(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre V. Du Faste. » pp. 154-183
/ 561
(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre V. Du Faste. » pp. 154-183

Chapitre V.

Du Faste.

L es Protestans ont beaucoup crié contre l’extérieur du culte de Dieu, les Philosophes contre la magnificence des grands, la vertu contre la pompe des spectacles. Ces trois sortes de faste que l’intention distingue, & dont elle rend l’usage bon ou mauvais, portent sur le même principe & produisent le même effet ; elles en imposent à l’homme, & en frappant les sens, aggrandissent ses pensées. Les objets spirituels échappent à l’imagination & n’intéressent pas, mais les objets extérieurs excitent de fortes tentations & de violens ébranlemens ; l’ame accoutumée à juger de tout par comparaison, les prend pour la mesure de la grandeur, & se forme des idées plus élevées de ce qu’elles représentent. Les cérémonies de la Religion, la richesse des Temples, les ornemens sacerdotaux font un tableau de la Divinité & de ses mystères, instruisent, touchent, augmentent le respect, animent la dévotion, la piété s’en sert utilement. C’est mal connoître la nature de l’homme de ne lui donner qu’un culte décharné qui le laisse dans un vide, un désert où il ne peut s’attacher à rien.

Autant que le zèle est louable de mettre tout à profit pour la gloire de Dieu, autant l’orgueil & la vanité sont repréhensibles d’abuser de la foiblesse des hommes pour s’élever. Un pompeux équipage, des habits superbes, des repas somptueux, des meubles magnifiques qui présentent comme quelque chose de grand celui qui en est environné, & le toisent sur la quantité des étoffes, ou le pesent sur l’or & l’argent. Cet extérieur est une espèce d’échasse sur laquelle il se montre, qui d’un pygmée fait un géant ; sans doute la décence & le bon ordre exigent qu’une décoration proportionnée distingue les conditions, & ménage les égards & les déférences. Mais passer les bornes de cette gradation, aspirer à tout ce qui est de plus brillant, prodiguer les bijoux pour en faire un fastueux étalage, en nourrir sa vanité, se repaître de cette grandeur imaginaire, s’en croire fort supérieur à ses semblables, en prendre droit de les mépriser, de les opprimer, d’en exiger des adorations & des bassesses ; c’est un orgueil & une tyrannie contre laquelle la Religion, la raison, l’humanité ont toujours réclamé, & qu’aucun prétexte n’autorise.

Le théatre fut toujours coupable de ces excès, il étale le plus grand faste, il en entretient le goût ; la simplicité & la modestie y sont des vertus inconnues, & y passent pour des vices chez les amateurs. C’est le temple du Démon, ce sont ses fêtes & son culte, ce sont ses Prêtres & ses Prêtresses, & tous ses dévôts, ses sectateurs & ses esclaves. La pompe de ses décorations de ses habits, de son langage annoncent sa gloire, & exercent sa puissance ; les vices, les passions & leurs objets dans le point de vue le plus imposant, étendent son empire : quel contraste entre les deux Religions ! la modestie & le recueillement des gens de bien à l’Église, les nudités, l’effronterie des Actrices sur la scène, la piété des cantiques, la sainteté des Sermons, & l’orgueil du tragique, la licence du comique ; l’un est l’ouvrage de la grâce, & mène à la vie, l’autre est le chef-d’œuvre du vice, & conduit à la mort.

Qu’éprouve au spectacle une jeune personne dont tous les sens sont à la fois enchantés ? les yeux par la pompe, l’oreille par l’harmonie, le cœur par les sentimens, les passions par la molesse & l’indécence ? Sa raison s’égare, elle tombe dans l’ivresse, la vertu la plus ferme succombe sous la douceur du plaisir, on est sans défense & criminel sans presque s’en être apperçu ; se posséde-t-on, se connoît-on dans ce moment de délire ? Que résulte-t-il de la récitation de ces vers, de l’assiduité aux enchantemens qu’une habitude du vice qui le rend comme nécessaire, & ne se corrige jamais ? La passion est devenue une seconde nature : Quo semel est imbuta recens, servabit odorem testa diù.

Les Lettres Juives 2 & 12 peignent ainsi le goût de la parure : les femmes & les petits maîtres le poussent à un point surprenant, un Général d’armée ne délibère pas avec plus d’attention dans un conseil de guerre sur le succès d’une bataille ; qu’une coquette examine avec ses femmes de chambre la bonne grâce de sa robe & de sa coëffure ; le succès d’une mouche placée au coin de l’œil pour le rendre plus vif, ou auprès de la lèvre pour la rendre plus vermeille, c’est une affaire qui mérite la plus profonde attention ; vingt miroirs sont consultés avant de choisir sa place. Chacun de ses agrémens a son nom marqué qui exprime sa fonction & ses avantages. Une femme auroit moins de peine à demeurer prisonnière qu’à paroître sans être parée.

Un petit maître a eu la direction de mon habit, il l’a fait faire sur le modèle du sien qui passe pour un chef-d’œuvre ; il m’a protesté qu’il a revé plus d’un mois à la seule façon des manches, & que le reste l’avoit occupé tout l’Été : vous avez donc lui ai-je dit, bien peu d’affaires, puisque vous consumez tant de temps à de pareilles bagatelles. Appellez-vous, m’a-t-il répondu, l’invention d’une mode une bagatelle ? Vous venez d’un pays barbare, d’où le bon goût est exilé ; il faut plus de talens, plus d’esprit, plus de science pour régler la fourrure d’un habit, que pour construire un palais. Croyez-vous qu’il soit aisé de ranger un panier, un pli, une manche sous les loix du bon goût ? Ce n’est que par une longue étude & une méditation profonde qu’on peut atteindre à cette perfection, il faut même l’avoir reçu de la nature ; le talent de la parure est un don du ciel, beaucoup se flattent de l’avoir : peu sont assez heureux pour l’obtenir.

C’est le foible de la nation ; chez le sexe c’est une fureur : une femme le matin à la toilette consume les heures entières à se parer des nippes qu’elle a acheté la veille, elle va à la comédie, la mode a changé de midi à trois heures, elle est surprise de voir des robes d’un goût différent ; elle est vêtue à l’antique, elle souffre à regret qu’on la regarde, elle en est au désespoir, n’y pouvant plus tenir, elle sort du spectacle au second acte, & va s’enfermer jusqu’à ce que dix couturières qui veillent toute la nuit, la mettent en état de paroître avec honneur le lendemain.

Cidalisse achète
Les dents, les cheveux,
Et si la coquette
N’a pas de beaux yeux,
La taille mignone
Et d’autres appas ;
Faut-il qu’on s’étonne ?
C’est qu’on n’en vend pas.

Cette pensée est ancienne & commune, Martial en a fait quelque épigramme ; elle est très-vraie, & bien des gens en font sentir la vérité.

Dans les grandes révolutions de la Chine, ce qui fit le plus de peine au peuple, c’est que leurs vainqueurs les obligèrent à se couper les cheveux qu’ils aimoient beaucoup ; selon l’usage des Tartares : il y eut des guerres, des séditions, des révoltes, des meurtres ; plusieurs aimèrent mieux mourir ou s’expatrier, que de renoncer à leur chevelure. Il y eut en Moscovie nombre de séditions quand le Czar Pierre voulut les obliger à raser leur barbe ; les Arabes sont extrêmement jaloux de la leur, il y auroit bien du sang répandu si l’on vouloit y toucher ; les François ne seroient pas plus patients, si on vouloit les forcer à laisser croître leur barbe comme les Capucins, on la portoit autrefois, il y eut de la peine à le faire raser, ce ne fut que par degrés, en conservant des pointes, des moustaches, &c ; on est bien plus attaché aujourd’hui à l’air galant d’une barbe bien rasée.

Coopertus est auro & argento, & non est spiritus in visceribus ejus. Habac. II. Voilà les Dieux & les Déesses du Paganisme : un morceau de bois ou pierre que l’ouvrier a coloré & doré, voilà les Dieux & les Déesses du monde, de vaines idoles qui promenent leur or & leur argent, & n’ont ni esprit ni bon sens ni lumière. Voilà les Dieux & les Déesses du théatre, couverts de tout ce qu’il y a de plus riche, & qui n’ont ni religion ni vertu, non est spiritus in visceribus ejus . Le monde s’est épuisé pour les embellir ; le Pérou a fourni les métaux, Golconde les diamans, l’Espagne le vermillon, l’Italie la céruse : tous les arts y ont prêté leurs savantes mains, ils ont tissu les étoffes, broyé les couleurs, monté les pierres précieuses, composé les parfums, formé les boucles ; plus de trente métiers sont employés à la parure d’une femme, c’est le chef d’œuvre des Arts & des Sciences, qu’y trouverez-vous de bon ? Rien. Que renferme donc cette belle figure ? Tous les jours remise sur le métier & retouchée avec soin ? Rien. Non est spiritus in visceribus ejus. Mais il y a dans le cœur de ces idoles de chair, tant de pensées vaines, frivoles, tant de sentimens irréligieux & impurs, tant de passions, de vices, de malignités ! Elles sont donc pires que les idoles des Payens qui n’étoient que de bois & du métail qui ne commettoient aucun crime, & n’étoient point responsables de ceux qu’on commettoit en les adorant, au lieu qu’ici on est coupable ; on fait des coupables, on ne cherche qu’à faire des coupables ; il n’y a donc ni esprit ni sagesse ni vertu : non est spiritus in visceribus ejus.

Le Saint-Esprit dit ailleurs parlant des gens sans religion : leurs filles sont magnifiquement parées & ornées comme des temples filiæ eorum compositæ circum ornatæ ut similitudo templi , d’où est venue la façon proverbiale de parler : parée comme un autel ; le mot compositæ peut aussi signifier leurs filles sont belles, bien faites ; le mot temple doit se rapporter aux temples des idoles qui étoient richement ornés ; car du temps de David le temple de Salomon n’étoit pas bâti, ou au tabernacle qui étoit fort orné d’or, d’argent, de pierres, d’étoffes précieuses. Cette comparaison est un reproche de l’excès, du luxe & de la parure des femmes, elles se traitent comme des Divinités, de Déesses, d’adorables. Langage insensé ! Leur conduite n’est pas moins insensée, la première Adoratrice, c’est elle-même qui rend à son corps un vrai culte, & plus qu’à la divinité ; on s’est toujours fait un point de religion d’orner les Temples & tout ce qui sert au culte de Dieu ; mais jamais on n’a tant fait pour aucun Dieu, qu’une Actrice en fait pour sa parure ; jamais autel n’a été paré avec autant de soin que sa tête, jamais Prêtre n’a montré plus de zèle que la femme de chambre & qu’elle-même, jamais dans aucune Religion les Fêtes où on les honore n’ont été aussi fréquentées que la toilette qui revient tous les jours avec la même solennité. Le corps humain, dit Saint Paul, est un temple où habite la Divinité, mais quelle Divinité habite dans celui d’une coquette ? C’est l’amour & les grâces, c’est la vanité, c’est son amant, c’est le financier qu’elle ruine, le Seigneur qu’elle déshonore, le jeune homme qu’elle corrompt ; c’est le temple de Paphos, c’est pour ces Divinités qu’elle se pare ; ce n’est pas pour le vrai Dieu, pour le Sauveur du monde, ce n’est pas le culte qu’il demande, les ornemens qui l’honorent, les fêtes qu’il accepte, circumornatæ est similitudo templi .

On accusoit le fameux Alcuin de donner dans le faste & le luxe ; il s’en excusoit, disant que la profusion des richesses n’étoit vicieuse que par l’attachement du cœur ; que les uns en les possédant en sont parfaitement détachés, que tant d’autres qui en sont privés les aiment & les désirent. Cette apologie est insuffisante, il falloit ajouter que même sans abus la dissipation n’est pas moins criminelle que l’attachement ; les prodigues sont moins attachés que les avares, ils sont aussi coupables & plus pernicieux. Cet homme célèbre admiré de son temps est aujourd’hui presqu’inconnu ; personne ne lit ses ouvrages, il se croyoit en droit de posséder plusieurs Abbayes considérables, & de tenir à la Cour de Charlemagne, l’état d’un Prince. La morale d’Alcuin n’étoit pas goutée au Concile d’Antioche, on y condamna Paul de Samosates, non-seulement à cause de ses hérésies sur la Trinité & sur l’Incarnation, mais encore à cause de son faste, quoique la qualité de Patriarche d’Antioche, & le rang qu’il tenoit à la Cour de Zénobie, parussent l’autoriser à vivre en courtisan. Le détail que fait le Concile de ses équipages, de son Palais, de sa table, de ses habits, & c. ne paroît pas du troisième siècle, on le diroit du dix-huitième.

On faisoit un reproche bien différent à St. Grégoire de Nazianze ; on l’accusoit de porter trop loin la modestie & la simplicité, & de ne pas soutenir sa dignité épiscopale qu’on croyoit dépendre de la décoration. Les Évêques Ariens à la Cour de Constantinople regardoient un extérieur simple comme la dégradation de la mitre, il fit son apologie comme Alcuin. Ouvrage immortel de l’éloquence, de la piété, de la sagesse de ce grand homme. Je ne savois pas , dit-il, que je dusse disputer de faste avec les Consuls, les Gouverneurs des provinces, les Généraux d’armée, j’ignorois qu’on dût employer le bien des pauvres à se nourrir délicatement, à se faire traîner dans un char pompeux, à se couvrir d’or & d’argent, & entretenir une foule de domestiques , &c. St. Chrysostôme, St. Basile essuyèrent de pareils reproches, & y firent les mêmes réponses ; dans tous les siècles le passions ont aveuglé les personnes les plus respectables, & fait gémir les gens de bien, & rire le monde de leurs excès & de leurs excuses.

Telle est la conduite, tel est le langage du théatre d’après lequel agit & pense ce qui se dit le beau monde, il faut soutenir la dignité des Princes ; en effet la belle Princesse, les les beaux représentans ! Un Être en peinture qui n’existe plus depuis deux mille ans, un Être sorti de la fange, un fils de savetier, une servante de cabaret, une fille livrée au public. Semiramis & la N. Alexandre & le N. c’est pour ces Êtres qu’on ruinera les familles, qu’on dépouillera les pauvres, qu’on prodiguera les plus riches métaux, les plus belles étoffes, les plus précieuses pierres ! percez Cette enveloppe, qui comparée à ce qu’elle couvre, fait seule une scène comique. Que trouvera-t-on ? Ce que trouva le renard de la fable. Les grands pour la plupart sont masque de théatre, l’âne n’en sait juger que par ce qu’il en voit, le renard au contraire à fonds les examine, & leur applique un mot qu’un buste de Héros lui fit dire fort à propos ; c’étoit un buste creux & plus grand que nature. Belle tête, dit-il, mais de cervelle point ! Combien de grands Seigneurs sont bustes en ce point ! Item de Comédiens.

Ce mêlange bisarre de grandeur & de petitesse, d’éclat & d’obscurité, de laideur & de beauté, de richesse & d’indigence, de bassesse & d’orgueil, de grandeur apparente, & de petitesse réelle, d’éclat par les riches métaux dont on se couvre d’obscurité par les défauts & les vices personnels dont on se déshonore ; des beautés par des grâces achetées chez le Marchand, & appliquées par le Baigneur ; de laideur par les traits, la figure, la couleur donnée par la nature ; des richesses par la folle dépense que l’on fait, d’indigence par l’impuissance de payer ses dettes. Ce mêlange ordinaire à tous ceux qui veulent s’élever par le faste, & dont le ridicule démasque & punit l’orgueil. Ce mêlange parut d’une manière frappante dans le Czar Pierre par les scènes bisarres, indignes de lui, qui le dégradoient, & le faisoient passer du trône d’un grand Prince au tabarinage des trétaux d’un Arlequin ; sa Cour étoit un théatre, comme il étoit l’Acteur le plus comique, il y jouoit tour à tour les rôles d’Empereur & de Valet, de Ministre & de Scaramouche ; nous en avons rapporté bien des traits en divers endroits de cet ouvrage : en voici qui n’a point d’exemple dans l’histoire.

Il y avoit dans ses états quelques Nains en petit nombre, venus apparemment des Lapons qui sont à l’extrêmité du côté du Nord, il imagina d’en former un peuple, fit chercher des Nains pour les unir, comme des chevaux dans des haras ; il en eut en effet quelques-uns qui depuis se sont multipliés, ces poupées sont aujourd’hui assez communes dans la Russie. Les Nains pendant son règne vinrent à la mode, chaque grand pour lui faire sa Cour en eut chez lui. Dans le Royaume voisin, dans la Prusse le Prince alors régnant par un goût tout opposé aimoit les Géans, il faisoit chercher de toutes parts & achetoit fort chèrement les hommes les plus grands ; il trouva le moyen de composer ses Gardes & plusieurs Régimens de Goliaths, en sorte que ces deux Royaumes voisins étoient comme l’Isle de Lilliput & l’Isle de Bodin Brac, du Docteur Suifh, l’une pleine de petits hommes, & l’autre de Géans, ce qui faisoit rire toute l’Europe ; leurs successeurs ont d’autres idées, & ne veulent que des hommes ordinaires.

Pour favoriser la population des Nains, ce Prince si grand & si petit qui a joué tant de rôles sur la scène du monde, fit en 1710 une fête solennelle sans exemple dans l’histoire, ayant eu la fantaisie de voir un mariage de Nains, il en assembla soixante-douze pour la cérémonie, qu’il fixa au 24 novembre : la veille, deux Nains de taille égale, richement vêtus, se mirent dans une petite voiture à trois roues, tirée par un petit cheval orné de rubans de différentes couleurs, & allèrent précédés de deux Maréchaux Nains, montés sur de très-petits chevaux, inviter ceux que l’Empereur vouloit admettre à la nôce ; le lendemain tous les Nains étant assemblés, la procession défila vers l’Église de la Forteresse où le mariage devoit être béni par le plus petit Papa (Prêtre Grec) qu’on avoit pu trouver dans l’Empire : un Maréchal Nain portant un bâton orné de rubans, ouvrit la marche, il précédoit le fiancé & la fiancée qui marchoient devant l’Empereur, les Ministres, les Knées, les Bojards, les Officiers & les autres personnes de la Cour ; les soixante-dix Nains restans venoient ensuite, ayant un Nain à leur tête, & marchant deux à deux ; la procession étoit suivie d’une foule immense, contenue par les Soldats de la garde. Tous ces Nains se placèrent dans l’Église au milieu d’un cercle formé par la Cour & les Spectateurs ; le Papa après les cérémonies d’usage, demanda au Nain s’il vouloit une telle pour son épouse : sans doute , répondit-il, & point d’autre  ; la Naine répondit à la même question : il seroit plaisant que j’en prisse un autre, comme Monsieur par exemple , (elle montroit du doigt un homme d’une taille gigantesque) ; l’Empereur tenoit lui-même la couronne sur la tête de la fiancée. De retour au Palais, il donna un festin à cette troupe de Nains, il y avoit deux petits dais de soie au-dessus des places des nouveaux époux qui avoient une petite table séparée de celle des autres ; les filles Naines qui avoient servi de conductrices, avoient des couronnes de laurier ; il y avoit pour servir un Maréchal & huit sous-Maréchaux, tous Nains : l’Écuyer tranchant avoit une cocarde, cette troupe de petites personnes étoit au milieu de la salle, l’Empereur, les Princes, les Princesses & toute la Cour dînoient dans la même salle, à des tables rangées le long des murs, comme elles le sont dans un réfectoire de Religieux, & rioient des saillies de leurs Nains qui faisoient plus de bruit à mesure qu’ils buvoient les santés. Ce fut le Maréchal & les huit sous-Maréchaux qui commencèrent, ils allèrent en cérémonie se mettre à genoux devant l’Empereur, & bûrent à sa santé ; les autres vinrent ensuite faire de même au bruit des timbales, des trompettes & d’une musique choisie, placée dans un appartement voisin : il y eut ensuite bal pour les Nains, le soir les deux époux furent conduits en cérémonie au lit nuptial qu’on avoit préparé dans la chambre à coucher de l’Empereur qui vouloit se réjouir & voir toute la fête, les autres Nains s’en retournèrent chez leurs maîtres. Depuis ce temps là, il s’en est marié beaucoup qui ont eu des enfans, & qui sont devenus grands pères, de sorte qu’on ne doit plus s’étonner que ces petites créatures se soient si fort multipliées en Russie.

Dans tous les temps & chez tous les peuples, les habits ont servi à distinguer les états des personnes par la forme & les richesses, & à faire paroître les agrémens naturels par l’arrangement & la propreté ; jusques-là rien que d’innocent, & même de convenable. Les états ne doivent pas être confondus, & la charité ne veut pas qu’on se rende désagréable dans la société ; ainsi on se concilie le respect, parce qu’ils imposent, & l’amitié parce qu’ils plaisent. Deux grands liens parmi les hommes, deux grands ressorts dans les affaires, deux grands mobiles dans les mœurs & dans les passions autant que renfermées dans de justes bornes, ils annoncent la vertu de celui qui les porte, & l’Empire à ceux qui les voyent, autant l’excès, l’immodestie, l’affectation par un effet contraire décélent la corruption de celui qui s’y livre, & la répandent dans ceux qui s’en laissent toucher, ils entretiennent l’orgueil ou l’humilité, la modestie ou la légèreté, la molesse ou l’austérité ; & par conséquent des exemples continuels & des objets frappans de vertu ou du vice, des grâces séduisantes ou des invitations édifiantes ; c’est une espèce de sermon éloquent. La première démarche d’une vertu naissante, c’est la réforme des habits, tous les Saints se sont distingués jusqu’à la porter à une sorte d’excès ; toutes les réformes des Religieux en ont fait une règle, & toutes les mitigations ont commencé par l’abandonner. Vient-on à se relâcher dans la vertu, on recherche la parure, & cette parure est le présage du relâchement entier, & bientôt du vice. Que vos habits, dit St. Fulgence, invitent à la vertu, exhortent à la continence, éloignent les mouvemens de la passion ; il est impossible d’être Chrétien sous les livrées de l’impureté, & de conserver la chasteté des autres en allumant le feu de l’incontinence : habitus talis sit qui non ad lasciviam, sed ad continentiam invitet, non accendat concupiscentiam, sed extinguat . Cet esprit, ce goût de parure, ce génie inventif des modes ne fut jamais l’esprit de Dieu, mais l’esprit du démon, il favorise trop la tentation pour ne lui être pas agréable ; le démon tient le pinceau qui vous farde, il dirige l’œil qui en juge, il donne l’adresse à la main qui travaille, les couleurs sont ses armes, les rubans sont ses liens, les habits sont ses piéges. La modestie dans la main de Dieu est un engagement à la piété : iniquitatis ingenium, quibus malus genius præest, hortatur ad inhonesta qui inhonestè vestitur.

L’Auteur du scandale se donne du scandale à lui-même, & se blesse le premier de ses propres traits, non-seulement parce que ses propres regards trouvent en lui comme les autres un aliment de péché, mais parce que le luxe produit d’abord sur lui les plus mauvais effets en flattant sa chair, il entretient sa sensualité en étalant les grâces, il entretient sa vanité en excitant l’impureté dans les autres, il se repaît de leur passion, s’expose à leur invitation, à leur poursuite, & multiplie les occasions & les facilités : vestis libidinem nutrit ; vestis fomitem peccati succendit . On est chaque jour paré comme un jour de nôce, aussi chaque jour en effet on forma alliance avec le péché ; le prétexte ordinaire de la parure des filles est de chercher un mari, ainsi plutôt cherche-t-on & ne trouve-t-on que trop le péché en le commettant & le faisant commettre. C’est bien à vous, disoit St. Jerôme à une veuve, c’est bien à vous qui avez enséveli tous vos plaisirs dans le tombeau de votre époux, qui par vos larmes avez effacé les couleurs de votre visage, qui par votre deuil renoncez aux modes du siècle ; c’est bien à vous à le disputer à la jeunesse & nourrir la volupté ; à poursuivre des conquêtes, à partager votre vêtement entre les couleurs sombres du veuvage & les grâces riantes de la parure, vous aspirez sans doute à de secondes nôces, ou ce qui est encore plus triste à des crimes ; est-il si difficile & si rare de trouver la coquetterie sous le voile, de faire passer la passion à travers le crêpe, & de relever les attraits par le noir ? Cette couleur dans les mains habiles donne un nouvel éclat au tein, & se marie parfaitement avec le blanc & le rouge : tu quæ voluptatis in mariti, tumulo sepelisti, & faciem cerusâ & purpurissa inlitam lacrimis diluisti . L’austérité de la Religion, la sainteté du Clergé, la gravité de la Magistrature, la valeur du guerrier ne rendent pas moins ridicule un visage efféminé, enivré des grâces de la parure, qui dans cet état respectable, autant que dans la tristesse du veuvage, le déshonorent & le défigurent plus qu’elle ne l’embélissent : bissus & purpura vitii fomites virtutis hostes .

La tentation de la parure n’est que la répétition de la tentation du serpent qui perdit la première femme dans le Paradis terrestre ; l’espérance de son embélissement, le fruit défendu est agréable à la vue, il est délicieux au goût : ses attraits sans doute sont dangereux, mais ce ne sont pas les plus puissans ; le démon ne les fit pas valoir, ce ne sont pas ceux qui perdirent Eve ; l’amour de la beauté fournit contre elle bien d’autres armes : vous serez comme des Dieux par l’étendue de vos lumières, vous connoîtrez le bien & le mal. L’esprit, si l’on peut le dire, a sa parure, son miroir, sa toilette aussi-bien que le corps ; le démon tend les mêmes piéges, & tient encore le même langage à une femme éprise de sa beauté, vous êtes belle, mais vous le serez bien davantage, si vous embellissez vos charmes ; Dieu pouvoit vous mieux partager, une espèce de jalousie l’a rendu réservé dans leur distribution ; si vous y suppléez par les couleurs & les ornemens de l’art, vous lui ressemblerez, vous n’en serez que plus parfaitement son image, on vous adorera comme une Divinité, les amans tomberont à vos genoux ; on voudroit vous faire un crime de ce fard & de cette parure empruntée, c’est le fruit de la science du bien & du mal qu’on vous interdit : ne craignez rien vous n’en mourrez pas, ce fruit sera votre bonheur, faites-en goûter à l’homme, vous serez heureux, eritis sicut Dii . Cette pensée n’est pas étrangère à la coquetterie, le langage ordinaire du théatre, des romans, des Poëtes, des conversations galantes, en est le dévéloppement. Je vous adore, vous êtes ma divinité, & le jargon de Cythère n’est précisément que le discours du démon, tourne de mille manières, & la coquetterie n’est que l’art de séduire l’homme après avoir été la première séduite. Qui prendroit le théatre pour le Paradis terrestre ? Sa beauté, ses plaisirs imitent ce lieu de délices. Les Actrices sont de nouvelles Eve, que le serpent a séduite, seroit-ce même trop dire d’assurer qu’elles sont de nouveaux serpens qui perdent le genre humain.

Tertulien en fait une autre application : la première leçon que Dieu donna à l’homme & à la femme n’eut que cet objet ; à peine ont-ils commis le péché, qu’il leur fait sentir la honte de la nudité du corps, ils en rougirent, & se couvrirent de feuilles, & la coquetterie au contraire expose des nudités, les relève par des couleurs assorties, afin de la rendre plus saillante & plus séduisante ; si l’on veut s’en dissimuler l’indécence en ignore-t-on le danger ? Les remords, l’expérience l’ont assez & trop appris, & c’est au contraire ce danger qu’on veut faire naître, on y compte comme sur un moyen bien sûr de plaire, & d’allumer la passion, qui en effet s’y livre avec transport ; pour éteindre ce feu, Dieu donne des habits aux coupables, & quels habits ? de peau de bêtes, tunicas pelliceas . Il n’y a ni luxe ni molesse ni parure ni vanité, & que leur dit-il ? Femmes, vous serez soumises. La magnificence du Prince sied-elle à une Sujette ? Vous enfanterez avec douleur, vous menerez une vie laborieuse. Les principes, les rafinemens de la parure y seroient-ils bien placés ? Vous n’êtes tous deux que poussière, vous retournerez en poussière, & vous couvrez la poussière d’or, de soie, de diamans : terra es, & aurum portas quid adornas pulverem . Vous êtes bannis de votre patrie, esclaves du péché, & au lieu de la sueur, du travail, de la pâleur, de la pénitence, vous vivez dans le faste & dans les délices, vincula captivi non monitia regnantis vestes exulis non triumphantis, sudor non nitor . Vous courez au tombeau, vous y êtes, & au lieu de vous préparer à l’arrêt qui vous y condamne, vous nourrissez, vous souffrez, vous exhaltez dans les autres la volupté qui vous a perdu ! vivat en te sententia Dei.

C’est aussi le premier pas qu’on vous fait faire en vous donnant le baptême qui est pour vous une seconde création. Renoncez aux pompes du monde, aux plaisirs de la chair, aux sugestions du démon ; j’y renonce, je le promets ; en exempte-t-on le fard & la parure ? les Actrices ne sont-elles pas baptisées ? Revêtez-vous de J. C. induimini Jesum Christum . Voilà l’habit intérieur de l’innocence, on vous couvre d’un habit blanc qui en est le signe, conservez-le soigneusement ; rien d’impur ne peut avoir l’entrée de son Royaume, à ces traits on reconnoîtra que vous êtes de sa famille, il vous avouera pour ses enfans ; les traits de couleurs empruntées défigurent & lui sont toujours étrangères.

Cour Sainte, tom. I, l. II, ch. X du luxe. On ne peut assez parler du luxe des habits, dant l’excès est grand, & on en parle toujours inutilement, tant le mal est enraciné & incapable de remède. C’est là que les femmes étalent toute la vanité de leur sexe, toute l’industrie de leur esprit aussi inventif, toute la présomption de leur naturel trop ambitieux, totam circumferunt in istis mulieritatem dit Tertulien. Misérables victimes de vanité qui n’ont d’autre étude que de se parer par-dessus leur état & leur moyen, souvent ; a mauvaise intention & aux dépens des pauvres. Marques d’hypocrisie qui n’ont d’autre occupation que de se contrefaire, & autre désir que de paroître ce qu’elles ne sont pas ; qui verroit en un monceau toutes leurs bagatelles, on diroit que c’est les dépouilles d’une ville. C’est merveille qu’une petite carcasse puisse traîner un si gros appareil, elles marchent parées comme des temples, & de fait, elles sont fort semblables au temple d’Égypte qui cachoit un rat sous des pavillons dorés. Quel crime de travailler pour une chair qui n’est que l’amorce & le siége du péché ! Quelle illusion d’étoffer un fumier qu’on doit porter un jour dans le sépulchre, comme si on le vouloit planter sur les autels ! Hé misérable qu’ont à faire les vers qui vous rongeront, si votre poil est à trois ou quatre étages, vos sourcils peints, & vos yeux déguisés, vos joues vermillonnées, votre peau marquée, vos habillemens plissés, embourrés, chargés de pierreries pour servir de piége à quelques amans morfondus ! Si vous savez que la graine ou la fiente d’un crocodille est propre à blanchir le cuir, il faudroit aller jusqu’au Nil pour en avoir. Quel cœur de roche ne se fendroit ? quel œil de glace ne fondroit en larmes s’il contemploit le dérèglement de ces maudites délices ? Les trois quarts de la Chrétienté vivent tous les jours de fiel & de larmes, abandonnés & misérables dans l’oppression, tandis que les autres régorgent dans les excès de bouche, font nager leurs crachats dans l’or, se mirent dans l’éclat de leurs habits, & sont toujours dans les mignardises, vivent dans les parfums exquis, sans se soucier de l’affliction des pauvres, ingredientes pompaticè Domum Israel optimis unguentis delibuti nihil patiebantur super contritionem Joseph . Je sais que les Muguettées n’ont que trop de cajolerie ; mais que répondront-elles au jugement de Dieu, si les Anges viennent à tordre leurs habits, & en faire distiller le sang des pauvres ? Selon les paroles du prophète le sang des pauvres s’est trouvé dans les plis de leur robe, in alis inventus est sanguis pauperum . Jerem. II. 34. Les premiers Chrétiens se faisoient scrupule de porter des fleurs, on regardoit les muguetteries comme une dérision de la passion de J. C. de quels yeux peut-on regarder le crucifix couvert de sang & de plaies, chargé de diamans, trampant sa vie dans la délicatesse ?

Ce style est suranné, ces expressions passent aujourd’hui pour basses, mais il a de l’éloquence, de la force, de la vérité, le livre d’où ce trait est pris a joui de la plus grande réputation, couru de la Cour & de la ville, imprimé plusieurs fois, traduit en toutes les langues vivantes ; on ne le lit plus aujourd’hui. Son Auteur le P. Caussin étoit éloquent, savant, grand homme de bien, & d’une probité à toute épreuve ; il a fait divers ouvrages qui supposent beaucoup d’érudition & de génie, il a prêché avec le plus grand succès ; ses belles qualités firent sa fortune & sa disgrâce, il fut Confesseur de Louis XIII, goûté du Prince, estimé de toute la Cour ; mais n’ayant pas voulu se prêter auprès de son pénitent, aux intrigues du Cardinal de Richelieu, qui pour régner seul avoit causé & entretenoit la division dans la famille royale ; il fut exilé au fond de la Bretagne, & ne revint à Paris qu’après la mort du Cardinal, il vécut & mourut dans la plus haute estime ; entr’autres ouvrages il avoit donné la vie de la B. Isabelle, sœur de St. Louis, fondatrice de Long Champ. Cette vie n’a pas été inutile à celui qui vient d’en donner une de cette Princesse à l’occasion de Madame Louise qui s’est faite Carmélite, comme Isabelle s’étoit faite Francisquaine.

L’Écriture sainte fait mention de la parure de trois femmes, Esther, Judith & la Magdelaine. Esther y est indifférente, Judith la recherche avec soin, Magdelaine en fait le sacrifice, toutes trois avoient des bonnes intentions, mais leur conduite est bien différente : Esther au moment décisif d’être présentée au Roi pour recevoir la couronne, ne demande aucune parure ; indifférente à tout, elle prend ce qu’on lui donne, non quæsivit mundum muliebrem . Judith allant attaquer Holopherne, employe pour s’embellir tous les moyens que peut suggérer, la plus grande coquetterie, les bains, les parfums, les frisures, les diamans, les plus riches habits jusqu’à sa chaussure sur laquelle se fondent les plus grandes prétentions, & qui en effet frappent les yeux d’Holopherne, Sandalia ejus rapuerunt oculos ejus . Magdelaine négligée, échevelée va se jeter aux pieds du Seigneur, les baise avec respect, les arrose de ses larmes, les essuie avec ses cheveux, y répand un parfum précieux : les effets ne sont pas moins différens, dans Esther ils sont légitimes ; Assuerus épris de ses charmes étoit son mari. Dans Judith ils sont criminels, Holopherne par pure débauche en devient amoureux, veut en abuser, lui fait demander & obtient son consentement, la fait enfermer dans sa tente pour passer la nuit avec elle, elle y couroit les plus grands risques ; heureusement pour Judith l’ivresse suspend ses poursuites, elle profite de ce moment pour lui couper la tête. Les effets du sacrifice de Magdelaine sont tous divins, Dieu lui pardonne ses péchés, loue sa charité, elle devient un modèle de toutes les vertus ; Dieu se servit du crime d’Holopherne pour le perdre, & de la beauté de Judith pour l’aveugler ; mais le péché d’Holopherne n’est pas douteux, & malgré son courage & sa victoire qui sont dignes d’éloges, les moyens dont elle se servit sont-ils bien légitimes ?

Le recueil des conférences du Médecin Renaudot, dont plusieurs sont très-frivoles, eut de la réputation dans son temps ; l’Auteur étoit habile, avoit de l’esprit, fort répandu dans le monde, Médecin à la mode. Aujourd’hui cet ouvrage est inconnu, on a fait tant de progrés dans les sciences, que ce qui étoit alors un problème, est devenu une vérité ou une erreur connue de tout le monde ; il semble qu’il a voulu amuser le public & faire montre de son esprit par des paradoxes où il traite le pour & le contre. Ce que l’Abbé Prevot a voulu peut-être imiter dans son pour & contre. Renaudot sur le père de la Gazette, il a eu la postérité la plus nombreuse dans le nombre infini de feuilles périodiques qui sont comme les branches de cet arbre ; ces conférences en étoient une où il traitoit régulièrement quelque question : dans la conférence 103 il fait l’apologie du fard pour plaïre aux femmes, ce sont les malades les plus utiles, elles le sont fréquemment, leurs maladies sont légères ; il faut plus d’amusement que de science, un Médecin gazetier est le meilleur hypocrate, il prétend prouver que l’usage du fard est légitime, il dit quelque raison pour le condamner, mais si foiblement qu’on voit qu’il n’a pas voulu que soigner les malades : on jugera par ses raisons du caractère de son esprit, & de celui de son siècle.

1.° Le bien & le beau sont la même chose. Il est permis de chercher le bien, donc il est permis de chercher le beau (la beauté) ; donc il est permis, louable d’en user, comme si la beauté du corps qui excite la passion, étoit la même chose que le bien de l’ame qui la réprime & évite le danger.

2.° La beauté du corps est la plus excellente qualité, plus précieuse que la force, l’agilité, la souplesse ; on doit donc l’entretenir, mais c’est la plus dangereuse. Faut-il rendre le poison plus violent pour perdre les ames ? Il est faux que cette beauté qui attise la concupiscence soit le bien le plus précieux ni même un bien.

3.° La beauté du corps doit être conservée & augmentée comme les beautés de l’ame. Un Chrétien, un Sage ne donnera jamais le même prix à deux Êtres si différens ; faut-il même cultiver la beauté de l’ame par l’hypocrisie ? Le mensonge, l’artifice, le fard est condamnable dans tous les deux.

4.° La beauté du corps est la marque de la beauté de l’ame & de sa bonté. Cela n’est pas toujours vrai, & quand il le seroit de la beauté naturelle, la beauté artificielle ne le seroit pas ; ce n’est pas la nature qui la donne, c’est la passion, c’est le mensonge qui la fabrique, elle annonceroit bien plus sensiblement la corruption de l’ame.

5.° Le visage est le miroir, l’image de la Divinité ; il faut donc l’embellir par religion pour honorer Dieu, comme on embellit les Églises, les ornemens, les autels ; c’est un genre de culte que Dieu n’agréa jamais, qui loin de l’honorer l’offense. Cette idée impie n’entra jamais dans l’esprit des femmes, qui en cela n’honorent que le Dieu de Cythère.

6.° La beauté est le patrimoine du sexe. Sa portion légitime dans l’héritage ; les femmes peuvent le conserver comme les autres biens, elle fait leur force & leur autorité, elles la maintiennent comme un Prince maintient la sienne ; mais comme il n’est pas permis de conserver son bien, son autorité par la fraude, par la dissimulation, par le crime ; il ne l’est pas non plus de maintenir la beauté par l’artifice, par le fard.

7.° Les habits, les meubles sont des ornemens extérieurs. Le fard tient à notre personne, c’est conserver une partie de nous-mêmes que de nous farder ; il est permis d’avoir des habits, des meubles, donc du fard.

8.° La beauté est un diamant, il est par lui-même brute, il faut le polir, il est permis de le faire ; le fard est le poli du visage, le Baigneur, la femme de chambre sont le jouaillier qui le porte à l’Orfévre qui le monte.

9.° Il est permis d’incruster, de recrépir les murailles, de dorer les statues, les meubles, de vernisser les images, de lustrer les étoffes ; le fard est une incrustation, un plâtre, une dorure, un vernis, un lustre.

10.° Il est permis de prendre des remèdes dans les maladies, des secours dans la vieillesse, des appuis dans les foiblesses ; la laideur est une maladie, une vieillesse, une foiblesse, le fard en est le remède, le soutien de la beauté.

11.° Il est permis d’aider ses sens, l’oreille dans la surdité, les yeux dans la vue foible, le palais dans le dégoût, & de leur plaire ; à l’ouïe par la musique, à la vue par la beauté des objets, aux goûts par des assaisonnemens, à l’odorat par des parfums ; pourquoi non pas par le fard, par les couleurs du visage par l’embonpoint ?

On fait grâce à tous ces raisonnemens de les traiter de jeux d’esprit, d’un homme qui veut s’égayer & amuser des femmes malades, à peu près comme on les trompe pour leur faire prendre une médecine, ou souffrir une saignée. En voici d’autres plus apparens quoiqu’aussi peu vrais.

12.° Tout est fardé sur la terre, tout n’est que fard dans le monde : la politesse dans la société, les complimens dans les conversations, l’appareil fastueux de la dignité, l’air imposant de la grandeur ; la femme qui se farde n’est pas plus coupable. On se trompe, l’impureté que le fard irrite, & qu’on veut irriter, est un mal d’un autre genre & bien plus dangereux ; le fard moral lui-même quand il va jusqu’à tromper & à faire du tort est-il légitime ? Le mensonge n’est jamais permis, sur-tout s’il est préjudiciable.

13.° Les hommes se fardent auprès des femmes par leurs cajoleries, leurs protestations, leurs caresses ; ce n’est qu’user de représailles de se farder. Ces représailles sont-elles permises ? peut-on rendre blessure pour blessure, crime pour crime ? Les hommes ont tort ; faut-il se damner parce qu’ils se damnent ? Les cajoleries des hommes ne sont communément que l’effet du fard qui réveille leurs passions, ce qui leur promet un succès favorable. Une personne modeste est rarement attaquée, les femmes doivent s’imputer les fautes des hommes.

14.° Les Loix Romaines conservent le fard aux femmes. à qui on accorde la toilette, elles le croyent donc permis ; il cite là-dessus deux loix du digeste, de aur. argent. legat ; mais très-mal, elles n’en disent rien. Renaudot connoissoit mieux hypocrate que le digeste, cette citation n’est qu’une charlatanerie, les Loix n’ont jamais parlé du fard nommément, ce n’est qu’en général, ornamenta unguentum vestimentum, &c. Le fard comme tout l’attirail de la toilette n’a été permis ni défendu par les loix, ce sont des puérilités dont elles ne se sont pas occupées. Inutilement l’auroit-on défendu, les femmes n’auroient point obéi, mais les Auteurs & les Poëtes ne permettent pas de douter que Rome ne le blâmât.

15.° Il est ordonné de se laver le visage pour cacher le jeûne, J. C. a laissé répandre du parfum sur ses pieds & sur sa tête, il a approuvé cette action, il est vrai, mais tout cela n’est point du fard, il n’en fut jamais question dans l’Évangile ; au contraire l’hypocrisie des Pharisiens, ces sépulchres blanchis sont rigoureusement condamnés ; les Apôtres réprouvent tous les ornemens qui sentent la vanité ou la galanterie, les cheveux frisés, les riches habits, &c. & jusqu’au désir & au motif, ils ordonnent aux femmes d’être voilées. Quelle est la femme qui voudroit se farder, si elle devoit être toujours voilée ? De quoi serviroit son fard s’il ne devoit lui procurer des amans ?

Après cette brillante apologie, le Médecin gazetier fait un traité du fard qu’il croit une partie essentielle de la Médecine appelée cosmétique qui consiste comme toutes les autres à ôter le superflu & ajouter ce qui manque, à retablir la déperdition de notre triple substance, à faire la régénération des chairs consommées, la réunion des parties disjointes par la solution de continuité, & réduire à une meilleure conformation les dépravations d’icelles , &c. Détail très-digne du Médecin de Molière, Thomas Diafoirus.

Il fait un détail de fards différens dont il donne quantité de recettes ; c’est un inventaire d’Apothicaire : fard nettoyant, espèce de favon pour ôter les tâches & les obscurités de la peau ; fard polissant qui lui donne de la finesse, de la douceur. du coulant ; fard lustrant qui donne du lustre, de l’éclat, fard colorant qui donne les couleurs qu’on veut au gré du sujet, & en tempère les nuances : c’est ici une palette de peintre, il y en a de blond, de rouge, du noir, de bleu, &c. Fard de cheveux, du front, des sourcils, des dents, des lévres, des joues, du cou, des mains, des pieds, des ongles, &c. il en donne pour tout ; il parle pour l’appliquer du pinceau, des aiguilles, des brosses, des peignes de plomb, huile, miel, masqué pour le conserver.

Parmi toutes les drogues de la matière médicale, il y en a de singulières : les perles calcinées dont les cendres appliquées sur la peau lui donnent un air perlé ; la poudre de diamant très-brillante, le secret de Salomon, le nexaphar, l’eau d’Escargot & sa bave & la bile du Tusc qu’il appelle la pierre philosophale du fard, & cent autres folies.

Cet homme assurément a voulu se divertir : un Médecin judicieux ne peut pas dire sérieusement tant de folies, son petit-fils l’Abbé Renaudot étoit un vrai savant qui employa utilement ses travaux pour le bien de l’Église, en composant une partie très-considérable de la défense du fameux livre de la perpétuité de la foi sur l’Eucharistie.

Je ne pouvois comprendre comment le Mercure se prête tous les mois à annoncer les divers fards qu’on invente pour les femmes : lait virginal, essence de beauté, rouge, blanc, &c. selon qu’il plaît à la plus misérable engeance des Charlatans ; qu’à la bonne heure il annonce les secrets approuvés pour les Arts, pour l’Agriculture, pour la Médecine, ils sont utiles ; mais à quoi servent ces drogues qu’à entretenir la vanité & le libertinage ? La sagesse du Compositeur du Mercure & celle du Censeur ne doivent-elles pas proscrire ces espèces de poison ? Voici le mot de l’énigme : chaque annonce est bien payée. Voilà qui fait voler les talonières du Messager des Dieux, & annoncer toutes les vertus du fard.

Avril & Août 1774. Le Perruquier Debord si renommé par son essence de beauté pour conserver le tein frais, préserver des boutons, empêcher le rouge de gâter la peau, entretenir les mains dans la plus grande blancheur. Cette essence est approuvée par MM. les Prévôts & Syndics des Communautés des Baigneurs & Perruquiers des villes de Paris, Lyon, Rouen, Marseille. Le sieur N. a composé un fard admirable qu’il nomme l’essence virginale, & qu’il débite à Paris & à la Cour.

Ces annonces ont plusieurs choses singulières, cette dernière est un galimathlas : que signifie une essence virginale ? doit-elle servir à conserver ou à réparer la virginité ? Un fard en particulier n’est-il pas destiné à la faire perdre ? Jamais une vierge n’a imaginé de se farder pour plaire, pour inspirer des désirs, pour avoir des amans ; ces moyens sont peu efficaces pour conserver la pareté, les Actrices qui se serviront de l’essence virginale seront toutes vierges. 2.° Les Perruquiers vont de pair avec les Médecins, ils sont devenus Censeurs des médicamens & donnent leurs approbations légales à des essences ; celle-ci peut intéresser la santé, puisqu’elle fait rentrer les boutons, ce qui doit altérer la masse du sang ; des boutons rentrés peuvent occasionner des maladies. Un Perruquier sait tout ; savoir farder, tenir le tein frais, rendre les mains blanches, c’est la science la plus sublime. 3.° Cette essence empêche le rouge de gâter la peau, le rouge gâte donc la peau ? Rien de plus vrai. Dieu punit l’usage du fard par un effet contraire à celui que la vanité s’y propose, il fait plus de mal que de bien, même à la beauté, au lieu d’embellir il défigure. 4.° Cette annonce approuvée par les Docteurs de la Faculté des Perruquiers, contredit les autres annonces du fard par eux également approuvées, par lesquelles on assure que le fard ne gâte pas la peau ; les fards se combattent, les faiseurs se détruisent, les amateurs se contredisent. Dans ce choix il n’y a de bien certain que la folie de ceux qui en usent.

N’imputons point ces contradictions au Mercure, semblable à l’Imprimeur & au Colporteur, à celui qui cole les affiches aux carrefours, il débite ce qu’on lui donne ; c’est moins le Mercure de France que le Mercure de Cythère ; ce n’est d’abord jusqu’aux enigmes, c’est-à-dire, un grand tiers que contes, vers, chansons, de pures galanteries souvent licencieuses ; ensuite les spectacles, opéra, comédies, éloges des Actrices tiennent une autre bonne partie ; la Littérature, les Arts, les Académies, articles utiles sont ordinairement défigurés par le mêlange des futilités de la galanterie, en sorte que dans la somme totale, l’amour en occupe plus de la moitié. Un livre aussi répandu & aussi plein d’objets de vice, ne peut qu’entretenir & répandre la corruption dans tout le Royaume.

Le savant Canoniste Fagnan, traitant cette matière sur le ch. multæ de Cleric. vel Monac. condamne avec tous les Auteurs, comme un péché, l’usage & la vanité du fard par les raisons ordinaires & les passages de l’Écriture & des Pères que nous avons cités ; il en ajoute qui lui sont propres, que nous allons examiner.

1.° Un passage de l’Ecclésiastique IV. 26. Ne aspicias faciem adversùs faciem tuam, nec adversùs animam tùam mendacium. Ce passage traduit mot à mot est inintelligible : qu’est-ce que recevoir un visage contre son visage, & le mensonge contre son ame ? On traduit communément ces paroles, point d’acceptation de personne, n’agissez point par respect humain ; que la présence d’un homme puissant ne vous impose point, ne vous fasse pas changer de visage, & Fagnan applique ces paroles au fard, espèce de masque qui forme un second visage sur votre visage ; c’est un mensonge contre votre ame, faciem adversùs faciem .

2.° Ces paroles de Joel 11. 6. Omnis vultus redigetur in ollam. On ne verra par-tout que des visages ternis & plombés , c’est la paraphrase plutôt que la traduction de Saci ; à la lettre il y a deux sens : tout visage sera jeté dans l’enfer comme dans une marmite , pour marquer l’excès du tourment du feu où les hommes brûleront comme dans une chaudière, comme les Martyrs dans l’huile bouillante, le plomb fondu : tout visage deviendra comme une marmite , tout plombé, plein de noir de fumée, pour marquer l’excès d’accablement où la justice de Dieu jettera ses ennemis. Ces expressions qui dans notre langue paroissent tenir du burlesque ; dans le genie de l’Hébreu sont des portraits vifs & énergiques, pris des choses les plus communes, sérieuses & pleines d’images, d’expressions basses, dégoûtantes dans notre langue ; belles & nobles & frappantes dans le style oriental, celui-ci en particulier : quasi combusta facies eorum, facies denigratæ sicut carbonem . Punition juste & particulière des femmes éprises de leur beauté, qui mettent tout en œuvre pour l’embellir. Je vous donnerai pour fard le noir de fumée, la suie de la cheminée qui feront une marmite de vos visages, ce qui revient aux menaces d’Isaie III. : je vous punirai, je vous donnerai la puanteur pour vos parfums, une tête chauve pour vos frisures, une corde pour vos rubans.

Fagnan ajoute deux traits d’histoire. Le Pape Urbain VIII entendant parler d’un petit maître Romain qui se vermillonnoit pour cacher la jaunisse que lui causoit ce que nous appellons mal de Naples, & qu’en Italie on appelle mal de France, dit de lui : cet homme est bien enluminé, il a dans le corps le rouge de France, & sur la peau le rouge d’Espagne.

Alexandre étant dans les Indes, Didimes, Roi des Bracmanes, parlant des femmes de son pays lui disoit : nos femmes ne se fardent point, à quoi serviroient leurs efforts ? On ne corrige point l’ouvrage de la nature, les ornemens postiches sont infructueux dans leurs effets, présomptueux & téméraires dans leurs entreprises, infructuosum quia sic vivitur aut criminosum, quia præsumitur opus naturæ corrigere .

Ezéchiel XXIII. 44. dit que les Chaldéens sont venus en Judée, & voyant des femmes fardées n’eurent pas besoin d’autre enseigne, & sans les connoître entrèrent tout de suite dans leurs maisons, comme chez des femmes publiques, & ne se trompèrent pas, ad eam ingressi sunt quasi ad meretricem . Si les Chaldéens venoient à nos théatres, ils n’entreroient pas moins librement chez nos Actrices sans craindre de se méprendre ; toute leur personne est une enseigne, & l’enseigne devient marchandise ; nos libertins, nos Chaldéens de Paris n’en sont pas moins persuadés, & ne s’y trompent pas, il y a des difficultés dans le prix : les commerçantes aussi avares qu’impudiques se mettent à l’enchère à proportion de leur mérite ; leur temps & leurs grâces sont à l’aune, & l’aune est à tant, selon la beauté de l’étoffe, l’ensoigne du rouge, des nudités, &c.