(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Suite d’Anecdotes illustres. » pp. 184-225
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Suite d’Anecdotes illustres. » pp. 184-225

Chapitre VI.

Suite d’Anecdotes illustres.

L E Journal politique mars 1774, & les autres Journaux rapportent qu’à Varsovie on prépare une belle salle de spectacle, que le Baron de Karti, noble Polonois s’est chargé de la direction de cette entreprise, comme les nobles Actionnaires le font à Toulouse, à Bordeaux, &c. qu’il a engagé une troupe de Comédiens, de Chanteurs, de Danseurs à jouer sur son théatre, dont l’ouverture se fera d’abord après Pâques pour célébrer la fête & donner l’alleluya à la République. Ce Baron n’a pas les suffrages du Public, on n’applaudit pas aux soins qu’il se donne pour distraire par des divertissemens de cette espèce les Polonois qui voudroient jeter les yeux sur les malheurs incroyables de leur patrie. La délégation établie pour s’arranger avec les trois puissances qui se sont partagées la moitié du Royaume, & réglent l’ordre nouveau à observer dans ce qu’elles ont bien voulu laisser au Roi. Cette délégation qui ne sait trop de quel côté se tourner, attache beaucoup d’importance à cet établissement ; c’est la dernière ressource pour consoler les Peuples, c’est l’émétique donné aux malades, ou comme l’Extrême — Onction aux moribonds quand il n’y a plus d’espérance ; elle a porté son zèle jusqu’à céder le bel appartement du palais Radsivil où elle tenoit ses séances pour faire place aux Comédiens du Baron de Karti qui doivent y donner des spectacles d’un genre fort différent. C’est le systême du Roi de Prusse, nouveau maître de la partie maritime de la Pologne ; lors de l’invasion la saxe de l’enlevement des manufuctures & de la prise de Dresde ; ce grand Philosophe fit ouvrir le théatre le même jour qu’il y entra, & força la famille royale d’aller avec lui à la comédie pour les consoler de la fuite de l’Électeur, de la défaite de son armee, de la désolation du Pays, du pillage des archives & de sa propre captivité.

Les Jêsuites établis en Prusse, & maintenus depuis leur extinction pour contrarier le Pape, quoique leur ordre soit dans un un état pire que la Pologne, puisqu’il est entièrement détruit ; les Jésuites croyent avec le Roi de Prusse subsister encore malgré la Bulle d’abolition. Pour se consoler de leurs malheurs & pour consoler les Dantzicois qui ne sont pas moins dans la désolation que les Polonois, ils ont fait une grande fête dans leur maison aux portes de Dantzic où ils invitèrent toute la ville, ils s’assemblèrent dans leurs grandes salles le jour de l’anniversaire de la naissance du Roi de Prusse. Un Jésuite fit l’éloge de ce Prince, de ses grandes qualités héroïques & chrétiennes, de sa religion, de sa probité, de sa justice, de sa bienveillance pour les Catholiques singulièrement pour la Compagnie de Jesus ; ils feront apparemment une pareille fête le jour de la naissance de Clément XIV. Tous les Ministres qui sont à Dantzic, l’Abbé d’Oliva & quantité d’autres, attirés par la singularité s’y trouvèrent : le panégyrique du Salomon du Nord fut suivi d’un grand repas de soixante-six couverts & d’un bal qui dura jusqu’au lendemain, où sans doute les jeunes Jésuites dansèrent, car il est juste & convenable que celui qui donne le bal en fasse les honneurs ; le lendemain on chanta un Te Deum, on juge bien que la comédie a été aussi de la fête, elle a toujours été usitée dans leurs collèges ; mais je ne sache pas qu’ils y eussent encore donné le bal. Une fête si prophane dans un pays & sous un Roi Protestant, une adulation si outrée dans un moment si malheureux mériteroit une place dans la justification de la Bulle qui les supprime.

Le Journal suivant nous apprend que le 30 avril 1774 on ouvrit le spectacle à Varsovie, non par quelque pièce grave, sérieuse, analogue à l’état présent de la république, mais par un opéra bouffon Italien, suivi d’un ballet, il y eut un grand concours ; c’étoit en effet quelque chose de si peu croyable qu’un opéra bouffon insultant à la misère publique que tout le monde courut le voir ; on en fut indigné, le lendemain la salle fut vide. On ne croit pas que cette entreprise réussisse de pareils divertissemens contrastant trop avec la désolation de l’État, pour que des citoyens qui ont encore quelques sentimens d’amour pour le public ou le moindre égard pour la bienséance, puissent se permettre d’y aller ; il faut avoir le cœur tout-à-fait Comédien pour oser s’y montrer, le Roi de Pologne ne s’y est pas trouvé, il est trop sage ; ceux même qui sont attachés au grand Maréchal Poninski qui en est l’Auteur, pensent que les vrais patriotes ne le fréquenteront jamais, ce qui n’a été goûté que par les ames que la débauche a avili, qui après avoir acquis des richesses dans le malheur général, veulent les employer à se plonger dans le tumulte des fêtes & le délire des plaisirs, soit pour satisfaire leur goût, soit pour se cacher à eux-mêmes les malheurs qui les accablent. Quelques jours après le même Maréchal Poninski donna un grand souper, & ensuite un bal qui dura toute la nuit.

On croit que tout cela se fait par l’insinuation du Roi de Prusse ; ce sont en effet ses partisans qui l’honorent de leur approbation ; on sait que c’est son goût personnel & un des secrets de sa politique d’amuser ceux qu’il maltraite pour les empêcher de crier ; il le fit à Dresde, menant à la comédie la famille de l’Electeur qu’il venoit de prendre prisonnière ; il y a trois ans que les malheurs de la Pologne y firent cesser tous les spectacles, les malheurs n’ont fait que croître, & l’on veut y jeter le voile de la comédie pour endormir les malheureux.

Ce même Journal (juillet) suivant les progrès du théatre à Varsovie, dit en gémissant : On a promulgué une loi qui défend aux Entrepreneurs du spectacle, bal, jeu, &c. de s’établir ailleurs que dans le palais du Prince Salkonski, Palatin de Gnesne & Membre de la délégation, lequel pour cet effet leur affermera à son profit les appartemens dont ils auront besoin. Cette grâce avoit d’abord été accordée au Prince Radzivil, quoiqu’absent, qui n’en tiroit aucun profit ; celui-ci a profité de son absence pour s’attribuer l’honneur de loger les Comédiens, & de son autorité comme Membre de la délégation, pour en tirer un privilége exclusif. Exemple unique de monopole , ajoute le Journaliste, dont les fastes du monde n’offrent point encore de modèle.

Il se trompe, il en est beaucoup de pareils, non-seulement dans les choses de nécessité, comme le sel, le tabac qui se vendent exclusivement au profit du Prince ; mais encore dans les choses de pur plaisir, comme les cartes à jouer ; dans bien des endroits on élève la salle de spectacle au profit de l’Hôtel de Ville, avec défense de jouer ailleurs ; on afferme l’entrée à la comédie, comme les denrées à la Douane. Les plus grands Seigneurs se font payer les salles des spectacles qu’ils ont fait bâtir sur leur terrein ; on met en parti les théatres de la foire à St. Germain & à St. Laurent, & ceux des Boulevards, on forme des sociétés d’Actionnaires du spectacle qui se partagent le profit. Ce sont les personnes les plus distinguées qui ne croyent point déroger, l’argent & la vraie noblesse ; on raisonne comme Vespasien, il avoit mis un impôt sur les urines, son fils Titus voulut lui en faire sentir l’indécence, Vespasien lui fait flairer une pièce d’or : a-t-elle mauvaise odeur ? Non, sachez, mon fils, que l’argent d’où qu’il vienne ne sent jamais mauvais.

Le nouvel impôt du Palatin de Gnesne a quelque chose d’odieux, il étoit inconnu en Pologne, on l’établit dans le temps le plus misérable de la République où les jeux du théatre sont les plus indécens & les plus onéreux ; c’est un des articles de la nouvelle législation, chargée de rétablir l’ordre dans le Royaume, & qui y établit le désordre à demeure, qui par un abus incroyable de l’autorité qu’on lui a confiée, en fait une loi, un privilège exclusif pour lui-même ; qui l’établit dans son propre Palais, & s’oblige de lui fournir tous les appartemens dont on aura besoin. Ces circonstances sont uniques dans l’histoire ; les grands Seigneurs Romains donnoient les spectacles à leurs propres frais, le Seigneur Polonois devient monopoleur pour se les faire payer, & se rend ainsi Marchand du vice par l’autorité des loix qui ne sont faites que pour le corriger & le punir.

Journal du 30 juillet 1774, art. de Varsovie. Au milieu des malheurs qui s’accumulent sur nos têtes, cette capitale offre un spectacle singulier par les contrastes ; quelques patriotes déployant dans ces cruelles circonstances l’élévation de leur ame, persistant avec une fermeté courageuse, mais stérile à parler, à agir en hommes libres, tandis que des perfides sacrifient lâchement la patrie à leur fortune, & préférent la splendeur honteuse du moment à la gloire immortelle de retarder du moins la ruine de l’état ; d’autres enfin indifférens rient de tout, & contemplant avec indifférence les événemens qui se passent sous leurs yeux ; ceux-ci se sont égayés au sujet de la puérile dispute qui s’est élevée entre deux grands au sujet des spectacles publics, il s’agit de savoir au nom duquel des deux ils doivent être donnés ou plutôt autorisés (tandis que tous les deux devroient s’y trouver déshonorés). Cette futile question a suspendu les affaires de l’État, occupé la délégation, & fait naître deux partis qui s’y intéressent avec plus de vivacité, que si le sort de la République en dépendoit. Un citoyen qui sent combien une pareille dispute rend méprisables ceux qui ne rougiroient pas d’y attacher de l’importance, a publié dernièrement un Pamphlet (une brochure) intitulée : Mémoire pour servir de plan aux pièces de théatre de Varsovie, & de supplément à l’histoire de la démence humaine.

L’Auteur rappelle d’abord qu’au commencement de ce siècle la Russie éclairée voyoit avec plaisir les grands de l’Empire jouer la comédie, & qu’il ne manquoit plus à la Pologne que de suivre cet exemple & de prendre des leçons de ses magnats travestis en baladins. En 1716, du temps de la Princesse Russe Natalie, on vit une vaste grange rangée en salle de spectacle ; cette illustre Princesse se donnoit la peine de travestir elle-même la bible en drame ; il suffisoit de pouvoir apprendre un rôle par cœur pour représenter un personnage respectable de l’ancien testament ; mais il falloit du moins être Officier de l’État major pour aspirer à l’honneur de jouer le rôle d’Arlequin, qui étoit le plus beau de tous & le plus difficile, parce que le Major, le Lieutenant-Colonel ou le Général qui avoit le département, étoit obligé de se jeter au travers des Acteurs, & de les interrompre par des saillies qu’il devoit trouver sur le champ. Telle étoit Marguerite, Reine de Navarre, qui avoit mis le nouveau testament en drame, & le faisoit jouer par les Dames & les courtisans. Telle Madame de Maintenon qui fit mettre en drame par Racine, Esther & Athalie, & les fit représenter par les filles de St. Cyr. Tels les Jésuites qui ont composé mille pièces & les ont fait représenter par leurs écoliers, nil sub sole novum .

Après les excursions en Russie, l’Auteur du Pamphlet revient à la Pologne, il pese les raisons des deux prétendans qui se disputent l’honneur de privilégier les Comédiens ; l’un tire son droit de la place dont il veut que ce soit une prérogative jusqu’ici inconnue dans tous les Palatinats & les Starosties ; l’autre de l’emplacement qu’il loue aux Comédiens, privilége non moins inconnu depuis Les Leks & les Jagellons ; pour les accorder, dit-il, on n’a qu’à rester dans la salle de la délégation, & en continuer les séances. Il ne faut pas d’autres spectacles, celui qu’on y donne est un spectacle national, les Acteurs en sont excellens ; il y a du comique & du tragique, on reconnoît sans peine parmi eux les Arlequins, les Scaramouches, les Pantalons, &c de la grande troupe & les valent bien : sous ces noms ils désignent parfaitement & caractérisent clairement tous les Seigneurs qui composent cette assemblée ; les Ministres des Puissances co-partageantes la grande affaire de la division du Royaume, les Peuples qui en sont la victime ; rien de plus piquant pour les Polonois, il l’est moins pour nous qui ne connoissons pas les personnages ; mais rien de plus vrai & de plus juste, le Roi de Prusse y joue un grand rôle. Journal 30 juillet 1774.

M. le Duc de Montausier, Gouverneur du grand Dauphin, fut par sa probité, son courage, sa religion, ses vertus, un homme d’un mérite rare, il passoit à la Cour pour rude & sauvage, parce qu’il étoit d’un abord froid, grave & sérieux, & qu’il ignoroit la flatterie, la molesse, la frivolité des courtisans ; il étoit inviolablement attaché à ses devoirs, disoit & défendoit la vérité sans respect humain, avec une droiture inflexible. Boileau dit de lui : Plut au Ciel, pour couronner l’ouvrage, que Montausier daignât y joindre son suffrage. Il fut d’abord Protestant & fort instruit dans sa Religion, Dieu lui fit la grâce de connoître la vérité, il l’embrassa avec zèle ; c’est lui qui fit connoître deux Prélats célèbres, M. Huet, Évêque d’Avranches, & M. Bossuet, Évêque de Meaux, les plaça avec lui auprès du Dauphin, & les mit à portée d’exercer leurs talens, & d’y faire voir leur érudition.

Cet homme unique avoit dans sa jeunesse aimé les spectacles & tous les plaisirs, il fut même Poëte, médiocre à la vérité, mais bon pour le temps. On trouve de lui seize madrigaux dans la couronne de Julie d’Angennes, qu’il épousa. VingtPoëtes, avoient travaillé à cette couronne, elle n’en valoit pas mieux, quoique la singularité & la qualité des personnes intéressées lui eussent donné quelque célébrité, & qu’il n’y eut alors rien de mieux sur le parnasse. Ce Seigneur aimoit fort l’étude & la retraite, & faisoit beaucoup étudier son élève, ce qui ne plaisoit guère à ce jeune Prince, à ses menins & aux Dames de la Cour ; sa régularité édifiante & celle qu’il tâchoit d’inspirer, plaisoient encore moins.

Montausier étoit trop grand & trop vertueux pour aimer le théatre, il le méprisoit souverainement : un jour que Louis XIV lui demandoit son sentiment sur une pièce où ce Prince étoit fort loué. Votre Majesté , lui dit-il, mérité tous les éloges qu’on lui donne, mais je suis surpris qu’elle les laisse prononcer par des faquins qui ne méritent pas qu’on les écoute. C’est dans ce sens que le Prophète dit que le Seigneur méprise les louanges des pécheurs, peccatori dixit Deus, quare tu enarras justitias meas & assumis testamentum meum per os tuum  ? Il alloit à la comédie, mais à regret & par force, pour accompagner M. le Dauphin, que sa charge l’obligeoit de suivre, comme Naaman accompagnoit son Roi au Temple des idoles par le devoir de sa charge, sans prendre part à l’idolatrie qu’il détestoit ; ses soins à écarter les dangers & à en dégoûter ce Prince, n’empêchèrent pas, tant le poison est grand, qu’il ne devint amoureux de quelques Actrices, & ne causât au Roi son père des chagrins très-vifs par ses galanteries avec elles.

Le théatre à son tour ne fut pas en reste, ce sage Mentor y étoit infiniment haï & méritoit de l’être. Molière fit contre lui ses deux meilleures pièces : la première les Précieuses Ridicules contre sa femme qui faisoit l’honneur de l’Hôtel de Rambouillet où étoit le rendez-vous des beaux esprits, & dont il tourna le Néologisme en ridicule, ainsi que dans quelques scènes des Femmes Savantes : la seconde contre lui-même ; le Misanthrope où sous le nom d’Arnolphe il l’attaque comme un esprit bourru, bisarre & sauvage, qui hait tout le genre humain par un excès de probité, il déguise légèrement le portrait par une galanterie pour une coquette, qu’il n’avoit pas ; car il étoit marié, très-fidèle & très-attaché à son épouse, très-digne de lui ; mais qu’il pouvoit avoir eu dans sa jeunesse quand il servoit en Lorraine. Toute la Cour l’y reconnut, il y alla par curiosité quand il en fut instruit, & ne manqua pas de s’y reconnoître, & ne la dissimula point ; il en dit avec autant d’esprit que de modestie & de sagesse. Je n’ai garde de vouloir du mal à Molière , dit-il, il faut que l’original soit bon ; puisque la copie est si belle ; le seul reproche que j’ai à lui faire, c’est qu’il n’a pas imité parfaitement son modèle, son Misanthrope est un honnête homme, je voudrois être comme lui. Tout cela est pris de sa vie donnée en 1724 : ces traits injustes déshonorent plus le théatre que la beauté de ses pièces ne lui fait honneur, ils font l’éloge & justifient les sentimens de ce Héros qu’on a si injustement attaqué.

Molière ayant impunément attaqué l’homme le plus estimé de la Cour, se crut tout permis, & sa témérité allant toujours croissant, il se tourna contre M. de Lamoignon, premier Président au Parlement de Paris, qu’il dépeignit comme un hypocrite dans le Tartuffe. Ce Magistrat étoit dans la robe ce que Montausier étoit dans l’épée l’homme le plus vertueux & le plus respectable ; ce qui en avoit fait des ennemis déclarés de Molière & de ses farces, il ne méprisa pas moins ces traits lancés contre lui ; mais le Parlement eut moins de patience, prit en main la cause de son chef, & défendit de jouer le Tartuffe, Louis XIV, frappé des plaintes de tous les gens de bien, la défendit aussi pendant plusieurs, années, comme nous l’avons dit ailleurs.

Les Gouverneurs & les Précepteurs des Princes ont eu communément les mêmes idées sur les spectacles, quoiqu’ils ayent tous été obligés, selon l’usage de la Cour, d’y laisser aller & même d’y mener leurs élèves. M. Bossuet fit un grand ouvrage contre la comédie où il condamne en particulier Molière comme le corrupteur de la nation, qui tâche de jeter du ridicule sur la vertu & la probité sous le nom d’excès & d’hypocrisie, ce qui fait évidemment allusion au Tartuffe & au Misanthrope, M. Huet son confrère n’a jamais aimé les spectacles. MM. de Beauvilliers & de Fenelon, chargés de l’éducation du Duc de Bourgogne, quoique d’un caractère plus doux, les ont toujours blâmés : le Cardinal de Fleuri, l’Évêque de Mirepoix, l’Abbé de Saint Cyr, ne furent jamais ses partisans, & on fait que feu M. le Dauphin, Prince d’une vertu éminente, ne s’y prêtoit qu’à regret.

Au contraire, on vit dans le même temps Madame de Montespan, enthousiasmée du théatre, s’y rendre assidument & y faire aller Louis XIV, faire composer & jouer à Molière, qui par goût & par intérêt étoit à ses gages, l’Amphitrion & George Dandin, justes pendans du Misanthrope & du Tartuffe ; les unes pour autoriser le vice, les autres pour décrier la vertu. Toutes les femmes qui ont été à la même place, ont eu le même goût & le même intérêt pour faire ou pour conserver leurs conquêtes, & satisfaire les mêmes penchans, non-seulement elles ont ouvertement protégé le théatre, applaudit aux Acteurs, mais plusieurs ont fait dresser des théatres chez elles, y ont fait jouer & joué elles-mêmes, n’étoient-elles pas en effet des Actrices, & leur vie une comédie.

C’est le même esprit dans le second ordre, les maîtresses de la plupart des grands sont des Actrices ? Il n’y a point d’Actrice un un peu bien faite, qui n’ait quelque grand attaché à son char. La troupe des Comédiennes est l’élite des courtisanes, & la troupe de leurs amans est l’élite des personnes distinguées ; celles qui ne sont pas encore enrôlées dans les troupes de Thalie, n’en sont pas moins initiées dans les mistères & habiles à jouer leur rôle, & dans le fonds toute coquette n’est-elle pas une vraie Actrice ? toute intrigue n’est-elle pas une comédie, & qu’est-ce qu’une pièce sur la scène ? Que la représentation de la pièce jouée dans le monde ? La scène est partout ; elle est à l’Église, à la promenade, au jeu, dans les compagnies, dans les loges où l’on va voir le spectacle, & lorsque l’on mène sa maîtresse à la comédie, ce qui est une partie essentielle de la galanterie ; n’est-ce pas une Comédienne qui en va voir d’autres ? Une farce qu’on va jouer, en voyant la farce ? Il y a donc & il y aura toujours dans le monde deux partis sur le théatre ; l’un des gens de bien qui le condamnent & le fuient : l’autre des libertins qui l’aiment, le fréquentent ou qui jouent la comédie. Ces deux sortes d’Acteurs toujours d’accord, s’étayent mutuellement pour se livrer au vice dont ils sont les suppôts, en maintenir & en étendre l’empire.

Le plus singulier gouvernement des Princes par rapport au théatre, a été celui de Madame de Maintenon, espèce de Mentor de Louis XIV. Prince le plus despotique, qu’elle dirigeoit à son gré pendant bien des années, elle le tira du théatre par religion & l’y replongea par intérêt. C’est un phénomène, esprit fin, génie élevé, des grâces, des vertus pratiquées dans la Cour la plus voluptueuse ; elle ramena à son Dieu le Prince le plus libertin. Ce qui met le comble au prodige, elle avoit passé la moitié de sa vie dans les états les plus opposés à la piété & à la grandeur qui ne devoient naturellement la conduire qu’à la frivolité, à la bassesse & au vice ; elle étoit née Protestante, aussi-bien que Montausier, de la famille la plus déclarée contre les Catholiques : d’Aubigné son père se fit enfermer dans une prison de Niord avec sa femme pour ses dérangemens. Sorti de prison, il s’expatria & s’en fut en Amérique avec sa famille, revenu en France, sa fille fut reçue par charité chez une de ses parentes qui exigeoit d’elle les plus bas services. Un procès attira sa mère à Paris, qui la mena avec elle, manquant de tout. La jeune d’Aubigné fut trop heureuse d’épouser Scarron, vieux débauché, bouffon, perclus, Cudejatte qui voulut bien la prendre, il n’étoit rien moins qu’un maître & un modèle de vertu : Je lui apprendrai bien des sottises , disoit-il, après la mort de cet homme burlesque ; ne sachant que devenir, elle fut reçue quelque temps chez Ninon Lenclos, la plus fameuse courtisanne à qui elle plut, & avec qui elle vécut si familièrement qu’elles couchoient ensemble ; ce qui n’étoit rien moins encore qu’une école de vertu : enfin la veuve Scarron entra comme une espèce de femme de chambre chez Madame de Montespan, autre modèle de vertu dont elle devint la confidente, la commissionnaire auprès de Louis XIV, & enfin la Gouvernante de ses enfans naturels, dont l’éducation lui fut confiée ; elle s’acquitta si parfaitement de tous ces emplois, qu’elle plût au Roi, supplanta sa maîtresse, la fit retirer de la Cour, & devint femme du Prince, le rendit pieux, & lui fit fonder la fameuse Maison de St. Cyr, c’est un diamant tiré du fumier qu’on enchasse dans une couronne.

Un des points de la conversion de Louis XIV avoit été de se retirer des spectacles, mais la nature repousse toujours, son Apôtre l’y réplongea, sous prétexte même de piété, & l’introduisit dans le lieu saint où jusqu’alors il étoit inconnu, elle fit construire un théatre à St. Cyr, fit composer des pièces pieuses à Racine, les fit représenter par plusieurs Demoiselles, y invita le Roi & toute la Cour, les Évêques, les Ecclésiastiques, les Religieux ; ce que les Communautés religieuses ont depuis imité dans tout le Royaume, autorisées par les exemples dont son élévation & sa vertu sembloient faire une loi ; ne pouvant attirer tous les jours le Roi à St. Cyr, elle en fit construire un second dans son appartement à Versailles où les Princes & les Princesses jouoient sous la direction de l’Acteur Baron chargé de les former à la déclamation ; le Roi qui y venoit avec plaisir, se réconcilia avec le théatre, la scène fut à la Cour plus triomphante que jamais sous les auspices de Madame de Maintenon, & devint même une action méritoire. La Duchesse du Maine, une des Actrices, le Duc du Maine, dont Madame de Maintenon avoit élevé l’enfance, en prirent si bien le goût qu’ils passèrent leur vie en fêtes, en spectacles dans leur maison de Sceaux ; ce qui a fourni la matière d’un recueil de bagatelles, connu sous le nom de divertissement de Sceaux dont nous parlons ailleurs. Cette Dame célèbre détruisoit ainsi d’une main ce quelle bâtissoit de l’autre, & faisoit plus de mal par le règne du théatre, que son établissement n’a fait du bien. Louis XIV commença sa vie par l’amour du spectacle, par la mauvaise politique du Cardinal Mazarin son Instituteur, il la finit par l’amour du spectacle, par la piété mal entendue de Madame de Maintenon sa directrice & sa femme secrette.

Toutes les histoires rapportent que dans la campagne de Flandres, Louis XIV, toujours au milieu des plaisirs comme à Versailles, se faisoit suivre des Dames de la Cour, avoit dans son camp le jeu, le bal, la comédie, comme les Princes Asiatiques traînent avec eux leur ferrail, & vivent avec la même magnificence que dans leur capitale. On prétend que Madame de Montespan inspira ce goût au Roi, elle n’eut point de peine à y réussir ; ce Prince galant & magnifique voulut par-tout montrer sa puissance, il pensoit même que c’étoit donner de l’éclat à ses armes de faire la guerre en se jouant, & insulter à ses ennemis.

Le siége de Namur en 1692 fut mémorable par cet assemblage singulier de plaisir & d’horreur, de morts & de réjouissance ; tout son camp en fut le règne. Parmi ces fêtes innombrables, en voici une singulière rapportée par Langalerie dans ses Mémoires, & la Beaumelle dans la vie de Madame de Maintenon, d’après le Mercure & les Gazettes du temps, qui même en faisoient honneur au Roi. Un Régiment heureux & courageux avoit emporté, l’épée à la main, le Fort de la Cassotte, d’où les Gardes Françoises avoient été deux fois repoussées ; le Roi fut si content de cette prise importante qui facilitoit celle de la Ville, qu’il y envoya des rafraîchissemens aux Officiers & aux Soldats, qu’il y alla lui-même avec la Cour les louer de leur valeur & de leur victoire, & les remercier de leur zèle, il vousut bien employer ces termes ; Madame de Maintenon y vint ensuite avec toutes les Dames : nouveaux éloges, nouveaux remerîmens de la bouche des grâces ; on visite les brêches, les fortifications, les tentes ; on combla de caresses tous les Officiers. Enfin la Reine du bal les invita pour le lendemain à une collation qu’elle vouloit leur donner dans le quartier du Roi.

Ce régal fut préparé dans le vaste Réfectoire de l’Abbaye de Salsines, magnifique maison à une lieue de Namur ; les Officiers du Régiment furent seuls admis, on refusa les Seigneurs de la Cour, on n’y voulut que les Dames : les Officiers furent assis, & les Dames les servoient autour des tables de la manière la plus galante, comme on voit dans l’Odissée d’Homère les Princesses & les Nymphes servir les hôtes : usage que Fenelon a cru devoir conserver dans l’Isle de Calipso en faveur de Télémaque, peut-être en faveur de Madame Maintenon : chaque Officier en entrant alla lui baiser la main comme à la Reine assise sur un fauteuil, elle présentoit sa main de la meilleure grâce, elle y étaloit tous ses charmes, surtout ceux de son esprit qui l’emportoient beaucoup sur sa beauté. Cet hommage lui plut infiniment, car quoique très-vertueuse elle n’étoit pas encore déclarée pour la haute spiritualité ; l’Abbesse de Salfines avec ses Religieuses, la plupart jeunes, jolies, & toutes filles de condition, se rendirent dans la salle du festin pour voir la fête, elle fut admise dans le cercle.

Cependant l’Enseigne du Régiment, jeune homme hardi, bien fait, plein d’esprit, alla présenter son drapeau à la Reine & lui demanda permission pour lui & pour tous les Officiers, de baiser l’Abbesse & les Religieuses, & tout le Corps d’une commune voix demanda cette grâce en battant la générale ; cet assaut n’étoit pas si difficile que celui du Fort de la Cassotte, ils furent également vainqueurs : Madame de Maintenon qui ne s’attendoit pas à cet exercice militaire & ne savoit pas comment les assiégées prendroient ce nouvel assaut, fut surprise & embarrassée : Je n’ai rien , dit-elle, à ordonner à ces Dames, je ne puis que les prier de vous accorder cette faveur. Cette faveur n’est pas de la morale sévère, ni de la discipline religieuse, & il n’y a pas apparence que dans un cas pareil elle eut voulu que les Religieuses & les Demoiselles de St. Cyr, eussent baisé tous les Officiers d’un Régiment, & certainement nos Capucines, nos Carmélites, qui dans leurs règles, leurs parloirs, leurs grilles, leurs rideaux, leurs voiles ont tant de palissades, de chemins couverts, de demi-lunes pour défendre leurs forteresses, n’auroient pas facilement capitulé.

C’en fut assez, les désirs de la Reine décidèrent tout, que peut-on refuser à la femme d’un Roi vainqueur qui campe tous les remparts ? On bâtit la chamade, on se rendit prisonnière de guerre ; l’Enseigne suivi de l’État-Major s’avance enseigne déployée, va trouver l’Abbesse pour prendre possession de sa conquête. Vous demandez de si bonne grâce , dit cette Sainte Supérieure, que ce seroit être impolie de vous refuser, & afin de lever toutes les difficultés que ces Dames pourroient faire, je vais leur donner l’exemple  : elle baisa l’Enseigne & tous les Officiers, les Religieuses en firent de même de très-bonne grâce, l’Abbesse s’en applaudit. L’honneur que nous venons de recevoir , dit-elle, peut donner de la jalousie à toutes les Religieuses de l’Europe. La bonne Flamande n’avoit pas consulté toutes les Religieuses de l’Europe. Pour payer cet honneur, elle fit apporter des corbeilles de confitures & des bouteilles de liqueurs de leur façon ; car toutes les Religieuses en font parfaitement bien, elles se mélèrent avec les Dames pour servir les Cavaliers, disant qu’ ayant été payées d’avance & bien mieux que les Dames qui n’avoient point été baisées, il étoit juste qu’elles gagnassent leur salaire . On rit beaucoup, on battit des mains ; les Officiers furent bien fâchés de n’avoir pas amené de l’Artillerie pour faire quelque décharge.

Le Roi qui étoit instruit de la fête, mais non de la galante contribution que ses troupes avoient levé, vint à Sarfines avec M. le Dauphin & les Officiers généraux pour se divertir, en entrant dans la salle du festin ce coup d’œil le surprit si fort qu’il s’arrêta tout court sur le seuil de la porte pour contempler ce dévôt & galant mêlange ; on lui conta toutes les opérations de cette petite campagne & les conquêtes des Officiers : il en rit beaucoup, félicita les Officiers, & applaudit à l’esprit & au goût de Madame de Maintenon, il se retira quelque temps après & amena avec lui les Dames de la Cour : Je veux , dit-il aux Officiers, vous laisser en liberté avec vos saintes hôtesses, vous n’êtes pas moins bien partagés que moi. Tout le monde se livra à la joie, le sexe cloîtré n’y est pas moins sensible que les Dames du monde. La Beaumelle dit qu’il ne garantit pas ce fait rapporté dans les Mémoires de Langalerie qui dit avoir été un des Acteurs ; il n’y a rien de contraire à la vraisemblance, la galanterie de Louis XIV, jusques dans ses armées, & notamment au siège de Namur, est attestée par tous les Historiens ; la hardiesse des Officiers François est dans leur caractère, & la timidité des Religieuses devant leurs vainqueurs, est très-naturelle.

Il n’y a là de surprenant que la conduite de Madame de Maintenon, elle étoit pieuse, elle passoit pour prude, elle avoit toujours vécu avec décence, elle l’a sévèrement établie dans sa Maison de St. Cyr. Comment a-t-elle pu sans aucune nécessité, donner une fête à des Officiers qui ne sont rien moins que scrupuleux en galanterie, n’y admettre que des femmes, & les faire servir par les Dames ? Comment a-t-elle pu choisir un Couvent, y laisser venir toutes les Religieuses, les laisser mêler avec les femmes les plus mondaines pour servir les Officiers, approuver la proposition de les baiser toutes, & prier l’Abbesse de le permettre ? Le même esprit qui a donné cette farce à toute une armée, est celui qui a introduit le théatre à St. Cyr, & delà dans toutes les Communautés de Filles du Royaume, & même leur en fournir la matière par les pièces qu’elle a fait composer & celles qu’elle y a fait représenter sous ses yeux ; la fête de Namur en fut le prologue, elle étoit infiniment moins dangereuse que les pièces données à St. Cyr : ce fut une scène momentanée sans conséquence, la comédie de St. Cyr fut cent fois renouvellée ; le Roi, toute la Cour s’y rendit, les Demoiselles étoient exercées six mois à l’avance, elles s’étaloient les heures entières sur un théatre ; c’est une suite de la vie qu’elle avoit menée avec Scarron, avec Ninon Lenclos, avec Madame de Montespan, On a beau être vertueuse, on se monte sur le ton de ceux avec qui l’on vit ; j’avoue la foiblesse de mes lumières, je n’ai jamais pu, sur cet article, concilier Madame de Maintenon avec elle-même.

Quelques vers du Marquis de la Faré, qu’on trouve à la suite des Poésies de Chaulieu son intime ami & son compagnon de débauche, n’ont d’autre mérite que le libertinage & l’irréligion, il les appelle lui-même présens de la seule nature enfantement de mon loisir  ; dans son Ode à la paresse sa bonne amie ; mais c’est un grand mérite, il a fait dire par un Poëte sous le nom d’Apollon : je chantois, la Fare écrivoit . Voltaire a dit de lui : La Fare avec plus de molesse abaissant sa lyre d’un ton, chantoit auprès de sa maîtresse quelques vers sans précision, que le plaisir & la paresse dictoit à ce gros céladon. Sa conduite étoit l’original que peignoient ses crayons ; Épicurien déclaré & Philosophe voluptueux qui ne modéroit la vivacité de ses passions & l’excès du plaisir, que pour le mieux goûter & en jouir plus long-temps, prétendoit que tous les hommes devoient plutôt suivre les mouvemens de la nature, que les réflexions de la raison qui jettent l’homme dans des égaremens aussi dangereux que ceux des passions . Vraie morale de théatre.

Cet homme si indulgent pour lui-même & qui avoit en effet grand besoin d’indulgence, mécontent sans doute de la fortune, a fait sous le nom de Mémoires, une satyre pleine d’aigreur de la Cour de Louis XIV. Cet ouvrage est écrit d’un style aisé, libre, simple, d’un homme de Cour que donne l’usage du grand monde plus que l’étude, le travail & même le génie, mais plein de traits hardis & mordans contre tout ce qu’il y a de respectable : le premier y donne du poids, mais le second les décrédite, ils sont préférables à quantité d’autres Mémoires qui ne sont que des romans, il y a réduit en système la morale lubrique ; les principes des actions humaines ne sont pas, selon lui, le vice ou la vertu, la tentation ou la grâce, le bon ou le mauvais usage de la liberté, ce sont les appetits naturels ; les passions ou la raison, le tempérament ou la fortune & l’habitude ; un vrai méchanisme ; distinction peu philosophique, les passions ne sont que les appetits naturels portés à l’excès ; l’un & l’autre effet naturel du tempérament, c’est à quoi il attribue tout ce qui s’est passé dans les événemens qu’il raconte, il suppose dans la Cour de France le système suivi du despotisme absolu dont il attribue le principe à Henri IV, malgré sa popularité souvent poussé trop loin par Richelieu, par Mazarin, & enfin consommé par les Colberts & Louvois & autres Ministres de Louis XIV pendant un long règne qui y a accoutumé pour toujours un peuple foible & docile.

Ces ouvrages parlent fort peu du théatre, les plaisirs qu’on y goûte sont trop vifs, les passions qu’on y excite sont trop violentes, l’attention qu’il exige trop soutenue pour être du goût de la volupté paresseuse, dans laquelle il languissoit ; mais il rapporte deux fêtes théatrales qui furent données aux Princes avec le plus grand éclat : l’une à Anet par le Duc de Vendôme, l’autre à Chantilli par le Prince de Condé, qu’avoient imaginé & dont firent les honneurs & la joie trois hommes faits l’un pour l’autre : le grand Prieur de Vendôme, pieux Chevalier de Malthe, le dévot Abbé de Chaulieu & le sage Marquis de la Fare. Campistron, Poëte aux gages du Duc de Vendôme, fit les paroles de l’opéra, & Lulli la musique : le grand Prieur, Chaulieu & moi, dit-il, y avions chacun notre maîtresse, Actrice de l’opéra, qui y vinrent jouer. Le Public disoit que nous avions fait dépenser cent mille francs pour nos belles. Cette fête déplut au Roi & mit obstacle à l’avancement du Prince ; un esprit livré a ces folies est-il capable de grandes affaires ? On eut même l’imprudence de les faire dans un temps que le Roi dangereusement malade, venoit de souffrir l’opération de la fistule ; étoit-ce le temps de donner des fêtes ? Mais le goût du théatre aveugle, ces hommes ont un nom dans la littérature, mais ils n’en ont point dans l’empire de la religion & de la vertu.

Par les lettres patentes données à Compiegne le 30 juillet 1773, le Roi ordonne qu’il soit incessamment construit à Paris sur la partie du terrein de l’Hôtel de Condé & des maisons qui y sont contiguës, comprise entre les rues de Condé, celle des fossés de M. le Prince, & le carrefour où elles se réunissent, une nouvelle Salle pour y établir le théatre de la Comédie Françoise avec les bâtimens accessoires, ordonne que l’Hôtel, les maisons, bâtimens & terrein compris dans ledit emplacement, ainsi que celles dont la démolition sera nécessaire pour l’ouverture d’une nouvelle rue, & l’agrandissement de plusieurs suivant le plan agréé par sa Majesté, seront acquises en son nom par des Commissaires nommés à cet effet aux prix qui seront convenus de gré à gré entre les Commissaires & les Propriétaires ; sinon réglé par le Maître général des bâtimens de la Ville, & l’Architecte ou Experts nommé par les Propriétaires ; & en cas de division par un tiers arbitre choisi de concert entre eux deux, autorise les Commissaires à faire, sur la totalité du terrein & des lieux désignés, un don & cession à titre gratuit au Prévôt des Marchands & Échevins de la Ville de Paris, de la portion & étendue nécessaire pour construire & élever la nouvelle salle de la comédie Françoise & autres bâtimens accessoires, ainsi que pour fermer les rues, places & rétranchemens qui entrent dans le plan qu’elle a approuvé, se réservant Sa Majesté en vertu des présentes lettres, de disposer du surplus par revente, échange ou autrement ; pour mettre le Prévôt des Marchands & Échevins en état de subvenir aux dépenses de cette grande construction, elle permet d’emprunter par contrat de constitution sur le domaine de la ville de Paris jusqu’à la concurrence de quinze cents mille livres dans l’espace de quatre ans, à raison de quatre cents mille livres par chacune des trois premières années, & trois cents mille livres pour la quatrième, & d’y affecter & hypothéquer les revenus, droits & biens patrimoniaux de la ville de Paris. Sa Majesté déclare en faveur des étrangers qui voudront acquérir lesdites rentes ou leurs héritiers donataires, légataires ou autres représentant même sujets des Princes & États, avec lesquels elle pourroit être en guerre ; que lesdites rentes seront exemptes de lettres de marques & réprésailles, droit d’aubaine, bâtardise, confiscation ou autres auxquels Sa Majesté renonce expressément.

Voilà donc bien de la peine perdue de tant de projets sur l’emplacement de la comédie, qui lui ont fait parcourir tous les quartiers de Paris pour chercher un logement ; aucun n’est suivi, elle est restée où elle étoit, M. le Prince de Condé en demeure paisible possesseur, il a forcé tous les camps, tracés avec tant d’art ce sont tout autant de triomphes ; il étoit juste que la postérité du grand Condé jouit du théatre de la nation ; il n’est pas moins brillant que ceux de Rocroi, de Senef, de Norlingue, quoique moins périlleux. Le Roi a voulu avoir part à la gloire, il a fait de la comédie une affaire d’État, il a acheté tout le vaste terrein de l’Hôtel de Condé, inutile au logement du Prince, il y fait bâtir un hôtel magnifique pour la comédie, & il en fait libéralement present à la ville de Paris, il est vrai qu’elle en fera les frais, & que le Roi lui permet d’emprunter à cet effet quinze cents mille livres, & donner à toute la maison de Condé le spectacle gratis, & les Comédiens sont trop reconnoissans pour ne pas y ajouter bien des pots de vin pour les Officiers : ainsi la salle de l’opéra a été bâtie aux dépens du public, au profit de l’Hôtel d’Orléans. Enfin pour mettre la dernière main à l’empire de Thalie, il ne manque que devoir les Italiens à l’Hôtel de Conti ; mais il n’y a point d’apparence que la comédie soit jamais, sous la protection d’un Prince dont les ancêtres furent les plus grands ennemis. Qui ignore que dans le siècle passé Armand de Bourbon, Prince aussi distingué par ses vertus & ses lumières, que par ses dignités & sa naissance, se déclara hautement contre elle par un ouvrage immortel ; les sentimens héréditaires dans son auguste famille doivent à jamais fermer au spectacle les portes d’une maison où ils ont été si solennellement condamnés.

L’établissement de leur asyle dans l’Hôtel de Condé, a occasionné un grand procès entre les Architectes : le projet d’une salle de comédie étoit depuis plusieurs années une affaire d’État qu’on négocioit avec plus de chaleur que la paix & la guerre sous les auspices du Marquis de Marigni, Directeur général des bâtimens du Roi, frère de la fameuse Marquise de Pompadour, homme de théatre, aussi bien que sa sœur. On avoit parcouru tous les théatres de l’Europe pour en tirer le plan, en désigner les beautés & les fondre toutes dans la salle de la comédie de Paris, comme Appelles rassembla les beautés d’Athènes, prit de chacune ce qu’elle avoit de plus beau pour en former sa Venus. Chacun de ces grands Artistes donna son dessein & s’épuisa pour tracer le plus beau ; on cherche avec le plus grand soin dans quel heureux quartier on pourroit le construire, chacun choisit, selon son goût, le spectacle, se promena dans tout Paris, chaque quartier plaida pour être enrichi de ce chef-d’œuvre. Pour contenter tout le monde, il eut fallu faire de tout Paris une salle ; le plus beau fut celui qu’on destinoit à l’Hôtel de Condé, il fut pourtant rejetté au grand regret des amateurs, à cause de l’énorme dépense qu’il entraînoit, qui en comptant l’achat de l’emplacement, les frais de la construction, des ornemens, des décorations, des foyers, des magasins, des chambres des Acteurs & des Actrices monte à plusieurs millions.

On s’arrêta à ce projet plus commode & moins coûteux, de le mettre au carrefour de Bussi ; la troupe fut inconsolable de n’avoir pas l’honneur d’être logée dans la maison d’un Prince du sang, & quel Prince ? Le grand Condé, & d’être ainsi couvert de la gloire, de tant de batailles, de tant de siéges dont les rayons rejailliroient sur elle ; les Officiers de la maison de Condé n’étoient pas moins intéressés à ne pas voir priver l’Hôtel de leur maître, de la gloire de loger les muses & les grâces, & eux-mêmes de la facilité de leur faire la Cour gratuitement & librement. On s’est réuni & on a agi si efficacement que la ville de Paris est revenue au premier projet : l’Hôtel de Condé possédera le théatre de la nation, & verra toute l’Europe venir rendre hommage à la mémoire de Condé, aux jeux de Thalie, aux gràces des Actrices ; & tous les grands Princes ses descendans être à portée de les honorer de leurs faveurs.

La ville de Paris s’étant chargée de toute la dépense, a cru pouvoir choisir le Directeur de ce grand ouvrage, & a nommé le sieur Monet son Architecte, malheureusement il n’est pas l’Auteur du plan dont l’exécution lui eut assuré l’immortalité ; les sieurs Vailli & Peire qui en sont les pères, réclament leur enfant chéri, & demandent la direction du dessein qu’ils ont enfanté, comme un père est en droit de donner l’éducation à son fils. Cette cause célèbre qui fera briller les plus grands Avocats, qui embellira les Registres & le Journal du Palais, n’est pas encore jugée, nous en attendons la décision avec tout l’empressement que mérite l’importance de l’objet.

Lenet, dans ses Mémoires sur les guerres de Bordeaux, paroît un homme sage, grave, sérieux ; cependant il s’égaye par fois par le récit, à la vérité, décent, de plusieurs aventures galantes. Toutes ces guerres de la Fronde ne sont qu’une comédie, nous en parlerons ailleurs : la première qu’il rapporte est l’amour d’Henri IV pour sa cousine la Princesse de Condé ; son mari justement alarmé la tenoit fort enfermée, il avoit même quitté la Cour, & s’étoit refugié à Verteuil, ne s’y croyant pas en sûreté il quitta le royaume & emmena son épouse en Flandres pour la soustraire aux poursuites d’un Prince que tous les maris redoutoient, que toutes les femmes devoient craindre ; il avoit encore chargé la Princesse sa mère de veiller sur la conduite de sa belle fille, & jamais surveillante ne s’étoit mieux acquittée de ses fonctions. Un jour Henri ayant appris par les Ministres de ses amours, que les deux Princesses alloient dîner dans une maison de campagne des environs de Verteuil ; il feignit une partie de chasse dans le quartier, se déguisa en valet de pied, prit une livrée, & mit un emplâtre sur son visage, il suivit le carrosse des Princesses, & s’alla mettre à la fenêtre d’une maison voisine pour voir sa maîtresse ; & dès qu’il l’apperçut, lui parla par signe ; la jeune Princesse en fut surprise, se retira brusquement, & en avertit sa belle-mére : celle-ci enflâmée de colère en fit mille reproches au maître de la maison qui l’avoit invitée, & qu’elle crut de la confidence. Le Roi se découvrit & accourut pour l’adoucir ; ses prières, ses promesses, ses excuses, rien ne l’appaisa, elle accabla le Roi d’injures, fit sur le champ atteler son carrosse, & s’enfuit avec sa belle-fille ; quatre jours après le Prince enleva sa femme & l’emmena à Bruxelles. Le vice rend les plus grands hommes bien petits !

Pendant les troubles du Royaume & la prison des Princes, les deux Princesses leurs femmes n’en passoient pas moins leur temps en comédies, jeux, bals, ballets, chansons & conversations galantes ; & la Duchesse de Longueville depuis devenue dévote à Port Royal, alors fugitive hors du Royaume, faisant l’Amazône à la tête des troupes qui combattroient contre le Roi sous les ordres du Vicomte de Turenne, entretenoit un commerce de galanterie avec le Duc de la Rochefoucauld son amant, qu’elle avoit entraîné dans la revolte, & qui l’adoroit comme une Divinité ; toutes étoient pleines d’intrigues, au milieu des horreurs de la guerre civile, chaque Dame avoit sou amant, chaque Seigneur sa maîtresse ; le Duc de Bouillon qui en fut le chef à Bordeaux, entretenoit une femme, le Duc d’Epernon, Chef du parti contraire, avoit la sienne, & l’Auteur Ministre de la Princesse, le sieur Lenet avoue qu’il en avoit une à Paris. Toute la Fronde étoit plus galante que factieuse ; le Duc de Nemours, le Cardinal de Retz, la Duchesse de Chevreuse, &c. tout alloit à Cythère plus qu’au Parlement, écrivoit plus de billets doux que des libelles contre Mazarin, & passoit tour-à-tour des barricades aux spectacles, des fureurs de la sédition aux douceurs de la galanterie. La vraie guerre est celle des passions, elle cause toutes les autres ; les Héros sont des galans masqués en guerriers.

Autre comédie. Les femmes régloient toutes les affaires d’État, elles étoient de toutes les cabales, les formoient, les entretenoient, les faisoient agir à leur gré, étoient le grand ressort, le vrai mobile de tout. Tous les grands mots de l’intérêt public, du bien du Royaume, du salut des peuples, ne sont qu’un vain son ; tous ces prétendus politiques ne sont que des libertins mis en mouvement par les passions, c’est un théatre où l’amour fait mouvoir les cordes, les poids, toute la machine ; ce n’est point le Machiniste, le Décorateur, c’est Cupidon qui donne le spectacle, c’est Cupidon qui bat la mesure à l’orchestre. Que ces hommes célèbres qui remplissent l’histoire de leur exploit sont réellement petits ! Ils n’ont de grand que le délire du vice. Le Cardinal Mazarin disoit à Dom Louis de Haro, Ministre d’Espagne : vous êtes heureux, vous avez en Espagne deux sortes de femmes, des coquettes en abondance qui ne songent qu’à plaire à leurs galans, & n’écrivent que des poulets ; quelques femmes de bien attachées à leurs maris & à leurs familles, toutes sont sans ambition, n’aiment que le luxe & la vanité. En France, au contraire, vieilles, jeunes, prudes, coquettes, habiles & sottes, toutes veulent se mêler de tout, tout voir, tout entendre, tout savoir, & qui pis est, tout faire & tout brouiller, elles nous mettent tous les jours plus de confusion qu’il n’y en eut à Babylone. Les Duchesses de Longueville & de Chevreuse, la Princesse Palatine seroient capables de renverser dix États ; il est vrai, répondit le Ministre Espagnol, que je suis fort heureux que les femmes ne se mêlent point eu Esp gne des affaires d’État, elles y gâteroient tout, comme elles font en France ; c’est une des raisons pour lesquelles on les tient si enfermées, la raison d’État y a autant de part que la jalousie.

La Princesse de Condé, cette femme courageuse qui soutint la guerre de Guienne pendant un an, avoit dans sa famille autant d’exemples de galanterie que de valeur, sans parler de son mari qui trouva dans Amathonte un nouveau Rocroi, un nouveau Senef dont les Mémoires de Lenet ne parlent pas, parce que la prison des Princes suspendit ses conquêtes. Le Maréchal de Brezé, père de la Princesse & Henri de Condé son beau-père s’étoient signalés dans cette guerre, & avoient recueilli autant de myrrhe que de lauriers ; ils s’étoient tous deux retirés de la Cour pour passer dans la volupté le reste de leurs jours ; l’un dans sa terre de Missi en Anjou, l’autre dans la ville de Bourges, capitale de son gouvernement de Berri. Le Maréchal tranquille, sans cérémonie, sans contrainte ne recevoit dans son château que ses amis qu’il invitoit, & afin que personne ne l’ignorât, il avoit fait graver en lettres d’or, sur un beau marbre au-dessus de la porte, nulli nisi vocati, & au-dessous des vers François assez mauvais : Dans ce lieu de repos on ne veut point de bruit, & nul n’y doit en entrer qu’invité ou conduit. Henri, père du grand Condé dont Lenet fait le plus pompeux éloge, étoit le pendant de Brezé, livré à tous les plaisirs dans sa retraite de Bourges ; il y entretenoit deux excellentes troupes de Comédiens François & Italiens ; le jeu, la bonne chère, les bals, les ballets, &c lui faisoient couler les jours les plus agréables.

Le Gouverneur de Guienne, le Duc d’Epernon imitoit le Gouverneur du Berri ; il étoit affolé d’une bourgeoise de la ville d’Agen qui n’étoit ni jolie ni spirituelle, mais qui avoit pris sur lui le plus grand ascendant, & qui fut jusqu’à sa mort la maîtresse absolue de son cœur & de ses volontés ; il la menoit par-tout avec lui & lui donnoit le pas sur toutes les Dames de la province. La Reine mère la recevoit, le Cardinal Mazarin lui rendoit des visites, les Seigneurs lui faisoient la Cour, parce qu’on avoit besoin du Duc, & qu’elle menoit le Duc comme elle vouloit. Rien de plus comique que la Reine régente & le premier Ministre faire la Cour à cette créature, & le Gouverneur traîné en lesse adorer ses charmes ; la Clairon n’en a pas tant fait, elle jouoit assez bien son rôle, sur-tout pour ses intérêts ; car avec toutes ses ridicules scènes elle fit une fortune de deux millions, tout s’évanouit à la mort de son amant ; les héritiers du Duc ne se firent aucun scrupule de la dépouiller de tout, prétendant qu’ils ne faisoient que reprendre leur bien, elle rentra dans la poussière d’où le vice l’avoit tirée. Peut-on trop le dire ? Rien ne rend plus petit que le vice, il dégrade tout ; naissance, fortune, talent, exploits, on se dégrade en l’estimant, qu’on se rend petit en l’admirant, en traitant de grand, d’illustre, de héros, ce que le vice met au-dessous de la populace ! Quel affreux coup d’œil si à côté de l’histoire de leurs exploits, des titres de leur noblesse, la vérité & la vertu traçoient le tableau de leur cœur & l’histoire de leurs désordres ! Qui l’emporteroit de la noblesse ou de la roture de l’illustration, ou de la bassesse ? Les Mémoires de Lenet, écrits, avec beaucoup de modération, d’exactitude & de simplicité, fournissent par le détail des intrigues, des fourberies, des révoltes dont ils sont le tissu, le tableau, le plus sombre des Acteurs qui ont joué le plus grand rôle, & des personnages subalternes qu’ils ont entraîné à leur suite.

Les Éphémérides du Citoyen, année 1770, donnent un détail fort circonstancié des impositions du Duché de Milan, qui montent à plusieurs millions. Toutes ces impositions sont affermées, la plupart par une ferme générale, quelques-unes par une ferme particulière ; l’Impératrice Reine y a fait divers arrangemens qui ne nous regardent pas. Voici un article qui nous intéresse :

Les objets des fermes consistent ; 1.° dans la fabrication & la vente exclusive des cartes à jouer, soit dans les jeux publics, soit dans les maisons particulières . En France la fabrication & la vente des cartes sont libres ; mais les cartes sont timbrées, & il y a un droit à payer sur chaque jeu avant de pouvoir s’en servir ; ce qui donne le même profit à l’État sous un autre nom.

2.° Dans l’entreprise du théatre qui est donné à ferme. En France le théatre ne donne rien au Roi, au contraire, le Roi pensionne les Comédiens. Les Rois d’Espagne avoient affecté le produit de cette entreprise à la dotation & entretien du Couvent des Religieuses Espagnoles, établi à Milan. L’Impératrice Reine a destiné un autre fonds à cette dotation, & s’est réservée l’entreprise du théatre qui monte bien plus haut que l’entretien de ces filles, qui dans les atteintes portées à l’état religieux, a bien l’air d’être supprimé ; mais le théatre toujours florissant ne craint point de suppression.

3.° Dans le droit de donner à jouer aux jeux de hasard. Ces jeux sont défendus en France, l’État n’en tire aucun profit. A Milan ce droit est affermé à l’Entrepreneur du thêatre ; deux entreprises fort analogues, mais afin que les droits impériaux ne soient point fraudés, & que le théatre qui occasionne tous les vices, y conduise bien des joueurs, ils ne peuvent être joués que dans des salles qui y sont destinées, & qui tiennent au théatre, elles ne sont ouvertes que quand le théatre est ouvert. Ces deux pieux exercices se donnent la main, il y a des salles pour la noblesse, & d’autres pour la bourgeoisie, on y peut venir en masque, on y peut même tenir la banque au moyen d’une somme dont on convient avec l’Entrepreneur, qui sans scrupule tire parti de tout, & l’Impératrice qui augmente d’autant sa ferme.

La République & l’Empire Romain avoit des principes fort différens de ceux des Empereurs d’Allemagne. Les Seigneurs Romains & les Césars donnoient à leurs dépens les spectacles au peuple ; les Princes modernes les afferment, & en tirent un profit considérable. Les jeux de hasard par-tout défendus & si pernicieux à la société, sur-tout d’en tenir banque, sont si permis que le Prince en fait trafic, & moyennant une femme convenue avec les fermiers, tout devient légitime. Voilà bien le proverbe, une clef d’or ouvre toutes les portes, même celle du Ciel, au brelan & au théatre. Le commerce des courtisannes n’est que toléré, & n’a pas encore été mis en parti, il le sera bientôt sans doute, on est trop adroit dans ce siècle pour ne pas mettre tout à profit ; il est vrai quelles payent quelque chose à la Police pour obtenir leur privilège, mais cet argent n’entre point dans le trésor royal, il est employé à payer les frais de l’entretien de leur maison, de la garde & de la sûreté de leur personne ; le surplus est distribué en bonnes œuvres. Les Rois Catholiques avoient toujours suivi ces règles ; la recette du théatre étoit attribuée à un Couvent de Religieuses ; la Reine Apostolique a jugé plus convenable de la tourner à son profit. En France on tient le milieu, le théatre est libre ; du moins le Roi n’y a mis aucune imposition, les Actionnaires qui l’ont affermé en quelques villes ne sont que des compagnies particulières qui se sont chargées de cette fourniture ; mais on oblige les Comédiens, dans les grandes villes, de faire part aux Hôpitaux, sur un taux réglé, de la vente de leur marchandise ; les Actrices cependant en sont exemptes, elles gardent pour elles seules le bénéfice de leurs faveurs, sans en faire part aux pauvres.

Les Loix Romaines qui font le droit public de l’Italie & de la Pologne, se seroient opposées à ce trafic singulier, bien loin de laisser, à ceux qui font ce métier, le profit qui leur en revient, & de le partager avec eux. Il est expressément défendu, l. 7, c. de spect. lib. 11, d’en rien porter au fisc. nullus redditur indè largitionibus inferatur , & par la Novel. 14, col. 3. de lenonib. les coupables sont punis corporellement, leurs biens sont saisis & distribués en bonnes œuvres, & leur maison vendue d’autorité publique, quand même ils n’en seroient que locataires, si le propriétaire en a été instruit & l’a souffert. Debet novissima sustinere supplicia, si quis hæc cognoscens patiatur hujusmodi in domo suâ, & non expellat ipsam periclitaturum habitationem. Qu’on ne dise pas que cette sévérité ne regarde que les femmes publiques, & non les Comédiens ; toutes les loix, comme nous l’avons démontré au liv. 11, mettent sur la même ligne ces deux sortes de personnes, & la loi du Code sous le titre de Spectaculis scenicis & lenonibus, parle nommément des Comédiens : his quoque abstineant thimelici  ; & dans le fond où est la différence ? Les Actrices ne sont-elles pas des femmes publiques, plus chères, il est vrai & plus dangereuses, parce qu’elles sont plus séduisantes ? Le théatre n’est qu’une gaze qui couvre la débauche ; mais personne ne prend le change & elles seroient bien fâchées que la bonne opinion qu’on pourroit former de leur vertu, éloignât les Marchands, & fit languir le commerce, & mit au rabais le prix de leurs grâces & de leurs talens.

L’ancien droit Romain paroît moins rigoureux, ce qu’on pourroit attribuer au Paganisme. On cite la loi 27 de hæred. petit. qui est du Jurisconsulte Ulpien, ennemi & persécuteur des Chrétiens ; il y est dit que le loyer des maisons, quand même il viendroit d’un lieu de débauche, doit être remis à l’heritier, comme le reste des biens ; car il y a plusieurs honnêtes gens chez qui il se fait des commerces infâmes (à leur insu sans doute), ce qui étoit fort aisé dans les vastes Palais des Seigneurs Romains, pleins d’affranchis & d’esclaves qu’à peine ils connoissoient : pensiones venient licet à lupanari perceptæ  ; comme il est dit ailleurs des maisons où à l’insu du maître on fait la contrebande, la fausse monnoie, dont les loyers ne sont pas moindres, quoique la loi n’approuve ni l’un ni l’autre l. 1, c. de fals. mon.

On auroit tort d’en rien conclurre en faveur du libertinage. Les loix & les mœurs Romaines furent très-chastes & très-éloignées de favoriser la débauche pendant les beaux jours de la République ; témoin Lucrece & Virginie, dont l’amour de la chasteté occasionna les plus grandes révolutions ; il n’y a point eu de nation plus décente & plus vertueuse jusqu’à ce que forçant toutes les barrières que lui opposoit la vertu, le théatre eut introduit la licence dans Rome où depuis elle ne connut aucune borne. Les mêmes loix du Digeste décident, que si quelqu’un a son logement dans une maison, il ne peut y tenir des personnes de mauvaise vie ; qu’on peut renvoyer, même avant terme, une femme locataire qui vit dans la débauche ; qu’on peut même la faire chasser de son voisinage ; qu’on ne peut vendre une esclave pour en faire cet usage, &c. La loi qui fait tout vendre d’autorité publique, n’étoit pas encore portée au temps d’Ulpien, il n’y a pas même parmi nous d’ordonnance qui le prescrive, & nous en sommes, quoique Chrétiens, au terme de la République, quoique Payenne.

Ces loix sont aisées à concilier, n’y ayant point d’ordre de vendre & d’appliquer le prix en bonnes œuvres, il ne reste donc plus qu’à disposer de ces loyers, & savoir à qui ils appartiendront ; s’ils n’ont pas été payés, il est défendu de les exiger. Le crime est un mauvais titre ; mais s’ils font payés, qui mérite mieux d’en profiter ? qui a le plus de droit de héritier innocent ou du possesseur coupable ? Ce seroit tourner la justice contre la justice même, de laisser en des mains criminelles le fruit de son crime ; ainsi parle la loi 52 ibid.  ne honestâ interpretatione quæstui non honesta locum faciat . Il faudroit, dit Godefroi, les en priver tous les deux, mais si on les laisse à l’un d’eux, il ne peut y avoir de doute sur la préférence vel utrique auferendus vel innocenti concedendus . Le théatre n’en peut tirer aucun avantage, qu’il se souvienne, au contraire, de l’avis de Théodose : his quoque abstineant thimelici .

Cazimire, Roi de Pologne parut en France à peu-près dans le même temps que Christine, Reine de Suède ; c’étoient deux phénomènes, tous deux avoient abdiqué leur Royaume par des motifs fort semblables, quoiqu’ils fussent d’un caractère fort différent, l’amour du plaisir & de la liberté. Nous avons parlé au long de la Reine des Gots, disons un mot du Roi des Sarmates : il fut d’abord Jésuite, & le Pape le fit Cardinal. Après la mort de Ladislas son frère aîné ; il fut élu Roi de Pologne, & obtint dispense du Pape pour épouser la veuve de son frère mort sans enfans, comme Henri VIII, Roi d’Angleterre l’avoit obtenue pour épouser Catherine d’Arragon sa belle-sœur ; quoique son règne fut glorieux & sage, il se dégoûta du trône, & devenu libre par la mort de sa femme sans postérité, il le quitta malgré les instances des Polonois qui l’aimoient ; il quitta même sa patrie, & vint à Paris dans le centre du plaisir, comme Amedée, Duc de Savoye se retira dans le château de Ripaille. On répandit dans le public, comme de Christine, qu’ils ne s’étoient éloignés l’un de la Suède, l’autre de la Pologne, que par dévotion ; il est vrai que le Prince fut incomparablement plus religieux, plus décent, plus ferme que cette Princesse frivole ; la suite fit voir que c’étoit par éloignement des embarras & de la contrainte de la royauté, l’amour de l’indépendance & le goût des plaisirs.

Louis XIV reçut Cazimire avec honneur, lui donna l’Abbaye de Saint Germain des Prés & des pensions considérables ; il reprit l’état ecclésiastique, mais voulut vivre en particulier. Christine fut toujours avide des honneurs & courut le monde. Cazimire refusa le titre de Majesté & tous les honneurs dûs à son rang, & ne songea qu’à passer le reste de sa vie en repos ; il fut court, car il mourut trois ans après, il se livra aux amusemens de la société avec une compagnie choisie ; aux belles lettres qu’il effleura pour en avoir l’agrément, & aux spectacles qui étoient fort de son goût ; il eut dû penser & agir en Chrétien, en Religieux, en Ecclésiastique (il avoit été Jésuite & Cardinal, il étoit Abbé), en homme détaché du monde qui l’avoit si généreusement quitté dans la plus haute fortune pour travailler à son salut dans une sainte retraite ; l’amour du théatre pervertit tout : vertu, sagesse, décence, état, dignité, gloire acquise, rien ne résiste au poison de la scène.

L’Histoire du Théatre, t. X, an. 1669, rapporte ce trait du Gazetier du temps. Robinet qui en très-mauvais vers racontoit fidèlement jour par jour les nouvelles de la Cour & de la ville : mercredi ledit Abbé, Sire (Cazimire Abbé de St. Germain), à qui tout bonheur je désire, vint aussi aux Italiens bien aimés de nos citoyens ; c’étoit le beau Festin de Pierre, & qui feroit rire une pierre, &c.

Ce Prince devoit au public, & se devoit à lui-même de ne pas aller à la comédie, encore moins devoit-il honorer de sa presence une pièce qui le méritoit moins qu’une autre ? Le Festin de Pierre, ce sujet traité bien des fois en différentes langues, l’a été trois fois en France par Molière, Dorimon & Rosimon, & toujours mal à quelques saillies près ; il fait aussi peu d’honneur à leur plume qu’à leur religion. C’est un conte de vieille, mais sujet impie où l’on tâche d’ébranler les preuves de la Religion par les mauvais raisonnemens & les sarcasmes qu’on met dans la bouche des libertins sous prétexte que c’est leur rôle, & l’on affoiblit la certitude d’une autre vie par des apparitions ridicules de revenans sous la figure d’une statue qui vient au milieu de la débauche d’un repas. Ces drames n’ont dû leur succès ephemère qu’au libertinage qui les a enfantés, & qui peut seul les goûter ; le suffrage de Robinet ne doit pas imposer, ce personnage frivole est absolument oublié, ne mérite lui-même aucune estime en aucun genre.

Dans un Dialogue de M. de la Dixmerie entre Cromvel & le Cardinal de Richelieu, très-agréablement écrit comme ils le sont tous, on trouve ces mots : Je fis triompher l’Angleterre , dit Cromvel, comme vous fites triompher la France, mais j’avoue qu’il ne me restoit point, comme à vous, assez de temps pour faire de tragédies, ni pour protéger ceux qui en faisoient. Richelieu, je réunis cette double ambition à tant d’autres, je voulus pacifier la France & l’éclairer. Cromvel, on dit vous protégiez comme l’on domine, que vous prescriviez aux Acteurs ce qu’ils devoient produire, & que vous fûtes plus d’une fois jaloux de leur production. Richelieu, j’eus ce foible, il est vrai, mais le plus grand des hommes seroit celui qui n’en auroit qu’un, le mien fut de vouloir qu’on me crût aussi grand Poëte que j’étois grand politique ; ma joie fut plus vive de voir accueillir Marianne, que de voir apporter les clefs de la Rochelle.

Voilà un trait bien digne d’un Évêque. Des Comédiens avant que de quitter la ville de Gap, offrirent de revenir l’année suivante, pourvu qu’on leur assura trois mille livres : des amateurs proposèrent une souscription pour former cette somme. M. de Narbonne Lara, alors Évêque, l’ayant appris, proposa à la ville de changer cette souscription en une œuvre plus utile, & offrit de donner, de son côté, une pareille somme. Cet établissement consiste à former un mont de piété pour entretenir un grenier d’abondance d’où l’on distribueroit aux pauvres, selon l’avis des Curés pour être rendu l’année suivante dans la saison, avec un petit profit pour l’entretien du fonds, & sans profit pour ceux qui seroient hors d’état de rien payer ; cela vaudroit bien la comédie, de l’aveu même de ses plus grands amateurs qui aimèrent mieux s’en passer pour faire des bonnes œuvres.

On attribue à M. d’Alunbert un mot peu vraisemblable dans un Savant d’une grande réputation : Qui auroit à choisir d’être Nevton ou Corneille, seroit bien d’être embarrassé, ou ne mériteroit pas d’avoir à choisir. Cette idée dictée par l’enthousiasme d’un amateur, cette comparaison de deux hommes grands, chacun dans son genre, sont absolument fausses, soit en comparant esprit à esprit, objet à objet, travail à travail ; il s’en faut bien qu’il faille autant de pénétration, d’étendue, de précision, de justesse, de force pour faire parler les Héros de Corneille, que pour embrasser le système du monde. L’arrangement de quelques vers est fort au-dessous des calculs algébriques du Philosophe Anglois, qui semble tenir de l’infini ; tout cela fut-il égal, l’objet de la nature mettra toujours une distance infinie entre le théatre & la philosophie, Horace & Cinna & le livre sublime de ses principes ; un homme sage n’y sera point embarrassé dans le choix, il n’aura garde de le montrer, une perplexité aussi peu sensée le rendroit indigne d’avoir à choisir . Les Anglois, tout admirateurs qu’ils sont de Shakespear, ne l’ont jamais mis en parallèle avec Nevton, quoiqu’il ait d’aussi grands traits de génie que Corneille, & que la décence qui lui manque ne soit pas un défaut sur le théatre Anglois. Le paradoxe de M. d’Alunbert fait peu d’honneur à Nevton, il en seroit trop à Corneille, si personne pouvoit l’adopter hors des coulisses & des loges.

L’Ambassadeur Turc étant à Vienne fut mené à la comédie, on représentoit en Italien un opéra bouffon où il n’entendoit rien, mais il parut très satisfait de la danse & de la musique : au second acte, l’heure de la prière ordonnée par l’Alcoran étant venue, l’Ambassadeur & toute sa suite s’acquittèrent de ce devoir sans sortir de leurs loges, se mirent à genoux, se prosternèrent, se levèrent plusieurs fois, levèrent leurs mains au ciel, les portèrent sur leur tête selon les rits & les usages de leur Religion ; ils tâchent dans quelque pays qu’ils soient, de s’orienter & de se tourner du côté de la Mecque. Ce fut une scène bien nouvelle pour les Acteurs & les spectateurs ; tout fut arrêté pour les regarder jusqu’à la fin de leurs exercices. On fut édifié de leur exactitude ; si jamais la comédie s’introduit chez les Mahométans, la prière sera bientôt négligée.

Louis XIV donnoit souvent le sujet des pièces de théatre, comme faisoit le Cardinal de Richelieu, mais ne fit jamais de vers comme cette Éminence : il donna à Quinaud pour sujet d’opéra Amadis des Gaules, & Roland ; à Molière pour la comédie le Fâcheux.

Louis XV au sortir d’une pièce où l’Héroïne disoit qu’elle vouloit mourir, langage trivial au théatre, dit-il en riant, à son premier Médecin : J’ai été sur le point de vous appeler pour servir une Princesse qui mouroit je ne sais comment. C’est une critique ingénieuse de bien des pièces où l’amant vient en effet je ne sais comment.

Elisabeth, Reine d’Angleterre étoit trop Comédienne pour ne pas aimer éperdument les spectacles, elle alloit fréquemment à la comédie, elle ne donnoit point de fête que le théatre n’en fit les honneurs ; il lui doit presque sa naissance. La tyrannie d’Henri VIII, l’horreur des persécutions, l’embarras des factions, les guerres civiles, les troubles de religion, ne laissoient pas le temps de cultiver la scène & avoient monté la Cour & la nation Britannique naturellement sombre, sur un ton grave & sérieux, fort apposé à la bouffonnerie & à la licence : le règne de la vierge Elisabeth fut plus favorable à Thalie, il vit paroître le fameux Shakespear qui en fit la gloire dramatique ; c’est le créateur de la tragédie Angloise, comme Corneille de la tragédie Françoise ; les Anglois le mettent de pair avec ce Poëte, quoiqu’il lui soit fort inférieur. Shakespear a des traits de génie étonnans, égaux & supérieurs aux plus beaux endroits de Corneille ; mais ce ne sont que des traits momentanés, rien de suivi, rien de soutenu, rien d’achevé ; ces éclairs éblouissans laissent dans la plus profonde obscurité. Après s’être élevé comme l’aigle, il tombe dans la fange, & rampe comme un vermissau dans tout ce qu’il y a de plus bas & de plus grossier, à peine digne du Pont neuf ; c’est passer du trône à la guinguette, de Roi devenir Arlequin. Malgré la faveur & le goût de la Reine, le théatre n’eut pas à Londres ce degré de considération qu’il a eu depuis, & qu’il a maintenant en France ; il s’en faut bien qu’on eut alors profané la sépulture des Rois, en y mêlant les cendres d’une Actrice, ce qu’on n’a pas fait encore en France, & qu’apparemment on n’y fera jamais. Malgré les apothéoses de Voltaire & les éloges couronnés de l’Académie Françoise, le théatre n’eut pas encore de son temps cet accès facile auprès des grands, cette familiarité, cette espèce de respect des Seigneurs, cet attachement de libertinage pour les Actrices, ces grands airs de luxe, ce faste, cette opulence plus propre à rendre ridicule qu’à élever une engeance aussi méprisable par le vice que par la bassesse, plus propre à corrompre les mœurs qu’à donner un moment de plaisir par les jeux. Ce désordre mérité au comble dans les deux Royaumes, en est un des plus grands.