(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre VI [V]. Élizabeth d’Angleterre. » pp. 142-187
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre VI [V]. Élizabeth d’Angleterre. » pp. 142-187

Chapitre VI [V].

Élizabeth d’Angleterre.

JE n’examine ni en historien, ni en politique les évenemens du régne d’Elizabeth, qui l’ont fait regarder comme une grande Reine, ou plutôt comme un grand Roi, selon l’antithese du fameux distique qui courut sous le regne de Jacques I. son successeur, & qui est plutôt la satyre de l’un que l’éloge de l’autre : Rex fuit Elizabeth sed nunc Regina Jacobus ; error naturæ sic in utroque fuit. Chacun selon les loix d’Angleterre doit être jugé par ses pairs, les Princes par les Princes, les Comédiens par les Comédiens, plus en état que personne d’aprécier leurs talents & leur jeu. A ce titre le théatre a droit de monter sur le tribunal. Qu’on croie, si l’on veut, les prétendus bons mots de Sixtequint : Il n’y a en Europe que trois grands Princes, Henri IV, Elizabeth & moi. Si le Pape pouvoit se marier, j’épouserois la Reine d’Angleterre ; de ce mariage il naîtroit des Césars ; pasquinade qu’on attribue à Elizabeth aussi-bien qu’à Sixte, qu’on a fait passer de la statue de Marforio au Vatican, pour lui donner du relief, qu’on a même assaisonnée d’obscenités, pour les rendre plus piquans ; mais qui ne sont ni de la gravité d’un Souverain Pontife, ni du génie austere de celui-ci. Il n’y a d’avéré que ce mot, un grand cervella de Principessa , c’est-à-dire en bon François, cette Princesse a bonne tête.

Je ne touche point aux lauriers qui ceignent son front, élévation du génie, fermeté d’ame, étendue de connoissance, en un mot à toutes les perfections que lui prodigue la flatterie. Elle a établi la religion Anglicane, ébauchée par son pere, & renversée par sa sœur, elle a fomenté les troubles des Pays-bas & de la France. Dans le fonds elle n’avoit aucune religion. Il y auroit de l’ingratitude aux Protestans & aux Incrédules de ne pas faire une héroïne de cette célébre Philosophe. Je ne révendique que ce qui appartient au théatre dans la vie de ce fameux personnage. Mes prétentions vont loin. On y voit par-tout une actrice supérieure aux Clairons & aux Chammelés par l’habileté à jouer toute sorte de rôles, & par les passions & les foiblesses ordinaires aux actrices. Mais ses taches sont couvertes par ses talents ; dites plutôt qu’elles effacent la gloire de ses talents, & que la profusion des éloges décrédite.

Je n’appelle Elizabeth Comédienne que d’après toute l’Europe, toutes les Cours, tous les Ambassadeurs qui ont traité avec elle, d’après toute l’Angleterre, son Parlement, sa propre Cour, jusqu’à son Bouffon qui le lui disoit sans façon, d’après elle-même qui en plaisantoit, & s’en faisoit gloire. Vrai Cameléon, elle trompoit tout le monde, & jouoit continuellement la comédie. Si elle eût été actrice, elle eût excelé dans son art ; & si une de ces actrices déliées, qui savent si bien se contrefaire, eût été sur le trone à sa place, elle y eût fait tout ce qu’y fit Elizabeth. Justifions cette idée. Partageons sa vie en différens drames, & chacun en divers actes. Un bon poëte n’auroit qu’à les remplir, pour composer le théatre d’Elizabeth. Un Roi de France fit autrefois jouer pendant trois jours la vie de Jeanne de Naples. On suivit toutes ses actions depuis le berceau jusqu’au tombeau ; spectacle maussade & sans ordre. Le plan que je donne sur Elizabeth a un ordre ; il ne faut que couper & dialoguer les scenes pour en faire des comédies.

Sa Personne.

Acte prémier. Son extraction. Et sequitur leviter filia matris iter. Ajoutons patris iter. Elizabeth eut dans son pere & dans sa mere l’exemple de toute sorte de crimes. Ce double sang corrompu couloït dans ses veines. Elle tenoit de tous les deux. Tout le monde connoit Henri VIII son pere, & en a horreur. Il s’est peint lui-même dans ces paroles : Je n’ai jamais pardonné à aucun homme dans ma colere, ni épargné aucune femme dans mes amours. Anne de Boulen sa mere eut tous les agrémens, la coquetterie & les vices des actrices. Elle vint à quinze ans à la Cour de France puiser à la source. Fille d’honneur de la Reine, charge qu’il a fallu abolir, elle y fit son apprentissage, & revint en Angleterre étaler toutes ses graces naturelles & acquises. Henri, dont la debauche voltigeoit sur toutes les femmes, devint amoureux de celle-ci. Elle mit à profit son art funeste pour enflammer le Roi, & l’aveugla jusqu’à l’épouser.

Deux grands obstacles s’opposoient à ce honteux mariage. Henri étoit marié depuis vingt ans, & avoit une fille ; il falloit faire divorce avec sa femme, & déshériter sa fille ; la religion ne permettoit pas l’un, les loix du royaume s’opposoient à l’autre ; Henri étoit Catholique & zelé défendeur de la foi. Il avoit reçu du Pape ce glorieux titre. Les Rois d’Angleterre le prennent, quoique ennemis de l’Eglise qui le leur a donné. Il avoit besoin du Pape, & ne se flattoit pas de le gagner. Il faloit donc détruire en Angleterre son autorité, & faire un schisme. Le Roi ne pouvoit s’y résoudre ; Anne en vint à bout par ses caresses. Cet événement, si funeste à la religion, est l’ouvrage d’une comédienne. Il mérite cette origine. C’est encore l’époque de la naissance d’Elizabeth, autre comédienne, moins belle, mais plus habile que sa mere. On y est parvenu par une route inondée de sang, & semée de crimes, qui n’avoit d’autre mérite que le libertinage du théatre. Sous quels auspices est née cette Princesse, quels présages de ses attentats : Nec imbellem feroces progenerave aquilæ columbam !

Anne de Boulen, pour qui on avoit frappé des medailles, & fait les plus belles fêtes, ne jouit pas long temps de ses crimes. A peine fut-elle affermie sur le trône par la mort de Cathérine d’Aragon, dont elle avoit pris la place, qu’elle en fut honteusement précipitée. L’inconstance du Roi, qui prit du goût pour une autre, prépara sa disgrace. Il voulut se défaire de sa seconde femme comme il s’étoit débarrassé de la premiere. Il alla plus loin ; il la fit décapiter. Anne elle-même par sa legereté, son indiscrétion, ses amours, jusqu’avec son propre frere, contribua à son malheur. On l’accusa d’adultere & d’inceste. Elle fut condamnée par un Prince jaloux qui ne l’aimoit pas. La mere d’Elizabeth périt par la main du bourreau, & laissa à sa fille, avec la tache de bâtardise, l’infamie des crimes qui l’avoient conduite au trône & à l’échaffaut, sans avoir même la liberté de la justifier & de s’en plaindre. Son pere & son Roi en étoit l’auteur. L’apologie de la mere eût été la condamnation du pere. Tels furent les premiers jours d’une vie qu’on donne pour une merveille, & qui par ses fouberies, ses scandales, son libertinage, ne fut que la copie de celles de ses coupables auteurs.

Quo semel est imbuta recens servabit odorem testa diù. Anne finit ses jours en comédienne, comme elle les avoit commencés. Après avoir entendu son arrêt, elle se mit à sa toilette, se fit magnifiquement parer ; & superbement habillée, elle monte sur l’échaffaut, comme sur le théatre, y rit, y pleure, comme une folle. Elle avoit sans doute perdu la tête. Tout le monde l’avoit adorée : il rit, il se moque d’elle, comme le parterre fiffle un acteur qui joue mal : bien différence de Marie Stuart, qu’Elizabeth fit décapiter, qui parut sur un échaffaut avec la modestie & la piété la plus édifiante, & arracha les larmes de tous les spectateurs. Marie avoit de la religion.

Acte II. Sa Naissance. L’héroïne Angloise vit le jour au milieu de ces horreurs. Son berceau fut fouillé du sang de sa mere, & inondé avec toute l’Angleterre du sang le plus illustre que son pere faisoit couler à grands flots. Le théatre de Crebillon & de Shakespear n’ont jamais présenté rien de si tragique. Le regne d’Henri VIII. & en particulier ses amours avec Anne de Boulen, fourniroit de la matiere à vingt tragédies, dont le recueil formeroit le théatre le plus sombre. M. Arnaud auroit pu le choisir pour son nouveau genre de tragique. Il y auroit trouvé des scenes réelles plus horribles que ces cimétieres & souterains religieux, qui ne sont que des chimeres, enfantées par une imagination noire, comme le Cleveland & l’homme de qualité de l’Abbé Prevot. Jamais Prince plus féroce, plus sanguinaire, plus avare, plus débauché que le fondateur de l’Eglise Anglicane. Les têtes les plus distinguées tomberent toutes sous le fer de ses bourreaux. Il enleva les biens de tous les Catholiques. Il dépouilla toutes les Eglises & les Monasteres, & versa tous ses trésors dans le sein de ses flatteurs & de ses maîtresses. Il renversa la religion dont il avoit dans ses écrits démontré la vérité, & par une absurdité qui tient du délire, il se donne le titre de son défenseur, comme si le Roi d’Espagne se faisoit Protestant, & continuoit à se donner le titre de très-Catholique. Les Protestans crient contre la journée de S. Barthelemi, & louent le regne d’Henri VIII, qui fit couler plus de sang en détail que Charles IX dans ce jour funeste. Son regne a été une S. Barthelemi continuelle. Celui de sa fille, qui en naissant respira cet air, ne fut guere moins tyrannique ; mais il fut entremelé d’intermedes comiques qui diversisioient la scene tragique.

On trouve dans l’histoire quelques Princes aussi débauchés, mais on n’en trouve point dont les excès soient allés jusqu’à prophaner dans sa propre religion la sainteté des mariages, de toutes les manieres dont un mariage peut être prophané. 1.° Par des adulteres sans nombre ; aucune belle femme n’étoit en sureté dans son royaume. 2.° Par le divorce avec sa femme légitime, après vingt ans de mariage, & en ayant eu des enfans. 3.° Par la pluralité des femmes, publique & autorisée, en ayant épousé une seconde pendant la vie de la premiere. 4.° Par le tyrannicide, ayant fait mourir trois de ses femmes, pour en épouser d’autres, qui étoient plus à son gré. 5.° Par la violence, ayant forcé Anne de Cleves, parce qu’il ne la trouvoit pas assez jolie, à demander la dissolution de son mariage. Il a commis tous ces sacrileges, non en secret, mais publiquement, avec le plus grand scandale ; non par voie de fait, & dans un transport de passion, mais avec reflexion, par les voies de la justice, les faisant accuser, juger, condamner à mort par des juges, & des faux témoins intimidés ou corrompus ; un autre par le trait le plus barbare, lui faisant faire l’opération Césarienne, dont elle mourut trois jours après. Ces femmes achetées par tant de crimes, il ne put se les attacher ; elles lui furent infidelles. Lui-même les en déclara, & les en fit punir. La derniere, qui lui survécut, l’aimoit si peu, & se consola si aisément de sa mort, que, contre toutes les loix de la bienséance, elle n’attendit pas un mois à se remarier. Il se joua de même de ses enfans, tant de sa premiere femme que des autres. Il les faisoit déclarer tantôt bâtards adultérins, tantôt légitimes, tantôt inhabiles à succeder, & tantôt ses héritiers légitimes, & pour comble de scéleratesse, faisant servir la religion de prétexte à l’un & à l’autre. Quel mêlange affreux de tragique & de comique ! sous quels auspices est née, & quel chaste sang a reçu la sainte vierge Elizabeth !

Acte III. Sa Légitimité. Dans la religion Chrétienne, où le mariage est indissoluble, & la pluralité des femmes défendue, la bâtardise d’Elizabeth est-elle douteuse ? Fruit infortuné du vice, elle nâquit d’une maîtresse, à qui son amant jugea à propos de donner de son autorité le nom & les honneurs d’épouse légitime, pendant la vie de la premiere, dont il avoit des enfans. Sa conduite fut l’aveu & la condamnation de son crime. Il demande la dissolution de son mariage à l’Eglise, à qui seule il appartient de prononcer sur ce lien sacré. La cause est plaidée devant le Pape, juge reconnu de toutes les parties, & par lui-même invoqué. Elle y est sollicitée, poursuivie avec toute la vivacité d’un Prince amoureux. Le Pape suspens son jugement, pour donner le temps de moderer la violence d’une passion insensée ; enfin il le porte, refuse la dissolution, confirme le mariage, & par conséquent déclare illégitime le fruit de l’adultere. Tel fut le secret ressort de la conduite d’Elizabeth. Cette Princesse ambitieuse ne s’embarrassoit guere de la religion Protestante, mais elle étoit intéressée à ne pas embrasser la religion Catholique qui la condamnoit.

Henri furieux du refus de Rome, & plus aveuglé que jamais par sa passion, n’en appela pas à un tribunal supérieur ; il n’en connoissoit pas. Le Clergé de France n’avoit pas encore décidé la supériorité du Concile, & d’ailleurs personne n’a jamais appelé du Pape au Concile pour des affaires particulieres. Il en appela à lui-même par une entreprise inouïe dans le monde qui feroit rire, si elle étoit moins tragique. Il s’attribue toute l’autorité ecclésiastique, dont il dépouille le S. Siege, non pour une fois, mais pour toujours : & ce qui est encore plus incroyable, adopté par une nation éclairée, il se cree lui-même chef de l’Eglise, s’erige un tribunal, où il s’assit, & juge sa propre cause, casse son premier mariage, & en declare la fille bâtarde, confirme le second, & en déclare le fruit légitime. Voilà les titres d’Elizabeth, écrits dans le Parlement de Cithere, par les mains de la folie & de la débauche.

Ils ne furent pourtant pas respectés, même à Cithere, par le nouveau Juge qui les avoit accordés. L’amour les effaça bien-tôt sur l’échaffaud avec le sang des graces qui les avoient obtenus, en faveur de nouvelles Déesses, qui monterent sur le trône après elle. Leur regne ne fut ni plus heureux, ni plus long. Le nouveau Pape ne se croyoit pas infaillible, & ne jugeoit pas que Rome eut si grand tort. Il cassa ses propres décrets, & rendit hommage à ceux de Rome. Il déclara la fille de l’amour illégitime, inhabile à lui succeder, & Marie sa premiere fille légitime, héritiere de ses Etats. Sa mort mit fin à ses variations, à ses cruautés, à ses débauches. Edouard son successeur, fils d’une troisieme femme, revêtu comme lui de la Papauté, confirma par son autorité royale & pontificale la derniere délaration de son pere. Marie, qui regna après lui, confirma le jugement de son pere & de son frere. Elizabeth, pendant trois regnes jouet de l’amour & de la fortune, méprisée de trois Souverains, du Parlement & de la Noblesse, joua la scene obscure d’une simple particuliere. Rebut de tout le monde, fruit criminel d’un mariage odieux, reprouvé par les loix, anathématisé par les deux Eglises Catholique & Anglicanne, par les deux Papes Clément & Henri, cette actrice est fort au dessous des actrices ordinaires, qui du moins légitimes, & avouées de leur famille, sont en plus grand nombre que celles dont le pere se cache dans les coulisses ; familles obscures, à la vérité, mais l’obscurité de la naissance déshonore moins que l’infamie du crime.

Je sai que dans la suite l’intrigue, la crainte, les présens, l’autorité, ont attaché au Parlement, qui n’a de loi que l’intérêt, des arrêts qui l’ont légitimée & ennoblie. Elizabeth, malgré tous ces obstacles, est montée sur le trône. Cette contradiction déshonore plus les auteurs qu’elle n’honore l’idole qui en fut l’objet. C’est une muraille dégradée qu’on a récrepi, une actrice vieille & l’aide que sa femme de chambre a fardée : un roturier à qui, pour de l’argent, on a donné le titre de Noble, de Marquis, de Comte. Le vermillon, le plâtre, le parchemin, ne font que constater la pâleur & les rides qui la défigurent, & la fraiche date de sa noblesse est l’antiquité de sa roture. L’Eglise Anglicanne devroit bien aussi appliquer le vermillon & le plâtre à fabriquer d’anciennes traditions, pour récrepir & étayer sa doctrine, dont toutes les communions Chrétiennes se moquent, qui n’est pas moins isolée dans la religion, que l’est dans l’Océan l’isle qui l’a enfantée, & que les vertus d’Henri, d’Anne de Boulen & d’Elizabeth n’accréditent pas. On auroit dû, pour sauver un peu son honneur & celui de ses chefs, masquer un peu son origine, & farder ses Apôtres, qui ne ressemblent guere à ceux qui annoncerent l’Evangile à leur nation. Convenons que sous la main de Thalie & de Melpomene, il se feroit des scenes intéressantes.

Acte IV. Son Éducation. Elizabeth fut élevée comme les personnes de sa qualité. Rien que de fort commun dans le choix de ses maîtres, & dans la maniere de l’instruire. Elle répondit mieux que d’autres, parce qu’elle avoit de l’esprit & de la pénétration. On lui donna une teinture de l’histoire, de la géographie, des languevivantes d’Europe, qu’elle parla toujours fort mal, & du latin, qu’elle entendoit passablement. Dans un siécle d’ignorance, c’étoit un prodige. Les belles lettres, que les Medicis favorisoient en Italie, & que François I avoit attiré en France, furent long-temps à passer le détroit. Henri VIII ne s’occupoit que de son libertinage, Anne de Boulen de son élevation, & ne pensoient point à en faire une savante. Sa mere avoit appris le François à la Cour de Louis XII, & le commerce des deux nations si voisines rendoit le François commun en Angleterre. Le rejour de Philippe II à Londres pendant son mariage avec Marie y avoit rendu l’Espagnol familier. Tout cela ne coûta rien à Elizabeth. Il est vrai que pendant son exil & sa disgrace, elle fit pour se désennuyer des lectures, qui lui ouvrirent l’esprit, & lui donnerent quelques connoissances ; mais elles étoient fort médiocres, il n’en reste aucun monument. On voit dans sa vie quelques lettres assez bien écrites, quelques saillies assez ingénieuses, quelques réponses adroites, comme on en trouveroit dans la plûpart des femmes de la Cour & du grand monde. Mesdames de Sevigné, de Maintenon, de la Fayette, du Chatelet, lui sont infiniment supérieures. Personne ne parleroit de sa littérature, si elle n’eût été sur le trône.

Elle savoit parfaitemens le Latin, s’il faut en croire ses panégyristes sur leur parole ; & même le Grec. Peu s’en faut qu’on n’y ajoute l’Hebreu & l’Arabe. Elle avoit fait quelque version des satyres d’Horace, qu’on appelle traduction, qui furent imprimées. C’étoit si peu de chose, que malgré l’excès de leur flatterie, les Anglois les ont laissé perdre. Elle répondit quelque mot Latin à des Ambassadeurs Polonois, qui l’avoient haranguée dans cette langue ; & surprise d’elle même, tant elle en étoit peu persuadée, elle disoit à ses Dames : Je viens de décrasser mon vieux Latin. Elle lâchoit quelque mot Latin à Cargli son bouffon, pour se divertir, quoiqu’il ne l’eût jamais appris. L’en écorchoit quelquun pour lui répondre sur le même ton. C’étoit une conversation macaronique. Quel chien de Latin me parle-tu là ? dit-elle ; car elle avoit toujours quelque mot grossier à la bouche, preuve d’une éducation négligés. Madame, lui répondit-il, il est de la meme espece que le vôtre ; je parle un Latin de fou, & vous un Latin de femme. Il a raison, dit-elle en riant, j’ai oublié mon Latin.

Pour la religion, partie de l’éducation la plus essentielle, & communement la plus négligée, on ne lui en enseigna aucune, même la Protestante. Henri & sa Cour n’étoit point Protestant. On ne lui inspira que la haine du Pape, qui en condamnant le divorce de son pere, declaroit sa mere adultere, & sa naissance illégitime. Cette Princesse fut d’abord confiée à sa faute, qui par cette raison étoit forcenée contre Rome. Une femme ne pardonne point cette injure. Elle passa dans les mains des trois femmes de son pere, qui pour faire la cour à leur mari, lui marquoient de l’amitié, & entretenoient sa haine. Quelle religion pouvoit-on lui enseigner ? Il n’y avoit aucune doctrine de fixe dans le royaume. A l’exception de l’autorité du Pape, qu’il s’etoit arrogée, Henri étoit & vouloit paroître Catholique, rejetoit Luther & Calvin, faisoit bruler les Protestans & les Papistes. Il fit dans la suite des changemens. Son successeur en fit encore davantage. On ne savoit à quoi s’en tenir. De ces variations & de ces troubles, il dût se former un cahos dans l’esprit d’une jeune personne ; c’est-à-dire une incertitude, une indifference entiere sur la religion : ce qui arriva en effet à Elizabeth, qui n’eut jamais aucune religion.

L’adversite est une grande maîtresse. Elizabeth fut long-temps à son école. Abandonne dégradée, disgraciée, exilée, emprisonnée, accusée des plus grands crimes, & au moment de mourir sur un échaffaud comme sa mere. Elle ne fut sauvée que comme par miracle. Elle étoit obligée de se ménager avec tous les partis, qui pendant trois regnes agitoient si violemment la Cour & l’Etat. Ainsi se formoit en elle cette profonde dissimulation, qui donnoit le change aux plus fins, cette fécondité inépuisable de prétextes pour se débarrasser de tous ses engagemens, ce vernis insinuans de modération, de douceur, de politesse, qui faisoient recevoir ses refus & ses défaites, sans être offensé de sa discrétion dans ses galanteries. Son premier amour avec Devonshire lui fit courir les plus grands risques. Elle ne se sauva que par le secret. C’étoit déjà une parfaite Comédienne. Les actrices n’ont plus besoin de précaution. Cet art d’aimer, qu’Elizabeth appeloit divin, s’est envolé avec Astrée. La débauche a pris sa place ; il est devenu inutile.

Acte V. Son Elêvation au trône. Par une révolution romanesque, & un vrai coup de théatre, elle passa de la condamnation aux hommages, de la prison au trône. Les folies de sa cavalcade, les excès de son faste, sa qualité de femme & de bâtarde, font de son : couronnement une vraie farce. Le comique en est commun avec bien d’autres Princes, qui ont porté aussi-loin Pivresse de la fortune. Malgré l’indécence & le ridicule que nous y trouvons, on a vu regner des bâtards & des femmes, sur-tout en Angleterre, où l’on reconnoit leur droit à la couronne, que notre loi Salique proscrit. Et Louis XIV, par son édit enregistré au Parlement, y appeloit ses enfans naturels, après tous les héritiers légitimes. Mais ce qui surprit, & fit rire tout le monde, ce fut le Parlement des femmes, & l’opposition de tous les Souverains à son élevation, que tous ensuite reconnurent.

Ses trois prédécesseurs & son Parlement s’étoient déclarés contre elle. Le Pape éclara par ses bulles, & Pasquin par ses bons mots. Le Roi de France refusa ses Ambassadeurs, & ne voulut pas la reconnoître. L’Espagne, qui d’abord offrit de la faire légitimer, pour obtenir son mariage, publia un édit solemnet qui la déclara bâtarde & hérétique, & défend de lui donner d’autre qualification ; puérilité inutile, & peu digne de Philippe II. Ces deux Princes firent réellement jouer Elizabeth sur les théatres de Madrid & de Paris. On représenta son couronnement à Paris. On fit paroître sur la scene Anne de Boulen, sa mere, qu’on traitoit d’adultere, & elle de bâtarde, de comédienne, d’usurpatrice ; spectacle grossier, où aucune unité de temps ni d’action n’étoit observée. La Cour y applaudit, Elizabeth en fut outrée ; & comme elle attribuoit tout aux Catholiques, elle n’en fut que plus furieuse à les persecuter. Elle avoit tort. La Cour de France, qui ne l’aimoit pas à cause de Marie d’Ecosse, qu’elle croyoit devoir être Reine d’Angleterre, n’agissoit point par des vues de religion. La farce d’Espagne fut plus grossiere. Ce n’étoit pas la mere, c’étoit elle-même qu’on représentoit, comme une femme de mauvaise vie, livrée à grand nombre de libertins, qui en abusoient d’une maniere indécente. Ces excès, qui ne sont pas dans le génie d’une nation grave & sérieuse, furent vrai-semblablement inconnus à Philippe II, de tous les Rois le plus severe. Les Papes ne se sont jamais demenois ; mais le Parlement, la Nation, l’Europe entiere l’a reconnue. C’étoit un théatre où la passion jouoit tous les rôles. C’étoit une premiere actrice, qui changeoit d’habits à une piece où la décoration changeoit à toutes les scenes.

Une autre face qu’elle joua, ce fut le Parlement des femmes. La premiere fois qu’elle tins ce grave Parlement qui regle l’Etat, elle y mena toutes ses Dames, qui prirent place avec les Milords ; à peu près comme Heliogabales, qui forma un Sénat de femmes, & l’Abbé-Desfontaines, qui imagina celui de l’isle de Babilari ; comme si le Roi de France menoit les femmes de sa Cour aux lits de justice. Les Milords, qui ne s’attendoient pas à une chambre de Pairs mi-partie, en murmurerent si hautement que toutes les graces furent obligées de se retirer, & ne parurent plus. Cependant Elizabeth n’avoit pas tort. Y a-t-il plus d’inconvenient de donner à des femmes les charges de l’Etat, que de leur en confier le gouvernement ? Si la Reine a droit de sieger au Parlement, pourquoi en exclure les Miladis ? Elles représenteroient une Reine aussi-bien & mieux que les Milords. Qu’un homme représente une femme, ou une femme représente un homme, c’est la même bisarretie. Les meres peuvent même en France être Regentes des Rois mineurs, & gouverner pendant leur minorité. Pourquoi ne le pourront-elles pas de leur chef ? Un enfant d’un au influe-t-il dans les affaires ? C’est une contradiction dans les loix. C’en est une dans la loi Salique, que la plûpart des Provinces de France soient parvenues à la Couronne par les femmes, la Bretagne, la Navarre, la Guienne, le Languedoc, la Provence, l’Artois, &c. & que les femmes ne puissent pas gouverner le patrimoine qu’elles ont apporté, & dont elles étoient Souveraines, dont les Rois ne jouissent que comme exerçant leurs droits. Pourquoi au sacre des Rois ne pourront-elles pas représenter les Pairs absens, dont elles ont apporté en dot les Pairies ? Au sacre de Philippe le Long cet honneur fut accordé à la Comtesse d’Artois, au sacre de S. Louis il fut refusé aux Comtesses de Flandre & de Champagne, &c. mais cet objet nous est étranger.

Ses Mœurs.

Acte premier. Sa Virginité. Cet acte est admirable par son comique. Cette qualité de Vierge, de toutes la plus douteuse dans Elizabeth , dit Fontenelle dans ses dialogues, la plus douteuse & la moins crue, fut célébrée par son ordre, comme les conquêtes des Romains. Une grande contrée en Amérique ayant été découverte par les Anglois, elle la fit appeler la Virginie, à l’honneur de la Vierge Elizabeth ; comme l’on disoit Scipion l’Affriquain, Scipion l’Asiatique, ou comme l’on donnoit aux villes nouvellement bâties le nom de leur fondateur, Pompeyopelis, Adrianopolis, Césarée. Heureusement la région illustrée par sa virginité est placée dans un autre monde, où les Sauvages ne lisent pas les gazettes. En Europe on ne l’entendroit pas sans rire. Malgré ce pompeux titre, l’Angleterre même s’en moquoit, & parloit comme ce mendiant, qui n’ayant rien à perdre, osa le lui dire. L’ayant vu plusieurs fois demander l’aumône, elle dit avec mépris : Pauper ubique jacet. Il lui répondit sur le même ton : In thalamis Regina tuis hac nocte jacerem. Elle entendit l’énergie de ce mot, & comme elle en sentoit la vérité, elle prit le parti d’en plaisanter.

La jalousie & l’étalage de sa virginité alloit jusqu’à la fanfaronade. Elle dit à son Parlement, je ne veux d’autre épitaphe que celle-ci : Ci git Elizabeth, qui a vécu & est morte Vierge & Reine  ; ce qui fut exécuté sans rire. Il y a eu quelquefois des Actrices qui faisoient les prudes & se piquoient d’avoir de bonnes mœurs. L’Almanach a eu la complaisance de le dire. Il en est comme de la noblesse de plusieurs de nos Gentilshommes, qu’ils annoncent avec grand bruit & la plus grande assurance. Ils arborent de brillans écussons, ils se donnent des généalogies illustres, ils prennent des noms de terres, ou, ce qui est plus risible, donnent leur nom à quelque hameau avec le titre pompeux de Marquis, de Baron, de Comte ; ils achêtent des lettres patentes, & déclarent sans difficulté qu’ils descendent en droite ligne de Charlemagne ; c’est la chasteté des actrices dans l’almanach. La virginité d’Elizabeth en Amérique & ces fatuités sont très-comiques.

Il courut un bruit que la vierge étoit grosse, qu’elle avoit accouché secrettement. Elle eut en effet des coliques, des tranchées, des vomissemens. Elle fut un mois sans paroître. Cet évenement n’étoit rien moins qu’impossible. Il auroit bien étonné les habitans de la Virginie. Si la nouvelle y fut parvenue, c’en étoit fait de leur nom. Les Médecins & les Femmes de la Reine le leur conserverent. Il déclarerent que c’étoit une indigestion, pour avoir mangé trop de fruit, dont, selon le goût ordinaire des femmes, Sa virginité Britannique, mangeoit beaucoup, & de toute espece. Gregoire Leti traite d’insolent, d’impertinent, de calomniateur, ceux qui ne le crurent pas. Il paroit pourtant par le détail qu’il fait des amours de cette vierge, que cet Ecrivain n’y avoit pas grande devotion.

Mais comment nos Philosophes peuvent-ils faire de si grands éloges d’une célibataire que tout engageoit au mariage ? La nation l’en prioit, plusieurs grands Princes la demandoient, le bien de l’Etat l’exigeoit, l’esprit philosophique de la population lui en faisoit une loi, elle n’avoit point fait de vœux Monastiques, son Eglise ne les approuvoit pas, & permettoit le mariage des Prêtres. La chasteté étoit regardée, non comme une vertu, mais comme une pratique stérile, inutile, à charge à la société, & elle a la bisarrerie de s’en faire gloire ! Son pere, auteur & chef de son Eglise, sa mere, pour l’amour de laquelle tout avoit été bouleversé, ne lui avoient pas donné des leçons de continence. La Philosophie tenoit alors le même langage qu’elle tient aujourd’hui, & cependant son héroïne donne pendant toute sa vie le mauvais exemple d’un célibat volontaire, de libertinage & d’indépendance, & d’une stérilité célebrée jusqu’à donner le nom à une grande région. Dans quelles inconséquences jette la passion ! Quelle farce plus ridicule que les éloges de la virginité & de la doctrine des Protestans & des Philosophes dans leur plus celebre héroïne !

Acte II. Sa Vanité. Cette femme célebre, soi-disant vierge, eut tous les défauts des femmes : fatuité du faste, idolâtrie de sa beauté, fureur des conquêtes, jalousie d’amour, rivalité de graces, emportement de colere, licence de privautés, & même leur imprudence, malgré sa politique. Elle fut heureuse d’avoir son théatre en Angleterre, où les esprits plus sérieux s’occupent peu des foiblesses des femmes. En France elle eût été la matiere de toutes les conversations, elle eût fait faire les meilleurs vers, qui auroient envoyé sa virginité aux Indes. Dans le goût François, rien de plus pressé que de publier les faveurs qu’on a reçues ou qu’on espere. Cette légereté n’eût pas fait fortune au près d’elle ; elle ne pouvoit souffrir qu’on parlât de l’honneur des Dames. Elle en fut si allarmée qu’elle porta un édit sanglant contre les libelles diffamatoires. Elle eut beau faire, jamais Princesse ne fut plus décriée & plus flattée, une reputation si problematique laisse plus de tâche que de gloire. Son premier amant ne lui fut si cher que parce qu’il avoit l’art si rare, plus divin qu’humain, qui avoit fait de l’amour un Dieu, & de sa mere une Déesse, l’art d’aimer incognito comme les Anges . Chaque actrice a son goût. Les unes aiment l’éclat, qui flatte la vanité ; d’autres trouvent un affaisonnement plus piquant dans le secret & le silence.

Jamais femme ne fut plus infatuée de sa beauté, & plus occupée de l’envie de plaire. Jusques dans sa vieillesse, elle alloit, quand le temps le lui permettoit, donner ses audiences publiques dans son jardin, pour faire paroître sa belle taille en se promenant, & adoucir les traits de son visage, qui étoient trop gros. Ils avoient quelque chose de moins saillant & de plus fin au grand jour que dans l’ombre d’une salle. La magnificence d’un trône ne vaut pas l’éclat de la beauté. Pendant les harangues qu’on lui faisoit elle ôtoit cent fois quelqu’un de ses gants, pour faire admirer ses belles mains (Anne d’Autriche avoit dit-on la même foiblesse). Les Ambassadeurs, qui étoient instruits de ces petitesses, ne manquoient jamais, pour lui faire leur cour, de sémer dans leurs harangues de la galanterie & des éloges de ses graces. On les eût pris pour les messagers des amans. Ils lui faisoient leur Cour en se moquant d’elle. On joue à Londres une comédie qui souvent fait rire ceux qui devroient pleurer, & pleurer ceux qui ont sujet de rire. En mourant elle défendit de toucher à son corps, & de le voir nud, afin qu’on ne perdit pas l’idée qu’on avoit de sa beauté, & qu’on ne fut pas instruit de ses défauts cachés qu’on dit avoir été grands.

L’Ambassadeur d’Ecosse qui selon ses instructions devoit répandre les fleurettes, lui raconta divers voyages qu’il avoit faits, lui parla de la parure des femmes de différents pays. Elle se vanta aussi d’avoir des habits de toutes les nations. Elle disoit que sa garderobe en étoit pleine, comme le magasin du théatre, pour habiller les acteurs selon le costume. C’étoit un objet de sa vanité, pour porter celui qui lui sieroit le mieux. Depuis ce moment, elle parut chaque jour avec un habit différent, à la Françoise, à l’Italienne, à la Turque, à la Chinoise ; & c. & me demandoit chaque fois, dit l’Ambassadeur qui a donné ces Mémoires au public, quel ajustement lui convenoit le mieux. Je lui répondis que c’étoit la mode Italienne. Je savois que cette répartie lui feroit plaisir, parce que la coëffure d’Italie laisse flotter les cheveux, & qu’elle croyoit les siens extremement beaux, quoiqu’ils fussent d’un roux trop ardent. Elle me demanda quelle étoit la plus belle d’elle ou de Marie Stuart, ma maîtresse. La question étoit délicate ; il s’en tira en homme d’esprit. Elizabeth est la plus belle personne d’Angleterre, Marie la plus belle d’Ecosse. Quelle est la plus grande , ajouta-t-elle ? Je crois , dit-il, que c’est Marie. Elle l’est donc trop , répondit-elle, car ma taille est dans la juste proportion. Il en étoit de même des talens. Elle dansoit comme un enfant à soixante ans. Elle vouloit qu’on l’entendit jouer du clavecin, & demandoit si la Reine d’Ecosse dansoit & jouoit mieux qu’elle. Un Ambassadeur n’a pas d’instructions par écrit sur ces matieres-là. Comment répondre, sans déplaire à l’une ou à l’autre ?

Acte III. Son Luxe. On fait honneur à Elizabeth d’avoir réprimé le luxe des hommes par quelque loi somptuaire ; car celui des femmes fut toujours sacré : il eût fallu se réformer elle-même, & ce ne fut jamais l’objet de son zele. Cette réforme des hommes ne fut qu’une farce, qu’elle donna au Parlement pour jouer l’économie, pour en obtenir des subsides. Le Parlement n’en étoit pas la dupe. Il faut, disoient les Milords, prendre des précautions. La Reine, qui aime le faste, y prodiguera la meilleure partie de notre argent, & on en manquera au besoin. Après toutes ces grimaces, elle ordonnoit des fêtes les plus magnifiques, & donnoit des ordres précis aux hommes & aux femmes de la Cour d’y paroître avec toute la magnificence qui leur seroit possible, ce que tous s’empressoient d’exécuter, & lui formoient la Cour la plus brillante, sans qu’il lui en coutât rien. Pour sa personne, rien n’étoit épargné. Dans toutes les occasions d’éclat, plus de cent ouvriers, plusieurs mois à l’avance, étoient occupés nuit & jour à lui faire de nouvelles robes, toujours plus belles & plus riches. Toutes les estampes font foi de ses excès. Aucun de ses prédécesseurs Rois & Reines n’en avoit approché.

Au reste, que réforma-t-elle dans les hommes ? les longues épées, les longs manteaux, les grandes fraises, c’est-à-dire ce qu’il y avoit de plus embarrassant & de mauvaise grâce. Il lui falloit quelque chose de plus dégagé & de plus leste. Elle se rapprochoit des modes & de la comédie Françoise, dont sa mere avoit apporté le goût, qui fit tourner la tête à Henri. Les hommes qui y trouvoient leur compte ne s’y opposerent pas. Cet attirail Gothique fut réformé. On vit à la Cour des petit maîtres, jusqu’alors peu connus. L’élégance legere des habits a la même date en Angleterre que la nouvelle religion. Toutes les deux viennent d’une belle main, & ont le même esprit. La comédie s’y est emparée de tout. Une comédienne a donné une doctrine & des habits commodes.

Jamais on ne porta le luxe plus loin à son entrée, son couronnement, son triomphe, à l’entrée des Ambassadeurs, à la réception de ses prétendans. C’étoit une somptuosité sans bornes. L’Angleterre n’avoit jamais rien vu de pareil, même sous le regne des femmes. A son entrée à Londres, on lui avoit préparé un carosse magnifique ; tous les Seigneurs & Dames avoient aussi les leurs ; elle voulut aller à cheval pour mieux étales ses graces & ses habits superbes. Toute la Cour fut aussi obligée de prendre des chevaux, & de faire suivre les carosses à la file, ce qui allongéa infiniment le cortege. Tout le monde convenoit qu’elle avoit plus l’air d’une Comédienne que d’une Reine. Elle donna le cheval qu’elle montoit au Comte d’Arondel, qui lui avoit tenu l’étrier. Ce cheval avec le harnois étoit estimé dix mille écus. Quoiqu’elle fut très fatiguée d’une longue cérémonie, & que ses habits fussent très-pesans & très-incommodes, elle ne les quitta qu’à son coucher. Elle voulut les porter au festin & au bal. Il est vrai qu’elle n’y dansa que des danses graves. Il eût été difficile de faire des entrechats & des cabrioles avec autant d’étoffe. Quoique toutes les Dames fussent très-propres, il vous faut, leur dit-elle, des habits plus magnifiques pour mon couronnement. Il se fit peu de jours après. On emprunta, on loua toutes les pierreries, non seulement d’Angleterre, mais des Pays-bas. Tout fut superbement habillé. Elle passa tout le jour & toute la nuit précédente, quoique très-froide, & la plus longue de toute l’année, à se faire parer. Dès le matin, partit une immense cavalcade. Elle voulut, pour diversifier la scene, être dans un chat de triomphe, mais découvert malgré la rigueur de la saison, afin qu’on ne perdît rien de sa beauté. Le char & les chevaux étoient couverts de pierreries. Les Dames à son exemple furent aussi dans des chars découverts, très-riches, que suivoient à la file plus de cent carosses superbes. On avoit dressé sur son passage une foule d’arcs de triomphe ; un entr’autres, dressé par les Protestans, d’où descendit un Ange qui lui présenta la bible, comme à son interprête, en qualité de chef de l’Eglise. On oublioit que cette même bible défend aux femmes de parler dans l’Eglise. Trois jours furent consacrés à recevoir les félicitations. Elle mettoit chaque jour de nouveaux habits.

Acte IV. Sa Licence. Il faut bien de la charité , dit Baile, pour ne soupçonner rien d’impur dans Elizabeth. Si elle a conservé la continence, comme je veux bien le croire, elle a fait tout le contraire de la maxime : Si non castè, saltem cautè. Elle ne sauvoit pas les apparences. Elle aimoit la pompe, la parure, les plaisirs, le bal, la comédie, tout ce qu’aiment les femmes. Elle avoit toujours pour Valet de chambre, pour Ministre , pour favoris, les hommes les plus jeunes & les mieux faits du Royaume. Elle livroit les dehors aux soupçons, & se contentoit de garder le corps de la place ; bien différente d’Agripine, qui n’avoit point les foiblesses de son sexe : Fœminarum vitia exuerat. Malgré les minauderies de la pruderie, & la dissimulation de sa politique, sa licence étoit réellement extreme. Ce titre de vierge est un prodige de flatterie. Personne de sa Cour ne le croyoit ; mais son autorité despotique imposoit silence, & ne faisoit ouvrir la bouche que pour la louer.

Dans une audience donnée à des Ambassadeurs, un jeune homme de leur suite l’ayant envisagée, la trouva de son goût, & se tournant vers ceux qui étoient auprès de lui, leur exprima ses désirs d’une maniere très-licencieuse. Il parloit bas, mais d’un air animé. Elle s’en apperçut, se douta de ce qui en étoit. Les femmes ont une pénétration, un instinct singulier pour deviner tout ce qui tient à l’obscénité, comme un chien de chasse pour dépister le gibier. Ces trois ou quatre mots lui tenoient plus à cœur que toute la harangue de leurs Excellences. Après la harangue, elle voulut absolument savoir ce qu’avoit dit ce jeune homme. On s’en défendit beaucoup ; mais enfin on lui avoua le discours impertinent qu’il avoit tenu sur sa beauté. Elle en rit beaucoup. C’étoit une imprudence de le demander, une indécence d’en rire, mais c’en fut une bien plus grande de combler de caresses cet insolent, & de le récompenser en lui donnant une chaîne d’or, double de celle dont elle fit présent à l’Ambassadeur. Cet homme la porta toujours à son cou, & s’en faisoit gloire comme d’un Ordre de Chevalerie de la Reine. Cet Ordre étoit dans le goût de celui de la Jarretiere, si célebre en Angletere. Etoit-ce un monument de la délicate pudeur d’une vierge ?

C’est le pendant de Stratonice, Reine de Sirie. Un Peintre, mécontent d’elle, la peignit, pour se venger, dans l’état le plus indecent, mais la peignit fort belle. Il exposa son tableau, & prit la fuite. Ses sujets, pleins de zele, vouloient bruler le tableau, & courir après le Peintre pour le punir. La Reine le vit, & s’y trouvant parfaitement belle, quoique dans des attitudes peu avantageuses pour sa vertu, elle défendit de le bruler, fit chercher & revenir le Peintre, & le récompensa magnifiquement. Chez les femmes la beauté est le plus grand mérite ; il efface tous les défauts. L’amour, l’éloge de la beauté est le plus précieux hommage ; il fait pardonner toutes les fautes. Quelle actrice n’entend sans se facher, & avec plaisir, dire sur ses graces les choses les plus licentieuses, qui s’emporteroient avec fureur contre celui qui la trouveroit laide ? Elle fait bon gré de l’un, elle ne pardonne point l’autre.

Melvil, Ambassadeur de Marie, Reine d’Ecosse, qui a donné les mémoires de son ambassade, dit qu’il vit avec pitié dans Elizabeth toutes les petitesses du libertinage, & les ruses de la coquetterie, & toutes les inquiétudes que la rivalité pour inspirer à la femme la plus frivole, à une vraie comedienne. Les femmes se connoissent. Marie en l’envoyant l’en avoit prévenu. Il ne manqua pas, selon ses instructions, de sémer des fleurs de Cithere sur les pas d’Elizabeth, qui en fut très-flattée. Elle le fut moins d’une lettre d’avis que lui écrivit la Reine d’Ecosse sur les bruits déshonorans qui couroient, & les propos scandaleux qu’on tenoit sur son compte, sur les libertés qu’elle prenoit avec un nommé Cimiers, qu’elle embrassoit publiquement. L’original de cette lettre subsiste encore. On en sçut mauvais gré à l’indiscrete monitrice. Cette piece secrette de son procès, qui ne fut pas insérée dans l’information, influa plus qu’une autre sur son arrêt. La grossiereté de sa conversation étoit une autre indécence peu commune aux personnes de son rang, qui venoit d’une mauvaise éducation. Elle avoit toujours quelque jurement à la bouche, comme un Grenadier ou une Harangere ; ce qui ne convient ni à son sexe, ni à sa dignité, ni à sa religion ; & déparoit ses saillies quelque fois ingénieuses : mais quand elle les lâchoit en François, langue qu’elle parloit très-mal, ce double ridicule étoit une farce de Tabarin. Un Envoyé des Protestans de France, s’en étant moqué, elle ne voulut plus le voir, quoique un homme de mérite, & accrédité dans son parti. On ne pouvoit comprendre le sujet de son mécontentement. On le découvrit enfin. Il fallut en envoyer un autre.

Acte V. Son Avarice. Ce vice s’accorde peu avec le faste. Gregoire Leti nous apprend à les concilier. Ses immenses profusions, dit-il en plusieurs endroits, n’eurent jamais pour objet que son luxe. On ne la vit, ni soulager le peuple, ni faire l’aumône aux pauvres, ni gratifier les savans. Ses Domestiques étoient à peine payés. Elle ne fit aucune libéralité à ceux qui l’avoient le mieux servie, non pas même dans son testament, malgré les représentations qu’on lui en fit. Plusieurs familles s’étoient ruinées pour paroître avec éclat à la Cour, selon son goût. Jamais elle ne leur a donné pour fournir aux dépenses. Notre Reine , disoit-on, nous fait voir beaucoup d’or & d’argent, mais il nous est défendu d’y toucher. Si elle récompensoit ceux qui la servoient, c’étoit par des bénéfices, des charges, des emplois dans l’Eglise, la Robe, l’Epée, la Cour, où les gages sont fixés, où l’on pouvoit gagner sur le peuple, ce qui ne lui coûroit rien, jamais de sa bourse. Tous les Historiens conviennent qu’on n’a point vu de regne plus avare. Les femmes le sont communément plus que les hommes. Mais elle étoit vaine & prodigue pour elle-même, pour son luxe & son faste. C’est un grand défaut dans un Prince, en qui la libéralité, la générosité doivent être comme naturelles, & sont si faciles, puisqu’il a des trésors à distribuer, & qu’on lui tient compte des moindres choses.

Ses profusions même n’avoient rien de grand. Ce n’étoit pas des ouvrages publics, des monumens durables, des décorations réelles. Elle n’a de sa vie bâti ni Eglise, ni Chapelle, ni Hôpital, ni College, ni Bibliotheque, ni Palais, ni Jardin, ni fait de fondation d’aucune espece. Ce n’étoit que des éclairs de grandeur, une magnificence momentanée. Elle n’étoit occupée que de faste, de parure, de bonne chere, de fêtes, de jeu, de bal, de comédie ; elle n’a laisse que des garderobes & des toilettes, des robes, des rubans, de pierreries. Elle avoit pour principe : Sibi soli vivere ; mais aussi elle étoit inépuissable en promesses, en caresses, en espérances, dont elle amusoit tout le monde au dedans & au dehors, sans rien tenir ; car elle étoit populaire, familiere, d’un air ouvert & obligeant, se laissant aisément voir & approcher, disant le mot pour rire, faisant à propos un éloge, mais nulle severité pour les mœurs & la religion ; tolérant tout, ne s’appercevant de rien, à l’exception de la religion Catholique, qu’elle persécuta cruellement ; car elle étoit cruelle & sanguinaire. Tout cela ne ruine point. C’étoit une vraie Comédienne Angloise, où se réunissent les deux extremes, la férocité de la nation, & la fourberie du théatre.

La probité ne fut pas sa vertu favorite. Elle s’empara de tous les biens Ecclésiastiques, que son pere avoit d’abord pillés, mais que sa sœur Marie avoit restitués, Abbayes, Couvens, Eglises, Dîmes, elle s’appropria tout, & en sit des largesses à ses créatures très-injustement. C’étoit le bien de ses sujets & non le sien ; il devoit donc tourner au profit des peuples, & servir à diminuer les impositions. Il ne tourna qu’à ses usages. Elle n’en demanda pas moins les impositions, sans se souvenir qu’elle avoit reçu plusieurs millions des biens usutpés. M. de Turenne, plus équitable, faisoit servir au bien de l’Etat les contributions même levées dans le pays ennemi. Qu’eût-il fait s’il avoit rançonné ses sujets même ? Sa vie est pleine de pirateries : vaisseaux enlevés par ses Corsaires, vaisseaux saisis dans ses ports par ses Officiers, sans avoir jamais voulu rien rendre. Espagnols, François, Italiens, Hollandois, tout lui étoit bon,

En recevant les subsides ordinaires & extraordinaires, elle assectoit toujours d’être contente, promettoit & observoit en effet beaucoup d’économie dans les dépenses de l’Etat. Mais comme ses subsides, quoique très-considérables, ne suffisoient pas aux folles dépenses de sa vanité, elle empruntoit à toutes les mains, sous son sein privé, comme particuliere, aux riches Seigneurs de la Cour, qu’elle avoit enrichi par des charges, & ne rendoit rien. C’étoit vendre les faveurs en comédienne. On croit bien que dans la crainte d’être disgraciés, ou l’espérance d’obtenir de nouvelles graces, on n’avoit garde de lui refuser, ou de presser le payement. Le Chevalier Nanton, quoique Courtisan, avoue qu’ elle laissa plus de dettes à payer sur le crédit de ses billets privés, que ses prédécesseurs n’en avoient fait pendant cent ans . Ces dettes furent payées par l’Etat après sa mort tant bien que mal. L’Auteur ajoute fort plaisamment : C’étoit un coup d’Etat de mettre le fardeau sur le cheval, qui étoit le plus propre à la tirer d’un mauvais pas. Par ce moyen elle tira plus d’argent sans faire crier le peuple, que deux de ses prédécesseurs, de ceux même qui ont fait les plus grandes exactions. C’étoit une profusion de libéralité à son peuple , aux dépens des créanciers. Cette finesse n’est pas rare parmi nos jeunes Seigneurs pour payer les actrices.

Ses Amours.

Acte premier. Le Comte de Devonshire. Sur vingt Favoris, qui jouerent successivement derriere le théatre, il y eut deux amans avoués sur la scene, Milord Courtenai, Comte de Devonshire, & le Comte d’Essex. Le premier cueillit les prémices, & le second moissonna les débris de son cœur ; & le tout sans préjudice de sa virginité. La mort lui enleva ses deux Adonis, fort différens l’un de l’autre. Le premier étoit un Ange, qui, à la façon des Esprits, adoroit respectueusement sa pureté Angélique, sans oser y porter une main téméraire ; l’autre emporta de ses attentats un souflet & un échaffaud, sans avoir pu parvenir à la fleur précieuse, que les plus tendres amans, les plus grandes faveurs, la plus intime familiarité, sembloient ne faire épanouir que pour lui. Les amours d’Elizabeth & de Devonshire forment un vrai roman. Ils s’aimerent dès l’enfance. La nature les avoit faits l’un pour l’autre. Rien n’étoit plus accompli. C’étoient le plus bel homme & la plus belle fille d’Angleterre. Esprit supérieur, cœur le plus tendre, graces inexprimables, comment ne pas s’aimer !

Ces tendres amours furent traversés pas des malheurs & des rivaux. Il en faut nécessairement. C’est la marche ordinaire. Point de comédie sans intrigue. Edouard, son frere, priva le Comte de toutes ses charges, & le chassa de la Cour. Il déclare Elizabeth bâtarde & incapable de lui succeder, refuse de la voir dans sa derniere maladie. Ces revers resserrent les nœuds. Leur amour fut toujours fidelle, & d’autant plus pur, qu’il fut supérieur à la mauvaise fortune. La Reine Marie devient amoureuse du cher Comte. Quelle rivale redoutable ! Pour le gagner, elle le combla de faveurs & de caresses. Elle ignoroit ses amours. Elle les apprend, & en est jalouse. Elle éloigne sa sœur, & la relegue dans une campagne, à trois journées de Londres, leur défend, sous les plus grandes peines, de se voir, de s’écrire, d’avoir aucun commerce ; leur donne des espions de toute espece : mais toujours fidelle à sa passion, Devonshire préfere héroïquement sa chere Elizabeth à toutes les graces de la Cour, au mariage même de la Reine, qui lui offre sa main & son trône. L’amour est ingénieux. Malgré les précautions & les défenses, ils se voient, ils s’écrivent. Plusieurs de ses lettres se sont conservées. Elles sont moins spirituelles que respectueuses & tendres. C’étoit une Vierge qui écrivoit à une Ange, un Ange qui lui répondoit. Tout y est céleste.

Les deux amans furent accusés par leurs complices d’être entrés dans une conspiration contre la vie de la Reine. Le crime n’étoit que trop vrai. On leur fit leur procès. Ils furent mis en prison. Ils nierent tout sans doute dans leur interrogatoire, & prirent la défense l’un de l’autre avec plus de chaleur que leur propre justification. Le Roi d’Espagne sauva la vie à la Princesse, l’amour fit grace au Comte. Il n’y survécut pas long-temps. Tant de chagrin & de traverses le mirent au tombeau. Pendant sa maladie, il fit ses derniers adieux à sa chere Isabelle par la lettre la plus touchante. Nos Poëtes auroient bien dû en faire une héroïde. Jamais sujet ne l’a mieux mérité, & n’eût plus fourni à leur verve. Les larmes coulerent des yeux de l’un ; la mort ferma les yeux de l’autre. Elle pensa le suivre ; mais se consola en faisant de ce tendre amant l’oraison funebre la plus singuliere. Bossuet ni Fléchiet n’en ont point fait de pareille. Il n’y a eu que Devonshire qui fût l’art d’aimer comme il faut. C’étoit un Ange en amour , elle les fit en Italien. C’est la langue de l’amour. Il Devonshiri nelle amore humano habeba talenti Angelici. Ces paroles Italiennes peuvent avoir deux sens. Le premier, c’étoit un amour Platonique, un amour Angelique & céleste, où il n’entroit rien que de spirituel. Les Anges n’ont point de corps. Le second étoit beau comme un Ange ; il avoit les graces, l’esprit, les talents d’un Ange dans le corps d’un homme : Talenti Angelici nelle amore humano. Les Virginiens, pour faire honneur à leur nom, le prennent dans le premier sens. Les Européens ont la malice de le prendre dans le second, & de renvoyer son amour Angélique au delà des mers, sans préjudice pourtant de la virginité.

Le Noble, cet Ecrivain fécond, souvent ingénieux, que ses crimes, ses débauches, ses prisons, ont rendu trop célebre, a fait un roman en forme des amours d’Elizabeth avec Courtenai. Le fonds en est vrai, mais il le défigure par des avantures romanesques, la plupart contraires à la vérité, plusieurs peu vrai-semblables. Cet Auteur frivole, Poëte galant, & ce qui est inséparable, amateur du théatre, composa plusieurs mauvaises comédies. Il a tant de goût pour le théatre, qu’il place souvent la comédie dans les amours de son héroïne, même avant qu’elle montât sur le trône. Il lui fait donner par Philippe II, Prince d’Espagne, mari de la Reine d’Angleterre, une comédie Espagnole, que Londres n’a jamais vu. Il le suppose tout construit à dessein, même dans le Palais, un théatre magnifique, que les Rois d’Angleterre n’y avoient jamais fait construire. Il fait donner un bal sur ce théatre comme le bal de l’Opéra d’aujourd’hui, & exécuter un baller par Elizabeth, les Seigneurs & Dames de la Cour, qui l’ont appris & disposé dans deux jours, pour servir d’intermedes à la piece. Les comédiens les plus habiles ne feroient pas de plus bel inpromptu. Le Romancier, comédien travesti, écrit si fort de caprice, qu’il n’est pas d’accord avec lui-même sur l’objet le plus essentiel de son ouvrage, la beauté d’Elizabeth. Il lui donne au commencement des yeux bruns, & au milieu du livre, il les lui fait noirs.

Acte II. Le Comte d’Essex. Cet amant d’Elizabeth, qui ferme la marche, n’étoit pas si respectueux que de Devonshire. Il ne l’aimoit guere ; elle étoit vieille, & il en étoit importuné. Aussi ne fut-il pas un Ange ; mais un homme, & très-homme, & peut-être un Démon. D’abord il se ménagea, parce qu’il avoit deux rivaux, Arondel & Leicester ; mais quand il en fut débarrassé, & se vit seul, il gardoit si peu de mésure, qu’un jour que la Reine n’étoit pas d’humeur, elle lui donna un souflet, ce qui suppose une grande familiarité. Il fit le fâché, mit la main sur la garde de son épée, & jura qu’il se vengeroit, si ce n’étoit pas une femme, & ne parut plus à la Cour. Il bondoit ainsi toutes les sois qu’il étoit mécontent, pour faire achêter son retour aux conditions qu’il lui plairoit. Les plus grands Seigneurs auroient été disgraciés, & mis à la tour ; mais la brouillerie ne dura guere. Entre amans ce sont des caresses qui resserrent les chaînes. L’accommodement se fit deux jours après. On ne s’en aima que plus tendrement. Voltaire, pour l’honneur d’Elizabeth, voudroit jetter un nuage sur ses amours avec le Comte d’Essex. Il ne faut pas , dit-il, juger des histoires par les romans & les tragédies. Il a raison. Ce sont de mauvais garants. Il en est lui même la preuve. Aucune de ses tragédies, même de ses histoires, universelles & particulieres, qui ne soient des romans, où les faits sont alterés. Mais tous les Historiens sont unanimes sur le Comte d’Essex. Ce n’est que dans l’histoire, sans avoir besoin de s’embarrasser, que le théatre & les romans ont puisé. Son intrigue galante n’a rien d’incompatible avec les faits publics. Sa révolte contre la Reine, sa condamnation par les Pairs, sa mort sur un échaffaud, les foiblesses d’une femme vieille & mourante, qui ne peut se faire aimer d’un jeune libertin, tout cela est très-possible & très-certain.

C’étoit le Cavalier le mieux fait, plein de courage & de valeur, & même de fierté, ne manquant pas d’esprit. Il avoit acquis sur elle le plus grand ascendant, & avec elle la familiarité la plus intime. Elle lui fit tous les présens & toutes les graces qu’elle put. On a compté qu’elle lui a donné six à sept millions. Il avoit une clef de sa chambre. Il y entroit à toute heure, sans se faire annoncer. Il y venoit même en robe de chambre, & y passoit les heures entieres, la porte fermée à clef, avec ordre de ne laisser approcher personne. Tandis que tête à tête on y traitoit d’affaires d’Etat, les Ambassadeurs & les grands Seigneurs s’impatientoient dans la chambre voisine, & se désennuyoient par des bons mots sur l’importance des affaires qui leur faisoient trouver le temps long, & fort court à la Princesse. Elle lui donna un de ses gants, pour le porter à son chapeau ; décoration comique, mais faveur fort singuliere, la plus grande preuve d’amour qu’une maîtresse pût alors donner à son amant : comme la jarretiere de la Comtesse de Salisburi, qu’Edouard arbora, & fit arborer à tous les Chevaliers de la Jarretiere. Elizabeth auroit bien dû instituer l’Ordre du Gant. Il eût bien valu celui de la Jarretiere. Elle donna aussi à son cher Comte une bague mystérieuse qui étoit un talisman de Cithere. Elle lui jura que dans quelque malheur qu’il tombât, quelque crime qu’on lui imputât, il auroit sa grace en montrant cette bague.

D’Essex ne paya pas de retour un amour si tendre. Ce n’étoit pas un Ovide, savant dans l’art d’aimer, qui en eût donné des leçons à sa Thémire au sortir du berceau. Plus ambitieux qu’amoureux, plus politique que galant, plus guerrier que tendre, il ne songeoit qu’à sa fortune. Il en vouloit au trône d’Elizabeth plus qu’à son cœur, & ne se servoit de sa faveur que comme d’une échelle pour y monter. Il osa, quand il se crut assez fort, faire revolter le peuple, se former un parti, & déclarer la guerre à sa maîtresse. Le succès ne fut pas heureux pour lui. On employa d’autres traits que les fleches de l’amour. Il fut pris les armes à la main par des gens qui n’étoient pas amoureux de sa personne, condamné & exécuté pour crime de haute trahison. La comédie se changea en tragédie, & la scène passa du cabinet à l’échaffaud. L’exécution, par ordre de la Reine, fut suspendue pendant huit jours, pour lui donner le temps de demander grace, & de montrer sa bague enchantée. La grace ne fut pas demandée, la bague ne parut pas, il lâcha quelques paroles insultantes, on se crut méprisée, on l’abandonna au bourreau.

Elizabeth fut inconsolable. Elle passa plusieurs jours enfermée, plongée dans la douleur. Quel comble de désespoir, lorsqu’elle apprit que le Comte avoit envoyé la bague, & que par trahison la Dame à qui il l’avoit confiée, ne l’avoit pas rendue, afin de le faire périr ! Elle entra dans une si grande colere, qu’elle accabla de reproches la perfide qui l’avoit trahie, & qu’elle en mourut bien-tôt de chagrin. Ce n’étoit pas une douleur feinte & hypocrite, comme celle qu’elle affecta à la mort de Marie Stuart, qu’elle avoit fait décapiter. Dieu permit que la personne qui lui étoit la plus chere, réellement coupable d’un crime qu’elle avoit calomnieusement imputé à Marie, périt par son ordre sur un échaffaud. Elle avoit refusé la grace qu’on lui demanda pour la Reine d’Ecosse, & on ne lui demanda pas celle qu’elle désiroit ardemment d’accorder à son favori. Au reste il n’eut pas même l’honneur de la sépulture. Sa tête fut exposée sur le pont de Londres, & montrée au Maréchal de Biron, Ambassadeur d’Henri IV, qui ne profita pas de cette leçon, & subit bien-tôt après la même peine pour un pareil crime, & un pareil refus de demander grace au Prince qui l’aimoit. Elizabeth conserva précieusement le portrait de son cher Comte. Elle le regardoit souvent, & le montroit quelque fois en disant : Voilà le traitre que j’ai tant aimé. Cette piéce de théatre, jouée réellement à Londres, a été mise en vers par Thomas Corneille, sous le titre du Comte d’Essex, & jouée avec succès sur le théatre de Paris.

Acte III. Le Duc d’Alençon. Ce Prince, quatrieme fils d’Henri II & de Cathérine de Medicis, ne s’est présenté à Londres qu’en qualité de mari. Nous le mettons au nombre des amans, parce qu’Elizabeth l’aima, & ne fit de toute cette négociation de mariage qu’une galanterie, c’est-à-dire une vraie comédie. La France entra sur la scene après l’Espagne, pour allumer en Angleterre le flambeau de l’himen. On offrit successivement les deux freres, le Duc d’Anjou, qui fut depuis Henri III, & le Duc d’Alençon, qui mourut jeune. Le premier n’étoit pas son fait. Il étoit trop zelé Catholique, & il se lassa de la farce Angloise. On fit alors sortir des coulisses le Duc d’Alençon, son cadet, qui joua mieux son rôle. La religion ne l’embarrassoit pas. On fit dire à Elizabeth par l’Ambassadeur de France qu’elle feroit de ce Prince ce qu’elle voudroit dans la Religion comme dans l’Etat . C’étoit s’y prendre un peu tard. Elle avoit raison de dire : Je pourrois être sa grand’mere. N’importe, la comédie n’en fut que plus amusante, & plus de son goût. L’Ambassadeur fut reçu avec plaisir, mais il fut trompé, comme l’avoit été celui d’Espagne. Le mariage ne s’accomplit pas, mais la Reine s’amusa pendant plusieurs années. On l’avoit prévenu & appliqué sur sa porte un billet avec ces trois mots, Ne vous y fiez pas. Enfin, ayant voulu la presser de conclure, pour toute réponse elle lui demanda des nouvelles des bals & des comédies qui se fais soient à Paris. L’Ambassadeur se retira.

Le jeune Prince étoit un étourdi, dit Fontenelle, libre, vif, élégant, petit-maître, François, que faut-il de plus pour plaire aux femmes ? Il plus à la vieille actrice, qu’il alla visiter à Londres. Elle courut au devant de lui, le prend dans son carosse, seule avec lui. Pendant son sejour, qui fut de plusieurs mois, elle le défraya & toute sa suite. Que de repas elle lui donna où elle mangeoit seule publiquement avec son amant ! ou plutôt ce ne fut qu’une fète continuelle, diversifiée par des bals, des comédies, des jeux, des festins sans nombre. Elle lui avoit envoyé en Flandres son portrait, enrichi de pierreries, avec une belle lettre de sa main, qui portoit : Si des raisons d’Etat ne me tenoient attachée, je serois allée en personne. J’espere que vous agréerez que mon Ambassadeur, mon premier Ministre, & le plus affectionné, (c’étoit le Comte d’Essex, qui ne voyoit pas de trop bon œil ce mariage, mais qui comptoit bien qu’il ne s’accompliroit pas) vous présente mon portrait. Je suis fachée de n’avoir pu lui donner la faculté de parler ; afin qu’il pût vous assurer de bouche que mon cœur est compris dans le présent que je vous fais. Le Peintre y suppléa. Il étoit instruit de la destination du portrait. Il fit tenir aux yeux de l’amante le langage qu’elle eût voulu prêter à ses levres. Elle laissa prendre sur l’original bien des privautés que le Prince prenoit sans façon & sans scrupule. Les petitmaltres François ne sont pas des Anges, comme les Devonshire. Elle en accordoit bien à son premier Ministre ; & quand il étoit malade, elle lui servoit de sa belle main les bouillons & les remedes, & se tenoit constamment au chevet de son lit. Pour son futur mari, elle le recevoit dans sa chambre, & s’y tenoit les heures entieres sans être habillée. A son âge, & auprès d’un mari, tout lui paroissoit sans conséquence. Il est certain que sur la fin de ses jours elle ne gardoit plus, comme dans la jeunesse, les loix de la bienséance.

Cependant le mariage paroissoit s’avancer à grands pas ; la parole en fut donnée de part & d’autre, les articles en furent dressés & signés, jusqu’à une bague maritale pour gage de sa foi. Le Duc lui écrivoit les lettres les plus tendres, en style de roman, Je suis un nouveau Jason, qui va chercher une toison d’or, mais la plus riche & la plus précieuse récompense. C’est le seul bien qui puisse faire ma félicité, après lequel je soupirerai toute ma vie. Vous êtes un astre favorable qui répandez sur moi vos douces influences, &c. La Reine répondit : Si vous m’aimez autant que vous le faites paroître, soyez persuadé que je n’ai pris, ni ne prendrai aucune part aux affaires, que pour votre gloire. Je le souhaite avec d’autant plus de plaisir par mon inclination naturelle pour vous. Je regarde votre gloire comme la mienne propre, puisque nous devons être bien-tôt unis par un mariage, avec toute la tendresse d’un cœur qui vous est consacré. Une reflexion romanesque fit tout suspendre. Elle voulut que, pour se rendre plus digne de sa main, son mari, avant que de l’épouser, allât se couvrir de gloire en Flandres par des exploits mémorables, qui devoient effacer ceux d’Alexandre & de César. Elle lui fournit de l’argent & des troupes, & lui envoya une pompeuse ambassade, comme au Roi des Pays-bas ; royauté qui s’en alla en fumée, & avec elle son mariage. Il trouva en Fandres le vieux Guerrier, Alexandre Farnese, qui en savoit plus que lui, & les Hollandois, qui n’aimoient ni les romans, ni les comédies. Son armée se dissipa. Les finances manquerent. Il revint fugitif en France ensévelir sa gloire, & cacher sa honte.

Toute l’Europe étoit en suspens, & ne savoit qu’en penser. Qui n’auroit cru ce mariage assuré ? qui n’auroit pensé qu’après un si grand éclat, & un si long sejour, il ne se seroit pas accompli ? La France, l’Angleterre & la Flandre lui en firent compliment. Les trois nations le redoutoient également, & n’estimoient point le Duc. Les deux religions paroissoient le désirer & le craindre. Tout dépendoit de la religion qu’il embrasseroit. Rome se flattoit d’avoir un protecteur, qui convertiroit la Reine. Londres comptoit avec plus d’apparence que la Reine le pervertiroit, & qu’il sacrifieroit tout à sa fortune. Le plus grand nombre étoit incrédule, & regarder tout ce fracas comme une comédie, il ne se trompoit pas. Ce ne fut qu’un mariage de théatre, comme l’avoient été tant d’autres. La piéce fut un peu longue. L’actrice joua bien son rôle. Cathérine de Médicis, aussi bonne comédienne, & peut-être plus rusée qu’Elizabeth, y joua le sien. Elle y avoit d’abord consenti. Elle s’en repentit, craignit que le Duc ne devint trop puissant, & le traversa, faisant semblant de la presser. Le pauvre amant, joué de tout le monde, au désespoir d’avoir perdu son ingrate & perfide maîtresse, mourut d’amour, de douleur & de honte. Pasquin demandoit à Marforio, Qu’est-allé faire à Londres le Duc d’Alençon ? Marforio répondoit, Il est allé voir jouer la comédie. Il croyoit trouver une femme, il n’a trouvé qu’une actrice. Ce fut un bonheur pour l’Eglise. Car si ce Prince sans religion se fût fait Protestant, ce qui étoit très-facile, s’il eût succedé à son frere Henri III, Roi de France, ce qui étoit très possible, se trouvant Souverain de trois grands Etats, des Pays bas par élection, de la France par succession, de l’Angleterre par son mariage, c’en étoit fait de la religion Catholique. Depuis les Pyrenées jusqu’au Danemarc, déjà infecté du Luthérianisme, ainsi que la Suéde, & tout le nord, la moitié de l’Europe eût été Protestante.

La vie de ce Duc eut tout le merveilleux des romans, & le ridicule de la comédie : agents secrets qui entretiennent l’intrigue, Ambassadeurs qui font la proposition, commerce de lettres les plus tendres, fêtes les plus magnifiques, rivaux les plus redoutables qui allarment, la mere du héros qui le traverse. Il veut prendre la fuite, on l’arrête ; on excite des troubles pour le venger. Il est déclaré Souverain ; & aussi-tôt on lui offre son trône & son cœur. Il veut prendre possession de ses Etats, & ses sujets ne veulent plus de lui. Il doit tout conquérir, & il s’enfuit. Les plus grands exploits doivent l’immortaliser, & il n’a su en faire d’autre que de bien danser dans un bal. Il est rappelé en Angleterre, il y est reçu de la maniere la plus brillante, & on le congédie. On accepte sa main, on signe les articles du mariage, & on ne veut plus de lui. Tout le monde lui rend hommage, & s’en moque. Baloté des peuples, des Rois, des Reines, jouet de sa mere, de sa maîtresse, de ses amis, de ses sujets, la toile baisse, & la piéce est finie. Cette idée est de Fontenelle, dans son livre des Mondes. Le monde est un grand spectacle, qui ressemble à l’Opéra. De votre loge vous ne voyez pas le théatre comme il est ; les décorations vous cachent les machines, les roues & les contrepoids qui les font agir. Vous ne vous embarrassez pas de deviner le jeu, & le machiniste ne vous découvre pas son secret. Tel est le monde moral & le monde politique. On voit les batailles, les siéges, les faveurs, les disgraces, les ambassades. Voilà les décorations qu’on expose à vos yeux. Mais le caprice, le libertinage, la cabale, l’intrigue, les fourberies, la médisance, que le public ne voit pas, voilà les ressorts, les poids, les cordes, qu’Elizabeth fait mouvoir derriere le théatre, qui enlevent son mari dans les airs, comme Phaëton, & le laissent tomber. Ils sont si bien cachés, qu’on les a pris pour de l’amour, & la pruderie, pour de la virginité, & un amour héroïque de l’Etat.

Le même Auteur rapporte très-agréablement ses aventures dans un dialogue entre Elizabeth & le Duc. Vous & bien d’autres étiez des poursuivans, qui en vouliez moins à moi, qu’à une isle bien plus considérable que celle d’Itaque. Je vous ai, comme Peneloppe, tenu long-temps en haleine, & je me suis moquée de vous. Il n’y a rien de plus joli que de former des desseins, de faire des propositions, & de n’exécuter point. Ce qu’on a le plus ardemment désiré diminue de prix dès qu’on l’obtient. Vous venez en Angleterre pour m’épouser. Ce ne sont que bals, fêtes, spectacles, réjouissance ; je vais jusqu’à vous donner une bague. Jusques là tout est le plus riant du monde. Cet aspect & ces idées sont ce qu’il y a de plus agréable dans le mariage. Je m’en tiens là, & vous renvoie. Si l’on ôtoit les chimeres aux hommes, que leur resteroit-il ? Vous avez été quatre fois Roi en espérance, vous vous êtes toute votre vie préparé à la royauté, comme moi au mariage. Ces plaisirs ne sont pas assez solides pour être approfondis ; il ne faut que les effleurer, semblables aux terres marécageuses, où il faut courir légerement, sans y arrêter le pied. Fontenelle suit là son propre caractere, & celui du théatre, dont il étoit amateur décidé, par un goût héréditaire, étant neveu de Corneille. C’est aussi le caractere d’Elizabeth, actrice libertine, qui n’aimoit que la liberté & le faste, & se moquoit de tout le monde.

Acte IV. Ses Amourettes. Sur vingt favoris qu’on a connus à Elizabeth, Devonshire & d’Essex ont seuls véritablement possedé son cœur. Ses autres amours ne furent que des feux folets, des legeres intrigues, ou des caresses momentanées qui ne faisoient qu’effleurer sa virginité. Elle favorisa l’un par intérêt, il lui étoit utile ; l’autre par estime, il avoit de grands talents ; un autre par crainte, il pouvoit former un parti redoutable ; l’autre par légereté, par caprice, lui avoit plu. Dans ces amours de théatre, sa respectable virginité, toujours saine & sauve à travers bien des risques, comme le soleil après un éclipse, ou sortant d’un nuage, n’en fut que plus brillante ; ou comme la noblesse de Bretagne, qui après avoir dormi quelque temps, se réveille glorieuse, & rentre aux Etats. Deux de ses amans passagers eurent quelque chose de singulier.

Le Chevalier Alton vint à la Cour, en dansant la gaillarde. Il parut d’abord en masque dans un bal où étoit la Reine. Sa Majesté aimoit passionnement la danse, & quoiqu’alors dans un âge avancé, se croyoit encore la meilleure danseuse d’Angleterre. La taille, l’adresse, l’agileté, la bonne mine de ce jeune homme, gagnerent si bien son cœur, qu’elle en fit un Ministre, d’abord Vice-Chancelier, & bien-tôt après Chancelier ; dignité éminente, qui en Angleterre, comme en France, suppose d’autres talents que celui de la danse. Ce baladin, qui savoit faire des entrechats, causa la disgrace du Chevalier Penot, qui étoit avant lui, qui valoit mieux que lui, fort estimé à la Cour, qui avoit rendu de grands services à l’Etat, peut-être trop ; l’excés du bien nuit plus à la fortune que la médiocrité : Leve as alienum debitorem, grave inimicum facit. Il étoit même frere naturel de la Reine ; mais Henri VIII ne l’avoit pas déclaré. L’inimitié d’Alton venoit de ce que Penot l’avoit plaisanté sur sa danse. Pour se venger, il l’accusa de haute trahison, contrefit des lettres, le fit condamner à être décapité. Quoi , dit-il en apprenant son malheur, la Reine souffrira que son frere soit immolé à un baladin ! Ces paroles étant rapportées à Elizabeth, elle lui fit grace, & traita ses Juges de coquins. Alton dansoit trop bien pour être maltraité. Cependant après la mort de Penot & de son fils, qui lui survécut peu, elle eut la bassesse & l’injustice de faire revivre le jugement de ces coquins, pour s’emparer de ses biens, qui étoient considérables. Ce baladin calomniateur eut bien-tôt son tour. Il fut disgracié & renvoyé de la Chancellerie à la Gaillarde. On disoit de lui : C’est un champignon qui vient dans une nuit & disparoit de même. Le théatre est fertile en champignons.

Le Comte de Leicester, autre favori, étoit d’une des premieres maison d’Angleterre. Plusieurs de ses ancêtres avoient péri sur l’échaffaud ; il avoit été dépouillé de tous ses biens ; Elisabeth lui devoit beaucoup ; il l’avoit secourue dans ses disgraces, & lui avoit donné de grandes sommes, avec la plus grande générosité & la plus engageante politesse. On crut même qu’il l’aimoit, elle étoit alors dans son printemps, & qu’elle n’eût pas été indifferente, si Devonshire n’eût été déjà maître de son cœur. Elle lui témoigna la plus grande reconnoissance, lui fit rendre ses biens, l’éleva aux plus grands honneurs, l’envoya aux Pays-bas à la tête de ses troupes, où l’on prétend qu’il voulut se faire Roi. Elle lui en sut mauvais gré, & le rappela. Sa faveur diminua. Il fut ingrat, il épousa en secret, malgré la défense de la Reine, une fille dont il étoit amoureux. La Reine indignée chassa sa rivale, & ne voulut jamais lui pardonner. Elle fit grace au Comte, qui lui étoit utile. D’ailleurs le mariage dans l’homme n’est pas un obstacle à l’amour des Actrices : il ne l’avoit pas été à celui d’Anne de Boulen, sa mere.

Leicester étoit aimable & bien fait. Il n’étoit pas encore infidelle quand il fut élevé aux grands emplois. La Reine en l’installant le revêtit selon l’usage des marques de sa dignité & des Ordres de Chevalerie. Elle y ajouta des témoignages précieux de sa tendresse, & le tint fort longtemps à genoux à ses pieds, comme les amans de théatre aux pieds des actrices, le contemplant, le caressant, le picotant, l’embrassant, lui disant cent choses obligeantes, le tout par estime & par reconnoissance. L’amant, aussi pénétré d’estime & de reconnoissance, faisoit quelque fois entendre quelque chose de plus. C’étoit un peu ajouter à l’étiquette. La Reine le prenoit, sans vouloir l’approfondir, pour une partie du cérémonial.

Acte V. Henri IV. Quoique ce Prince fut galant, je doute qu’il eût fait à Elizabeth le compliment, plus élégant que Béarnois, que Voltaire lui prête dans sa Henriade : Dans ce sexe après tout vous n’ètes pas comprise, L’auguste Elizabeth n’en a que les apas ; (cette expression contredit la suite) Le ciel qui vous forma pour régir des Etats, Vous fait servir d’exemple à tous tant que nous sommes, Et l’Europe vous compte au rang des plus grands hommes. Il faloit dire, vous met & non pas vous compte au rang. Un exemple est un fait ; une personne est un modele, & non pas un exemple. Mais la gêne de la rime & de la mésure fait faire bien des fautes. Il est certain qu’Henri IV ne fut jamais amoureux d’Elizabeth. Il lui faloit des maîtresses qui ne fussent ni si éloignées, ni si vieilles. Il n’étoit pas homme à faire l’amour au delà de la mer par des Ambassadeurs & des lettres.

Henri IV n’étoit pas aussi homme à êtré Ambassadeur d’Henri III, son beaufrere. Il étoit Roi de Navarre, & une ambassade est au-dessous de la Majesté Royale. L’histoire ne montre pas des Rois Ambassadeurs. Le théatre, comme dans les tragédies de Didon & d’Eudoxie, a pu faire venir Jarbe & Varane à la suite de leurs Ambassadeurs, mais déguisés, incognito. Comment traiteroit-on dans une Cour étrangere ce Roi Ambassadeur ? c’est avilir sa dignité, s’il n’est reçu que comme Ambassadeur ; c’est contredire au caractere d’Ambassadeur, s’il est reçu en Roi. Cette épisode de la Henriade, contraire à la vérité, à la vrai-semblance, à la décence, est très-inutile. On pouvoit mettre dans la bouche d’un Ministre toute l’histoire de la Ligue. On n’auroit perdu que quelques vers qui regardent Henri IV. On auroit gagné un éloge plus étendu & plus libre, que le Ministre en auroit fait, & il est des traits particuliers de ce célebre personnage qui ont paru sur la scene du monde avec tant d’éclat, dont on auroit parlé.

Henri IV, naturellement railleur, se moquoit souvent de la vieille Reine, de son amour & de ses mariages. Aussi libre dans ses discours que dans ses mœurs, vice commun dans son pays, il parla un jour fort licentieusement des amours du Comte d’Essex. Elizabeth le fut ; & par un mouvement naturel aux femmes, elle lui écrivit aussitôt de sa main une lettre insolente sur le même ton familier aux deux Princes, où elle lui reprochoit ses galanteries ; & le champ étoit vaste. Henri en fut si piqué, que par un autre mouvement de vivacité, naturel aux Gascons, il chassa de son appartement l’Ambassadeur Anglois qui la lui remit, & qui vraisemblablement n’en savoit rien. Ces querelles n’eurent point de suite. Ils furent bien-tôt racommodés. Qu’avoient-ils à se reprocher l’un & l’autre ?

Henri, faisant la visite de la Picardie, s’arrêta quelque temps à Calais. Elizabeth, qui en fut instruite, s’avança jusqu’à Douvres, lui envoya un Ambassadeur, & lui écrivit une lettre fort pressante, pour le prier de la venir voir, qu’elle en avoit une passion extreme, qu’elle feroit la moitié du chemin pour aller au-devant de lui . Ce Prince, sur le ton de la politesse Françoise, répondit qu’il avoit trop de soin de la santé de la Reine, pour vouloir qu’elle s’exposàt à la mer, qu’il avoit de son côté le plus vif désir de la voir, mais qu’il n’étoit venu qu’en bottes, & n’étoit pas dans un état décent pour paroître devant elle . Comédie de part & d’autre. On s’attendoit qu’un Prince si galant, & qui avoit réellement obligation à Elizabeth, ne se refuseroit point à cette fête. On le trompa. Pourquoi donc , disoit Pasquin, le Roi de France n’est-il pas allé voir la Reine d’Angleterre, qui l’en prioit ? c’est qu’elle n’est plus ni jeune ni jolie.

Tout cela pouvoit n’être que fantaisie d’une femme vaine, qui vouloit avoir la visite d’un Roi, & lui étaler son faste, ou peut-être essayer ses charmes sur le cœur d’un Prince, dont la moindre étincelle allumoit les feux. Henri, qui la connoissoit, y soupçonna du mystere, & crut qu’on vouloit lui jouer quelque tour. Il craignit qu’on ne le retînt à Londres jusqu’à ce qu’il eût rendu Calais, ou accordé quelqu’autre chose préjudiciable, ou remboursé lès frais qu’elle avoit faits pour lui. Elle eut le plus grand dépit de cet affront prétendu, & fut plusieurs jours sans pouvoir s’en consoler. Pour réparer cette faute, faire agréer ses excuses, & la remercier de ses obligeantes invitations, Henri lui envoya une magnifique ambassade. Elizabeth encherit dans la reception. Elle envoya vers lui les plus grands Seigneurs de sa Cour, cent cinquante Gentilshommes, soixante carosses, trois cents chevaux de seile quarante chariots de bagage. Elle fit faire des habits exprès. Le trône, le dais, la salle d’audience furent couverts de tout ce qu’on put trouver de plus riche. Jamais entrée plus superbe. On se jouoit mutuellement. Il y eut festin royal, où sur plus de vingt tables, en différentes salles, on invita cinq cents personnes. Elle monta sur le balcon où étoit la musique, y joua du clavecin, & chanta une chanson Françoise à l’honneur d’Henri, & pour faire voir qu’elle n’étoit pas si vieille, elle mena l’Ambassadeur à la chasse, & voulut courir à cheval avec lui. Tout le monde étoit surpris de ces excès. C’est apparemment la derniere fois que je recevrai de pareille ambassade ; il faut finir noblement la carriere  : c’est-à-dire la comédie.

On trouve par-tout un prétendu bon mot, attribué à Sixte V : Il n’y a en Europe que trois Princes, Sixte, Henri & Elizabeth. Je doute de la vérité de ce mot, qui n’est que l’éloge de la Reine d’Angleterre. Je souscris encore moins à sa justesse. Le Roi de Navarre étoit fort supérieur à Elizabeth. D’abord il étoit légitime ; elle ne l’étoit pas. Jeanne d’Albret, sa mere, persécutrice, il est vrai, des Catholiques, en haine du Pape, qui avoit privé sa maison du royaume de Navarre, avoit des mœurs & de belles qualités ; Anne de Boulen n’avoit d’autre mérite que la coquetterie, qui la conduisit à l’échaffaud. Elizabeth & Henri contrefirent les Catholiques ; en quoi ils ne sont grands ni l’un ni l’autre : mais Henri se convertit sincerement ; Elizabeth vécut & mourut sans religion. Aucun des deux n’est grand par ses mœurs ; mais l’Angloise joignit à la corruption des mœurs la bassesse de l’hypocrisie. Henri élevé grossierement vécut & fut toujours habillé fort simplement ; Elizabeth noyée dans le luxe & le faste, prodiguoit des millions sur sa personne. Ses saillies, ses bons mots, ses pensées ingénieuses sont sans nombre ; la Reine n’en a presque point. Elle ne savoit que des ruses, des défaites, des mensonges d’une comédienne. Tous deux étoient populaires ; mais la Reine, naturellement fiere & dure, ne s’humanisoit que par dissimulation ; le Roi bon par caractere, aimoit son peuple, vouloit son bien, compatissoit à ses maux, le soulageoit : ce que ne fit jamais l’insensible Elizabeth, qui ne penssoit qu’à elle-même. Henri, à la tête des Protetans, fit la guerre aux Catholiques, comme Elizabeth aux Irlandois ; mais il ne les persécuta point, il n’en fit point mourir dans les suplices ; il en périt des milliers par la main des bourreaux d’Elizabeth. Le héros François, honnête homme, plein de probité, ne fut jamais pyrate ; l’héroïne prenoit de toute main, sans scrupule. Ce n’est point par la valeur qu’on peut les comparer. L’Angleterre ne vit point cette Amazonne commander ses troupes, gagner des batailles, emporter des villes l’épée à la main ; mais elle faisoit frapper des médailles, entroit en triomphe : ce que ne fit jamais Henri, après plusieurs batailles gagnées en personne, où la valeur ne sert pas moins que la prudence, qui fit l’admiration des deux armées. Ils s’assirent sur un trône chancelant ; la premiere y monta sans obstacle, & n’eut qu’à s’y maintenir contre un parti foible, qu’elle amusa, & détruisit peu à peu ; le second conquit ses Etats, malgré une foule d’ennemis, toute la puissance & les trésors de l’Espagne, qui dominoit dans le centre du Royaume ; les armées des Pays-bas, qui pénétrerent jusqu’à Paris ; les foudres de trois Papes, alors tout-puissants ; la puissance de trois Rois de France ses prédécesseurs zelés contre sa religion ; presque tout son royaume ligué contre les Protestans, qui n’en faisoient pas la vingtieme partie ; toute la Cour & les grands de l’Etat, qu’il falut gagner ; la Capitale, dont il falut faire le siége. Henri sut tout vaincre, & se faire aimer de tous, & établir sa maison sur le trône François, où elle regne depuis deux siécles. Sixte V & Elizabeth sont deux objets si différens, qu’on ne peut faire entre eux aucun paralelle. Mais converons que ce Pape étoit trop éclairé, pour avoir comparé à Henri une femme qui lui est si inférieure.