(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre III. De l’Éducation. » pp. 60-92
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(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre III. De l’Éducation. » pp. 60-92

Chapitre III.

De l’Éducation.

IL n’a presque pas paru d’ouvrage sur l’Education des deux sexes, sur-tout à la fin du dernier siecle & au commencement de celui ci, où l’on n’ait parlé du théatre, & où l’on ne conseille de l’interdire aux jeunes gens. Les Jesuites, quoique par un excès de complaisance pour le goût des grands & du public sissent jouer des pieces dans leurs Colleges, en quoi ils étoient repréhensibles, les Jesuites n’ont jamais approuvé le théatre public, & tous ceux qui ont écrit sur l’éducation Mariana, Jouvenci, &c. l’ont toujours cru pernicieux à la jeunesse. Quelques Auteurs modernes ont paru moins séveres. Depuis que les spectacles ont acquis une si grande faveur, qu’on ne respire que spectacle, le torrent les a entraîné ; quelques Instituteurs ont eu la foiblesse de mettre au nombre des leçons utiles à leurs éleves precisement les mêmes choses qu’on croyoit autrefois devoir leur laisser ignorer. La question est aujourd’hui bien decidée par un arrêt solemnel du Parlement de Paris, qui dans l’établissement des nouveaux Colleges & les statuts qu’on y doit observer, défend expressement de jamais y jouer des pieces de théatre. On n’en joue point à l’Ecole militaire : la sagesse du Roi n’a pas cru que la scene fût un exercice propre à former les guerriers.

Il est vrai qu’autrefois le théatre n’étoit gueres connu qu’à la Cour & à Paris ; les Provinces n’en étoient pas encore infectés, on n’y voyoit que quelques tretaus, où des Tabarins, pour attirer le monde & vendre leur orviétan, donnoient quelques farces aux peuples. Ils les élevoient dans les places publiques, ou louoient quelque maison particuliere. L’établissement fixe d’un spectacle, d’une salle publique, de troupes soudoyées la fureur pour le théatre, sont de très-fraîche date. A Toulouse où l’engouement est aujourd’hui au comble, ces établissemens ont à peine quarante ans : Tanta molis erat Romanam condere gentem . En voici l’occasion. L’Hôtel de Ville avoit en caisse soixante mille livres ; on craignit que le Contrôleur Général ne prît cet argent pour les besoins de l’Etat. Employons-les, dirent les Capitouls, à bâtir une salle de spectacle. On la commença, & les embellissemens ont depuis coûté le double. L’auteur de ce conserl & le directeur de l’ouvrage (je le tiens de lui-même) fut un certain…. fils d’un bourgeois de Tulle dans le bas Limousin, qui étoit venu faire ses études & suivre le barreau à Toulouse, & avoit trouve moyen d’acheter le Capitoulat (ennoblissement du pays), & de se marier avantageusement avec une fille qui avoit plus que lui cinquante ans de noblesse capitoline. Toutes les villes du Royaume pourroient fournir à l’empire de Thalie d’aussi fraîches & d’aussi plaisantes époques.

Avant tout ce fracas dramatique, les Colleges & Universités ne risquoient gueres, de s’aller corrompre au théatre. La jeunesse ne le connoissoit que dans les places publiques & le méprisoit ; les Régens & les Précepteurs & les parens entretenoient en elle le mépris & ne lui permettoient pas d’y aller, les études n’en souffroient point. Les temps ont bien changé, la scene a si bien gagné de proche en proche, que la jeunesse déserte l’école & y court en foule. L’Université de Toulouse remplit constament le parterre. L’assemblage des plaisirs les plus séduisans, l’égarement de l’âge le plus foible, l’enthousiasme du goût le plus vif, des passions les plus emportées de l’esprit le plus aveuglé, du cœur le plus susceptible, livre ces infortunées victimes de la volupté à tous les pieges, à toutes les passions, à toutes les horreurs du vice. Aujourd’hui donc plus que jamais, les parens doivent être attentifs, & les Instituteurs extrêmement en garde contre les attaques d’un ennemi si rédoutable à leurs enfans & à leurs éleves, & on doit en interdire la fréquentation, en écarter les idées, en combattre le goût, en faire sentir le danger, en faire craindre le péché. Malheur à ceux qui l’autorisent, qui en inspirent lenvie, qui en font lire les livres, qui y conduisent les jeunes gens, leur fournissent les moyens. Leur ouvrir cette porte à la corruption du cœur, c’est être leur meurtrier. Helas ! souvent les premiers corrompus eux-mêmes, ils y cherchent leur propre sasisfaction, aux dépens de ceux dont Dieu leur a confié les ames innocentes. Que peut-il exhaler d’un cœur paîtri de vice, que l’air le plus empesté ? Quel compte à rendre à Dieu d’avoir fait passer la contagion dans des cœurs qu’ils étoient chargés d’en préserver !

Voici quelques raisonnemens très sages & très-chrétiens de ce bon livre sur l’éducation. Ce jeune-homme a conservé son innocence, ou l’a déja perdue par le péché, & celui-ci ou veut la réparer par la pénitence, ou veut croupir dans le désordre. Ces trois états obligent également à fuir le théatre. 1.° Le trésor de l’innocence est très-rare & tres-difficile à conserver ; il faut donc prendre les plus grandes précautions, fuite des occasions, mortification des sens, prieres, recueillement, usage des sacremens. Tout cela est bien opposé à la comédie. 2.° Sur-tout dans un âge tendre, susceptible de toute sorte d’impressions ; il faut écarter les mauvaises idées, les images licencieuses plus dangereuses pour une ame innocente. Le théatre en est plein. 3.° L’Eglise y fait renoncer en recevant le baptême, & des qu’ils l’avoient reçu, tous les chrétiens s’en abstenoient. Qui doit conserver avec plus de soin qu’un jeune-homme la robe d’innocence dont il a été couvert, & remplir les engagemens qu’il a contracté ?

L’état de pénitence, 1.° est un état de douleur & de crainte ; douleur des péchés commis, crainte de la justice qui les punira. Bien loin de se réjouir, un vrai pénitent ne songe qu’à pleurer son malheur : Cohibeat se à spectaculis qui vult recipere gratiam remissionis . August. de verâ. pœnit. 2.° C’est un état de punition actuelle que le pénitent exerce sur lui-même pour venger Dieu par l’austérité de sa vie, les jeûnes, les macérations, les privations des plaisirs. Aucun saint pénitent n’a été à la comédie. On doit s’interdire même les plaisirs permis, peut-on se permettre ceux qui sont défendus ? 3.° C’est un état de défiance & de crainte de retomber dans le péché, d’autant mieux fondée qu’on est beaucoup affoibli par les passions, les vices, les désordres passés. Il est si aisé que le feu mal éteint se rallume, que Dieu abandonne le téméraire qui après une expérience qu’il déplore, se livre encore au danger.

L’état de péché actuel & d’impénitence doit faire trembler ; on peut mourir à tout moment, & paroître devant Dieu, & si l’on est surpris par la mort dans ce triste état, on est perdu éternellement. Ne faut-il pas tâcher d’en sortir au plutôt pour mettre son ame en sûreté ? A t-elle le temps de se livrer à une folle joie ? Noli lætari, Israël, noli exultare, quia fornicatus es à Deo tuo. Il y a plus que le danger ; le mal augmente sans cesse, péché sur péché, passion sur passion, la dette s’accumule, la colere de Dieu s’allume à chaque instant. C’est un incendie qui dévore tout, si on ne se hâte de l’éteindre ; c’est un malade dont la maladie empire à chaque instant, si on ne court au remede, & qui enfin devient incurable. Un jeune-homme est bien à plaindre, si dès ses premieres années il se livre au péché, & se prépare ainsi une vie criminelle ou une mort prématurée dans la disgrace de Dieu, qui le punira éternellement.

Pour celui qui veut acquérir la vertu, est-il douteux qu’il ne doive fuir un spectacle qui y met le plus grand obstacle ? N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde ; si quelqu’un aime le monde, l’amour de Dieu n’est pas dans son cœur. Tout ce qui est dans le monde n’est que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l’orgueil. Ces trois concupiscences sont réunies au théatre, & dans l’état le plus séduisant, celle de la chair par les Actrices, celle des yeux par le luxe & la pompe, l’orgueil par les paroles & les sentimens. Est ce là qu’il faut conduire un jeune cœur, dont la concupiscence naissante, mais vive, dont les passions neuves & emportées trouvent des secours, des alimens, des modeles, des exemples qui lui font produire prématurément & si abondamment les plus mauvais fruits ? On ménage mieux une santé délicate, un tempéramment foible, un petit corps qui n’est pas encore formé, on ne l’expose pas au grand air, on ne le surcharge pas d’un poids accablant, on ne lui sert pas des alimens nuisibles ; l’ame, plus délicate & plus foible, peu instruite, peu formée, sera-t-elle abandonnée sans ménagement au plus grand danger, le sera-t-elle par ceux même qui sont chargés de la conserver & de la former à la vertu ? N’est-ce pas trahir sa confiance, être son parricide, plutôt que son pete, son séducteur plutôt que son Instituteur, son démon plutôt que son Ange gardien ?

Erasme, qui a beaucoup travaillé pour l’éducation, dont on a long-temps fait lire les entretiens dans les Colleges, parce qu’ils sont & d’une latinité élégante & d’une morale pure, Erasme, de Institut. Matrim., dit avec autant d’élégance que de sagesse : Il n’est pas plus permis d’avoir dans les maisons des images lascives, que d’y tenir des discours licencieux. Les peintures parlent & glissent insensiblement le poison ; on en orne les appartemens, comme si les jeunes-gens n’avoient pas assez d’autres tentations. Les parties du corps que la pudeur vous fait cacher, pourquoi les présentez-vous à nud, & les laissez-vous sous les yeux de vos enfans ? La langue parle aux oreilles, la peinture parle aux yeux, & la peinture est bien plus éloquente que les discours, & jette dans le cœur de plus profondes racines. La licence va à l’exces, on ne rougit pas de peindre ce qu’il est honteux de nommer. Quelle négligence dans les loix & dans les Magistrats ! Le texte d’Erasme mérite d’être rapporté : Sicut non decet in familiâ audiri sermonem lascivum, ita nec convenit tabulas habere lascivas. Loquax est pictura & sensim irrepit in animas hominum. Membræ quæ verecundiæ gratiâ celat, cur in tabulâ nudas & aspicis, & non pateris abesse à conspectu liberorum ? Lingua loquitur auribus, pictura oculis ; multòque eloquentior est pictura, quàm oratio descendit in pectus : ô licentia ! pingitur quod vel nominari sit turpissimum : ô Magistratus ! ô scitantia !

Cette contradiction est incroyable. Un pere, une mere, un Gouverneur, n’oseroient se montrer à nud devant leurs enfans, & ils laissent sous leurs yeux toute sorte de nudités ; on ne leur laisse ni tenir ni entendre des discours licencieux, ni même nommer des objets grossiers. Ces enfans n’ont qu’à lever les yeux, & dans les tapisseries, les plafonds, les lambris & les estampes, ils verront ce qu’on leur cache, plus grossiérement, plus dangereusement exposé, que les paroles n’auroient pu l’exprimer. Il en est de même au théatre, on le dit épuré dans son langage, & tout ce qu’on y voit tient le langage le plus licentieux. On n’a qu’à appeler des discours aux décorations, du style à la parure des Actrices Pour juger de la réforme du théatre & des enseignemens qu’on donne à la jeunesse, on la mene aux spectacles.

Quelques soi-disans Philosophes ont avancé qu’il étoit bon de mener la jeunesse à la comédie, pour favoriser la population & engager de bonne heure au mariage, puisque c’est le dénouement de toutes les pieces auquel tout le reste est dirigé, & qui selon eux légitime toutes les galanteries qui le précédent. Je présume que malgré leur licence, ils ménagent assez la foiblesse & la pudeur de cet âge, pour ne pas lui faire la confidence & l’explication de ce beau theme qui lui est inconnu, si l’on a eu quelque soin de son éducation, & quelque zele pour son innocence. La vertu interdit toutes les actions & les paroles licentieuses devant la jeunesse, à plus forte raison ne permet-elle pas de les initier dans les mysteres du vice, de les mener à cette école pernicieuse dans ce dessein, & enfin la conduire à une prétendue vertu, en l’égarant dans les routes de la passion.

Il est faux d’ailleurs que la comédie produise cet effet. L’idée du mariage qui la termine ne dure qu’un instant à la fin de la piece, & on n’y pense plus. L’image licencieuse de l’intrigue qui y conduit dure toute la piece ; elle est aussi amusante que l’autre est sérieuse. Le mal est fait quand le remede arrive, on en sort tout plein de l’amour & le cœur corrompu. Il en est des spectateurs & de l’Acteur, comme des personnages. Ces jeunes-gens ont-ils moins péché pendant leur intrigue, parce qu’enfin ils seront mariés ? La pensée, les desirs, les mouvemens de l’Acteur & du spectateur ne sont pas moins de péchés commis, parce qu’il voit un mariage qui même n’étant pas le sien ne sauroient légitimer ses fautes. L’état d’émotion & de crime où il s’est mis, subsiste toujours après ce mariage étranger, dont l’idée momentanée & future, n’a pu rendre pour lui la piece innocente, & après qu’elle est passée, ne peut excuser les péchés auxquels elle a fait une si légere diversion. En voyant la beauté, l’immodestie des Actrices, entendant les discours libres, en fuit-il moins un mal actuel, parce que Valere va se marier ? Le feu ne brûle-t-il pas, parce que demain on doit l’éteindre ? Mais c’est se jouer. Le mariage n’est que pour la forme, il ne fait aucune sensation, & n’intéresse point ; il n’occupe point, on ne voit, on ne sent que la galanterie, on ne goûte qu’elle. Si le spectateur peut se livrer à tous les écarts licencieux de son imagination, parce que Valere se marie, pourquoi ce jeune-homme qui aime, ne pourra-t-il pas se tout permettre dans la vue de son futur mariage ? Morale pernicieuse, qu’on ne réalise que trop dans la pratique, qui autorise tout, sous prétexte de mariage. Il est pourtant certain dans le christianisme que toutes les libertés qu’on ose prendre, toutes les pensées qu’on se permet, sont de vrais péchés jusqu’à ce que le sacrement ait béni l’union conjugale. Le théatre renverse cette morale ; il excuse, il permet tout dans la vue du mariage, & il prétend légitimer dans le jeune-homme, dans l’Acteur, dans le spectateur, toutes sortes d’excès par cette frivole défaite !

La comédie est une especé de thermometre pour la jeunesse ; elle en fait connoître les passions, les développe & les fortifie. On doit beaucoup se défier des jeunes personnes qui ont du goût pour le théatre, & le leur permettre moins qu’à d’autres. Le danger est pour elles beaucoup plus grand. Je ne puis comprendre comment des gens sages ont pu vouloir leur donner ce goût, soit-en les menant aux spectacles, soit en les faisant représenter chez eux & par eux-mêmes. Le petit avantage de leur donner l’aisance de la déclamation, fût-il réel, compensera-t il jamais l’atteinte mortelle que ce goût même portera tôt ou tard à leur religion & à leurs mœurs ?

C’est de bonne heure détruire par le fondement l’esprit, la grace, les engagemens de leur baptême, dont les eaux sont à peine essuyées : Lethalis est prævaricasio fidei & baptismi, cùm ad spectacula remeas te ad Diabolum redire certò cognoscas.

Tout le monde n’a pas le même penchant pour le théatre, non plus que pour les autres objets des passions. Les vices & les vertus, les inclinations & les repugnances, sont diversifiés à l’infini. Ce danger n’est donc pas le même pour tous, non plus que le jeu, la bonne chere, la société des femmes. Il en est comme des alimens & des tempéramens. La jeunesse est le temps où le danger est le plus grand, & influe le plus sur tous les vices. Un cœur facile, un esprit léger, un sang bouillant, semblable à du bois sec & combustible, s’allume dans l’instant, une étincelle y suffit. Plus on démêle en eux d’inclination pour le théatre, moins on doit le leur permettre. Les filles & les femmes, naturellement plus tendres, plus vaines, plus vives, plus passionnées, plus emportées, plus susceptibles de toute sorte d’impressions, y courent les plus grands risques. Une vertu plus délicate, une pudeur plus timide, un caractere plus foible doit donner plus d’alarmes à tous ceux qui s’intéressent pour leur salut.

Comme le théatre ne nourrit pas une seule passion, mais toutes les passions & toutes les vanités du monde, le luxe, le faste, l’oisiveté, l’orgueil, la colere, la malignité, le mensonge, l’intrigue, &c. le goût du théatre est un composé de tous les goûts du vice. On voit aisément ce qui frappe le plus une jeune personne, & dans ce qui lui plaît davantage, quelle est la corde de son ame montée à l’unisson. On l’appercevra dans le choix de ses lectures, dans la préférence des scenes, dans les sentimens, les bons mots, le caractere des personnages, l’éclat des décorations, la beauté des Actrices, &c. L’un goûtera Corneille, l’autre s’attendrira avec Racine, un autre aimera mieux rire avec Moliere. Tel sera extasié des décorations, tel s’arrêtera à la danse. Tous les jeunes gens, il est vrai, sont naturellement Comédiens, ils aiment tous les spectacles ; mais il y a une infinité de degrés & de nuances qu’on peut démêler, & qui sont le germe des défauts dont la vie sera souillée, lorsque livré à lui même, il pourra écouter sans obstacle toutes ses inclinations. Faut-il donc le mener au théatre comme dans un creuser, pour le mieux dissequer & l’instruire ? L’épreuve est trop dangereuse, il augmenteroit le mal & le rendroit incurable. Quel Médecin qui voudroit faire prendre toute sorte de remedes pour connoître le tempérament des malades que chacun y produiroit ? quel Instituteur qui exciteroit toutes les passions dans son éleve pour juger de celles qui sont dominantes ? Ce bien éloigné, si incertain & si rare pourroit-il le dédommager du mal infini qui l’auroit précédé, & qui le rendroit presque impossible à réparer ? Non sunt facienda mala ut eveniant hona.

Un des points de l’éducation sur lequel on insiste beaucoup avec raison, c’est de ne pas effrayer l’imagination des enfans par le récit des visions, des sorciers, des revenans, des spectres, &c. On va plus loin, & on a tort, on accuse les Religieux & les Ecclésiastiques d’allarmer les jeunes-gens par des tableaux de la mort, du jugement, de l’enfer, du purgatoire. On en conclud qu’il ne faut pas leur en confier l’éducation. C’est un défaut de religion. Il est très important, dit le S. Esprit, de se souvenir des fins dernieres, pour ne pas pécher : Memorare novissima tua, & in æternum non peccabis. La mort vient comme un voleur ; tenez vous toujours prêts, & à tout âge, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. Mais tandis qu’on est si délicat sur les justes craintes qu’inspire la religion, on ne veut pas voir que les machines de l’opéra présentent les mêmes choses : démons, magiciens, fées, enfer, &c. que la plupart des tragédies offrent des choses horribles. Qu’y voit-on ? que des objets d’horreur, dans les pieces de Crebillon, Skapear, Semiramis, &c. Que sera ce des pieces du Sieur Arnaud, Comminges, Euphemie, Merinval, Fayel, du sombre pathétique, dont il fait un art particulier, qu’il prétend être le véritable esprit de la scene tragique ? Il n’y a point de conte de nourrice qui fasse de si vives, de si dangereuses impressions, que la fréquentation du théatre. Il a augmenté la férocité des Anglois, le suïcide est devenu plus fréquent depuis le regne du théatre. L’Abbé de Besplas, dans son Traité du Bonheur public, conseille au Prince d’empêcher qu’on n’accoutume la nation aux spectacles atroces qui offensent encore plus , dit-il, le caractere national que le bon goût. Un peuple à qui il faut des sensations extrêmes touche à la corruption . Cette raison est juste & profonde. Il eût mieux fait encore de conseiller au Prince d’arracher la racine du mal en détruisant le théatre.

Il n’est pas moins dangereux de dissiper l’esprit & d’amolir le cœur, que d’effrayer l’imagination. Une bonne éducation permet aussi peu & encore moins de tenir aux jeunes-gens des discours licencieux, que de leur parler des revenans & des spectres. Le libertinage est incomparablement plus commun, plus dangereux, plus facile, que la puérile frayeur des sorciers & des morts. Par conséquent le théatre, qui est une école de galanterie & de frivolité, doit leur être encore plus interdit que tous les contes des nourrices, & ces pieces frivoles que quelquefois on leur fait. L’Abbé de de Besplas auroit dû ajouter : Le Prince doit empêcher qu’au théatre on n’accoutume la nation aux spectacles galants ; ils sont plus dangereux que les spectacles atroces. Un peuple à qui on ne peut plaire qu’en lui montrant le vice, non seulement touche à sa corruption, il est déjà corrompu. La jeunesse qu’on mene à cette école empoisonnée, ne s’en préservera pas, On accélere, on fortifie ce qu’elle ne fera que trop tôt.

Il n’est pas douteux qu’on ne doive former les jeunes gens aux exercices du corps pour les fortifier, leur donner de la grace, les rendre propres aux fonctions de plusieurs états qu’ils peuvent embrasser. On l’a toujours fait, on le fait encore ; on feroit même bien d’y ajouter les jeux des Grecs & des Romains, la course, la lutte. Parmi ces exercices, la déclamation est des plus utiles ; elle forme la voix & les gestes, exerce la mémoire, enseigne à parler en public. Toutes les rhetoriques en donnent les regles dans tous les Colleges ; on fait apprendre par chœur à réciter, on donne de temps en temps des déclamations publiques, on soutient des theses, &c. Tous les bons maîtres s’en font un devoir.

La fatuité & l’enthousiasme vont plus loin ; ils prétendent que le théatre est la bonne école, que l’éducation de la jeunesse exige qu’on fasse fréquenter les spectacles & jouer la comédie, qu’on apprend ainsi à danser, à chanter, à déclamer, à s’habiller proprement. C’est une erreur, la fréquentation du héatre n’enseigne point ces choses là ; les enseignât-il, il les enseigneroit mal ; & quand il les enseigneroit bien, ce seroit payer bien cher ses leçons de les acheter au prix de l’innocence. Allât on toujours à la comédie, on n’en sauroit pas pour cela danser, ni chanter, ni déclamer. Il faut en prendre des leçons particulieres. Les pieces de College sont d’un fort petit secours ; elles sont trop rares, se bornent à un rop petit nombre d’Ecoliers Acteurs, donnent top de peine au maître, & détournent trop de tout le reste pour être de quelque utilité au public. Elles n’aboutissent qu’à dissiper les jeunes-gens, leur faire perdre leur temps & le goût de l’étude, & leur inspirer le goût & la curiosité du théatre. Ceux qui ont joué des rôles ne sont ni plus habiles ni plus sages que les autres ; & dans la suite un Magistrat, un Avocat, un Prédicateur, un Juge ne plaide, ne prêche pas mieux ; ordinairement il le fait plus mal, il a moins l’espris de son état, l’amour du plaisir enfouir les talens.

Tout cela même s’enseigne mal ; le théatre ne peut enseigner que ce qu’il sait & ce qu’il pratique. Or le geste & la déclamation théatrales ne conviennent ni à la chaire, ni au barreau, ni à la société, ni aux assemblées, ni à la Cour, ni à la guerre ; on se rendroit ridicule, si on y paroissoit, y parloit, y gesticuloit comme un Acteur sur la scene. Le meilleur comédien doit dans le monde se défaire de ses allures comme de son habit, & jouer un rôle tout différent. Ce n’est plus le même homme, il est difficile que pour avoir pris cette habitude, dont on se fait un mérite, on ne la conserve, & qu’on ne porte le théatre dans la société. Il en est ainsi de la danse théatrale, elle ne forme pas le corps ; elle le suppose tout formé, & l’éleve à des mouvemens extraordinaires. On n’apprend point à la jeunesse des danses de théatre, on ne les danse point au bal. Les danses des honnêtes gens sont plus unies, plus modestes, moins fatiguantes.

L’acquisition des talens scéniques eût-elle quelque utilité, ne d-dommageroit pas de la perte des bonnes mœurs, qui est inévitable au théatre. Tout cet ouvrage en est la demonstration. Tacite a là dessus un trait singulier. Parmi les folies de Neron, il dit que ce Prince institua des jeux à Rome de cinq en cinq ans sur le modele des jeux olimpiques. Tous les honnêtes gens de Rome s’en plaignirent : Nous n’avons que trop de spectacles qui corrompent les mœurs , disoient-ils, on augmente le mal, en faisant faire à des enfans de qualité ce qui ne se faisoit que par des esclaves, & qui ne convient qu’a des Comédiens  : Abolitos paulatim patrios mores funditus everti per ascitam lasciviam, ut quod usquam corrumpere queat, in urbe visatur degeneretque juventus, gimnasia, & otia, & turpes amores exercendos numquam honesto loco natum ad theatrales artes degeneravisse. Tacit. Annal. 1 & 14.

M. de Tourreil dans la Préface des Philippiques, décrivant les mœurs des Lacédémoniens, dit : Les plaisirs du theatre n’avoient point de privilege chez eux, au contraire une raison capitale les avoit rigoureusement proscrits ; on ne représentoit ni comédie ni tragédie, afin de n’accoutumer jamais les yeux ni les oreilles à voir l’image, à entendre les noms de ce que la loi condamne, ni l’apologie des passions & des crimes. Le huitieme Canon du Concile de Tours, d’après les Capitulaires de Charlemagne, défend pour la même raison d’aller à la comédie : Quia turba vitiorum cum eâ in animam ingredi solet .

Les passions théatrales suivent le caractere des nations ; l’amour est romanesque en Espagne, coquet en France, furieux en Angleterre. Tout se naturalise & prend le goût du terroir. Ces passions portées à la brutalité, à la bile noire, à l’effervescence, sont comme le grand ressort, l’appui le goût du Théatre Britannique. Melpomene n’y déclame pas, elle y rugit, & s’y avilit à force de barbarie ; elle ignore les bienséances, les passions tendres, les progrès naturels des sentimens & des actions, les nuances même des passions ; elle n’est pas fiere & sévere, mais brutale & féroce ; elle se précipite dans les excès. Le François, plus doux, mais aussi libertin conte des fleurettes & file la galanterie. Ce sont deux hommes yvres de volupté ; mais l’un s’enivre tout d’un coup par d’énormes rasades d’eau de vie, l’autre s’enivre à petits coups, en s’égayant. Le vin de l’un est atroce, le vin de l’autre est doux & plaisant ; mais tous deux sont également dans l’yvresse de la volupté.

Un Auteur dramatique ressemble à celui qui parcourroit la vie des Courtisannes ou l’histoire des voleurs, & ramasseroit quelque bonne parole, quelque trait de vertu qu’il trouveroit épars dans ce bourbier, à peu près comme une poule va bequetant, & ramassant les grains qu’elle trouve dans le fumier, & de ce recueil concluroit que la société de ces voleurs & de ces courtisannes est utile, un très-bon sermon, & qu’on a tort de les condamner. Qui doute que Laïs, Rodope, Aspasie, Ninon l’Enclos, Cartouche, Mandrin, &c. n’aient dit quelque bonne parole, & fait quelque bonne action ? On en trouveroit parmi les antropophages. Neron, Domitien, Heliogale, &c. ont agi quelquefois en hommes. Les bêtes féroces en font souvent ; une tigresse allaite ses petits. Il en est ainsi du théatre ; on y voit, on y entend quelquefois de bonnes choses ; faut-il pour cela le fréquenter, le justifier ? Ces conséquences font aussi peu d’honneur à l’esprit des Apologistes, que leurs passions en font à leur cœur ; leur logique & leur morale sons aussi peu raisonnables. Ce raisonnement s’applique aussi facilement aux gens de bien ; ils font des fautes sans doute, ils pensent quelquefois imprudemment, nul n’est parfait sur la terre ; faut-il pour cela les éviter, les condamner, les tourner en ridicule ? Non. Faut-il faire un recueil de leurs fautes pour en composer des comédies ? Ceux dont le raisonnement a si peu de justice & de justesse, voudroient-ils être ainsi traités ? la cour de nos coquettes & de nos petits maîtres seroit bien déserte, si on les estimoit à ce taux, si on les mettoit dans ce creuset,

L’Education d’un jeune Seigneur qui parut en 1724, est l’ouvrage d’un homme de bien. Je n’examine ni le fond, ni la méthode, ni cette universalité de connoissances dont il done l’idée, & qu’il veut qu’on enseigne à son éleve pour en faire un second Pic de la Mirandole qui puisse soutenir des theses de omni scibili. Je me borne à ce qu’il dit sur le théatre, dont il veut, avec toutes les personnes qui ont de la religion & des mœurs, qu’on éloigne les jeunes-gens, même les jeunes Seigneurs destinés à vivre dans le grand monde où les spectacles sont la moitié de la vie.

Aux raisons ordinaires & aux autorités connues des Peres de l’Eglise, il ajoute celles-ci. 1.° Il fait sentir le danger de la danse théatrale, de la musique efféminée, & des instrumens d’un orchestre qui rendent les spectacles de nos jours infiniment plus dangereux que ceux de nos peres, où les attraits enchanteurs du vice n’étoient ni si fréquens, ni porté à un si haut point de perfection. Ils feroient eux seuls un spectacle très-séduisant, & bien des gens même n’en cherchent point d’autres, par leur assemblage. On réunit dans un même point de vue tout ce qu’il y a de dangereux dans le monde pour attaquer tout à la fois l’ame par tous les endroits où elle est accessible. On donne au cœur un affaut général ; chacun a sa propre corruption ; l’union de leur force les rend infiniment redoutables. C’est l’écueil le plus certain & le plus terrible de la pureté, presque personne qui ne s’y brise.

2.° C’est une école empestée où l’on n’expose que des passions, & les passions les plus criminelles, c’est à-dire de mauvais exemples. A peine y en a-t-il un bon sur cent mauvais, & avec les couleurs les plus vives, les plus séduisantes, les plus propres à les faire aimer & imiter. L’on n’y dit pas grossiérement les choses par leur nom, mais les équivoques, les agrémens, les tours enjoués dont on les enveloppe & les assaisonne, font avaler le poison avec d’autant plus de danger, qu’on le boit avec plus de plaisir. Qu’on ne se vante pas d’avoir épuré l’ancienne comedie toujours défendue par l’Eglise, ce sont les mêmes sujets, les mêmes passions, les mêmes intrigues, les mêmes images. Peut-on donc s’y livrer sans crime ? Ceux qui les représentent sont très-coupables. Peut on innocemment se faire un plaisir de leur péché ? Il s’éleve encore contre le blanc & le rouge dont les femmes se peignent, qui forment un autre danger, quoique ce soit une chose si commune, qu’elle est devenue d’étiquette. D’où il conclud que c’est sur le théatre que la grande Babylone est assise sur son trône ; la coupe empoisonnée de la volupté à la main, où tous ses adorateurs vont s’enivrer.

Qu’on en juge par le caractere de ceux qui fréquentent les mauvais lieux ; on n’y voit aller que des gens sans mœurs ; ou si une premiere fois on y vient innocent, on n’en revient que corrompu, & bientôt tout-à-fait dépravé, si l’on continue. Un grand Evêque décida en présence de Louis XIV qu’il n’étoit pas permis d’aller à la comédie. Un Evêque, qui étoit d’un sentiment contraire, lui reprocha qu’il y avoit pourtant été. Je n’en faisois pas mieux , lui dit-il brusquement ; car, ajoute l’Auteur, le nombre des vrais sages est toujours très petit, & celui des foux le plus grand. Dans les états les plus saints, il y en a toujours qui se dérangent, & c’est ce temps de ce dérangement qui est chez eux celui du théatre ; & ce ne sont ni ces personnes, ni du moins ces temps qu’il faut prendre pour modele, les plus grands hommes sont alors de mauvais guides.

4.° L’Instituteur doit faire à son jeune éleve le dénombrement des Seigneurs qui se sont corrompus & perdus au spectacle, qui par leur liaison avec les Actrices, ont ruiné leur maison & leur fortune ; il en trouvera des exemples dans la maison même de son disciple. Il n’y a gueres de familles de Seigneur où le théatre n’ait fait des ravages ; mais sa famille trouvera-t-elle bon qu’on aille ainsi fouiller dans les vieux titres ? Et le monde approuveroit-il qu’on débitât toutes ses histoires ? Il faut du courage pour inspirer des sentimens si peu conformes au goût de ceux avec qui un jeune Seigneur doit vivre. C’est imiter le zele de S. Chrisostome qui déployoit toute sous éloquence sous les yeux même de la Cour contre les spectacles que donnoit l’Empereur & l’Impératrice. Il osoit dire en chaire qu’il chasseroit de l’Eglise ceux qui y avoient assisté, s’il les connoissoit. Croit on qu’à Londres, à Naples, à Vienne, à Madrid, à Lisbonne, à Paris, un Evêque osât tenir ce langage ? Ce zele ne contribua pas peu à rendre S. Chrisostome martyr du théatre, pour venger les spectacles. L’Impératrice le fit exiler au fond de l’Arménie, dans un pays affreux où il perdit la vie des mauvais traitemens & de misere. Ce seul trait fait le procès au théatre ; il justifie les anathemes de l’Eglise. Le persécuteur, le meutrier d’un des plus grands hommes qui aient paru dans le monde, peut-il être innocent ?

5.° Enfin une réflexion bien critique qui ne peut être avancée qu’avec beaucoup de précaution. Ils disent pour excuser les Princes qui tolerent la comédie, que ceux qui tenoient à Athenes & à Rome les rênes du gouvernement, avoient recours aux spectacles, lorsqu’ils voyoient quelques dispositions à la révolte, & qu’ils craignoient une émotion populaire. Le peuple se repaissoit de ses jeux, & se calmoit ; cette diversion faisoit oublier les projets séditieux qui étoient prêts d’éclater. Le besoin d’un tel remede feroit peu d’honneur à la Nation Françoise. Mais ces réflexions y sont sans application, elle est très-soumise à ses Princes, ce seroit faire tort au gouvernement de le soupçonner de pareilles allarmes, & lui faire prendre de pareilles précautions. Ce n’est pas ainsi que parloit Mariana, ce fameux Historien d’Espagne, dans son Traité de Instit. Principis. Bien loin de croire le théatre nécessaire, il le croit très-pernicieux au bon gouvernement : Moribus christianis certissimam pestem afferre theatri licentiam, & nomini christiano gravissimam ignominiam. C’est la leçon qu’il veut qu’on donne aux Princes. Tacite, le plus grand politique de l’antiquité, loue beaucoup les Germains, dont il décrit les mœurs, & en particulier la chasteté des femmes Allemandes. Il l’attribue à ce qu’elles n’alloient pas aux spectacles, elles y eussent bientôt perdu ce tresor : Nullis spectaculorum illecebris sunt corrupta . Le même Tacite loué Vitellius d’avoir défendu la comédie aux Chevaliers Romains, comme pernicieuse aux bonnes mœurs : Severe cautum ne Equites scenâ polluerentur . Comment le Roi de Prusse, qui veut tant, dit-il, conserver la pureté des mœurs, a-t-il pu introduire, protéger la comédie dans cette même Allemagne d’où la pureté des mœurs l’avoit fait bannir, & lui-même la fréquenter avec tous ses Chevaliers, je veux dire ses Officiers, ses Ministres, sa Cour, & la tant préconiser dans ses ouvrages ?

Cet Auteur croit pourtant qu’on peut permettre aux jeunes-gens la lecture des comédies & des tragédies, qu’on doit même les leur faire lire, que le Précepteur doit les lire avec eux, leur en faire sentir la beauté, l’utilité, les mettre au fait de la pratique du théatre, & leur en expliquer toutes les parties, & les regles de l’art dramatique, quoiqu’il veuille qu’on les éloigne des spectacles. Sans doute il y a moins de danger dans la lecture que dans la représentation ; Phedre sur le papier n’excitera pas de tentations aussi vives que la Chammelé sur la scene, parée, fardée, demi nue, exprimant sa passion avec la voix la plus touchante, & les graces les plus séduisantes. La difference n’est que du plus au moins. C’est d’un côté une once d’arsenic, & de l’autre une drachme. L’un est plus violent que l’autre ; mais qui seroit assez fou pour en faire l’essai ?

De là l’Auteur passe aux Romans, & par une contradiction ridicule il en défend la lecture, tandis qu’il ordonne celle des comédies : comme si une comédie n’étoit pas un Roman en action, & les Romans une comdie en récit ; même matiere, même objet, mêmes sentimens, même langage ; la plupart des Romans ont été mis en comédie. La comédie animée par le dialogue est même plus vive, plus familiere, plus libre, plus hardie que les Romans ; il faut également permettre ou défendre tous les deux. Mais les pieces de théatre ont quelquefois de belles maximes, & débitent une bonne morale ; elles font connoître le monde, peignent le vice & la vertu, offrent des situations intéressantes, le vice y est puni, la vertu récompensée. Tout cela se trouve aussi dans les Romans, & même plus fréquemment. Mais les Romans ne sont que des fictions ; personne n’a garde de donner dans le romanesque, & de se conduire comme ces héros imaginaires ; il y en a même de très-obscenes. Tout cela se trouve aussi dans les comédies, fictions, chimeres, obscénités ; toutes les horreurs de Bocace, de Rabelais, de la Fontaine, ont passé avec honneur sur le théatre sous la forme de drames. Est il plus permis de les lire dans la copie que dans l’original ? Les pieces du théatre ont pour les mœurs les mêmes dangers que les Romans, & les Romans les mêmes avantages que les pieces de théatre. L’Auteur a fait montre d’érudition théatrale dans le détail qu’il en a donné, mais non de sa logique & de la morale dans la distinction qu’il a faire pour les lectures.

Autre idée qu’on n’a pu avancer que dans quelques momens de distraction : La lecture des comédies, la connoissance de l’art dramatique éloignera des spectacles les jeunes-gens. Rien au contraire n’est plus propre à leur en donner envie & piquer leur curiosité, à former des amateurs, & des Acteurs même, que de leur rendre ces pieces familieres, leur en faire remarquer les beautés, leur en enseigner les regles, leur en apprendre le succès. Cette lecture, cette étude est une espece d’affiche, ou l’on annonce la piece qui doit se jouer, où l’on instruit le public, & lui promet des merveilles, & on ne peut pas mieux s’y prendre pour les engager à y venir, on ne peut mieux juger des pieces qu’en les voyant représenter. Aucun livte de morale ne traite si au long de l’origine, des avantages, des progrès, des révolutions du théatre dans la Grece, à Rome, en France ; aucun ne fait de plus grands éloges des Poëtes qui y ont brillé, des Auteurs qui en ont parlé. C’est ainsi qu’on instruiroit non un jeune Seigneur, mais un jeune Poëte qu’on y destineroit. Pour en mieux éloigner, il veut qu’on lui fasse apprendre par cœur les plus beaux endroits de ces pieces, c’est-à dire qu’on forme un Acteur. A-t-on jamais plus déraisonné ?

Il faut cependant, dit-il, ne faire lire que les bonnes pieces, où il n’y a rien de dangereux. Le nombre en est petit, si même il en est quelqu’une. On pourra du moins aller à celle-là, & le lendemain à une autre : comme s’il pouvoit arracher le volume qu’il a donné, & empécher de lire les autres pieces avec d’autant plus d’avidité, qu’on le lui aura défendu : Nitimur in vetitum semper, cupimusque negatum. Mais le Précepteur fera lui-même la lecture, il n’en lira pas d’autre. Il ne quittera donc plus son éleve le reste de sa vie, & il empêchera que le goût de l’une ne fasse désirer les autres C’est vouloir arrêter une fontaine après en avoir ouvert la source. Ce mêlange d’instruction & d’éloignement, d’occasion prochaine & de modération, fait gémir sur l’aveuglement des maîtres, & le danger qu’on fait courir au disciple. En condamnant les Romans, il fait grace à quelques-uns, aux platitudes de Guman d’Alfarache, aux chimeres des visions de Quevedos, aux bouffonneries & tours de maître Genin, apparemment pour amuser dans l’autre chambre les laquais du jeune Seigneur. C’est dommage que dans un livre où il y a d’ailleurs de bonnes choses, il se soit glissé des idées si dangereuses & si peu raisonnables.

Toutes les raisons qui combattent le théatre sont ici beaucoup plus fortes, & les prétextes dont on voudroit l’autoriser beaucoup plus foibles. Le cœur des jeunes gens est plus susceptible de passions de toute espece ; moins en garde contre elles, elles portent beaucoup plus loin. Les Sages du Paganisme ont condamné les spectacles, surtout pour la jeunesse, non à cause de l’idolatrie, puisque c’étoit pour eux un acte de religion ; non pour l’impiété, ils respectoient leurs Dieux ; non pour l’obscénité, les tragédies grecques sont peu galantes, & certainement moins licencieuses que les nôtres ; mais par une raison prise du fond des choses, & de la nature même des spectacles, il ne faut pas allumer les passions de la jeunesse, elles n’y sont que trop vives, ni représenter même pour les blâmer, les vices qu’elle ne doit pas imiter, dont il faut lui donner de l’horreur & conserver l’ignorance, si elle est possible. C’est le plus sûr moyen de les garantir.

A force de contrefaire ou de voir contrefaire l’homme vicieux, l’Acteur & le spectateur prennent insensiblement le goût du vice, & se familiarisent avec lui ; car enfin, pour bien représenter & pour bien sentir, il faut qu’il se forme au-dedans de nous, du moins pour le moment, le même sentiment qu’on veut jouer ou éprouver, au même degré de vivacité, & même encore plus exalté ; & c’est à quoi en effet l’un & l’autre s’efforce de parvenir pour en avoir la gloire ou le plaisir. A mesure que l’Acteur devient passionné, il joue mieux la passion & l’inspire, & le spectateur se montant à l’unisson, l’émotion harmonique de l’un à l’autre sans le spectacle seroit froide, ennuyeroit. Mais pourquoi réaliser & exalter ainsi les passions, c’est-à-dire, le goût du vice, l’état de l’ame dans le vice ? Car les passions agissantes, écoutées, senties avec plaisir, quel qu’en soit le motif, ne sont pas autre chose. Est-ce là une leçon à donner, une expérience à faire faire à la jeunesse ? Une passion dût-elle contribuer à en corriger une autre, ce qui n’est pas, faut-il se donner une maladie mortelle pour en guérir une autre, avaler du poison pour chasser un autre poison, cultiver de mauvaises herbes pour les arracher ? L’unique moyen de corriger les passions, c’est de ne faire grace à aucune, & de s’en préserver en les fuyant. Celles qu’on ménage préparent la voie aux autres, qui dans l’occasion reviendront plus vivement, & n’auront plus l’ancienne barriere de la religion, que la passion ménagée aura levée, & de la force de la vertu qu’elle aura affoiblie. Allumer un feu pour en éteindre un autre, c’est préparer un embrasement total.

Le jeu des passions domine sur notre théatre comme sur celui des anciens, & même davantage, ou plutôt notre théatre n’est que le jeu des passions. L’ancien étoit plus en décoration, en magnificence qu’en sentimens, nous sommes plus en sentimens qu’en magnificence (dans ces derniers temps la scene a réuni tous les deux). Le caractere de la nation plus sensible, la rend plus susceptible de passion, l’ancien théatre plus vaste affoiblissoit les objets le nôtre réunit tous les rayons dans un foyer, où l’œil souille le cœur, il saisit sans peine ce dont il est aussi tôt consumé ; notre scene est beaucoup plus dangereuse, elle enchérit infiniment sur la scene grecque & romaine. On s’égare dans un vaste tableau, on en saisit difficilement l’ensemble, tous les traits portent coup dans une mignature.

Le serieux & les pleurs de la tragédie, qui causent la tristesse par l’idée des malheurs, le plaisant & le rire de la comédie, qui excitent la joie par l’idée du bonheur donnent des idées fausses, des biens & des maux, entretiennent fortifient, augmentent des sentimens déraisonnables. Quelles leçons pour des jeunes-gens ! Enmontrant les hommes heureux ou malheureux par les biens & les maux sensibles, on les trompe ; le vrai malheur, le vrai bonheur ne sont que dans le pêché & la vertu. Dans l’amour est la disgrace de Dieu, le paradis ou l’enfer : Beati pauperes, beati qui patiuntur, beati eritis cùm vos oderint, &c. Væ qui ridetis, væ divitibus. La tragédie, la comédie sont donc la parodie des Béatitudes évangéliques. Faut il que l’art d’entretenir, d’augmenter les anciens préjugés, les prestiges de la chair & du monde, c’est-à-dire la corruption des mœurs, soit un art estimé, goûté, récompensé par des Chrétiens même qui font prosession de croire ces vérités, & doivent éviter avec le plus grand soin ce qui peut en affoiblir & la créance & la pratique ? Faut il qu’on donne à la jeunesse l’idee, le goût, le modele, l’exercice de ces erreurs dangereuses ? Les Payens étoient plus conséquens, ils ne connoissoient ni la felicité des Chrétiens, ni les trésors de la grace, ni la morale de l’Evangile, ni le merite des bonnes œuvres ; les plus sages d’entre eux blâmoient pourtant le théatre. Tous ces raisonnemens se trouvent dans le Traite : de M. Bossuet contre la comédie, d’où nous les avons tirés.

La Rosiere de Salenci, piece nouvelle, prise d’un usage utile aux bonnes mœurs, pourroit servir à l’instruction de la jeunesse ; mais le theatre empoisonne tout. Sous une apparence de vertu, c’est une leçon de vice. A Salenci, dans le Soissonnois, on fait tous les ans, depuis plusieurs siecles, une fête singuliere à l’honneur de la vertu, pour l’inspirer à la jeunesse. La fille du village dont la sagesse, la modestie, la bonne conduite, le bon caractere, ont merité les suffrages du Curé & des principaux habitans, reçoit pour prix de ses bonnes mœurs une rose, de la main du Seigneur, au milieu des applaudissemens de toute la Paroisse. Cette fille couronnée, qu’on appelle la Rosiere, ne tarde pas à se bien établir, chacun s’empresse à la demander ; la rose est une dot rare & précieuse. Le Seigneur lui fait ordinairement quelque présent. Cet usage respectable donne à toutes les filles du lieu une belle émulation à qui se conduira le mieux pour obtenir une récompense plus glorieuse par son objet, que les couronnes académiques, puisque la vertu est plus precieuse que les talens. Il seroit à souhaiter qu’il y eût de pareils établissemens ; mais ils ne seront pas en France l’ouvrage du dix huitieme siecle, ni le fruit du theatre.

Il y a pourtant quelques années que le théatre s’en est emparé, non pour inspirer la vertu, mais pour en faire un amusement. Il s’amuse de tout. D’abord M. de Sauvigni en fit un roman, & Favard en 1768 en sit une comédie : travestissemens qui d’un établissement très-sérieux & très-utile, ne font qu’un jeu & une chimere, comme si une belle & constante émulation de vertu entre les filles, une récompense publique d’une sagesse distinguée, n’etoient que conte de fees, une fable des temps héroïques. Le théatre ne connoît dans le sexe d’autre mérite que celui de la tendresse & de la beauté, & n’a que des couronnes de myrthe à lui distribuer. En passant à travers le verre coloré de la scene, tout prend la teinte du libertinage & de la frivolité. On est allé plus loin, en 1774 M. de P… dans une nouvelle comédie sur le même sujet, a totalement dénaturé la Rosiere, en faisant couronner une amoureuse sans décence, une libertine, une folle, qui ne mérite que le mépris.

Ce sujet, susceptible de tous les agrémens champêtres, peut & doit par son caractere être traité innocemment & utilement. Mais Thalie souille tout ce qu’elle touche, elle répand la corruption dont elle est pleine, presque sur tout ce qui est fait pour la condamner. De cette fête établie pour célébrer la plus pure vertu, on a fait une intrigue galante & licencieuse. La Rosiere qui doit être l’innocence même est amoureuse à la folie, & a levé le masque. C’est une héroïne de roman, une Actrice indigne de la rose. Au lieu de discours vertueux, elle tient des propos libres, & à Celin son amant, à qui elle dit les plus tendres douceurs, & à son propre pere, à qui elle explique les sentimens qu’il ignoroit, en fille sans pudeur : Ah Colin ! ah mon pere ! que mon bonheur vous rende heureux ! Mon pere & Colin, c’est tout ce que j’aime.

Sa conduite répond à ces paroles. Elle entend dire que son amant s’est noyé, elle tombe évanouie, on l’emporte chez elle ; elle revient quelque temps après les cheveux épars, & se laisse tomber sur le gazon, contre l’usage des gens de la campagne, qui ne donnent point ces sortes de signes de douleur. Elle s’exprime dans une très-belle musique (ce qu’assurément les paysans ne savent pas). Que dit-elle ? J’ai tout perdu, j’ai perdu mon amant. C’est un rondeau dont ces paroles sont le refrein ; j’ai tout perdu, la rose & mon amant, j’ai tout perdu mon amant & la rose  : deux choses qui s’excluent mutuellement. Une Rosiere n’est pas folle d’un amant, & ne le publie pas, ne chante pas devant tout le monde ses amours. Elle se leve pour sortir, & dans un transport de désespoir, elle court se jeter dans la riviere. Au moment de s’élancer, elle est arrêtée sur le bord par un cri de son amant qui la voit, & s’en doute. Il étoit de l’autre côté. Il traverse la riviere à la nage pour venir à elle, comme Leandre traversoit à la nage un bras de l’Hellespont pour aller voir sa chere Héro. Ils s’en reviennent ensemble.

Les scenes avec l’amant, tête à tête, pendant la nuit, en plein théatre, sont les plus indécentes. Elle souffre les privautés de Colin, en reçoit des baisers, & bien loin de s’en défendre, elle lui prend la main, la lui fait mettre sur son cœur : Ah , lui dit-il, comme il bat vîte ! Elle lui répond galamment, plus en Actrice qu’en Rosiere : C’est de plaisir quand je te vois, & de chagrin quand je te quitte. Tout cela accompagné de la musique la plus tendre, qui seule séduiroit les cœurs, de ces voix luxurieuses, de cette morale lubrique, que Lulli réchauffa des sons de sa musique , comme dit Boileau, exprimée , dit le Journaliste de Trevoux, avec toute l’énergie du sentiment . Tout cela doit-il former bien des Rosieres ?

Dans la scene nocturne son pere est couché, & tout le monde l’est dans le village. Une fille vertueuse seroit couchée aussi, & ne passeroit pas seule la nuit avec son amant, à la porte de sa maison, à invoquer avec lui le Dieu des amours  : terme de mythologie qu’une Paysanne ne sait guère, Divinité qu’une Rosiere n’invoque pas. La tendre conversation est un peu troublée ; elle craint, elle frémit que son pere ne se réveille , & ne la trouve à une heure, dans une place, avec une compagnie assez indue. En effet il seroit bien surpris de trouver sa maison ouverte, & sa fille à la porte avec son amant. Mais pourquoi une fille si sage craint-elle les yeux de son pere ? pourquoi se tient-elle dans une situation qui le lui fasse si fort craindre ? Si l’amour est un crime , dit-elle à son amant, ah ! je suis bien coupable. Voilà une belle Rosiere !

On fait une scene de deux filles aspirantes à la rose qui auroient pu avoir l’accessit, & qui sont aussi peu raisonnables. Au lieu de la modestre & de la décence, qu’elles auroient dû du moins affecter, & se disputer à qui a le mieux pratiqué la vertu, elles s’invectivent comme deux Actrices rivales, & se reprochent leurs amans. D’abord elles chantent ensemble : Pour un baiser, pauvre Cecile, on perds la rose injustement. On voit par cet aveu, plus sincere qu’édifiant, qu’elles ne sont pas scrupuleuses sur les privautés des amans. Il me semble entendre Annette & Lubin dans le conte & la comédie de Marmontel, qui faisant le licentieux détail de leurs familiarités criminelles, disent à chacune, qu’y a pas grand mal à ça . Ensuite les deux concurrentes se disent leurs vérités. L’une dit à l’autre, vous avez donné à Bastien cent baisers  ; l’autre répond, & vous à Licas plus de mille , le tout à l’honneur de la rose.

Autres scenes déplacées, on fait venir le Bailli du village, un des Juges de la rose. Le Bailli est amoureux de la fille, lui fait des déclarations, la menace, verbalise contre elle, instruit les autres Juges, lui fait perdre la rose, la fait insulter, & arracher le drapeau & la guirlande qui étoient sur sa porte (avant le jugement des vieillards), ce qui est absolument contre l’ordre & la vrai-semblance, puisque son sort n’est pas décidé, les marques du triomphe sont prématurées. Elle résiste au Bailli, non en fille vertueuse par principe de religion, mais en coquette, en Actrice, parce qu’elle en aime un autre. Cette scene pourroit être trés-instructive, & devroit l’être dans l’esprit même de la fête, qui donne la Rosiere pour un modelle de vertu, Cette folle plaisante le Bailli, se moque de lui, déclare sans façon qu’elle aime Colin, que Colin seul lui rend agréable la clarté de la lune , car tout se passe au clair de la lune. L’Auteur sans doute aime les amours nocturnes. Peut-on penser qu’une fille de bon sens insulte son Juge, lui oppose un rival aimé, lui fasse des aveux déshonorans qui doivent la faire condamner, & que ce soit la fille la plus sage, la plus modeste, distinguée par sa sagesse & sa vertu ? Quelle Rosiere !

L’Auteur de ce drame n’est pas Jurisconsulte. MM. Castillon dans leur Journal (Juillet 1774) le lui font ingénieusement sentir : L’Auteur, disent-ils, pouvoit bien se passer de ce baiser ; au Tribunal des loix les baisers sont de terribles preuves. En effet, selon toutes les loix civiles & canoniques, les regles de la morale, les idées même des Romans & des Poëtes, cette familiarité très-licentieuse, prélude ordinaire du crime, en est un indice & une présomption légale, une demi-preuve, qui en rend très-suspects, & qui joint à quelqu’autre indice forme une preuve complette. Elle donne droit de rompre les fiançailles. Dans le Royaume de Naples, par une loi expresse, un baiser fait perdre la dot à la femme, Chez les Romains il autorisoit le divorce. Valere Maxime en rapporte des exemples. La Loi Julia sur les Adulteres admet ces libertés au nombre des preuves. Il est décidé dans la morale que ce sont des péchés mortels qui conduisent aux derniers excès. Le Bailli, qui en est témoin, a-t-il si grand tort de juger indigne de la rose une fille qui oublie toutes les loix de la pudeur ?

Quoi de plus scandaleux que de faire prendre toutes ces libertés sur le théatre, aux yeux de tout le monde, de les y faire, je ne dis pas seulement excuser, comme dans Annette & Lubin, mais autoriser & couronner, comme une vertu distinguée ? Les Poëtes même Payens ne l’approuvoient pas ; ils en ont une idée bien différente : Osculæ qui sumpsit, si non & cætera sumpsit, hæc quoque quæ sumpsit, perdere dignus erat. Il est inutile, il seroit dangereux de trop insister sur une vérité connue de tout le monde. C’est un nouveau scandale que l’Auteur ait fait une longue Préface pour l’excuser. Il n’est pas heureux en apologies ; la légereté libertine avec laquelle il la traite suffiroit pour la décréditer, elle ne fait honneur ni à son jugement ni à sa morale. Qu’on nons donne le théatre pour une école de vertu, qu’on vante sa réforme, sa décence & sa pureté !

Le rôle du Bailli est une satire des Magistrats. C’est un Juge qui n’agit que par passion, pour obtenir une fille qu’il aime. Il promet de faire gagner le prix, si on veut l’aimer ; il menace de faire perdre, si on le refuse. Il verbalise, il calomnie, dit-on, pour se venger. Il veut mettre la procédure au feu, si on veut se rendre. Les formalités qu’il observe ne sont que pour couvrir son jeu, & donner à ses jugemens un air de régularité ; dans le fonds c’est l’amour qui tient la balance, & qui prononce. Est-ce bien inviter les filles de Salenci à la vertu, & les piquer d’une belle émulation pour obtenir une couronne qui est le prix de leurs foiblesses ? ou plutôt n’est-ce pas les mener par la main dans la route du libertinage, en leur apprenant comment se gagnent les procès ? Les Magistrats qui fréquentent la comédie sont à plaindre, si c’est là leur portrait. C’est avec raison qu’on fait dire à ce Juge amant d’une Actrice : La rose étoit digne d’envie ; elle étoit le prix des vertus ; tu la donnes, elle est flétrie, & ma Cécile n’en veut plus. Quelle Rosiere en voudroit à ce prix ? & qui voudroit d’une Rosiere venale qui la gagneroit à ce prix ?

Le rôle du Seigneur n’est ni plus édifiant pour le public, ni plus honorable pour lui-même. C’est un petit maître étourdi & peu délicat, qui dispose despotiquement de la rose, contre l’avis des sages vieillards établis pour Juges, & qui la donne à celle qui la mérite le moins. Il est absent, & ne sait ce qui se passe. L’Amant va implorer sa protection ; il trouve une riviere, je ne sais pourquoi : tout doit se passer devant la porte de l’Eglise & du Château, qui ne sont point séparés par une riviere. Sur le récit & la priere de l’Amant, sans autre discussion, il prononce en faveur de la belle. Il va prendre son pere dans sa maison, le mene par la main, insulte son Bailli, qu’il traite de méchant, de calomniateur. Les vieillards s’y opposent, il plaide la cause de Cecile, & sans attendre leur réponse, donne la rose en main à celle qui lui plaît.

Cette piece est digne de l’Auteur de Zélis au Bian, poëme lascif, dont le seul titre est une image obscene, & qui n’est lui-même qu’un tissu d’obscénirés voilées de la gaze légere d’un style élégant, ingénieux, d’un homme du monde, d’un homme de condition, mais d’un libertin qui par-tout exhale le vice. L’Auteur des trois Siecles prononce en termes radoucis que ses tableaux ont trop de mollesse , il eût dû dire de licence. Il ajoute très-sensément : Le style du Poëte seroit en général agréable, si la frivolité ne s’y faisoit trop sentir. Ses talens ne seroient-ils pas plus utilement employés pour sa gloire (& pour les bonnes mœurs), s’il se fût attaché à des objets moins frivoles ? S’il a peint dans le Bailli la corruption des Juges, a-t-il moins peint dans le Seigneur la hauteur, le despotisme, l’injustice, la galanterie, la dépravation de nos Marquis ?

Le bou goût, les regles du théatre n’y sont pas moins blessées que les regles de la décence. Il faut être épris de l’amour jusqu’à l’ivresse, pour ne pas sentir l’obscenité d’une intrigue contraire à la vérité, à la vrai-semblance, au costhume, à l’esprit même de la piece. Il n’y a point de fille à Salenci qui pour obtenir la rose, ne fasse la prude, si elle n’est vertueuse, & ne cache ses amours, si elle en a. Ici toutes en font trophee : il n’y en a point à qui on accordât la rose, si on la connoissoit telle : ici c’est parce qu’on la connoit qu’on la couronne. Il semble qu’on veuille couronner le vice : comme si on donnoit un amant favorisé à Lucrece & à Susanne. Quelle fille n’auroit pas droit à la rose, si elle est dûe aux libertines reconnues ? C’est alors peindre Caton galant, & Brutus dameret . Les passions font tourner la tête & oublier les premieres regles de l’art : Servetur ad imum qualis ab incœoto processerit .

Mais la vue, le dessein, l’esprit du théatre depuis le Docteur Moliere fut toujours d’affoiblir les idées du vice & de la vertu, pour diminuer l’horreur de l’un & la sévérité de l’autre, ériger la galanterie en vertu, la tolérance, la licence en politesse, en agrément de la société. Cette doctrine est insinuée avec adresse dans tout le théatre de Moliere, & est la boussole qui a dirigé tous ceux qui ont marché sur ses pas. Un vernis de mariage, souvent criminel, toujours ménagé par de mauvaises voies, sanctifie tout. La coquetterie, les discours libres, les familiarités indécentes sont des jeux & des graces qui ne flétrissent pas la rose de la vertu ; les plus grands désordres terniroient à peine ses vives couleurs, & n’en priveroient pas l’Iris qui a su plaire.

L’Auteur du nouveau drame de Garcias de Medicis, qui tua son frere, & fut tué par son pere, est imbu de la même doctrine. J’aurois pu supposer , dit-il, une passion au coupable, qui étoit un débauché. Je m’en suis bien gardé, j’ai au contraire fait l’innocent amoureux. L’amour est le partage des ames vertueuses. J’aurois cru déshonorer l’amour de le placer dans le cœur d’un Prince barbare. C’étoit pourtant lui qui étoit l’amoureux. C’est donc le vice qui est déshonoré ; ce n’est plus lui, c’est la vertu qui déshonore. Il vaut mieux combattre la vérité reconnue des faits ; il faut bien se garder de placer le vice dans un cœur scélérat, ce seroit lui faire tort ; c’est quelque chose de si sacré, qu’il faut le réserver pour les grandes ames. Il est difficile d’imaginer rien de plus absurde & de plus pernicieux. C’est pourtant l’esprit, le langage, les mœurs du théatre.