(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Le Comte de Chavagnac & le Marquis de… » pp. 188-216
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Le Comte de Chavagnac & le Marquis de… » pp. 188-216

Chapitre VII [VI].

Le Comte de Chavagnac & le Marquis de…

LE Comte de Chavagnac, homme de qualité & bon Officier, servit sous quatre maîtres, le Prince de Condé dans la guerre de la Fronde, Louis XIV son Roi légitime, le Roi d’Espagne, & l’Empereur. Il passa par mécontentement de l’un à l’autre, & vint mourir obscurément dans sa terre d’Auvergne. Fils d’un pere Huguenot & d’une mere Catholique, étant malade à l’extrêmité, il refusa de voir des Religieux qui venoient l’exhorter, & envoya son valet dire à son pere qu’il mourroit Huguenot, & à sa mere qu’il mourroit Catholique, moyen de les consoler , dit-il, qui sent tout-à-fait son Athée . Il revint de cette maladie, & se convertit : il paroît dans ses Mémoires avoir de la religion. Il a mêlé dans le détail de ses exploits militaires des aventures de Ninon l’Enclos, d’une fille qu’on avoit séduite en promettant qu’il l’épouseroit, du Duc de Candale, qui fit deux cents lieues pour voir sa maîtresse, & la trouva dans la biere, comme l’Abbé de Rancé y trouva Madame de Monbazon, mais ne se convertit pas comme lui, & fut quinze jours après engagé dans un autre commerce ; d’une Dame Espagnole, qui le combla de présens & de faveurs. Celle-ci mourut aussi.

Nous nous arrêtons aux aventures de théatre. Après l’abdication de Casimir, Roi de Pologne, le Prince Charles de Lorraine sollicita beaucoup pour être élu, & pensa l’être. Tandis que ses Agens négocioient pour lui aux Diettes, il vint sur la frontiere, pour être à portée. Il y tint table ouverte pour toute la Noblesse des environs. Pendant son séjour, & au fort de la négociation, l’Empereur lui dépêche un courrier, sans doute pour quelque chose importante à son élection, point du tout, c’est pour lui apprendre qu’il alloit donner un Opéra, où il chanteroit, & le prier de quitter tout pour revenir à Vienne (qui est à plus de cent lieues de là) le voir & l’entendre. Le Prince ne manqua pas au rendez-vous. Il prend aussi-tôt la poste, pour venir à l’Opéra, & quand l’Opéra fut joué s’en retourna lentement. Sa Majesté Impériale aimoit si fort le théatre, qu’elle exerçoit les acteurs. Dans une fête qu’elle donna, tous les honnêtes gens de la Cour firent des livrées, dépenses si excessives, que le moindre justaucorps de leurs Pages coûtoit trente louis, (ducats sans doute).

L’Empereur n’étoit pas moins occupé que la Cour à faire répetter un ballet à cheval, qu’il devoit faire danser. Il fit mettre une grande comédie en opéra, qui dura trois jours ; spectacle de mauvais goût, qui rendit la fête très-ennuyeuse, & on fit un carrousel fort galant, où on distribua des prix considérables. Il y eut une grande chasse, qui dura trois jours, où on prit quatre mille bêtes. Tous ces divertissemens finirent par une Wivtschats, fête Allemande, où lon assemble nombre de personnes des deux sexes. Celui de l’Empereur étoit de cent cinquante Dames, qu’on fit tirer au sort, pour savoir de quel habit & de quelle parure elles seroient ornées. Chaque Dame choisit un Cavalier pour la mener, qui porte sa livtée. L’un est habillé en Arménien, l’autre en Chinois, un autre en Anglois, &c. C’est une chose plaisante à voir que cet assemblage de nations, réuni dans une salle, relevé par la bonne mine de chacun. L’on fit une longue traite en traîneaux magnifiques. On revint pour le souper, où se trouva toute la musique de l’Empereur ; ce qui fut suivi d’un bal, qui dura toute la nuit. Ce qui se trouvoit de plus beau dans toutes ces fêtes, c’est que l’Empereur défraya toute la Cour ; tous les habits, toutes les parures, furent faites à ses dépens : ce qui est bien plus noble & plus grand que tous les spectacles François, où non seulement on ne donne rien, mais où au contraire on rançonne le public à l’entrée ; ce qui va fort au delà des frais qu’il a fallu faire. Le spectacle est un commerce en France.

La Guerre d’Espagne, ou les Mémoires du Marquis de, … mieux écrits que ceux du Comte de Chavagnac, sont aussi remplis d’anecdotes de toute espece. De ces deux hommes, l’un a été le plus grand guerrier, l’autre le plus habile négociateur de son temps. A les en croire, ils ont fait par-tout des prodiges. Mais, ce qui est plus croyable, ils ont fait de grands exploits de galanterie, sur-tout le Marquis de…. qui se donne pour l’un des plus galans personnages, & assure qu’il doit à l’amour tout le succès de ses négociations. L’amour, non la politique, fait selon lui le jeu de toutes les affaires. Ces hommes graves, qui gouvernent les Etats, ne sont que des libertins, à qui une maîtresse fait tout faire, & qui font tout faire par des maîtresses. Il rapporte des traits singuliers de la Cour de Louis XIV & de celle de l’Electeur de Baviere, où il a vécu, & joué bien des rôles.

Le Roi voulut faire en personne le siége de Mons, & l’année d’après celui de Namur, les deux plus fortes places des Pays-bas. Il y mena les Dames de la Cour, & y étala sa magnificence. Ce fut une campagne de galanterie. Tandis que les Soldats montoient la tranchée, les Officiers donnoient le bal & la comédie dans leurs tentes. Le Roi prenoit sa part des plaisirs, en contoit aux plus jolies, & sembloit rajeunir. La Cour de France n’a jamais fait la guerre avec moins de péril, & plus d’agrément. Le détail des aventures de toutes ces femmes iroit à l’infini. Les Dames de Namur demanderent la permission de sortir de la ville assiégée, & de se refugier à Bruxelles. Le Roi la leur accorda très galamment, & me donna ordre de les escorter. Je me mis à la tête de cette belle armée, comme le Grand Seigneur dans son Serrail. J’en contois à toutes, & j’en étois bien reçu. En qualité de Général, je reglois la marche, je traçois le camp, je passois la revue, je mettois en bataille, j’ordonnois les évolutions ; je n’avois pas à craindre la fierté qui en impose aux amans. Rien de plus agréable pour moi, qui ne songeois qu’à me divertir. Tandis que le canon battoit les murailles, je fis choix d’une Barbaçonne charmante, qui s’attacha à moi. Des que mes troupes s’en apperçurent, la jalousie excita une révolte générale, que j’eus bien de la peine à appaiser. Enfin nous arrivames au terme. Il fallut se dire adieu. Ce ne fut pas sans verser des larmes, sur-tout ma favorite. Je me dérobai quelque fois pendant le siége pour l’aller voir.

Il y eut bien-tôt après des conférences pour la paix, où je fus envoyé. On profita dans les deux armées, qui étoient proche, de la suspension d’armes pour nous visiter & goûter tous les plaisirs qui regnoient dans nos camps comme dans les plus grandes villes. Tout y étoit en abondance ; le jeu, le bal, la comédie, les repas, rien n’y manquoit. La galanterie est inséparable du métier de la guerre : depuis le Général jusqu’au dernier Soldat, tout en contoit aux femmes. Les conférences traînerent fort long temps, & trouvoient de grandes difficultés. Le Roi envoya pour quatre à cinq cents mille francs de pierreries à la femme d’un Ambassadeur parfaitement belle, pleine d’esprit, très-insinuante, qui étoit fort bien avec tous les Ambassadeurs. Je fus chargé de les lui porter. Le présent fut bien reçu ; les difficultés s’applanirent ; la paix fut bien-tôt faite. Il n’est point de négociation plus efficace que celle d’une actrice. Pour réussir dans les Cours, il faut être bien avec les maîtresses. Les Ministres même, pour se soutenir, doivent se prêter à ces foiblesses. Rien n’est plus dangereux qu’une favorite. Elle est le mobile de toutes les faveurs. M. de Louvois faisoit sa Cour à la Valliere, la Fontange, à Madame de Montespan, à Madame de Maintenon, autant qu’au Roi même. Il leur donnoit de l’argent, quand elles en demandoient, leur en prêtoit pour jouer, qu’elles rendoient quand il leur plaisoit, c’est-à-dire jamais. Il n’étoit pas moins ami des autres Dames de la Cour. Il faut sur-tout l’être des actrices de l’Opéra. Elles-ont grand crédit.

Après la campagne de 1691, où le Roi avoit porté les plaisirs au milieu de la guerre, il voulut par un spectacle contraire porter la guerre au milieu des plaisirs. Ces spectacles étoient nouveaux ; on n’en avoit point vus depuis les batailles navales que donnoient dans le Cirque les Empereurs Romains. La plaine de Compiegne fut choisie pour ce grand exploit. J’eus ordre de m’y rendre avec des Ingénieurs, paur tracer un camp, & bâtir une forteresse. Je ne pouvois m’empêcher de rire en voyant ce superbe appareil d’une guerre en peinture. Ce n’étoit pas le champ de bataille de Fleurus. Personne ne prit la précaution de faire son testament avant de s’y rendre, Les Dames se firent gloire d’y porter le mousquet : elles savaient bien qu’il n’y avoit pas des coups à donner. Tout Paris vint voir cette comédie guerriere : on attaqua dans les formes, on tira des lignes de circonvallations, on bâtit la place, on la prit. Tandis qu’on faisoit la guerre d’un côté, on faisoit l’amour de l’autre ; & les Dames eurent assurément plus de part à la guerre que les Guerriers. On leur donnoit, comme à Mons, le bal & la comédie. Il n’est point de guerre plus agréable. Comme le François rit de tout, & de lui-même, on joua sur le théatre cette expédition guerriere, intitulée le Camp de Compiegne, où l’on représentoit ce qui s’étoit passé, tournoit les Dames en ridicules, & par une parodie d’action, une comédie de la comédie, qui la représentoit assez bien. Le Roi en rit, & avec lui toute sa Cour.

Ces exemples ont été suivis, celui de la guerre plus rarement, parce qu’il n’y a qu’un Souverain qui puisse assembler tant de monde, & faire tant de dépense qu’il faut pour des siéges & des combats simulés ; mais le mêlange de la comédie & de la guerre se voit tous les jours dans les garnisons, pendant la paix ; dans les camps, les siéges, les batailles, pendant la guerre ; des troupes d’acteurs & d’actrices suivent l’armée, & donnent le même spectacle. Les Officiers suivent les Actrices, & tombent dans les mêmes excès. La debauche regne, & on oublie une mort prochaine, dont tout rappelle le souvenir, & avance le fatal moment, qui plus qu’ailleurs arrive le moins qu’on y pense. Toutes ces folies assurément n’y préparent pas ; & on peut bien dire avec le Prophête, elles les font tomber dans un moment en enfer : In puncto ad infernæ descendunt.

Il parut alors deux libelles diffamatoires, dont les Auteurs, par le même tour d’adresse, tirerent de l’argent : l’un contre Madame de Maintenon, & le Sieur d’Aubigny, son grand pere. L’Auteur le fit présenter à l’Ambassadeur de France en Hollande, qui pour faire sa cour à Madame de Maintenon, l’achêta trente louis, pour en empêcher l’impression, & le lui envoya. L’Auteur fut fidelle à sa parole. On n’a plus entendu parler de cet ouvrage, très-bien écrit, qui auroit fait du bruit, & auroit extremement déplu à la personne intéressée, s’il avoit paru. Le second, intitulé le Cochon mîtré, avec une estampe représentant un Cochon, habillé en Evêque, avec une mître sur la tête, étoit contre l’Archevêque de Reims (le Tellier), frere du Marquis de Louvois, alors Favori de Louis XIV, & Ministre de la guerre, dont on peignoit la vie & la personne avec les couleurs les plus noires. M. d’Avaux, Ambassadeur, à qui on le présenta en secret, pour plaire à M. de Louvois, l’achêta cinquante louis, & l’envoya à l’Archevêque. On l’assura que c’étoit l’original, dont il n’y avoit point de copie ; mais l’Auteur, qui étoit un fripon, en avoit gardé une, qu’il alla vendre cherement aux Libraires d’Amsterdam, qui l’imprimerent. L’Ambassadeur, se voyant pris pour dupe, voulut s’en venger. M. de Louvois, à qui il écrivit, envoya des gens affidés en Hollande, qui corrompirent un ami intime de l’Auteur. Cet ami, sans faire semblant de rien, l’engagea dans une partie de plaisir à la campagne, où il y avoit des gens apostés, qui l’enleverent, & le menerent en France. Le Ministre le fit enfermer à la Bastille, d’où il n’est plus sorti.

Voici quelqu’autre trait amusant. L’Auteur des Mémoires fut volé par une Actrice, avec laquelle il fit voyage, & à qui il en contoit. Cette aventuriere, après plusieurs minauderies, profita de sa galanterie, pour se faire défrayer dans la route, & lui emprunter un très-beau diamant, comme un gage de sa tendresse, promettant de le lui rendre à la premiere entrevue, elle lui donna en se séparant trois adresses dans trois villes différentes, où il devoit surement la trouver. Il fit la sottise de lui prêter son diamant, d’aller la chercher dans ces villes. Ces trois adresses se trouverent fausses, & le diamant n’a plus paru. Il vit à Madrid, à l’entrée de Philippe V, un spectacle unique, qui amusa la Cour & la ville. Un Espagnol avoit eu la patience & l’adresse d’apprivoiser six rats, & de les dresser à danser sur la corde en cadence, au son du flageolet, avec la plus grande justesse. Il leur avoit coupé la queue, & mis des pendans d’oreille & des coliers avec des rubans de toute couleur. Cet homme étoit aussi singulier que son spectacle, bouffon, facétieux, toujours le mot pour rire, portant un habit d’Arlequin. Il alloit dans une chaise à porteur, comme en France ; ce qui n’est pas commun en Espagne. Devant & derriere la chaise, on voyoit des enseignes au bout d’une perche, où étoient représentés des rats, dansant sur la corde. Il vendoit de la mort aux rats, avoit une salle de spectacle, où il recevoit tout le monde, & se rendoit dans toutes les maisons où on le demandoit, avec ses rats. Il gagna de très-grandes sommes. Ainsi chacun joue son rôle sur la scene du monde. Un Page du nouveau Roi joua la sienne en Page. Il alla voir ces rats, & porta un chat sous son manteau, qu’il lâcha dans la salle. Les rats perdirent la cadence, & s’enfuirent, à la vue du chat. L’Espagnol étoit au desespoir de la perte de ses rats. Enfin, à force de les appeler avec son flageolet, il trouva le moyen de les rassembler. Le Page s’évada, & fit fort bien. On lui auroit fait un mauvais parti.

Il vint d’abord à la Cour dans cet équipage, & demanda à parler au Roi. Le Roi ordonna qu’on le fît entrer. Il fit en entrant plusieurs révérences grotesques, s’avança à travers la foule des Courtisans, & fit cette harangue dans le goût des maîtres à danser, à chanter du Bourgeois Gentilhomme, en ces termes : Je viens présenter à Votre Majesté une nouvelle merveille du monde, inconnue jusqu’à nos jours. Elle marque l’excellence de la nation qui vous à choisi pour son Roi. Admirez cette merveille ; c’est le plus fameux de tous les spectacles, & vous verrez que, quoique le plus grand de tous les Rois, Votre Majesté n’a encore rien vu de si surprenant. Il mit sur une table la cage où étoient les rats, tendit une corde, sur laquelle il les fit danser au son de son flageolet. Je n’ai rien vu de pareil. Le Roi en fut charmé aussi-bien que toute la Cour, & voulut lui donner cinquante louis. Il les refusa généreusement, & demanda pour toute grace qu’il lui fût permis de faire danser ses rats à Madrid : Non seulement à Madrid , dit le Roi en riant, mais dans tous mes Royaumes. En conséquence l’Espagnol fit faire un écriteau, qu’il plaça sur sa porte, avec cette inscription en lettres d’or & gros caractere : De par le Roi, on fait ici danser les rats sur la corde. Tout Madrid s’empressa à les aller voir. Jamais théatre, ni combat, ni tournois, ne fut si fréquenté.

Les Eaux Minérales de Spa, d’Aix-la-Chapelle, & en France les Eaux de Bourbon, de Bareiges, fameuses par les guérisons qu’elles operent, le sont encore plus par les intrigues & les galanteries dont elles sont le théatre. C’est le rendez-vous des libertins, des actrices, des courtisannes, très-commodes par la liberté & la familiarité qui y regnent. C’est un prétexte pour bien des gens, qui font les malades pour s’y aller divertir. C’est une foire où chaque marchandise a son prix. Les filles s’y débitent par des rendez-vous ou des mariages, & les meres y viennent les étaler, & leur chercher des partis. On y donnoit le bal chaque jour. On y jouoit des comédies. Les uns faisoient la cour à découvert, avec éclat, les autres en secret ; & par signes, à la mode d’Italie. Chaque Valere y avoit sa Lucinde ; surtout y foisonnoient les actrices, les filles de l’Opéra, qui savent à fond tous les rafinemens, toutes les ruses & toute la délicatesse de l’amour, & qui en donnent des leçons, & font plus de conquêtes que des beautés de distinction. L’amour est une folie, qui a son flux & reflux, comme une fievre qui a ses redoublemens. Les Medécins avoient beau défendre de s’y livrer, l’amour l’emportoit sur toutes leurs ordonnances. J’y ai vu bien des Officiers, qui n’y étoient venus qu’avec un mal, & qui bien loin d’en guérir, en avoient rapporté plusieurs autres. Ce n’étoit pas la faute des Eaux.

Les principales scenes amoureuses, où l’Electeur de Baviere joua un grand rôle, se passerent en Flandres & en Baviere, où ce Prince commanda successivement les armées des Alliés & celle de France & toujours les troupes de Cilthere. Il ne s’occupoit que de son plaisir. Une Danseuse de l’Opéra de Bruxelles fut longtemps sa principale maîtresse. Cette fille étoit d’un figure & d’un caractere à donner de l’amour aux plus sages. Elle le suivoit par-tout. C’étoit l’Officier le plus inséparable de Son Altesse, même en Allemagne ; & le jour même, où il perdit tout à la bataille d’Hastech il lui rendit visite. Sa conversation étoit pleine d’esprit. Elle me fit confidence des amours du Prince, dont elle avoit la clef. Elle en tenoit un journal, qui renfermoit une infinité d’anecdotes galantes ; ce qui me fit connoître parfaitement la Cour & la ville, & me fournit bien des facilités dans mes négociations. Le Roi, par le récit que je lui en fis à mon retour à Versailles, n’eut pas de peine de l’attirer dans son parti contre les Alliés, dans la guerre d’Espagne. On fait tout ce qu’on veut d’un homme livré aux actrices. Cette passion fit un tort infini à l’Electeur. Il négligeoit le service, il perdoit les plus belles occasions, il faisoit les plus folles dépenses, il abandonna son Electorat. Ses ennemis y entrerent, y mirent tout à feu & à sang. Il fut entierement ruiné, & eut bien de le peine à se retablir : Ignis usque ad consummationem devorans.

Quoique la Danseuse affectât de ne voir que le Prince, on en venoit aisément à bout par des présens. Les filles de l’Opéra ne se piquent pas de constance ; elles abhorent l’esclavage de la fidelité, & font consister leur plaisir dans le changement. Il est vrai que son amant lui en donnoit l’exemple. Elle n’en avoit point de plus volage. Ils étoient pourtant jaloux l’un de l’autre, & ne pouvoient se pardonner mutuellement les fautes dont ils étoient les plus coupables ; tant il est rare qu’on se rende justice. Les galanteries de ce Prince formeroient un volume plus gros que les événemens de la guerre d’Espagne, où il eut tant de part, & où ses amours firent tant de tort à la France, son alliée.

Il fit à Munich une seconde maîtresse. L’Allemande, aussi belle que l’Actrice Françoise, étoit sans finesse ; mais l’Actrice étoit une rusée, qui savoit tous les tours & toutes les intrigues de l’amour. Jamais on ne fut plus embarrassé que l’étoit Son Altesse Electorale entre deux filles ? qu’il aimoit, & vouloit conserver. Elles ne le quittoient pas & chacune faisoit de son mieux pour posseder seule ses faveurs, & supplanter sa rivale. Toujours aux prises, elles se faisoient tous les chagrins qu’elles pouvoient L’Actrice trouva le moyen de faire mettre dans la chambre & sur le lit de l’Allemande, en son absence, un phantôme habillé en Cavalier avertis le Prince qu’on lui étoit infidelle, qu’il pouvoit le voir de ses yeux. Il vient à cette chambre, & voit en effet cette statue, qui fut d’abord enlevée. Il en est furieux, & saut rien approfondir, ni vouloir rien entendre, chasse son Allemande. Celle-ci, ayant tout découvert par le moyen d’un Page, amant de la Danseuse, qui s’étoit brouillé avec elle, engagea un Officier, son amant, à faire l’amoureux de sa rivale, moyennant cinquante louis, qu’elle lui remit, afin d’en obtenir un rendez-vous. Il l’obtint sans peine. On en fit avertir l’Electeur, qui les prit sur le fait. Ce ne fut plus un phantôme, mais un homme très-réel. Il alloit passer son épée à travers le corps de l’actrice ; l’Officier l’arrêta. Il chassa l’actrice & reprit l’Allemande. L’actrice eut sa revanche au moyen d’un diamant de grand prix, qu’elle tenoit de l’Electeur. Elle fit passer ce diamant par quelqu’autre amant qui la trahit. Mais n’en voilà que trop. Ces folies ne valent pas la peine qu’on en parle. Nous avons seulement voulu faire sentir le caractere des amours du théatre, l’aveuglement & le malheur de ceux qui s’y livrent, même des plus grands Princes.

A Paris une riche héritiere, parfaitement belle, & d’une illustre naissance, avoit été elevée dans un couvent, & se destinoit à l’état religieux. Elle avoit pris l’habit, & fort avancé son noviciat. Elle y sentoit une grande répugnance : elle s’amusoit en secret à lire des romans & des comédies, qui entretenoient ses dégoûts. Les efforts qu’elle faisoit pour les combattre la rendirent malade. Son Médecin acheva de la déranger. Un jeune Duc, dont le pere s’étoit ruiné par ses débauches, & qui par son propre libertinage couroit à grand pas à la même fortune, en fut instruit. Il gagna le Médecin, & comme dans la comédie de Moliere, fut introduit dans le Couvent, sous le nom & le déguisement d’un Docteur Anglois, très-habile, pour consulten avec son confrere la maladie de la Novice. Il la vit, en devint amoureux, lui déclara sa passion, & lui plut. Les lettres coururent, on gagna la Portiere, on fit de fausses clefs, enfin ou entre dans le Couvent pendant la nuit, & la fille, avec qui tout étoit concerté, malgré les beaux sermons du Pere Bourdaloue, son Confesseur, fut enlevée. On laissa dans son lit une poupée, habillée en Religieuse. Quand on entra le matin dans sa chambre, on crut qu’elle dormoit. On la laissa toute la matinée ; les ravisseurs étoient déjà bien loin, quand on s’apperçut de la supercherie. On fit grand bruit. La fille déclara qu’elle ne vouloit pas être Religieuse, mais épouser le Duc N…, & le mariage étant convenable, la famille y donna les mains. Quand la nouvelle Duchesse vit les riches appartemens de son mari, qu’elle parut dans le monde, & fut menée aux spectacles, ce fut pendant quelque temps une scene plaisante. Les grands & les vrais principes de religion, qu’elle avoit reçus, & dont elle étoit sincerement pénétrée, lui faisoient craindre, tout ce qu’elle voyoit & entendoit. Elle ne pouvoit s’accoutumer à la magnificence des habits, au caprice des modes, à la vanité des parures : les discours de galanterie la faisoient rougir & la déconcertoient ; en se regardant dans le miroir, il lui sembloit qu’elle étoit une comédienne. Il faut dans le monde de la hardiesse, de la fierté, de l’enjouement, un air vif, une conversation, aisée ; tous lui manquoit. On lui en conta, on essaya de lui inspirer des passions ; elle fremit. On s’accoutume à tout, sur-tout au vice elle fit comme les autres.

L’Electeur de Baviere ne fut pas le seul qui apres la bataille d’Hastech, alla voir sa maîtresse. Dès le lendemain, les Officiers François, prisonniers, furent arrangés avec des femmes de mauvaise vie, qu’ils trouverent en grand nombre dans le camp ennemi. Il y avoit entr’autres une Vivandiere Gasconne qui se faisoit appeler la belle Comtesse, & qui donnoit à jouer & à boire dans une tente : c’étoit le rendez-vous des Officiers. Elle étoit belle en effet, avoit beaucoup d’esprit & d’enjouement ; hardie, rusée, intrigante, elle avoit su plaire à tout le monde. Elle parloit aux Généraux avec autant de liberté qu’aux moindres Officiers. Quand on avoit quelque chose à solliciter, elle se chargeoit de le demander, & ordinairement l’obtenoit. Elle attrapa à bon compte ce qu’on sauva de la bataille, & s’enrichit dans cette campagne. Là se contoient toutes les aventures galantes, là se lisoient les lettres qu’on recevoit de ses maîtresses. C’étoit une vraie comédie : on voyoit les Officiers, insensibles à la perte de la bataille, les uns rire, les autres pleurer à la lecture de ces lettres. Qui pourroit s’empêcher de se moquer de ces foiblesses ?

On voit à Amsterdam trois sortes de maisons qui ont le crime pour objet, les deux premieres pour le faire commettre, la troisieme pour le punir, savoir, le théatre & les lieux publics, & une maison de correction pour les femmes perdues. Il y a des théatres de toute espece, comme à Paris, où l’on donné tous les jours quelque spectacle, & des lieux publics, comme en Italie. On y trouve, pour contenter tous les goûts, des filles de joie de tous les pays, parées comme des Reines, qui attrapent tous ceux qu’elles peuvent. Elles ont ordre de préferer les Matelots revenus des Indes à tous les autres. On tient chaque nuit dans ces maisons une espece de bal, où ces filles dansent tour-à-tour avec les Matelots au son de toute sorte d’instrumens. Ce sont de vrais coupegorges. Les Protestans d’Amsterdam n’ont rien à reprocher sur cet article aux villes d’Italie. La République les tolere , dit-on, pour prévenir de plus grands maux (comme si le crime étoit le remede du crime, & encore plus le préservatif du crime), principalement pour amuser les gens de mer jusqu’à leur retour aux Indes. N’est-ce pas un bel amusement ? Le Spinguis est une maison de pénitence où l’on renferme les filles quand elles sont hors d’usage ; on les fait travailler, on les châtie des amusemens qu’on leur a fait donner aux Matelots pour les convertir : quand elles en sortent, elles sont aussi libertines. Ces deux sortes de maisons, l’une pour prévenir le péché, l’autre pour le corriger, ne sont pas une réforme de la religion Catholique.

Le Duc de Luxembourg avoit un tableau bizare, représentant une tête qui avoit six yeux, trois bouches, trois nez ; au bas de la tête, d’un côté étoit une cheminée d’où sortoit de la fumée, de l’autre un paon & une épée. C’étoit un de ces tableaux où par les regles de la perspective ces traits bizarres, regardés dans un certain point de vue, représentent un objet régulier. Le point de vue de celui-ci étoit un cylindre optique qui placé au bout du tableau, rassembloit tous ces traits, & en formoit une belle femme. On prétendoit en tirer une moralité : les six yeux représentent la curiosité des femmes qui veulent tout voir les trois bouches leur caquet, les trois nez leur goût pour le parfum, la fumée leur inconstance, le paon leur vanité, l’épée leurs querelles avec leurs maris. Ce même Duc avoit un cabinet à plusieurs grands miroirs, qui par le moyen de ces regles de perspective, & des objets artistement rangés, représentoit toute sorte de nudités : abus infame de l’art, dont les plus libertins avoient peine à soutenir la détestable indécence. Le théatre est à peu près semblable à ce cabinet par les nudités des tableaux & des Actrices. C’est ce même Duc qui fut disgracié, & à qui on fit le procès pour cause de magie. Les Actrices n’en sont pas accusées, quoique plus dangereuses Magiciennes que les Ciroés & les Medées, dont elles jouent les rôles ; & quoique le Démon par les tentations dont elles sont l’instrument, fasse plus de ravage dans le sabbat du théatre que dans celui des Sorciers, elles ont une magie fort différente. La coquetterie est leur magie, leurs discours tendres & licencieux sont leurs paroles magiques ; le chant, la danse, sont leurs talismans ; la necromancie d’Agrippa n’enseignent point de plus puissant enchantement. Cette sorcellerie, de toutes la plus redoutable, n’est point redoutée ; elle est au contraire aimée, courue, admirée, favorisée, quoiqu’on y perde les blens, le corps & l’ame. Son jargon même est agréable, on en lit avec délire les extraits, les aventures, on en contemple les tableaux, on se fait un bonheur d’être ensorcelé & d’ensorceler les autres.

Le détail de tant de foiblesses & de malheurs, suite ordinaire du vice, qui ne peut qu’affliger un Chrétien, lui montre qu’il doit prendre de justes mesures pour s’en préserver par la fuite des occasions, dont le théatre est une des plus communes & des plus prochaines. Dédommageons-le d’un si triste spectacle par le souvenir d’un acte célebre que rapporte en entier pag. 383. l’Auteur des Memoires ; c’est je testament de Charles II, Roi d’Espagne, qui appelle à la couronne le Duc d’Anjou. Il est aujourd’hui oublié, on n’en sait que la nomination de ce Prince. Cet ouvrage respire la piété, & c’est un vrai sermon pour son successeur & pour tous les Rois. Il nous doit être d’autant plus précieux, que la France, qui en a profité, en a fourni le projet & donné le moelle, où l’Espagne n’a fait que très-peu de changement. Le détail de religion n’est guere du goût de ce siecle : peut-on ne pas gêmir que ce siecle ait eu le malheur de perdre ce goût ?

Le Roi commence par invoquer le nom de Dieu pour obtenir la grace de mourir dans la foi, comme il a vécu. Il demande l’intercession de la Sainte Vierge, & prie les Rois ses successeurs de continuer les instances qu’il a faites en Cour de Rome pour obtenir une décision en faveur de l’immaculés Conception de la Vierge ; que son corps soit enseveli avec la moindre pompe qu’il sera possible ; qu’il sera dit cent mille Messes pour le repos de son ame ; que toutes les fondations pieuses, dont il fait un détail, seront maintenues ; qu’un saint Crucifix des morceaux de la vraie Croix, & quantité d’autres Reliques, demeureront annexées à la Couronne, sans pouvoir en être aliénées, comme le domaine le plus précieux ; que le culte du Saint Sacrement, fondé dans sa Chapelle, sera toujours observé .

Il recommande à son successeur d’être obéissant au Saint Siege Apostolique, de craindre Dieu, d’observer ses commandemens, d’honorer les gens d’Eglise, de procurer sur toutes choses l’exaltation de la foi, de sacrifier toutes choses pour la défense & l’avancement de la Religion Catholique ; & si quelqu’un se trouvoit infecté des bérésies & doctrines condamnées, Sa Majesté le déclare incapable de regner, & le prive de tout droit à la Couronne, &c. Toutes ces clauses doivent de nos jours paroître fort singulieres. C’est pourtant sur ce testament ménagé avec le plus grand empressement, que furent alors établis les principaux droits du Duc d’Anjou à la Couronne d’Espagne. Il l’accepta sans difficulté, & sa piété exemplaire les remplit toutes avec exactitude.

Les Mémoires & les Voyages du Chevalier de Beaulieu sont une description du Royaume de Pologne, sauvent froide par une exactitude minutieuse. Ils renferment comme ceux du Comte de Chavagnac, des traits plaisans sur les spectacles.

Il y a une grande charge à la Cour de Pologne, qui est l’intendance de la comédie, ballets, fêtes, plaisirs du Roi. Ce grand Officier s’appelle Podhomorge. Il se tient derriere le fauteuil du Roi dans les assemblées ; il a les entrées par-tout & les honneurs de premier Gentilhomme de la Chambre ; il a toute inspection & autorité sur les Acteurs, Actrices, Danseurs, Tabarins, armée brillante, dont il est Général. L’Empereur Neron avoit aussi son Podthomorge dans Petrone, qu’il appeloit arbiter voluptatum  ; mais il n’en avoit pas fait une charge de l’Empire, qui allât de pair avec les Préteurs & les Proconsuls. Cependant à la Cour de Pologne, il n’y a ni grand, ni petit Aumonier ; le premier Evêque, le premier Prêtre qui s’y trouve, dit la messe du Roi, ce qui manque quelquefois. Les Evêques & les Prêtres de Cour ne la disent pas tous les jours ; mais par le zele & les soins du Podthomorge, la comédie ne manque jamais.

Pour maintenir la bonne intelligence avec les Tartares, les Cosaques, les Transilvains, &c. on entretient dans les villes & les villages des frontieres un nombre choisi de femmes de bonne volonté, & une provision de tonneaux de vin de Hongrie, pour régaler les Seigneurs de ces nations qui viennent rendre visite aux Seigneurs Polonois. En temps de guerre, ce sont des munitions de guerre & de bouche qu’on leur distribue. Ces grands Officiers attirent ainsi bien des gens, en tirent des secrets, en gagnent plusieurs. Il n’y a point de meilleur passeport. C’est tirer habilement parti de tout. L’Auteur prétend que le grand Maréchal Sobieski, qui depuis fut Roi, dût à ce moyen, moins militaire que comique, une bonne partie de ses victoires.

Dans tous mes voyages, continue l’Auteur : en Danemarc, dans le Holstein, à Hambourg, à Danzik, &c. on trouve la même politesse dans le sexe ; jusques dans les auberges les plus isolées, au milieu des forêts, il y a des femmes prêtes à servir les passans, & des voleurs qui coupent la bourse. C’est un double coupegorge. Il excuse pourtant charitablement les femmes Danoises. Après avoir fait la description de leurs beautés & de leur parure, il dit gravement : Leur vertu semble faite pour leurs graces. Elle en permet l’usage, & ne souffre pas que ce trésor devienne inutile. Ce n’est pas en elles une inclination vitieuse, c’est une facilité nonchalante ; elles péchent seulement pour n’avoir pas la force de se défendre. C’est le langage de tous les théatres : On ne peut résister à l’amour. On diroit que toutes les actrices sont Danoises. Aussi trouva-t-il des théatres dans toutes les villes considérables de la route, où l’on donnoit les mêmes leçons & les mêmes exemples. Les actrices n’étoient pas si bonnes qu’à Paris, mais n’étoient pas moins polies.

Quoique les Polonois dansent volontiers, ils ont des Danseuses en titre pour leurs festins, leurs fêtes, leurs divertissemens ; ce sont les filles Juives. La nation des Juifs est extremement nombreuse, marchande & riche en Pologne. Leurs filles n’oseroient paroître au théatre, mais elles sont très-exercées à la danse. Elles sont très-exercées à la danse. Elles ont des danses particulieres, qu’elles prétendent leur être venues de génération en génération depuis David, qui dansa devant l’arche, même depuis Marie, sœur de Moyse, qui dansa à la tête des filles après le passage de la Mer Rouge. Les Danseuses de l’Opéra n’ont pas la gloire de faire monter si haut la noblesse de leur extraction, ni la devotion de donner à leur danse cet air de sainteté de la main des Prophêtes. Au reste le bal se tient en Pologne sans grands préparatifs. Quand le repas est fini, on leve les tables, & on débarrasse la salle ; on étend un grand tapis rouge, fait exprès, sur lequel on cabriole jusqu’au lendemain. On n’y voit point de masques ; mais comme dans la Sarmarie on n’y regarde pas de si près, on y voit des Magistrats, des Ecclésiastiques, jusqu’à des Evêques, avec des habits qui valent bien des masques. J’y en ai vu , dit l’Auteur, en chapeau gris, bordé d’or ou de soie, en soutane courte, bleue, cramoisie, souvent sans soutane, en pantalons, parmi les Dames, dansant, cajolant, contant leurs raisons, &c. (Il pousse le détail un peu trop loin). Le luxe, la bisarrerie des habits & de la parure dans des hommes de ce caractere est aussi scandaleux que la mascarade. Le théatre ne fit-il qu’occasionner ces excès, il seroit un très-grand mal.

En parlant des amours d’Elizabeth, Reine d’Angleterre, nous avons oublié un trait du Comte d’Essex, son favori, rapporté dans l’Histoire des Favoris, & dans les Anecdotes Angloises. Un des grands crimes de ce fameux Comte ne fut pas tant sa révolte que son indiscrétion. Comme il se croyoit tout permis, il entra brusquement dans la chambre de la Reine à une heures très-indue, c’est-à-dire avant qu’elle eût passé par la toilette. Elle étoit vieille, laide, chauve, n’avoit que quelques cheveux blancs. Tous ces défauts un peu couverts par la parure, & réparés par le fard, étoient alors à nud sur une tête dans le plus grand désordre. Quel forfait de l’y surprendre ! c’est un crime de haute trahison. Les Femmes de chambre, éperdues de voir un homme qu’elle aimoit, & de qui elle vouloit être aimée, témoin occlaire des ravages de la vieillesse, eurent beau se jetter à genoux avec lui pour demander grace. Elizabeth fut inconsolable. Elles ont dit depuis que s’il avoit attendu quelques momens que la toilette fût finie, on lui auroit pardonné tous ses crimes ; mais le crime de Leze-Toilette, plus atroce que le crime de Leze-Majesté, crie vengeance. Telle est la fable de Diane & d’Actéon. Ce Chasseur infortuné n’avoit aucun mauvais dessein. Il ne pensoit pas à la Déesse. Le hasard seul le conduisit à une fontaine, où elle se baignoit avec ses Nimphes ; cependant elle en fut si outrée qu’elle changea Actéon en Cerf. Il fut dévoré par ses propres chiens. Le crime du Comte d’Essex étoit cent fois plus grave. Les loix de la pudeur sont bien moins cheres que les graces de la beauté, l’honneur de la vertu que la gloire de plaire. Il n’y a point d’actrice qui n’aimât cent fois mieux être vue toute nue que dans un état peu favorable à ses charmes. Etre laide, ou passer pour l’être, est à ses yeux un plus grand mal que d’être de mauvaise vie. Que ne fait-elle pas pour paroître belle, & cacher le plus petit défaut ? s’embarrasse-t-elle de se montrer indécemment découverte, on plutôt ne l’affecte-t-elle pas ? Bien loin de craindre les Actéons, elle seroit au désespoir de n’en pas trouver. Elle ne se pare, elle ne s’étale que pour eux.

C’est assez le goût d’Angleterre ; les piéces de théatre y sont les plus licentieuses, les actrices les plus indécentes. Depuis long-temps on joue à Londres l’Opéra des Gueux, & avec la plus grande vogue, parce qu’il est plein d’obscenités. Au-près de la plûpart des spectateurs c’est le plus grand mérite. Malgré la corruption générale, il se trouve encore quelques gens de bien parmi les Anglois, qui se sont élevés contre cette piéce. Le Docteur Harrig fit un grand sermon, où il démontra que sa représentation nuit aux bonne mœurs, à la religion, à la vertu, à l’honneur. On se moqua du Predicateur ; & dès le lendemain on reprit cette farce, & on l’a encore plus jouée M. Filding, homme célebre dans la littérature Angloise, s’est aussi déclaré contre elle, & a prié très-sincerement Garrik, le premier Acteur & le Directeur du théatre Anglois, de la supprimer, comme plus capable d’autoriser le vice, que d’inspirer la vertu. On fait l’éloge de Garrik, comme d’un honnête homme, dont les sentimens sont au-dessus de sa profession. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la vertu du théatre n’exclud pas le libertinage & le scandale de la galanterie. Cet Acteur, si homme de bien, n’a eu aucun égard ni aux sermons du Docteur Harig, ni aux rémontrances du sage Filding, qui parloit au nom de tous les gens de bien. La farce n’en est que plus jouée & plus courue. Par une nouvelle scene digne d’elle, il est entré dans la lice un Chevalier armé de toutes piéces, pour défendre sa cause. Le Sieur Milei, grand amateur, a écrit une lettre insultante contre les deux censeurs, qu’il tourne en ridicule, & au nom de tout ce qu’il y a d’êtres pensans à Londres , il conjure Garrig de jouer cet opéra comique autant qu’il pourra.

J’admire avec quelle confiance on assure que le théatre, aujourd’hui épuré, ne parle qu’avec décence. Il faut avoir des idées bien singulieres de la décence, pour le croire, & se flatter de le persuader aux gens de bien. Tolle, lege, Veni, vide , ou plutôt foyez n’exposez point votre vertu à cette pernicieuse décence. Je dis plus ; avec un Auteur ingénieux & sincere, la décence est très-difficile & presque impossible à garder au théatre. Non seulement on ne l’y aime pas, & la piéce la mieux faite, si elle est décente ; ne peut s’y soutenir, mais encore l’extreme délicatesse des spectateurs, ou plutôt leur corruption, voit le mal par-tout, parce qu’il l’y porte. L’expression n’est point indécente par elle-même : l’indécence n’est ni dans le mot ni dans la chose, elle est dans le cœur. On ne voit pas le mal quand les mœurs sont pures : Omnia munda mundis  ; mais quand il n’y a plus de mœurs, un mot, pour peu qu’il peigne, effraie non la pudeur, qui n’est plus en nous, mais la décence, qui est l’hypocrisie de la vertu perdue. Le Poëte & le Romancier ont beau doubler le voile, il est toujours transparent pour des yeux corrompus. Le langage de l’Ecriture, indifférent pour les Patriarches & les Prophêtes, seroit pour nous licentieux. Il faut aujourd’hui dans les ouvrages de gaieté, s’occuper sans cesse à concilier la décence avec l’enjoument & la naïveté, qui ne donnent qu’un demi jour à une pensée, & en font des énigmes. Nous avons parlé ailleurs de ces vérités.

Le premier acte de Julie ou le Triomphe de l’Amitié, comédie en trois actes de M. Marin, fut très-applaudi, le second le fut moins, le troisieme déplut. Voici la raison singuliere, mais très-vraie de cette chûte : c’est que les personnages sont trop honnêtes. Rien ne plait au théatre sans l’assaisonnement du vice. L’Auteur, qui esperoit d’y plaire par la vertu, le connoissoit bien mal. On lui conseilla d’y sémer quelque trait de libertinage. Il le fit, mais il en mit trop peu ; les Comédiens n’en furent pas contens. Il n’a pas voulu en mettre davantage, & se repent d’en avoir tant mis. Il dédaigne en honnête homme une gloire qu’il faut acheter au prix de la vertu.

La marche de Madame la Comtesse d’Artois depuis qu’elle a été sur les terres de France, a été le triomphe continuel du théatre. Point de jour où on ne lui ait donné la comédie. A chaque ville, à chaque station, un théatre se trouve dressé, une troupe d’Acteurs prête, une piece jouée. Le spectacle lui est servi comme le repas : peut-on vivre sans lui ? Il faut donc qu’une troupe d’Officiers comédiens la suivit, comme les Officiers de sa Maison, & fit chaque jour son service ? non ; ces précautions ne sont pas nécessaires ; la France est assez riche en Acteurs & en Actrices. Il y en a par-tout de troupes formées. Les habitans des villes en font par-tout de très brillantes, & chacune a son théatre. Elles ont même leurs Poëtes, qui fournissent des piéces. A Montargis, petite ville de l’Orléanois, le Poëte de la ville fit une piéce nouvelle, & de fort beaux couplets à l’honneur de Madame la Comtesse d’Artois. La piéce fut jouée par les enfans de l’Ambigu comique. C’est le nom que se donne la troupe Bourgeoise, comme ailleurs les Enfans sans souci, les Officiers de Thalie, la Famille de Moliere.

Parmi ces fêtes dramatiques, il y en a eu deux singulieres, le Pantomime Pyrique & le Compliment de l’Archevêque de Lion. Le premier est un feu d’artifice, qui avec quelque personnage muet qu’on y mêle, représente une action. On peut ainsi représenter les tourmens de l’enfer, l’embrasement de Sodome, la fournaise de Babilone, & les trois enfans qui y furent jetés, la mort d’Hercule, la défaite des Titans, &c. Cette matiere est très bornée. Le feu est un acteur avec qui on n’aime pas à se jouer, & qui a bientôt fini le dénouement des intrigues. Ce genre de spectacle très couteux & très-difficile dans l’exécution est plus effrayant qu’agréable, & peut seulement servir à faire voir l’habileté de l’Artificier. On prit ici pour sujet les Amours de Venus & de Mars, sujet très-libre, où le feu n’entre pour rien. Mais on l’y fit venir bien ou mal, & il y fit presque tout.

D’abord on voit les forges de Vulcain, & le Dieu se promenant au milieu des Cyclopes, occupés à forger des flêches pour l’Amour & des armes pour Mars. Le bruit des Forgerons est suspendu par une simphonie harmonieuse, qui annonce l’arrivée de Venus. Cette Déesse descend au milieu d’un nuage sur un char, où étoient assis avec elle l’Amour & les Graces. Une machine qui porte cinq personnes doit être lourde ; il faut des cables bien forts. Vulcain va en boitant au devant de sa femme, l’aide avec sa main enfumée à descendre de son char, la conduit au milieu de la scene, & lui présente les flêches forgées pour l’Amour, dont elle paroit très-satisfaire.

Suit un grand bruit de guerre & une clarté éblouissante, au milieu de laquelle paroît le Dieu Mars avec sa suite. Vulcain le reçoit poliment, & lui donne les armes faites pour lui. Les Graces se faisissent des flêches de l’Amour, & les entourent de guirlandes, qu’elles trouvent, je ne sais comment, dans les forges, où il croît peu de fleurs. Venus met ces flêches dans le carquois de l’Amour, qui en décoche une à Mars. Mars devient tout à coup éperdument amoureux de Venus, & tombe à ses genoux. Venus écoute ses propositions fort tranquillement, & paroît indécise sur la réponse qu’elle y doit faire. Heureusement Vulcain avoit disparu, n’étoit plus dans ses forges, s’en étoit allé, je ne sais où, ni pourquoi.

Mais les Cyclopes, gens grossiers & peu galans, courent avertir Vulcain. Il revient dans le moment, & voyant l’attitude de Mars & l’indécision de Venus il entre dans une furieuse colere contre sa femme, qui crainte du baton, prend la fuite ; ce qui n’est pas trop de la Majesté d’une Déesse. Mars tâche de l’appaiser. Il étoit peu propre à négocier la paix ; le mari n’entend pas raillerie. Il ne répond que par des ménaces ; la querelle s’échauffe ; les Cyclopes accourent au secours de leur Souverain ; le combat s’engage ; Mars demeure vainqueur, comme de raison. Le vice doit triompher, & un mari qui veut une femme fidelle est ridicule. Vulcain honteux & désesperé ne songe qu’à se venger. Il redouble le feu de ses forges, tout s’embrase, & vomit tant de feux & de flammes, les bombes, les pétards, font un bruit si épouvantable, que Mars, effrayé & vaincu, ne s’échappe que par la fuite. Ainsi finit la piéce, où il n’y a de pytique que le commencement & la fin. Le reste n’est qu’un pantomîme ordinaire d’une action infame, dont on a supprimé le dernier excès. V. Mercure de septembre 1773.

Tout le monde, dit-on, y applaudit ; l’exécution fut heureuse & brillante. Mais il faut convenir que la piece étoit bien déplacée & peu décente. Quelle application peut-elle avoir au mariage pour lequel se faisoit la fête ? peut-on comparer à Venus la Princesse la plus vertueuse ? Trouve-t-on quelque ressemblance entre le Prince le plus aimable & le Forgeron le plus hydeux ? Quelque Guerrier téméraire vient-il troubler la félicité de cet auguste mariage ? C’est insulter ces deux époux, de représenter à la fête de leur mariage, pour les divertir, des désordres qui y seront à jamais inconnus. Ce n’est pas sans doute l’intention des Auteurs, que le zele animoit. Mais c’est l’esprit dominant du théatre, qui d’après l’Amphitrion, George-Dandin, & tant d’autres, fait un jeu du crime. Le tableau de cette scene scandaleuse, comme le rapporte Terence, perdit un jeune homme & une jeune fille qui le regardoient. On a beau supprimer les derniers excès de l’aventure, qu’aucun homme de théatre n’ignore, & que l’imagination supplée aussi-tôt. Ce qu’on en conserve, cette femme au moment de se rendre, ce libertin à ses genoux, & qui prend la fuite à la vue de son mari, ce rival qui ose le combattre, & que l’on fait vaincre ; n’en voilà que trop pour produire les plus mauvais effets dans les spectateurs, & ce n’est guere respecter la personne auguste à qui on la présente.

Voici quelques traits du compliment de l’Archevêque de Lion, qui n’est pas un chef-d’œuvre, prononcé le 7 septembre 1773. Tandis qu’une corruption presque générale inonde le reste de l’Europe, on respire toujours sous les sages loix des Rois de Sardaigne l’air pur de la vertu, (ce n’est pas faire l’éloge de la France). On ne connoit dans ces heureux climats ni le luxe dévorant, qui dépouille la nature de tout ce qu’il prodigue à la vanité, ni cette licence d’opinions, qu’on peut appeler ce second luxe de notre siécle le luxe des esprits, parce qu’il marche toujours à la suite du premier, mais encore parce qu’il est le grand abus de la raison, comme l’autre est le grand abus des richesses. Ce parallele bien analysé entre ces deux prétendus luxes est une idée fausse, & même peu Chrétienne, à laquelle sans doute ce Prélat n’a pas fait assez d’attention.

Il s’agit des systemes impies qui regnent dans ce siécle, que le Clergé a combatu par un grand ouvrage, Déisme, Matérialisme, Spinosisme, Athéisme. Ces monstrueux excès ne sont ils donc que licence d’opinion, luxe d’esprit, abus de la raison ? Ces termes dans la bouche d’un Prince de l’Eglise, parlant à une Princesse, sont bien adoucis pour des horreurs si détestables. Renverser toute religion, blasphêmer le Tres-Haut, n’est-ce qu’une licence & un luxe ? Les Athanase, les Cirille, les Augustins n’ont pas ainsi ménagé l’Arianisme, le Nestorianisme, le Manicheisme. C’est porter bien loin l’esprit de tolérance, de parler avec tant d’indulgence de ce qui mérite tous les anathêmes. C’est bien mal entrer dans les sentimens d’une si religieuse Princesse, qui, comme on le dit avec raison, a respiré toute sa vie l’air le plus pur de la religion & de la vertu, dans un heureux climat, qu’a épargné la corruption qui inonde le reste de l’Europe .

La comparaison de ces deux sortes de luxe le démontre. La richesse des habits, la magnificence des ameublemens, la somptuosité des repas & des équipages sont un luxe, sur-tout dans l’emploi des revenus ecclésiastiques, où il est si aisé, & si ordinaire de passer les bornes que la charité & l’humilité prescrivent à un Ministre de l’Evangile ; mais un prodigue, qui par ostentation renverse la maison, un joueur qui met tout son bien sur une carte, Alexandre qui dans l’ivresse de la passion brule la ville de Persipolis & le palais des Rois de Perse, ne sont-ils coupables que de luxe ? Les forfaits & les extravagances méritent d’autres noms. Les petites maisons, les échaffauds & les roues punissent quelque chose de plus que des licences. L’anéantissement de la Divinité est plus qu’un abus de la raison.

Ce langage est sur-tout dangereux dans un siécle où d’un côté les impiétés sont communes, & de l’autre le luxe, bien loin de passer pour un crime, est regardé comme avantageux à l’Etat, où l’on en fait l’apologie, où l’on s’en fait une loi de décence, une sorte d’étiquette attachée à la dignité, à la fortune, à la noblesse, & où les plus moderés ne le croient qu’une faute legere. L’irréligion n’est-elle encore qu’une faute legere ? est-elle de décence & d’étiquette ? Ce langage, l’écho de celui du siécle, ces idées, qui en rendent le véritable esprit, font de l’incrédulité un jeu qui amuse, un ton qui a imposé un air de bel esprit, dont on se fait honneur, une espece de scene comique. Tout cela est-il bien propre à le faire détester, comme le plus grand des malheurs ? Ce n’étoit pas le style des Apôtres, ce ne fut jamais celui des Saints qu’on appelle abus de la raison ; des opinions philosophiques ou litteraires, les sophismes dont on les appuie, les graces du discours dont on les pare, qu’on appelle luxe, l’affectation du bel esprit, le néologisme, l’érudition déplacée, un style pompeux, ambitiosa ornamenta , comme dit Horace ; les Poëtes qui courent après les pointes ; Corneille plus boursoufflé que grand, Seneque, Fontenelle, &c. Voilà la vraie signification de ces termes ; mais les attentats de Vanini, les absurdités du matérialisme, les Sacrileges du Systeme de la Nature, les scandales des esprits forts, sont des fureurs non des abus, des forfaits non des licences, un délire non pas un luxe. Ainsi doit parler celui qui doit lancer la foudre ; à ce zele qui le dévore, je reconnois le Ministre du Tout-Puissant.