(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre IV [III]. La Grange & Destouches. » pp. 90-114
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre IV [III]. La Grange & Destouches. » pp. 90-114

Chapitre IV [III].

La Grange & Destouches.

L A Grange-Chancel, à s’en rapporter à ce qu’il dit de lui-même dans la Préface de ses Œuvres, a été le génie le plus théatral qui fut jamais : Je ne savois pas lire que je savois rimer ; mon oreille étoit si fort accoutumée à l’harmonie des vers, que je connoissois les fautes qu’on faisoit en les lisant ; à peine commençois-je à lire, que j’avois toujours entre les mains des romans & des tragédies, & je pleurois à chaque aventure. Sa mere lui procuroit tous ces livres ; il y passoit les jours & les nuits. Son pere les condamnoit, & les brûla tous ; quel malheur ! quels regrets ! il mourut bien-tôt après cette horrible exécution, & ne fut guere regreté. Sa mere lui laissa la liberté de suivre son goût. A huit ans, étant en cinquieme, je faisois des vers sur toute sorte de sujets infiniment au-dessus de mon âge ; je corrigeois ceux de mon Régent. Ainsi voit-on des enfans qui aiment la musique, qui chantent, qui composent des vers, des Bergers qui jouent de la flûte, de la musette : les rossignols chantent presque en naissant. Ainsi voit-on des Paysans grossiers, même des animaux, qui dansent & suivent la cadence. Apollon ni les Muses n’entrent pour rien dans ces opérations. Que les Poëtes ne s’en enorgueillissent point, ce n’est point génie, ce n’est qu’organisation & méchanisme. Ainsi Maître Adam, Menuisier, faisoit des vers à milliers,

Bien-tôt après, ayant été une fois à la comédie, j’en composai aussi-tôt une sur une aventure arrivée à Bordeaux, où je faisois mes classes. Nous nous réunissions cinq ou six pour la jouer. Ma mere fit dresser chez elle un théatre, où tous les jours de congé nous la représentions. Il y venoit beaucoup de monde. Le voilà Auteur & Acteur célebre, & Chef de troupe à douze ou treize ans. Sa mere le mena à Paris, & à quatorze ans il fut page chez la Princesse de Conti. Il devint amoureux de cette Princesse, dont il décrit la beauté en vrai Héros de roman. Il lui fit quantité de vers galans, & remplit dans un quart d’heure, au gré de toute la Cour, un Sonnet en bouts rîmés en son honneur, qu’elle lui donna pour essayer sa verve. Le Roi voulut le voir. Il lui fit des vers aussi, & sur tout ce qui se présentoit. A seize ans il composa la tragédie de Jugurtha, qui est imprimée. Les Comédiens, pour la rareté du fait, & à la recommandation de la Princesse de Conti, la jouerent. Il y parut sur le théatre, & fut comblé d’éloges. Pour cultiver ce talent extraordinaire, la Princesse le mit entre les mains de Racine, qui lui donna des leçons, corrigeoit ses ouvrages, & pour plaire à la Princesse, le prônoit par-tout. Il a continué de travailler autant qu’il a été libre. Cependant ce génie dramatique n’a donné au public qu’une douzaine de pieces. Il en a composé grand nombre d’autres qu’il a eu la prudence de laisser dans son portefeuille. Il s’étoit fait une bibliotheque de théatre très-considérable ; il achetoit tout ce qu’il trouvoit, & outre les œuvres des Auteurs de quelque nom, il avoit plus de vingt volumes in. 4.° de pieces détachées.

Cependant le théatre de cet homme singulier ne mérite que le second rang. Les opéras & les poësies détachées sont encore au-dessous. Il avoit de l’esprit ; on trouve quelquefois des vers heureux, des scenes bien dialoguées, des intrigues ingénieusement développées ; de l’invention dans quelques plans, en géméral, un style lâche, diffus, dur, prosaïque, plein de lieux communs, point d’élévation, de force, de coloris. Il n’avoit proprement que la facilité naturelle du méchanisme des vers. Et peut-être même trop flatté de ses premiers succès, plutôt accordés à son âge qu’à son génie, se négligeoit-il un peu trop. C’étoit le Poëte d’Horace qui faisoit deux cents vers stans pede in uno . Les bons vers sont difficiles, ils coûtent aux meilleurs Poëtes. La trop grande facilité à en faire n’annonce que le versificateur, & le decrédite plutôt qu’elle n’en est la recommandation.

Mais ce qui étoit bien dans l’esprit du théatre, & où il avoit encore plus de génie, c’est un caractere caustique. Il fit sa plus grande reputation & tous ses malheurs. Des la cinquieme il tourna son Regent en ridicule, le fit haïr de tout le College de Perigueux sa patrie. Sa mere fut obligée de la mener à Bordeaux continuer ses études. A Bordeaux il y joua les personnes les plus distinguées dans sa premiere comédie. On le menaça, on le maltraita, il fut heureux de n’être qu’un enfant, il eût risqué pour sa vie. On le mene à Paris. Il attaqua Santeuil dans un repas chez M. le Duc. Ce fouguex Poëte lui alloit jetter son assiette à la tête, si M. le Duc n’eût arrêté son bras. Il fit des vers contre tous les Poëtes, où il les accuse de se jouer des regles, d’être tantôt dans les nues, tantôt dans la boue. Il n’épargna pas même Racine son bienfaiteur & son maître, qu’il fit passer pour un hypocrite, en disant de lui : Racine, à qui la devotion ne permettoit pas de fréquenter les spectacles depuis que le Roi s’en étoit privé, vint à mes pièces. Etant prisonnier dans les isles de Sainte Marguerite, il fit de vers contre le Gouverneur, qui pour toute réponse le mit au cachot.

Cent traits de ce caractere lui attirerent une foule de querelles & d’ennemis, dont sa vie fut toujours agitée. Mais le trait le plus singulier, qui a fait le plus de bruit dans toute l’Europe, & qui caractérise le mieux son esprit hardi & cynique, c’est un libelle affreux contre Philippe Duc d’Orléans, alors Regent du Royaume. Ce sont plusieurs Odes sous le nom de Philippiques, à l’imitation des Oraisons de Demosthene & de Ciceron qui portent ce nom, & qu’il déclare en commençant avoir prises pour son modele. Dans cette satyre infâme il attribue calomnieusement à ce Prince tous les crimes du monde, comme les Philippiques de ces deux Orateurs les attribuent au Roi de Macedoine & au Triumvir Marc-Antoine. Ces deux ouvrages sont des chef-d’œuvres d’éloquence, & celui de la Grange un chef-d’œuvre de poësie. Ce sont les plus belles, mais les plus horribles productions qui aient paru dans les trois langues, Grecques, Latines & Françoises. Ces vers sont infiniment au-dessus de ses tragédies. On ne voit rien de plus fort, de plus rapide, de plus sublime, de mieux soutenu. On a de la peine à croire qu’un versificateur si médiocre dans le tragique, où l’on sait jouer les mêmes rôles aux passions, ait pu enfanter un ouvrage si parfait. On ne sait pas si quelque mécontentement personnel ou quelque impulsion étrangere avoient monté les ressorts. Il prit la fuite, & se refugia à Avignon. Il y fut lâchement trahi. Saisi par ordre du Regent, & renfermé dans l’isle de Sainte Marguerite, il écrivit pour marquer son repentir. On adoucit sa prison, on le laissa échapper. Il fut errant en Piemont, en Espagne, en Hollande, par-tout connu & craint par son talent dangereux. A la mort du Duc d’Orléans il obtînt son rappel en France, & on le laissa vivre & mourir tranquillement dans le sein de sa famille. La causticité est l’ame du théatre, puisque ce n’est qu’une perpétuelle raillerie des mœurs & du ridicule des hommes. Elle prend différentes nuances selon le caractere des gens, & ne produit pas toujours d’aussi pernicieux effets. Mais c’est le goût de tout ce qui fréquente le théatre. On l’y apporte ou on l’y prend bientôt, & on ne cesse de l’entretenir & de le fortifier en le fréquentant.

Malgré toutes ses fanfaronades Quinault est fort supérieur à la Grange, non seulement pour les opéras, où la Grange n’a eu aucun succès, & même pour les tragédies & comédies, où Quinault a montré bien plus de talent, mais pour le génie & la facilité. Dès l’âge de vingt ans Quinault avoit été plus applaudi sans intrigue, sans protection de Prince, & à trente ans il avoit composé beaucoup plus de piéces regulieres que la Grange dans toute sa vie ; sans compter les opéras en très-grand nombre qu’il a faits depuis, & que l’Académie de musique joue tous les jours. Il est vrai que la Grange a été fort traversé, exilé, errant, & par conséquent n’a pu composer, & que Quinault fut toujours tranquille. Quinault étoit d’un caractere doux, poli, honnête, & la Grange caustique, acariatre, emporté ; aussi leur sort fut-il sort différent. On ne sait comment la Grange est mort ; sa famille en a fait un mystere. Il est certain que Quinault s’est parfaitement converti, qu’il n’a plus travaillé pour le théatre, qu’il s’est amérement repenti de l’avoir fait, & qu’il est mort dans des sentimens très chrétiens. Ce n’est pas lui, c’est sa famille qui depuis sa mort a donné au public le recueil de ses œuvres ; au lieu que la Grange a donné lui-même le recueil des siennes, qu’il s’y est vanté en Gascon d’une maniere plate & maussade dans les éloges qu’il se donne.

Il y a pourtant un aveu fort singulier dans la Préface. Il déclare qu’il lisoit soigneusement les piéces des Auteurs qui l’avoient précédé, & qu’il ne se faisoit aucun scrupule d’en profiter, & d’inserer dans ses piéces ce qu’il trouvoit de bon dans les autres. Cette manœuvre aide beaucoup à la facilité de la composition. Cette sincérité dans un Gascon n’est pas sans mérite. Il excuse sa conduite 1.° par l’exemple de tous les Poëtes dramatiques, dont il prétend que la plupart des piéces sont faites sur les anciennes. Il devoit le savoir parfaitement, puisqu’il se les approprie sant façon. Il se trouvoit souvent prévenu & en concurrence avec les autres. 2.° Par l’exemple de Racine même, son maître & son modele, qui ne dédaignoit pas de s’accomoder du bien d’autrui ; ce qui est très-vrai. 3.° Par une raison admirable : c’est rendre service au public de retirer ces beaux morceaux de la poussiere où ils étoient ensevelis . C’est sans doute rendre service au public de s’approprier les beaux morceaux comme siens, sans en faire honneur à leur vrai maître.

Moliere, Regnard, Crébillon, Voltaire, &c. tous en un mot sont aussi peu scrupuleux. Ils pillent où ils peuvent, & se contentent de déguiser leur plagiat. Il en est comme des repas ; ce sont les mêmes alimens, les mêmes fruits ; l’assaisonnement, la quantité, la combinaison, l’arrangement des plats sur la table font toute la différence. Le théatre n’a point l’esprit créateur ; Moliere même si vanté n’est qu’un copiste. Au reste c’est une nécessité, tous travaillant sur le même fonds des mœurs & du ridicule. Tous les hommes dans tous les siécles & toutes les nations se ressemblent. Des habits différens, quelques circonstances différentes varient la scene. Ce ne sont que des répetitions. Je ne blâme point les Poëtes de se copier, ce malheur est inévitable ; mais je ne leur pardonne pas, ni à leurs amateurs, les ridicules fanfaronades des éloges qu’ils se donnent, & ces grands mots de génie, de nouveauté, &c. qui ne signifient rien, & portent presque tous à faux.

Nericaut Destouches est le pendant, ou plutôt le contraste de la Grange Chancel. L’un étoit aussi doux que l’autre étoit caustique. Malgré sa causticité, la Grange n’a fait que des tragédies, où rarement elle a lieu ; & Destouches, malgré sa complaisance, n’a fait que des comédies, où tout est raillerie & malignité. Celui ci étoit aussi attaché au Duc d’Orléans, Regent, que celui-là étoit son ennemi. Le premier le loue avec autant de flatterie que le second l’attaque avec fureur. Aucun d’eux n’est resté dans un juste milieu. La verité d’une part est sacrifiée à l’intérêt & à la reconnoissance, & de l’autre au ressentiment. Philippe avoit les plus belles qualités ; personne n’en doute, ni ne l’ignore. On ne peut sans horreur lire les Philippiques ; mais les Epitres dédicatoires, qui avancent que la Regence de ce Prince fut toujours paisible & heureuse, qu’il réunit toutes les Puissances de l’Europe, trouveront-elles quelque créance quand on se souviendra de la guerre d’Espagne, des entreprises d’Alberoni, du systeme des billets de banque, des troubles de la Constitution du proces des Princes legitimés, de l’exil du Parlement de Paris ?

Destouches n’étoit pas fait pour être Poëte dramatique, & lui-même ne s’y destinoit pas. C’est le goût, ou plutôt la fureur du théatre qui l’égara. Il entra d’abord au service ; il le quitta pour être Secretaire de M. le Marquis de Puisieux, Ambassadeur en Suisse. Ce Ministre l’aima, l’instruisit des affaires, en fit un bon Négociateur, & le fit valoir à la Cour, où il fut employé avec succès. Il fut donné pour adjoint à l’Abbé Dubois, depuis Cardinal, chargé des affaires de France à la Cour de Londres, à qui il sut plaire. La ressemblance de goût & d’idée, qui lui avoit gagné le Cardinal, lui gagna aussi le Duc d’Orléans. Il le laissa en Angleterre chargé en seul des affaires. Il le recompensa magnifiquement, lui promit la plus brillante fortune, & l’auroit vrai-semblablement élevé au ministere. La mort subite de ce Prince fit évanouir toutes ses espérances.

Dans la suite destiné à l’Ambassade de Petersbourg, il se refusa à l’invitation de son Prince, & au bien public, auquel il eût pu travailler utilement ; & pourquoi ? le devineroit-on ? pour s’appliquer le reste de ses jours à faire des comédies. Il aimoit la comédie avec passion. Malgré l’embarras des affaires publiques dont il étoit chargé, il avoit trouvé des momens à perdre, & les avoit sacrifiés au théatre. Cette passion violente, qui renferme toutes les autres passions, l’emporta sur le bien de l’Etat, sur l’intérêt de sa famille, sur sa propre fortune. Il se retira à la campagne. Il composa des comédies qu’il venoit ensuite offrir au public à Paris. Son talent se développa en Suisse. Sa premiere piéce qui a réussi fut composée au milieu des montagnes de neige & de glace. Je m’étonne qu’ayant donné autant de piéces, il n’ait, comme bien d’autres, introduit quelque Suisse, dont il connoissoit si bien le jargon & le caractere, qui auroit pu faire rire un moment.

Ce grave Négociateur, qui devînt, & se fit honneur de paroître Philosophe dans le pays des Loke, des Colins, des Yolands, ne fut pas toujours occupé des affaires de France & de la Philosophie d’Angleterre. Il y composa très-réellement une comédie très-plaisante, peut-être la meilleure de son recueil. Il y devint amoureux d’une Angloise, & contracta un mariage clandestin, qu’il appela un mariage secret pour adoucir le terme consacré, & si severement reprouvé par toutes les loix. Il se sit donner une prétendue bénédiction nuptiale par le Chapelain, & dans la Chapelle de l’Hôtel de l’Ambassadeur de France, dont il renoit la place ; usage auquel ni le Roi ni l’Eglise ne l’avoit jamais destinée. Il en eut honte. Il craignit que la Cour ne l’approuvat pas ; comme en effet il est peu convenable qu’un homme chargé des affaires de l’Etat se marie dans une Cour étrangere sans la permission de son maître. Il en fit un grand mystere, & fut au desespoir quand l’indiscrétion de sa femme le divulgua. Il s’est peint lui-même dans la comédie du Philosophe marié, qui a honte de l’être ; & cache autant qu’il peut son mariage. Son aventure en forme l’intrigue. Sa belle-sœur, sa femme, ses parents, ses enfans, sont peints d’après nature sous les personnages qu’il introduit. La scene est exactement dans sa maison ; lui & sa famille en font toute la matiere.

Le triple Mariage, autre de ses piéces, est l’assemblage de trois mariages clandestins, d’un pere fort vieux qui se remarie, & de deux de ses enfans, qui par hasard sont découverts en même temps, & qu’on approuve de part & d’autre par force, pour n’avoir rien à se reprocher mutuellement. Ce n’est que l’aventure mise en vers du Marquis de Saint Aulaire & de sa famille. A l’âge de près de cent ans il devient amoureux & se remarie clandestinement. Ses enfans avoient fait de même. Le secret transpire ; on se pardonne reciproquement le ridicule & la folie, & on confirme le triple mariage. Cette farce, qu’on joue quelquefois, non pour son mérite, mais parce qu’elle favorise le libertinage, est fort peu de chose, & vaut beaucoup moins que plusieurs autres du même Auteur, qu’on ne joue pas. Mais elle blesse les mœurs, elle encourage les vieux & les jeunes à satisfaire leurs passions, & leur en offre un moyen ; n’a-t-elle pas droit à la préférence ?

Cet Auteur étoit si plein de cet objet que ses amours lui avoient rendu personnel, qu’on voit dans ses piéces je ne sai combien de mariages clandestins, qu’il fait toujours approuver par les parens, à l’insçu & contre la volonté desquels ils ont été contractés, & que dans le cours de la piéce on conseille, on justifie cette morale. Ces exemples sont scandaleux ; & Destouches auroit été bien fâché que son fils & sa fille les eussent suivis. Toutes les loix civiles & ecclésiastiques sans exception & dans tous les pays du monde exigent la publicité des mariages & le consentement des parents ; les loix Chrétiennes de toutes les communions ordonnent la publication des bans & la présence du Pasteur. Souffrir que la jeunesse se marie clandestinement, c’est la perdre, c’est mettre le desordre dans les familles, annéantir l’autorité paternelle, & ouvrir la porte à la plus grande dépravation. On seroit peu surpris que Moliere & des Poëtes sans caractere fussent partisans de cette corruption de mœurs ; mais qui s’attendroit qu’un homme que le maniement des affaires d’Etat a mis à portée de connoître & de vouloir le bien public, & en qui la confiance du Prince suppose de la sagesse & de la vertu, ait enfreint une loi si sage dans le temps même de son ministere, & autorise à l’enfreindre par l’exemple qu’il en donne ? C’est l’éloge qu’il fait de l’infraction dans une comédie publiquement représentée & imprimée plusieurs fois.

L’Académie Françoise voulut embellir sa liste du nom de Destouches. Elle le fit succéder à Campistron, autre dramatique. Cet honneur pouvoit-il lui manquer ? il avoit la faveur de la Cour, & il avoit donné quelque comédie ; car le grand nombre de ses piéces a été fait depuis. L’Académie l’a inspiré, elle a été son Appollon & sa Thalie. La faveur & le théatre sont deux titres auxquels les honneurs littéraires sont assurés. La disgrace de la Cour les fit manquer à la Grange. dont le mérite dramatique n’étoit pas inférieur, Son discours de reception ne lui en eût pas ouvert la porte. Il en est peu d’aussi médiocres. Celui qu’il fit en qualité de Directeur, à la reception de M. de Saint-Cyr, est une vraie Oraison funebre du Cardinal de Polignac. Jamais discours académique ne fut plus long. Il en vaut trois ou quatre. Il le termine par le panégyrique le plus flatteur du Cardinal de Fleuri qui regnoit alors. C’est tout dire. Celui du Cardinal de Polignac a de quoi surprendre. Le Cardinal de Polignac étoit ennemi du Duc d’Orléans, & avoit pris parti contre lui dans plusieurs affaires ; il avoit été exilé. Trois ans auparavant son éloge eût été plus court & plus moderé ; mais le Duc d’Orléans n’étoit plus, le gouvernement étoit bien changé. Le théatre est courtisan. Cet éloge est en partie une satyre de l’Abbé de Saint-Cyr, qui n’avoit pas, il est vrai, des négociations, des ambassades, des poëmes épiques, mais des mœurs, une religion, une piété, qui valent devant Dieu, juste estimateur du mérite, les qualités les plus brillantes.

Les mêmes titres lui procurerent les honneurs Typographiques du Louvre, accordés à presque sous les théatres, & à tous les discours de reception dans les Académies. Un Ministre du Roi dans les Cours étrangeres auroit il peine à obtenir une grace qui ne coûte rien à l’Etat, & qui est très-lucrative à l’Imprimeur ? Cette grace est comme celle de faire signer un contrat de mariage par la Famille Royale. Ces faveurs, que la bonté du Prince rendent très-précieuses, quelques communes qu’elles soient, ne font pas des lettres d’anoblissement que la Cour des Pairs à celle du Parnasse s’empressent d’enregistrer. La fécondité Typographique a enflé ce théatre jusqu’à remplir dix volumes d’une vingtaine de piéces, grandes ou petites, dont sept-à-huit sont bonnes sans être des chef-d’œuvres.

Il a été d’ailleurs grossi par des fragmens de plusieurs comédies projettées, mais non exécutées. Ce sont des scenes detachées qui devoient avoir place dans les plans qu’il avoit formé ; comme si un Architecte faisoit valoir les fondemens de quelque muraille qu’il vouloit bâtir. Tout est précieux dans les grands hommes, & la piété filiale qui en a enrichi le public a fait un inventaire de la succession, où le Magistrat fait inscrire les plus petits meubles. Il y a même des scenes qui ne devoient pas être employées pour lui, mais pour un Chevalier, son éleve, qu’on ne nomme pas, mais qui plein de fureur poëtique dans l’âge le plus tendre s’avisa de faire des comédies prit Destouches pour son maître, & se livra à sa conduite. Celui-ci, après quelque légere exhortation pour la forme, de ne pas s’engager dans une si pétilleuse carriere, entretient ce beau feu naissant, & cultive ses talens. En même temps il lui fournit des canevas à remplir, des scenes toutes faites, qu’il devoit insérer à leur place, comme un Régent de rhétorique donne à ses Ecoliers des desseins d’amplification & des morceaux à y coudre. Ce jeune Poëte fut moissonné par la cruelle mort, & Thalie perdit en lui un de ses plus ardens zélateurs. Ces essais n’ont pas été donnés au public ; mais sa famille, attentive à ramasser tous les biens de son pere les plus médiocres, a fait imprimer sous son nom toutes ses largesses, comme si un Régent recueilloit les themes dictés à ses Ecoliers. Racine & sa famille furent moins économes : il avoit laissé quantité de fragmens de pieces qu’il avoit projeté de composez ; mais on l’a cru assez riche de son fonds. Pourquoi ajouter à son trésor littéraire ces petites fortunes ? Au reste ces morceaux d’étoffe ne sont pas sans agrémens, ils n’auroient point déparé l’habit où on vouloit les coudre.

On fait beaucoup valoir la décence du théatre de Destouches. C’est une équivoque. Il y regne, il est vrai, un ton de dignité & de noblesse qui n’est pas ordinaire dans les comiques, la plûpart gens d’une naissance obscure & d’une éducation fort grossiere. Celui-ci étoit un homme poli, accoutumé à vivre avec les grands & dans la meilleure compagnie. C’étoit son naturel. Le choix de ses personnages répond à ce goût : ce sont toujours des gens riches, des gens de condition, qu’il ne convenoit pas de faire agir & penser autrement. Les autres Auteurs comiques font parler toute sorte de gens, bourgeois, artisans, gens de la campagne, & pour un homme qui a de la naissance & de la fortune, qu’on n’introduit guere que pour le jouer, il y en a vingt qui ne sont que peuple : c’est la comédie roturiere. Telle est celle de Moliere. Les platitudes, les bouffonneries sont dans le caractere des Acteurs. Ici par goût, par choix, par habitude, on ne voit que des gens élevés : c’est, pour ainsi dire, là comédie noble. C’est sans doute un bien d’épargner au spectateur les indécences du peuple. Il est vrai que quelquefois, pour peindre plus au naturel, même les nobles, dont le tres-grand nombre est tout-à-fait peuple par les discours & les mœurs, il leur prête des bassesses, des satires, des juremens qu’il auroit pu & dû supprimer, qui ne sont point des traits caractéristiques, mais des traits roturiers très-dégoûtans. Dans le Mari confident le mot de morbleu est répeté plus de cinquante fois. Il ne signifie rien : c’est une pure & basse cheville qui ne fait honneur ni au personnage ni à l’Auteur. Tout est émaillé de pareilles pieces de rapport qui décellent un esprit épuisé qui ne sait comment finir un vers.

Sa verfification est aisée & coulante, ordinairement correcte. Je dis ordinairement, car il y a quantité de vers défectueux & de rimes fausses, des enjambemens, des répétitions innombrables de pensées, de tours, de rimes, d’intrigues, de dénouemens ; il se copie sans cesse. Rien de brillant, nulle force comique que fort rarement naturellement froid ; il ne fait rire que des bouts des levres les honnêtes gens, jamais le public, comme Moliere, qui à la vérité tombe dans un excès opposé. C’étoit son caractere. Homme aimable dans la société, bon pere, bon fils, bon ami, beaucoup de flegme dans le ministere, de modération dans les affaires ; le caractere de sa poësie est celui de son cœur. Il falloit qu’il se fit violence pour prêter des passions vives à ses personnages. Il s’est peint dans son style. De là vient qu’il est diffus, languissant, ennuyeux, trop chargé d’incidens. Il croyoit n’avoir jamais assez de matiere, parce que son génie ne lui fournissoit pas des ressources. La fécondité apparente en ce genre est une vraie stérilité, & les qualités paisibles du cœur les entraves du génie dramatique ; il faut un grain de passion & même de folie pour faire un Poëte, il en faut deux pour faire un Poëte comique.

Il connoissoit le monde, au milieu duquel il avoit vécu ; il avoit de la sagacité pour sonder les cœurs & demêler les sentimens ; ses emplois l’avoient mis dans la nécessité d’étudier, de pénétrer les hommes, & ses amours à portée de connoître les femmes ; ainsi ses caracteres, quoique souvent trop chargés, sont vrais & justes. C’est un bon peintre ; il en découvre, il en rend bien les traits. Chaque acteur sans se dementir conserve le sien jusqu’au bout, selon le précepte d’Horace : Servetur ad imum qualis ab incapte processerit, & sibi constet. Mais il s’appésantit trop, ses piéces sont trop longues, à force de vouloir trop dire il devient ennuyeux. Son expérience, ses emplois, lui avoient si souvent fait dissequer les cœurs, qu’il ne finit point : Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire. Moliere donne le coup de pinceau, & mêne à autre chose. Il ne se fatigue point comme Scuderi à compter les ovales, les festons & les astragales . Les piéces de Destouches n’étant la plûpart que des avantures réelles mises en drames, & non des inventions de génie, il en est plein, parle de l’abondance du cœur, & devient froid.

Cette comédie toujours noble & grave seroit très-ennuyeuse, il a soin d’y mêler toujours des valers & des soubrettes, qui amusent par leurs saillies, leur naïveté, leurs bouffonneries ; mais il leur fait jouer un trop grand rôle. Ils conduisent & dénouent toute l’intrigue. Tout roule presque sur eux, ils sont l’ame de tous les rôles, & très-monotones par-tout. Ils trahissent leur maître, ils trompent, découvrent & rapportent pour venir à leur fin. Ce sont les mêmes bons mots, un thême en deux façons ; il n’y a pas jusqu’aux noms qui ne soient repetés, Lisette, Pasquin, Geronte, &c. Ils sont tous amoureux l’un de l’autre, ils se marient à la fin ; ils sont trop familiers, ils conseillent, gourmandent, gouvernent leurs maîtres. Il est vrai que les Grands très-durs pour leurs domestiques deviennent très-petits par leurs vices, & se degradent avec les plus bas confidents entremetteurs de leurs amours, qui les servent dans leurs intrigues, qui les jouent, les volent, les trahissent, les décrient. Rien de plus roturier qu’un libertin avec celui qui favorise sa débauche. Le vice aveugle, éteint les sentimens d’honneur, dégrade au-dessous des valets. Plaute & Terence donnent les mêmes idées sur les esclaves, état plus ignoble encore. Ces portraits sont conformes à la vérité, mais ils sont d’un si mauvais exemple que la sagesse devroit les bannir.

Tous les domestiques se disent des choses trop libres, & prennent des privautés indécences, que la fille souffre sans beaucoup de resistance, souvent avec plaisir. Les premiers acteurs se donnent aussi quelquefois de pareilles libertés. Les embrassades sont chez lui fort communes. Ces façons, quoique vraies & trop ordinaires, ne sont pas nécessaires à la piéce, & produisent de très-mauvais effets. Faut-il mettre sur le théatre toutes les actions des courtisannes & des libertins ? On y voit à tout moment des gens à genoux aux pieds d’une femme. Cette fadeur est ridicule & fort éloignée de la vérité. On y fait mettre les enfans pour éviter les châtimens, mais il est si rare qu’on s’y mette à un certain âge dans le monde & devant le monde ! Moliere & Regnard, Racine & Corneille n’y font mettre personne. Cet air d’adoration est si deplacé, cette attitude, cette proximité est une occasion si prochaine de mauvais regards & de libertés criminelles que la vertu ne se les permet, ni ne les laisse représenter.

On voit encore dans toutes ces comédies un tissu de mensonges, de fraudes, de friponneries, qui donnent de fort mauvaises leçons. Le théatre de Regnard & presque tous les théatres comiques méritent le même reproche. Les acteurs, toujours amoureux à l’insu & contre le gré de leurs parents, se revoitent contre eux, & ne veulent point le parti convenable qu’on leur destine. C’est un vrai desordre. Ils resistent, ils trompent, ils perdent le respect, & arrachent enfin un consentement forcé. Pour y réussir, ils corrompent les domestiques à force d’argent, se déguisent, changent de sexe, se donnent des noms supposés, font venir des Indes, de l’Amérique, d’une Province éloignée je ne sais combien d’inconnus, de messagers, de reconnoissances, la plûpart ridicules. (Tout est usé sur le théatre). Ce sont valets, agens payés pour dupper la famille, suite scandaleuse de mauvaise foi. Les duels lui font familiers & traités avec honneur, contre les loix. Comme il avoit servi toute sa vie, ce vieux Militaire méprisoit la robe souverainement. Il n’est rien moins que créateur, tout est jetté dans le même moule, il se repette sans cesse, & à peu de chose près, tous ses drames ne sont qu’un drame. L’on change de nom & d’habit, tout est Comte, Marquis ou Baron, & ne dit que les mêmes choses.

L’Editeur prétend que Destouches avoit de la religion. Je le crois sur sa parole, & je le souhaite. Il auroit dû en rapporter des traits & en donner des preuves. Il n’explique pas quelle religion il a voit, la religion Naturelle ou Revelée, Catholique ou Anglicane. Ce nom, quoique commun, est bien vague dans ce siécle. Dans aucune de ses piéces pas un mot qui mette sur la voie. Sa morale, qu’on dit si pure, & qui souvent ne l’est guere, se borne à la loi naturelle, à la probité, à la droiture, à la bienfaisance, vertus dont tous les Déistes se piquent, & dont les Payens se faisoient honneur, mais qui ne suffisent pas pour entrer dans le Ciel. Le nom de Philosophe qu’il se donne, le portrait qu’il en fait, tout flatté qu’il soit, ne vont pas plus loin. Il plut beaucoup à la Cour d’Angleterre & au Roi George ; dira-t-on qu’il leur plut par sa devotion ? Mais l’Evangile est-il fait pour le théatre, y plairoit-il ? Non sans doute, on en rougiroit ; & voilà ce qui fait le crime du théatre. Est-il de lieu au monde où un Chrétien doive rougir de son Dieu ? & peut-on se permettre d’affreux spectacles où l’on abjure la religion ?

L’épitre dédicatoire au Duc d’Orléans d’une de ses piéces très-médiocre est fort singuliere : Je ne fais point d’excuse à votre Altesse pour le genre d’ouvrage que j’ose mettre sous vos auspices. Quelque disproportion qu’il paroisse y avoir entre un grand Prince tout occupé du gouvernement des peuples, & une comédie qui ne semble faite que pour l’oisiveté, il n’est pas difficile de rapprocher ces deux idées. (La distance est pourtant fort grande). Les Princes comme vous font leur félicité de repandre la joie dans leurs Etats, & les Auteurs comiques, Ministres en ce point des intentions d’un bon Prince, tâchent de nourrir cette joie. Le voilà donc qui s’érige en Ministre & en Secrétaire d’Etat au département du théatre. Il faut être bien comédien pour faire si peu de cas du Ministere, ou tant de cas du théatre, pour faire d’un grand Prince une espece de Comédien, & une de ses fonctions Royales d’amuser & de faire rire le peuple par des comédies. Cette idée burlesque est digne de l’Arlequin de la foire. Ce Politique & Négociateur a-t-il donc fait agir ce ressort dans ses négociations en Angleterre & en Suisse ! A-t-il présenté ces comédies au Conseil des Rois, avec ses mémoires, & fait jouer la comédie pour consoler les peuples de la revolution des billets de banque ? Constantin, Théodose, Philippe-Auguste, qui ont proscrit le théatre, connoissoient bien peu leur devoir. Les Conciles, les Peres, qui l’ont anathematisé, donnoient aux Rois de fort mauvaises leçons. On a eu tort de ne pas insérer des comédies dans le recueil des ordonnances de nos Rois. Elles figureroient parfaitement avec leurs édits & declarations, & l’histoire, qui dans la vie des Princes ne parle guere, & toujours pour les blâmer, des comédies qu’ils ont donné, a grand tort de négliger cet article essentiel de leur gloire. L’Historiographe de France ne manquera pas sans doute à l’avenir de faire un article de la vie théatrale des Rois, comme de leur vie militaire, littéraire, publique, mais non pas religieuse apparamment.

Le Panégyriste du théatre lui devoit une apologie, pour érayer des éloges qui croûlent par le fondement. Il en fait une dans sa Préface très-prudente parce qu’elle est très-courte, & très-peu convaincante parce qu’il se donne lui-même pour preuve. Il proteste de la pureté de ses intentions : Je n’ai jamais étudié & pratiqué que pour corriger les mœurs. Cela peut être ; ce n’est pas à moi à juger les cœurs. Faut-il croire encore que c’est l’intention de tous les Auteurs & Auteurs Comiques ? laissons en le jugement à Dieu. Il ajoute que sa conduite y a été conforme, & que tout son théatre est très-décent . Ce que nous avons remarqué ci-dessus demontre que sa plume a très-souvent mal secondé la droiture de ses vues : Je ne puis croire qu’une saine morale, modérément assaisonnée de quelques bonnes plaisanteries, puisse être condamnée. Non sans doute. On trouvera dans tous les Moralistes, dans tous les Prédicateurs, dans tous les Peres, dans l’Ecriture Sainte même, plusieurs traits de railleries contre les Pêcheurs, contre les Idolâtres, contre les Hérétiques, qui les couvrent de ridicule. C’est un sophisme qui abandonne l’état de la question. Ce ne sont pas ces traits en eux-mêmes qu’on condamne, mais la très-mauvaise compagnie où ils se trouvent inséparablement attachés.

J’avoue , dit-il, que la comédie peut corrompre les mœurs quand la gayeté degenere en licence  ; ce qui n’arrive que trop souvent, ou plutôt ce qui arrive toujours de mille manieres par le reste de la piéce, le libertinage des acteurs & des spectateurs, l’immodestie des actrices, des décorations, &c. Il ne faut s’en prendre qu’aux acteurs dangereux. Pourquoi ne pas craindre les autres dangers ? la vertu ne craint-elle qu’un écueil ? ne fait-on pas naufrage de mille manieres ? qu’importe quelle main lance les traits, s’ils sont mortels ? La comédie, bien loin d’etre dangéreuse, est tres-propre à corriger. Les siennes corrigeront peu, & n’ont encore reformé personne, quoiqu’à la vérité elles soient plus sages que bien d’autres. Le défaut de ce raisonnement qu’on trouve partout, c’est qu’on conclud du particulier au général. Sans doute ; on voit dans les comédies des traits honnêtes, de la bonne morale, assaisonnés des traits innocents de plaisanterie qui les fait goûter. Il en est dans les farces les plus obscenes. Les peintures les plus licentieuses le sont-elles dans tous leurs traits ? tous les vers d’une poësie indécente le sont-ils ? la courtisanne la plus effrontée l’est-elle en tout ? Ce sont de legeres exceptions qui ne changent point la nature de l’action, & le caractere de la personne, les dangers du spectacle. Il faut pour en bien juger la prendre dans sa totalité, & dans ce point de vue la comédie est mauvaise & très-dangéreuse. Tous les auteurs, tous les drames ne sont pas également repréhensibles ; mais dans le spectacle public l’assemblage de ce qu’on y voit & qu’on y entend, la compagnie, les objets, les exemples, font un très-grand danger pour les mœurs dans les pieces même les plus châtiées ; à plus forte raison dans les autres, qui font incomparablement le plus grand nombre. Dans une ville pestiferée tout le monde n’est pas malade, il suffit qu’un grand nombre des habitans soient atteints de la peste, pour craindre d’y être enveloppé, & devoir s’en éloigner.

Pour conserver les moindres productions de son cher pere, l’Editeur a fait imprimer les lettres familieres que Destouches écrivoit au Chevalier son éleve, avec les thêmes tout faits qu’il lui envoyoit. Il lui donne de très-bonnes leçons, qui confirment ce que nous venons de dire ; tant les hommes sont différens d’eux-mêmes quand ils parlent naturellement à leurs amis, ou au public avec quelque apprêt : Je vous crois guéri de la fureur dramatique dont vous étiez possédé, mais je vois bien que vous êtes aussi Français que moi, & qu’un jour de bon temps vous fait oublier une année de fatigue. Recommençons donc. Il dit vrai, c’est une véritable fureur. On peut dire de Moliere sans lui faire injustice, qu’il n’est pas digne d’être imité par ses dénouemens, qui tiennent plus des anciens & des farceurs d’Italie, que des grands-hommes que je viens de nommer, Corneille & Racine. Ceci sera plus amplement expliqué dans mes Commentaires des Auteurs Tragiques & Comiques, ouvrage immense, auquel je travaille depuis dix ans. Il n’a point encore paru. Ce blasphême contre le divin Moliere est bien-tôt reparé : Si j’avois trois statues de Corneille, Moliere, Racine, je mettrois Moliere au milieu, Corneille à droite, & Racine à gauche. Malgré la supériorité bien reconnue de Corneille & de Racine, je donne le pas à Thalis sur sa sœur Melpomene. C’est ma façon de penser . C’est qu’il n’a jamais fait que des comédies. En revanche il éleve bien haut Thomas Corneille, frere du grand : Il est infiniment plus estimable qu’on ne l’imagine. Jamais homme n’a mieux possedé l’art de bien conduire une piece de théatre. Je ne sais si toute cette doctrine passera pour orthodoxe.

En voici une bien plus importante : Regle depuis bien long-temps établie par la pratique. Toute comédie de caractere doit représenter un caractere ridicule. S’il est odieux & haïssable, trop raisonnable & trop sérieux, il ne peut jamais atteindre au vrai but de la comédie, de plaire, & d’amuser en instruisant. Il se cite lui-même en preuve. Son Ingrat, son Ambitieux n’ont pas réussi pour cette raison. Plût à Thalie que j’eusse fait cette reflexion. Quand j’entrepris l’Ingrat, je ne me serois pas avisé de traiter un caractere si odieux que les Comediens même ont de la repugnance à se charger de ce rôle, quoique très-vif & très-bon, & que ce soit une de mes meilleurs pieces, fortement versifiée, assez bien conduite & très-intéressante. L’Ambitieux n’est pas propre pour la même raison ; aussi n’ai-je prétendu faire qu’une tragi-comédie d’un goût nouveau, qui alliat les traits sublimes de la tragédie avec le plaisant de la comédie.

La comédie n’est donc point faite pour corriger la partie essentielle des mauvaises mœurs, les vices haïssables, mais seulement les ridicules ; distinction fausse. Aucun vice qui ne soit haïssable, quoiqu’ils ne le soient pas également. Où est donc cette utile école, cette sainte reformatrice, ces utiles leçons qu’on fait tant valoir, qui l’emportent sur tous les Prédicateurs ? N’est-ce pas sur les plus grands vices qu’elle devroit commencer d’exercer son zele ? La comédie raisonnable & sérieuse ne seroit-elle pas plus efficace que des farces, que leur frivolité décrédite ? Le grand ennemi de la société, le vol, le meurtre, l’adultere, l’ingratitude, la perfidie, l’ambition, la colere, l’emportement, n’ont pas à craindre ses traits. Elle manqueroit son but, elle ennoyeroit, si elle attaquoit ces monstres ; mais une Prétieuse, une Savante, un Mari jaloux, un Medecin à chapeau pointu, un Malade imaginaire, un Avare, un Misantrope, voilà les objets de ses exploits & les bornes de sa reforme. C’est un Medecin qui guérit une égratigneure, mais n’a point de remede contre la paralisie, la goutte, la fievre, &c. Mais l’impureté qui regne si fort sur le théatre, n’est-elle pas un vice odieux & honteux ? Sans doute elle devroit l’être. Elle deshonore le coupable, trouble les familles, ruine les fortunes, altere la santé, & entraîne à ses suites les plus grands désordres ; mais elle plait aux cœurs corrompus, titre sacré sur le théatre. Son but est de plaire & d’amuser ; qui y réussit mieux que la galanterie ? Le théatre lui doit tout, il est trop reconnoissant pour ne lui être pas fidelle.

Destouches a un procès avec l’opéra. Il se plaint que l’Académie Royale de Musique lui a enlevé sa Fagonde. Cette farce, qui ne mérite d’être ni enlevée ni réclamée, fut composée sous le titre de Veillée, ou Mariage de Fagonde, à Sceaux, pour amuser la Duchesse du Maine, & qu’elle eût la bonté de trouver bonne pour récompenser le zele de l’auteur, & cent autres bagatelles, dont on a fait un recueil, que personne ne lit. Quatre scenes de danse, de divertissement, composent ce petit ouvrage admirable pour le théatre de la Foire. Une vieille femme est amoureuse d’un jeune Paysan qui se moque d’elle. Elle fait déguiser des gens en Lutins & en Diables, qui vont pendant la nuit faire peur à cet imbécile, le ménacent, le tourmentent, l’enlevent, & le forcent à consentir à son mariage avec la vieille sorciere. Il n’y a aucune invention, & dans l’exécution aussi peu d’esprit. La musique, qu’on dit bonne, fait tout son mérite. L’Opéra s’en est emparé, & tout Paris y a couru ; ce qui ne fait pas son éloge. Je suis émerveillé , dit avec raison l’auteur dans la préface, ce qui redouble ma surprise, c’est que quelques beaux esprits se vontent d’en être les auteurs. Si peu de gloire , ajoute-t-il sensément, ne valoit pas la peine de mentir. Il a tort d’être surpris. Tout ce qui porte l’empreinte de la galanterie est si fort du goût des François, qu’on se l’arrache. Le mot de vieille ou de mariage est trop sérieux pour plaire à l’opéra. On l’a changé, & on a donné ce divertissement sous le nom d’Amour de Fagonde, qui pique plus agréablement le palais des coulisses & des loges. L’Auteur se plaint encore que le goût depravé a fait assaisonner sa piece de beaucoup de licences & de mauvaises maximes , qu’il a supprimé. Il assure qu’il l’a donnée telle qu’il la faite. Malgré tous ces retranchemens, il n’y reste que trop encore de morale lubrique, d’images lascives, de sentimens très-peu conformes aux bonnes mœurs, & fort déplacés, j’ose le dire, dans la bouche d’un sage & d’un Ministre, & dans les oreilles d’une grande Princesse. Mais il nous a averti que c’est le moyen d’amuser & de plaire, & que d’amuser & de plaire est le vrai but de la comédie. Il a suivi ses propres regles.

Il y a eu un autre Destouches, non moins célebre, qui tient au théatre. C’est un Musicien qui a fait plusieurs opéras. Il fut autant & plus goûté dans son genre que le Poëte dans le sien, & bien rapidement. La premiere de ses pieces l’éleva au comble de la gloire musicale, parce qu’il travailloit de génie sans connoître les regles de l’art, & que le Poëte devoit tout à l’art & à l’usage du monde. Il étudia les regles ; son génie fut refroidi & comme enchainé. Ses dernieres furent moins applaudies. Il eut d’abord l’approbation la plus marquée de Louis XIV, qui l’aimoit autant que Lulli, qu’il remplaça. C’étoit alors en France le dernier période de la science des sons. Il fut Surintendant de l’Académie de Musique & de la musique du Roi, avec quatre mille livres de pension, outre le casuel. Voilà encore un homme que le théatre aveugla sur les intérêts de son ame. Il fut d’abord appelé à l’état Religieux, & en fit les exercices. Il porta le zele jusqu’à suivre les Missionnaires que le Roi envoya à Siam pour convertir les Infidelles. A son retour en France, il renonce à sa vocation, & prend le parti des armes. Il renonça encore au service, & se livra au théatre lyrique. Il avoit recours à des Musiciens pour composer les basses, & écrire sa musique. Il mourut entre les bras d’Euterpe & de Melpomene. On ne dit pas comment ; mais sans-doute avec moins de consolation & de sûreté pour son salut, malgré tous les applaudissemens du parterre, que s’il eût continué à marcher sur les traces de François Xavier.

Campar, Musicien plus célèbre, plus fécond, plus habile, est un homme sans conséquence pour la morale, dont les aveux & la conduite ne mettent aucun poids dans la balance. Il passa & gagna sa vie à composer de la musique, il n’eut à la Cour aucune dignité musicale ; mais il brilla dans tous les Concerts, dans les Métropoles & à l’Opéra. Il a également travaillé pour de l’argent dans le sacré & dans le prophane, passant de l’Orchestre à l’Eglise, & de l’Eglise à l’Orchestre, comme un Tailleur qui du même ciseau coupe les habits du théatre & un ornement Sacerdotal ; & ayant le même succès dans l’un & dans l’autre, il inspire tout-à-tout l’amour & la devotion. Sa musique tendre & touchante va au cœur par la douceur & la mélodie, & plait aux amateurs par la variété, les saillies, le naturel de son chant, & l’art assez rare, avec lequel il ajuste les sons aux paroles Latines & Françoises, & par une espece de langage énergique en exprime le sens avec justesse. Il est pour ainsi dire à l’unisson des mots & des pensées. Moins profond que Rameau qui l’a suivi, plus abondant que Lulli qui l’a précédé, & dont il n’a rien emprunté, étant assez riche de son fonds, s’il ne surpasse ni l’un ni l’autre, il en a approché de fort près, surtout de Lulli, par la douceur touchante de son chant. Tous les Musiciens de l’Opéra sont comme les Poëtes, ou des gens voluptueux qui n’ont vécu que pour leur plaisir, ou de vils & bas mercénaires qui ont gagné leur vie à faire le plaisir des autres ; ce qui ne fait l’éloge ni de leur sainteté, ni de la sainteté du théatre qui les a perdus, & engloutis dans les vices, ou les en a rendus les agens & les objets.