actrice voulut être appelée le pôt au noir, le pôt au rouge, quand même le pot seroit d’or ou d’argent. Mais ces termes étoient familiers dans le pays de Job, & passoient pour un éloge. Quelques traducteurs ont pris ce cornustibi pour la corne d’Amalthée, la corne d’abondance, ce qui étoit un vrai compliment, même dans le Paganisme. Les actrices pourroient sans scrupule accepter celui-ci. Le théatre, la beauté, la coquetterie sont des vraies cornes d’Amalthée. Elles ne méritent pas moins que cette bonne Chèvre d’être placées parmi les constellations.

On a cru que ces trois noms renfermoient bien des mysteres. On y a trouvé les trois états de l’homme de bien ; les commençans en qui le jour de la verité se répand ; ceux qui avancent & qui par leurs vertus sont la bonne odeur de l’Evangile ; les parfaits qui en présentent toute la beauté. On y voit les trois états de la nature humaine ; d’abord innocente, & dans le jour de la verité ; ensuite rachêtée & enbaumant toute la terre dans ses progrès par le parfum de la perfection évangélique ; enfin élevée dans la gloire toute resplandissante de beauté. On y a deviné les trois vertus théologales. Ces trois sœurs seroient comme ces trois fameuses martyres, foi, espérance & charité, dont l’Eglise célebre la mémoire. Perçant plus avant on y a découvert les trois personnes de la très-sainte Trinité ; le Pere qui au commencement créa la lumiere, & separa le jour de la nuit ; le Fils qui par le baume précieux de son sang, de sa grace, de ses sacremens, de son nom même, a été selon les termes de l’épouse une huile admirable, Oleum effussum nomen suum  : enfin le Saint-Esprit, dont les dons embellissent l’ame mieux que le Pard n’embellit le corps. Tout cela est fort arbitraire, & je n’en suis pas le garant.

Ce que je crois très-vrai-semblable, c’est que Job, selon l’usage des Orientaux, qui donnoient à leurs enfans des noms mystérieux, relatifs aux événemens arrivés de leur temps, comme on voit par-tout dans l’Ecriture, Job a voulu dans les noms de ses trois filles représenter le changement de sa fortune. Il étoit tombé dans l’obscurité & le mépris, même de ses amis & de sa femme ; il est dans le grand jour de la gloire & de l’estime de tout le monde : Prima dies . Il étoit dans la puanteur d’un fumier, couvert d’ulceres de la tête aux pieds ; le voilà bien habillé parfaitement, sain dans les parfums & les délices de la vie : Secunda Cassia . Enfin il étoit tombé dans la plus grande pauvreté, ayant tout perdu manquant de tout ; il nage dans l’abondance, Dieu a doublé tous ses biens, il peut se donner jusqu’aux rafinemens du luxe que s’accordent les personnes les plus riches : Tertia Cornustibii .

Quelqu’un a voulu en conclure, sans doute pour s’égayer par un paradoxe, l’apologie du fard, comme si Job en avoit approuvé l’usage, en se servant de cette comparaison. Il faut donc aussi qu’en comparant un Poëte à Appollon, un Guerrier à Mars, une Femme à Venus, on approuve l’idolatrie. Il faut qu’en comparant la poësie d’une Femme à celle de Sapho, ses graces à celles d’Aspasie, sa beauté à celle de Laïs, on approuve aussi leur débauche. Il faut qu’en comparant Bourdaloue à Corneille, Patru à Baron, un Danseur à Pecour, un Musicien à Lulli, on approuve la comédie & l’opéra. Il faut qu’en comparant un Ecrivain à Bocace, à Machiavel, à l’Arêtin, on approuve la licence, la malignité, l’impiété, la tyrannie, &c. L’Académie auroit donc eu grand tort de donner le panégyrique de Moliere à faire ; elle auroit approuvé sa morale, son irréligion, ses mauvaises mœurs, ses obscénités, ses bouffonneries. Quel homme sage souscriroit à ces conséquences ?

M. Bouquer, Voyage au Pérou, rapporte un phénomene singulier, & très-fréquent sur les Corricidos, montagne de la Cordiliere. Nous étions trois, dit-il, un nuage qui nous envelopoit se dissipa ; nous vîmes le soleil se lever dans tout son éclat, le nuage sublista en partie, de l’autre côté chacun vit son ombre projettée dessus, & ne voyoit que la sienne parce que le nuage n’offroit pas une surface unie ; mais ce qui nous étonna, c’est que notre tête étoit entourée d’une gloire ou auréole, formée de trois couronnes concentriques d’une couleur très-vive, comme l’arc-en-ciel. Les intervalles entre ces cercles étoient égaux, le dernier étoit le plus foible ; & enfin à une grande distance un grand cercle blanc embrassoit le tout. C’étoit une espece d’apothéose pour chacun. Mettre un Poëte dans ce point de vue (& il y en a presque toujours quelqu’un qui s’y met) quel plaisir pour lui de se voir orné de toutes ces couronnes, sans voir celles des autres ! Mais ce Poëte n’approche ni d’une actrice sur le théatre, ni d’une jolie femme à sa toilette, ou dans un cercle, où elle étale en sortant de son laboratoire les couleurs, les graces qu’elle vient d’y manufacturer, ni même d’un joli homme dans son cabriolet. Ses boucles de cheveux, sa poudre, son rouge, ses rubans, ses aigrettes, son élégante coiffure sont des couronnes bien supérieures à toutes les aurores boréales & australes. Quelle apothéose que les passions qu’allument ses charmes & sa parure ! Que d’admiration, d’éloges, de complimens dont elle est parfumée, & de louis d’or qu’on lui compte ! Voilà par-tout la marche de l’orgueil. Chacun se couronne soi-même. Les habits, les bâtimens, les équipages. &c. sont autant d’auréoles. Les médailles montrent ordinairement les Empereurs couronnés, & peut-être ces couronnes ont-elles fourni aux Peintres l’idée des couronnes des Saints. Il n’en est point de si brillante ni de si juste que celle de la Sainte Vierge : Amicta sole, luna sub pedibus, in capite corona stellarum. Aussi fut-elle formée par l’humilité, la pureté & toutes les vertus. Celles des actrices & des coquettes font tissues par la main de tous les vices.

Seneque, de brevit. vitæ. C. 12. fait ainsi la description de la toilette des jolis hommes de son temps. Après avoir montré combien l’oisiveté & la perte du temps abrégent la vie déjà assez courte, il ajoute ironiquement, mettriez-vous au nombre des gens oisifs ceux qui tous les jours passent plusieurs heures entre les mains des Baigneurs ? Ils tiennent conseil sur l’arrangement de leurs cheveux : De singulis capillis consilium initur. Comment retablir la chévelure qui s’est brouillée, ou la distribuer artistement sur le front ? Comment on se met en colere si le Baigneur, oubliant qu’il coiffe une femme, est un peu négligent : Si paulò negligentior quasi virum tonderet ! Quelle est sa fureur, si quelque chose est en désordre dans la criniere de ce Lion, si tout n’est pas bien frisé & bouclé : Si quid ex juba sua extrà ordinem jacuit, sinon omnia in annulos. Il n’y a point de ces merveilleux citoyens, qui tout occupé de son miroir & de son Baigneur n’aime mieux être paré que vertueux, & voir la Republique renversée que sa chevelure derangée : Mavult comptior esse quàm honestior, & Rempublicam turbari quàm comam.

Néron se deshonoroit si fort, dit Suetone, par sa parure, in cultum adeò pudendus erat , qu’il avoit toujours les cheveux frisés & bouclés à plusieurs étages, coma semper in gradus formata . Il avoit apporté cet usage honteux de son voyage en Grece : Achaica peregrinatione  ; c’est-à-dire, qu’il étoit coiffé à la Grecque. Les Empereurs libertins ne rougissoient pas d’imiter Néron dans sa toilette, ils l’imitoient dans ses débauches. Le nom d’Othon, l’un des plus efféminés, & son favori, avoit passé en proverbe : Pathici Othonis, Commode, Heliogabale , &c. s’en glorisioient comme nos petits-maîtres. L’histoire fait en gémissant le portrait de ces hommes, si même ce sont des hommes. Scipion l’Affricain, tous les Dictateurs & les Consuls, ces graves Senateurs de la Republique, ne connoissoient pas ces petitesses de femme. Ils laissoient leurs cheveux dans leur état naturel, & ne vouloient d’autre beauté que leur vertu & leur bonne mine : Martia frons, faciesque comis, nullis cincinis, annulisque, & gradibus distinctum comam. Ciceron & Quintilien le défendoient aux Orateurs, & se moquoient de ceux qui s’ajustoient comme des actrices. Itace se moque en particulier de ces coiffures à la Grecque, qui sembloient mésurer les cieux. On peut les voir de loin, les honneurs de ce front efféminé : Procul aspice frontis honores. Cette chevelure semble la tribune aux harangues : Audi suggestumque comas  ; & il est vrai qu’on donne aux cheveux, ou naturels, ou en perruque, toute sorte de figures. C’est un cloché, une tour, une table, un coffre, une chaise, &c. bizarrerie qui n’est ni majestueuse ni agréable, mais puéril aveuglement de mode. C’étoit la foiblesse d’Henri III, du Duc de Joyeuse, de Monsieur, frere de Louis XIV, de l’Abbé de Choisi, indécence aujourd’hui si commune dans tous les états, l’Eglise, la Robe, l’Epée, jusqu’au Négociant, au Bourgeois, à qui ce goût, ou plutôt cette fureur, ce délire pour la parure fait tourner la tête.

On applique au littéraire & au moral ces mêmes termes de couleur, de fard, de parure ; & dans le fond ces choses sont fort liées. Un homme vain dans ses parures l’est ordinairement dans son langage & dans ses mœurs. La même vanité cherche par-tout à plaire. Le bel esprit, le néologisme, le jargon des ruelles sont les couleurs & le fard de son entretien. Le mot de couleur signifie quelquefois les excuses, les prétextes qu’on employe pour se justifier, quelquefois les agrémens qu’on répand dans le discours, dans son style. La vivacité, la correction, la naiveté, la douceur sont une espece de coloris. Chaque Auteur a le sien, comme il a le sein propre de son visage. Scaliger appelle couleur de discours les figures dont on l’orne, l’anime, le diversifie. Quand tous ces ornemens sont naturels & dans l’ordre, ils en font la beauté. Mais, s’ils sont excessifs, déplacés, affectés, peu naturels, c’est un fard, c’est un défaut. De même dans le moral l’hypocrisie, un air, un langage dévot, des apparences de regularité, une multitude de bonnes œuvres, étalées pour se faire estimer, comme chez les Pharisiens, c’est un fard, un vrai crime que Dieu punit.

Dans une petite brochure intitulée, Etrennes fourrées ou pelisses simpatiques, un Etranger qui alla à la comédie en hiver, prétend deviner les humeurs, les inclinations, les caracteres des gens qui sont dans les loges, par les diverses fourures qu’ils portent. C’est une plaisanterie. Mais dans le fond, il est vrai que le caractere influe beaucoup sur le choix & l’arrangement des habits, sur le choix & l’usage du fard. Le rouge ne permet pas de douter que cette femme ne soit pâle, le blanc qu’elle ne soit brune, les cheveux empruntés qu’elle ne soit chauve, l’épaisseur de la croute qu’elle n’ait de rides, la fausse gorge qu’elle ne soit maigre, les hauts talons qu’elle ne soit petite, la multitude des odeurs qu’elle ne sente mauvais, &c. Le fard, la parure, ne sont que des artifices pour cacher ses défauts ou son indigence. On n’a aucun intérêt de se masquer, de s’embellir, quand on a les graces naturelles, bien supérieures à tous les fards.

Les comédies entrent si fort dans l’étiquette & l’ordonnance du cérémonial Chinois, qu’on en voir à toutes les fêtes publiques & particulieres, jusques dans les funérailles. Des troupes ambulances d’acteurs, dont tout est plein, & qui pour de l’argent font ce qu’on veut, suivent la biere du mort jusqu’au tombeau, & par une scene mouvente représentent en chemin sans s’arrêter ce qu’ils jugent à propos, analogue autant qu’ils peuvent à la nature de la fête & au caractere du défunt, des choses lugubres & tragiques, des traits graves pour les Magistrats, des mouvemens vifs pour la jeunesse, pésans pour un âge avancé, des exploits guerriers pour les Militaires. Les Romains avoient des pleureuses à gages qui étoient de vraies comédiennes. Ils faisoient porter les statues & les portraits souvent très-ridicules de leurs ancêtres, ce qui étoit une vraie farce, avec un Crieux qui en les montrant avec une longue baguette crioit comme un Charlatan, un homme qui montre la curiosité, c’est un tel qui a fait tel exploit. On voit dans la vie de Julien l’apostat, vrai comédien, qui aimoit éperdument les bouffons, en étoit environné, & en avoit rempli son palais, malgré l’hypocrisie philosophique qui lui faisoit blâmer les spectacles, comme contraires aux bonnes mœurs, & les défendre à ses Prêtres, comme contraires à la sainteté de leur état ; on voit dis-je qu’à ses funérailles, dont la pompe fut très-longue, il y avoit une troupe de Comédiens qui suivoient la biere. Ils avoient pris des habits pareils à ceux du Prince & de sa Cour, ils contrefaisoient sa voix, son style, ses allures, & dans le chemin représentoient toute sa vie. C’étoit une histoire ambulante, une oraison funebre en action. Celles que l’on prononce de nos jours ne sont souvent guere moins comiques par les mensonges qu’on y débite. Les particuliers dans les longs manteaux de deuil, les crépes dont ils s’affublent ne sont guere moins comédiens. Les comédies Chinoises sont plus convenables que nos théatres fixes. On laisse les Comédiens dans leur état de bassesse, on les a à juste prix, on les reprime quand ils s’écartent ; nos Actrices sont fort cheres, & se donnent un air d’importance qui va jusqu’à l’insolence.

Un livre Chinois peint ainsi une autre sorte de fard. La verité , dit-il, n’a point l’entrée dans les palais des Grands. S’ils sont assez vertueux pour lui prêter une oreille attentive, s’ils lui tendent la main pour la faire asseoir à côté d’eux sur leur trone, les Courtisans ne lui permettent d’en approcher qu’en habit de Cour. On l’habille, ou la farde, & le fard qu’on lui applique est si corrosif, qu’il la décharne & la rend hideuse, & propre à effrayer les yeux du Prince qui avoit désiré de la voir. Dez-qu’on s’en est apperçu on l’éloigne pour jamais de sa présence. Le mensonge l’emporte, l’artifice & l’intrigue prennent sa place. Ce n’est pas seulement dans les palais des Grands, c’est tous les jours dans les conversations que le fard des caresses, des complimens, des protestations, se repand à pleines mains. Nos jolis hommes, nos femmes coquettes & nos petits maîtres ont le vermillon sur les joues & le mensonge sur la langue. Quel des deux est le plus comédien ?

Le luxe , dit Meserai sur Henri IV, ne se déborde jamais si fort que dans les calamités publiques. Les spectacles, qui suivent aussi les progrès du luxe & de la misere, se multiplient de même en raison de l’excès où ils sont portés l’un & l’autre. C’est ce qu’on a vu de tout temps, quand les Romains ne demandoient plus que du pain & des jeux, comme les François aujourd’hui : Panem & circenses. Rome au milieu du luxe effroyable qui regnoit à Rome au temps de Juvenal, étoit bien déchue de son aisance, de sa gloire & de sa grandeur. On se tromperoit bien aujourd’hui si l’on jugeoit la Capitale plus riche qu’elle ne fut jamais, par le luxe énorme qu’elle étale, & par la multiplicité des spectacles dont elle jouit. Cette opulence extérieure est reduire presque à la montre, ou n’a de réalité que chez un petit nombre d’habitans. Tout le reste est pauvre, & la moitié n’a pas du pain. Il y a par-tout des théatres, & partout de la misere.

Le luxe est un goût très-vif & une recherche excessive de toutes les commodités & de toutes les délices de la vie, & de la superfluité la plus dispendieuse en tout genre. Quoique le luxe & la faste soient souvent réunis, ce sont deux excès différens, qui sont quelquefois séparés. Le faste est le fruit de la vanité, pour faire montre de sa grandeur, & en imposet par l’éclat souvent gênant & incommode. Le luxe est l’aliment de la sensualité & de la molesse, qui courent après les plaisirs. Il a créé tous les arts, qui le servent pour satisfaire ce qu’il appelle besoins, c’est-à-dire, les goûts & les fantaisies. Le luxe est le corrupteur universel des mœurs, dont il nourrit, étend & perpétue la licence, des ames qu’il amolit, des esprits qu’il dégrade, des corps qu’il énerve, de la religion qu’il détruit ; des sciences sérieuses & des arts utiles, dont il éteint le goût & l’étude, pour ne s’appliquer qu’à la frivolité qui flatte le vice.

Au lieu de rendre les Etats florissans, il prépare les calamités, & consomme la chûte des plus grands Empires. Tel l’Empire Romain dont les ruines nous étonnent. Une simple histoire du luxe dans les divers siécles, & les différences parties de la terre, répondroit à toutes les apologies qu’on en a fait, & qu’on en pourroit faire. Le luxe est le résultat des richesses d’un Empire, & il doit nécessairement le ruiner, puisqu’il est précisément la dissipation de ses richesses. Il appauvrit ceux qui s’y livrent. Il porte en lui le principe de sa destruction en arrêtant les progrès de l’agriculture. La consommation des matieres qu’il emploie épuise insensiblement la nature, c’est-à-dire, le fonds des vrais biens destinés à nos besoins ; des animaux par les viandes qui chargent les tables ; du bois pour les préparer & pour échauffer les appartemens ; de la matiere, lu linge & des étoffes, &c. Cette consommation augmente les calamités publiques, les maladies, la disette, les impôts. Les objets du hixellerendent tributaire de tous les pays, qui les lui font acheter, l’Inde, l’Amérique qui engloutissent l’or & l’argent. Il multiplie les passions, l’ambition, la cupidité, la vanité, le libertinage, la frivolité, la molesse, & rend par conséquent une infinité de gens inutiles, à charge, & pernicieux à l’Etat, en corrompant leurs mœurs, sur lesquelles il a la plus grande influence. A mésure qu’il les corrompt, il les enleve au public. Ces arts innombrables qui servent le luxe, arts superflus, inconnus à nos peres, ôrent plusieurs milliers de bras aux travaux nécessaires, à l’agriculture, à la navigation. Ils dépeuplent les campagnes pour remplir les villes, & les provinces pour surcharger la Capitale, qui engloutit tout, & n’a plus aucune proportion avec le reste du royaume. La seule domesticité enleve un nombre infini de Laboureurs & d’Artisans pour servir le luxe, & que le luxe corrompt, dégoute des travaux utiles, & les y rend inhabiles. Cette domesticité établit l’esprit servile dans cette espece de nation plus nombreuse que celle qu’elle sert, & cependant les remplit d’une fierté & d’une ridicule molesse. De proche en proche l’oisiveté, les repas, les emplois, la fortune, par toute sorte de dépendances rendent égaux presque tous les états. Dans les troupes le luxe fait une seconde armée, plus embarrassante que celle qui combat. V. Théorie du luxe & la lettre critique, &c. On a beaucoup écrit pour & contre.

Plutarque parle du fard en divers endroits, toujours pour le condamner. En voici deux pris des loix de Lacedemone : Propos de table & dits notables des Lacedemoniens. Licurgue chassa de Sparte toute sorte de fards & d’embellissemens extérieurs du visage, afin qu’en épousant une fille on n’eût égard qu’à ses mœurs & à ses vertus, non à sa beauté. Il bannit aussi toutes les huiles de senteur, précieuses essences, comme corruption & perte. Il en chassa tous les ouvriers de joyaux, affiquets & ornemens dont on pare le corps ; car la corruption de tels arts abâtardit les bons mêtiers. L’honnêteté des Dames étoit si grande dans cette ville que l’adultere passoit pour impossible & incroyable. Licurgue n’avoit pas fait de loi contre l’adultere, non plus que contre le particide. Il la croyoit inutile par cette raison. Et comment y en auroit-on commis ? On y méprisoit la volupté, le fard, les embellissemens du corps ; l’honnêteté & toutes les vertus y regnoient, l’infâmie & l’adultere y étoient inconnus. Ailleurs il compare les femmes au pain, au vin & à la vaisselle. Il faut que les femmes se lavent & se tiennent propres ; mais il ne faut leur permettre aucune affectation de parure. On fait cuver & clarifier le vin, on en separe la lie ; mais on ne doit pas le frélater : il nuiroit à la santé. On vane ; on crible le bled, on blutte la farine ; mais on ne doit pas mettre des drogues, des parfums dans le pain : le plus simple est le meilleur. On écure, on lave la vaisselle ; mais à quoi sert-il d’y mettre des graveures, des ciséleures, de la tourner en diverses figures élégantes ? La femme est le vin qu’il ne faut pas frélater. Ces ornemens empruntés la frélatent. Elle est ce pain qu’il ne faut ni assaisonner, ni parfumer ; le fard, les odeurs, les parures la gâtent. Elle est cette vaisselle qu’il faut tenir propre ; mais tous les affiquets sont inutiles & pernicieux pour elle. Cette affecterie est une curiosité, une mondanité très-indécente, qui rend très-suspectes d’adultere celles qui y sont attachées. C’est alors prendre la ceinture de Venus, & on ne la prend guere que quand on veut faire comme elle.

Montagne, dont le nom & les Essais sont si célebres dans le monde & chez les Philosophes du siécle, blâme ouvertement le fard, l’excès du luxe & des parures, l’inconstance des modes : L. 7. C. 43. Point de perte au monde plus domageable à la Cité, que de laisser la liberté à la jeunesse de changer ses accoutremens, dans les gestes, chansons, d’une forme à une autre, tournant son jugement tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, tantôt en cette assiette, tantôt en celle-là, courant après les nouvelletés, par où les mœurs se corrompent, & les anciennes institutions deviennent à dedain. Et C. 49. il se moque du luxe, de la molesse, de la sensualité des Romains, qui usoient de depilatoires, & plusieurs fois par jour se lavoient tout le corps avec des eaux mixtionnées & parfumées, n’employoient pour s’essuyer que des étoffes ou des éponges aussi parfumées, & s’inondoient tout le corps d’onguents, d’odeurs, de parfums. Il condamne severement les femmes assez peu modestes pour se faire servir par des Valets de chambre, des Baigneurs, des Parfumeurs. M. Coste dans ses notes ajoute cette reflexion : Montagne a beau montrer aux François la foiblesse & le faux des jugemens qu’ils portent sur les modes ; leur imbécilité subsiste dans le même dégré de force. Volontaires esclaves de cette folie, ils n’ont point cessé d’en être le jouet, & le sont aujourd’hui plus que jamais. Témoin le fard, dont les femmes se gâtent leur tein, & les paniers qui défigurent leur taille. Elles ne sauroient se passer de ces faux embellissemens, tant qu’il plaira à la mode de les prescrire. Elles se moqueront des paniers & du fard quand la mode trouvera bon de les en dégouter, pour leur imposer de nouveaux ornemens, plus bizarres, plus incommodes, plus propres à les enlaidir que le fard & les paniers, s’il est possible. C. 55 Montagne parle au long du luxe des odeurs, portés aussi à l’excès.

Dans les Bagatelles de l’Abbé Coyer, Lettre à une jeune Dame, on voit un trait qui mérite d’avoir ici sa place. Connoissez, Madame, dit-il à une jeune Angloise, nouvellement venue à Paris, connoissez l’aimable nation qui vous adopte. Elle vous passera des vices, jamais des ridicules. Garderez-vous long-temps cet air de reserve, si deplacé dans le mariage, & qu’on ne pardonne qu’aux aspirantes ? Un Cavalier vous trouve belle, vous rougissez. Ouvrez les yeux, ici les Dames ne rougissent qu’au pinceau. Vous avez une toilette à faire, vous n’avez que 18 ans, & vous y êtes sans hommes. Vous entrez dans un cercle avec les couleurs de la nature sur le visage, vous vous placez sans avoir dit aux glaces : Je suis à faire peur, je suis faite comme une folle. Tâchez de vous former sur les grands modeles, étudiez les femmes qui ont les plus belles aigrettes, & les hommes à talons rouges. Il y a des graces qui par un heureux artifice s’incorporent avec les personnes. Les unes se voient, les autres se sentent. Il est établi que votre sexe doit prendre au nez comme aux yeux. Il y a plus, les odeurs assurent votre rang. Qu’on me mene dans un cercle, les yeux bandés, le nez m’annonce la compagnie. Aux odeurs ajoutez le vernis, travaillez sur votre tein, vernissez-vous.

Clément, Lett. 16. L’opéra fut très-brillant, mais les femmes étoient si furieusement enluminées qu’on avoit de la peine à leur voit les yeux. C’est quelque chose de choquant que la quantité de rouge qu’elles mettent aujourd’hui. Eh, que je serois fâché que mes portraits ne fussent pas plus naturels que ces visages là ! disoit le fameux Peintre Genevois. Il est fort à la mode, malgré la sincérité de son pinceau. Les fronts sillonnés, les yeux battus, les mines équivoques le craignent, comme un voleur craint un honête homme. Mais la beauté, la jeunesse, les graces, les gens raisonnables sont pour lui. Il garde copie de tous les beaux portraits, jamais des femmes enluminées. Il formera une collection piquante des têtes dignes des petits cabinets.

Très-peu de temps pour être belle,
Et beaucoup à ne l’être plus.

La religion & la morale font communement cette estimation raisonnable. Point d’homme sage qui ne consente d’être pauvre pendant trois jours pour être riche pendant sa vie. Au contraire il n’en est point qui voulut être pauvre toute sa vie pour être riche pendant trois jours. Il en est de même des plaisirs, des honneurs, de l’autorité. On le fait tous les jours. On mene une vie très-dure pour recouvrer la santé ; on travaille, on rampe les années entieres pour faire fortune, pour acquérir un emploi, un bénéfice. Se peut-il qu’on préfere quelques jours de satisfaction sur la terre à une infinité de bonheur dans le ciel, & qu’on achête ce moment au prix d’une éternité de malheurs dans l’enfer ?

C’est sur-tout sur la beauté, l’idole des femmes, que ces reflexions sont frappantes. Est-il de femme qui ne consentit à être trois jours difforme, pour être parfaitement belle toute sa vie ? Dieu a mis à ce prix la beauté de l’ame. Contentez-vous dans cette courte vie de la figure qu’il vous a donné, sans chercher à l’embellir par des couleurs empruntées, & vous aurez éternellement dans le ciel, même pour votre corps, une beauté divine infiniment supérieure à tout ce que l’art & la nature peuvent vous donner. Au contraire, pour trois jours de beauté voudroit-on être laide pendant toute la vie ? Voilà le sort qui vous attend. Pour quatre jours d’éclat & de grace une laideur horrible dans votre ame, & même sur votre corps, sera dans l’enfer la punition éternelle de votre vanité, de votre impureté, de vos scandales.

Très-peu de temps pour être belle,
Un jamais à ne l’être pas.

Mais sans ouvrir le paradis & l’enfer, les femmes dès cette vie exécutent sur elles-même cet horrible arrêt. Elles s’imposent chaque jour la loi d’être laides la moitié de la journée, pour paroître belles trois ou quatre heures. Je ne parle pas du temps de la nuit, où la beauté est ensevelie dans les ténébres ; je compte du moment où elle se leve, jusqu’au moment où elle se couche. La moitié du temps est le regne de la laideur : Dùm lavantur, dùm comantur annus est. Une femme entre les mains du Baigneur & des femmes de chambre, que l’on peigne, que l’on lave, que l’on rabotte, que l’on polit, que l’on plâtre, que l’on recrépit, que l’on peint, que l’on blanchit, que l’on enlumine, que l’on tresse, que l’on poudre, que l’on frise, que l’on tapisse, que l’on parfume, est-elle quelque chose de beau ? Telle une statue sous le ciseau, un portrait sous le pinceau, un meuble, un habit entre les mains de l’ouvrier. Voudroit-elle être surprise, oseroit-elle se montrer dans cet état ? Voilà comme se passe le printemps de la vie, la saison des graces. Dans l’hiver tous les efforts de l’art ne reparent point les ravages du temps. Hélas ! au contraire tant de lavages, de peintures, de plâtrages n’ont fait qu’accélerer le déclin, & augmenter le desordre. Il s’en faut bien qu’ils aient procuré autant de momens de beauté qu’ils ont produit d’années de laideur.

Bien peu de temps pour être belle,
Et beaucoup à ne l’être plus.

Madame Staal étoit à la Bastille pour quelque affaire d’Etat où elle avoit été impliquée ; & on lui faisoit son procès. Elle dit dans ses mémoires : Lorsque je fus appelée pour être interrogée par les Commissaires du Roi, je pris la précaution de mettre du rouge, quoique je ne fusse pas dans l’usage de m’en servir, pour leur dérober autant qu’il me seroit possible l’altération de mon visage, qui auroit pu me déceler. L’idée de Madame de Siaal n’est pas nouvelle. Tacite dit en parlant du cruel Domitien, qui voyoit sans rougir & avec délices les exécutions de ceux qu’il faisoit mourir, & qui pour cacher les altérations de son visage s’enluminoit comme une femme : Vous n’aviez pas besoin de prendre ces précautions, l’air de férocité qui vous est naturel en dit assez : Sufficeret tuns ille vultus & rubor que te contra pudorem muniebas cùm suspiria morientium scriberentur. Tous les voyageurs rapportent que les Sauvages de l’Amérique se barbouillent le visage quand ils vont au combat ; non seulement pour faire peur à l’ennemi par les figures hydeuses qu’ils y peignent, mais encore pour lui cacher la paleur & les mouvemens que la crainte du péril pourroient y occasionner. Il peut se faire encore que des prudes qui ne veulent pas qu’on s’apperçoive que rien ne les fait rougir, se mettent du rouge pour cacher la force de leur esprit, & passer pour modestes, comme elles se mettent l’éventail devant le visage pour dérober les altérations qu’y cause la vue de leurs amans, la joie & les ris qu’excitent les choses indécentes dont elles veulent paroître allarmées.

Je crois que sans donner dans la morale relâchée, on peut permettre les couleurs à Madame Staal & aux Sauvages. Un accusé qui s’enfuit & se déguise pour n’être pas découvert par ceux qui le poursuivent ne péche point. Déguiser son visage pour ne pas donner des soupçons à ses Juges en changeant de couleur n’est pas un plus grand mal, ainsi que celui du Soldat qui veut cacher sa peur à l’ennemi. Il est des gens qui rougissent trop par timidité, d’autres qui ne rougissent pas assez par impudence. Ces deux excès font également naître des soupçons : un masque qui les épargneroit seroit-il si repréhensible ? Mais ce n’est pas par ces vues que la toilette emprunte des couleurs, c’est pour donner au visage de nouvelles graces, & pour plaire & séduire les cœurs. La saine morale n’excuse point de ce péché, ces intentions perverses & ces piéges dangéreux. Mais est-ce un péché mortel ? On ne propose ici, comme en cent autres articles de la morale, cette question captieuse que pour faire diversion, & écarter la juste crainte d’offenser Dieu qui doit proscrire le fard. Sans doute la legereté de la matiere, la briéveté du temps, la force d’un ordre supérieur, la droiture de l’intention, diminuent le péché ; mais c’en est toujours un qui peut devenir, & devient ordinairement très-grand, & si grand que S. Charles défend de donner l’absolution aux femmes fardées, & même de les recevoir à confesse. Il entre dans le détail des différens fards & ornemens du luxe, & ne fait grace à aucun : Mulierum confessiones non audiantur quæ ornatæ veniunt, quæ fucis utuntur, quæ Levibus & vanis ornamentis comptæ accedunt.

Les couleurs naturelles font honneur autant que les artificielles deshonorent. S. Gregoire de Naziance faisoit par là l’éloge de sa sœur Gorgonie & la condamnation des femmes du monde. Il n’y a, disoit-il, de belle rougeur que celle que la pudeur enfante, & de belle blancheur que celle que donne la mortification : Unus nobilis rubor quem pudor gignit, unus candor quem abstinentia parit. Courage, disoit Caton à un jeune-homme qui rougissoit, courage mon enfant, cette couleur est la livrée de la vertu : Confide fili, virtutis est color. Quelques Auteurs ont prétendu que la robe pretexte, qu’on leur donnoit au sortir de l’enfance, étoit de pourpre, pour leur donner des leçons de pudeur : Pudoris & verecundia argumentum & ornamentum. Cette pudeur obrînt la grace d’un Roi de Macedoine (Demetrius) que le Senat avoit condamné. Il envoya à Rome son fils pour plaider sa cause, & obtenir sa grace. Ce jeune Prince fort aimable parut dans le Senat & ne sut que dire. On lui raconta les crimes de son pere qu’il ignoroit, il en rougit, & parut couvert de honte. Le Senat en fut touché, & pardo/nna au pere en faveur de la modestie du fils : Pudore suffectus erubuit, & solo illo pudoris indicio commotus Senatus filio condonavit crimina patris , & le renvoya avec éloge. Une Actrice en pareille occasion seroit une mauvaise Ambassadrice. Elle suppléeroit par du rouge à la livrée de la pudeur ; mais le Senat s’y laisseroit-il prendre ? Il la connoîtroit. Elle gâteroit toutes les affaires : Flagrantes perfusa genas cui plurimus ignem subjecit rubor.