(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre IV. Du Législateur de Sans–souci. » pp. 93-109
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(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre IV. Du Législateur de Sans–souci. » pp. 93-109

Chapitre IV.

Du Législateur de Sans–souci.

L E Philosophe Sans-souci ne s’est pas borné à des poësies aussi peu avouées par Apollon que par la saine philosophie ; il a encore entrepris de faire des loix pour régler ses Etats, & abreger les procès. Son intention est bonne ; mais le succès n’y a pas répondu. Sa jurisprudence va de pair avec sa versification. Tels le recueil des Epigrammes de Martial : Sunt bona mixta malis, sunt mala mixta bonis . C’est aux Jurisconsultes à juger de son code. Ils n’y toucheront pas en Prusse, il est défendu d’y faire aucun com-commentaire, aucune explication. Nous y toucherons encore moins ; cet objet n’est pas de notre ressort, nous ne parlerons que de l’article du mariàge, sur lequel son code n’est que l’esprit du théatre réduit en loix. Le systeme de la législation est une comédie sérieuse, où il établit à perpétuité, le revêtant de l’autorité royale ce que la scene représente en badinant revêtu des attaits séduisans du jeu & de la figure des Actrices.

Quand le Code Fréderic parut en 1751, sa jurisprudence choqua les Catholiques & les Protestans sur l’unité & l’indissolubilité du mariage. Tous les Journaux en firent la critique, mais avec beaucoup de ménagement. Les Jesuites même, qui étoient protégés en Prusse, malgré leur zèle pour la doctrine, après avoir rapporté six raisons de dissolution, dont aucune n’est légitime, se contenterent de dire que ces dispositions peuvent être regardées comme singulieres , & qu’il vient naturellement en pensée de demander comment on peut les concilier avec les textes de l’Evangile & de S. Paul, qui expriment si clairement l’indissolubilité du mariage. Nous ne développons pas cette importante difficulté, content d’observer que ces loix ont été faites en pays protestant, & que ces controverses avec Luther, Mélauchton & les Luthériens, touchent cette question. Ce détail est important, & cette censure bien modeste. Trevoux,  Avril, art. 1.

Le Roi de Prusse n’avoit garde d’attaquer ouvertement l’indissolubilité du mariage ; il eût révolté les Luthériens même, dont il proffeffe la doctrine. Le Luthéranisme, en contestant le nom de Sacrement que les Catholiques donnent au mariage, ou croyant que l’adultere rompt ce lien conjugal, le Luthérien reconnoît, comme le Catholique, son unité & son indissolubilité. Si ce Prince s’en fût tenu à ces bornes, il n’eût fait que suivre la religion dominante de son Royaume, & les traces de ses Ancêtres ; mais il s’en faut bien qu’il ne soit que Luthérien, il n’a dans le fond qu’une religion de théatre. La politique l’empêche de détruire ouvertement la Confession d’Aubourg, pour établir le Déisme ; son peuple, tout l’Empire, les Protestans même s’y opposeroient ; mais il en sappe les fondemens, & en ruine la créance par des voies indirectes.

Supposons que les Acteurs, Actrices, Auteurs, amateurs, en un mot, le Sénat dramatique, par une révolution subite, soit revêtu de l’autorité souveraine, & forme une République ; que cette République veuille se faire un corps de législation selon l’esprit regnant de la scene, je dis que ces nouveaux Licurgues, ces nouveaux Solons, ces nouveaux Numas ne feront que ce qu’a fait Fréderic. Son Code sur le mariage n’est que l’extrait des comédies, le résultat de leur intrigue, de leur dénouement, de leur systeme de morale. Justinien fit deux compilations qui composent le Droit Romain, le Code qui est le recueil des Ordonnances des Empereurs, & le Digeste qui est le recueil des Décisions des Jurisconsultes, & un livre d’Institutes qui en sont l’abregé. Qu’un nouveau Tribonien fasse de même, qu’il compose un Code, un Digeste, des Institutes dramatiques, qu’il compile dans Moliere, Regnard, Poisson, Montfleuri, &c. toutes les sentences, les décisions, les maximes sur le mariage de ces grands Jurisconsultes, comme on a compilé celles de Papinien, d’Ulpien, de Paul, il n’en résultera sur ces articles que le Code Fréderic.

C’est le point fondamental dans les Etats de Thalie, toutes les comédies finissent par le marioge, toutes les intrigues ne tendent qu’au mariage. La plupart des plaisanteries & des ridicules tombent sur des maris jaloux, des peres & des tuteurs vigilans, des femmes coquettes, des petits maîtres libertins, des valets fripons, des soubrettes intrigantes. Voilà les ressorts qui font réussir ces mariages. Toute la morale tend à excuser la foiblesse, à familiariser avec la passion, par cette vue affoiblir l’horreur de l’adultere, & donner une liberté entiere aux femmes, & à faire retomber, non sur le coupable, mais sur le mari innocent, qui en est la dupe, la honte & le ridicule, à faire craindre les devoirs, les embarras, les dégoûts de cette sainte union.

D’un autre côté le mariage est l’écueil de la galanterie, il en fait disparoître les agrémens & la liberté ; il est très-gênant pour le vice. L’hymen est grave, sérieux, saint, austere ; il écarte la dissipation, l’inconstance, la frivolité, par la perpétuité d’un lien qu’on ne peut ni relâcher ni rompre ; il bannit toute idée de conquête, de triomphe de la beauté, de cour d’adorateurs, par l’unité de l’objet à qui seul il est permis de plaire ; il affadit le goût de la parure, du faste, de la mode, du fard, en concentrant les graces dans les yeux d’un homme qui n’en désire pas, & n’en approuve pas l’étalage suspect. Il ne souffre point l’oisiveté, la molesse, le jeu, les parties du plaisir, en liant à des enfans qu’il faut élever, & des domestiques qu’il faut gouverner, au ménage qu’il faut régler, à un mari qu’il faut satisfaire, à une parenté qu’il faut ménager. C’est la mort du vice, le tombeau de l’amour, la proscription de la galanterie. Ces loix sont l’anéantissement des jeux du théatre ; ses obligations affadissent tout le sel de la plaisanterie. Jamais la scene n’a vu, sans fremir, un mariage chrétien, ni des époux chrétiens n’ont goûté les folies & la corruption de la scene. Nous avons démontré ces vérités, livre 5, chapitre 2. Aucun comique ne les meconnoît, ni ne les dissimule ; & tous les théatres en retentissent ; ils s’en font avec Moliere, victime & profanateur de ce lien sacré, un prétexte scandaleux, pour éloigner du mariage, ou le dénaturer & le profaner.

Les Loix Prussiennes font revivre tous les agrémens de la galanterie sur les débris de l’austerité du Sacrement. Le mariage n’est plus qu’un amusement & un plaisir qui couvre & légitime la corruption des mœurs. Les familles seront heureuses de preférer les loix chrétiennes à la législation philosophique qui les detruit. Cette monstrueuse tyrannie de législation d’un des plus zélés amateurs du theatre est une démonstration de la contagieuse dépravation dont elle est le fruit. Le Code Fréderic est l’ouvrage qui fait le plus de tort à la scene. En dévoilant, realisant & autorisant ses exces, l’un est le fondement & le commentaire de l’autre.

En voici le détail. Le Roi de Prusse, aussi bien que l’Eglise Catholique, ordonne la publication des bans & la bénédiction du Ministre devant des témoins, deux conditions nécessaires pour empêcher la clandestinité, chose la plus opposée à la nature d’un état que tout doit rendre public dans la société pendant toute la vie, publication d’ailleurs nécessaire pour découvrir les empêchemens du mariage, instruire les personnes intéressées à s’y opposer, à mettre en sûreté les hypotheques des créanciers. La bénédiction apprend à respecter, comme sacré, une union qui, quand elle ne seroit pas un vrai Sacrement, est du moins une action religieuse & sainte ; elle obtient des graces de Dieu, si necessaires pour remplir les devoirs de ce nouvel état, & engage à s’y préparer par la priere & les bonnes œuvres. Tout cela est supprimé sur la scene, où jamais le mariage n’est lié a la religion, où la religion seroit ridicule. Le Jurisconsulte Brandebourgeois va plus loin ; il étabit dans tout le chapitre 3, Liv. 2. un principe dont l’autorisation legale est un scandale, que par la copulation charnelle (expression allemande) jointe aux promesses, le mariage est accompli & consommé sans annonce ni bénédiction . C’est donner aux libertins la liberté la plus complette, c’est introduire une clandestinité journaliere, & rendre l’engagement conjugal le contrat le plus profane. Rien certainement n’est moins sacré, moins public, moins annoncé, moins exposé aux yeux de témoins irréprochables, comme il l’exige, & la bénédiction, que la copulation allemande. Il y a cent comédies où cette maniere galante de se marier est proposée, préparée, exécutée, légitimée ; il manquoit à la scene le vernis de la législation.

§. 6, 8. Si la condition ajoutée aux fiançailles est impossible ou déshonnête, les promesses du mariage sont nulles. Le droit civil & canonique, plus sage & plus favorable aux mariages, annulle les conditions, non les promesses. Toutes les conditions même impossibles ou déshonnetes sont censees accomplies lorsque les parties ont eu un commerce charnel. Le commerce charnel est le grand sceau qui légitime tout. Cette idée est plus théatrale que légale ; mais c’est un galimathias. Peut-on regarder comme accompli ce qui est nul dans son principe ? Et la loi peut-elle jamais supposer accompli & ratifier ce qui est impossible ou ce qu’elle defend ? Elle approuve donc le crime ? Est ce bien s’entendre soi-même ? Parmi ces promesses qu’il croit impossibles ou déshonnêtes, il met celle de changer de religion ou de garder la continence . Cette expression vague de religion renferme le Judaïsme, le Mahométisme, l’Idolatrie, comme les sociétés chrétiennes. Laisseroit on en Prusse épouser une Juive, une Turque sans lui faire promettre de se rendre Chrétienne ? Voilà une tolérance bien étendue. C’est déclarer qu’il n’y a point de mariage sans commerce. Le mariage de S. Joseph avec Marie est-il douteux parce qu’on a gardé la virginité, & qu’apparemment on se l’étoit promis ? Il a joint la condition de ne pas avoir des enfans . Jamais Notaire n’a mis cette obscénité infame dans un contrat, ni le Législateur dans la loi. A quoi serviroit-elle ? La justice a-t-elle quelque prise sur cet affreux secret ?

§. 14. Si la fille donne son consentement, si elle fait un signe de tête, si elle accepte la bague, ou le mouchoir, ou l’argent, &c. Cette description de Serrail fait du mariage une scene pantomime. §. 12. L’homme ne se lie pas si facilement, quoiqu’il accepte une bague de cuivre d’une femme il n’est pas censé promis, c’est un jeu qu’il faut sévérement punir . L’homme est le plus fort, il faut des cables pour l’attacher. Le silence des enfans à qui les parens demandent le consentement, est un aveu tacite. §. 15. Ils doivent le révoquer en justice dans quinze jours ; un homme privé de raison ou pris de vin ne peut pas se promettre, il doit révoquer dans huit jours . Ces révocations légales sont des chimeres : un insensé fait-il, peut-il, pense-t-il qu’il faille révoquer ? Un homme ivre se souvient-il d’avoir fait une promesse ? En ont-ils besoin ? Leurs promesses sont nulles. Des enfans qui n’ont pas eu par espect le courage de refuser quand on leur a arlé de mariage, auront ils celui de faire signifier leur refus par un Huissier ? le pourront-ils, si on veut les empêcher ? En sentent-ils la nécessité ?

§. 12 Si le pere dans son testament ordonne à son enfant d’épouser telle personne, le réduit à sa légitime, ou attache quelque peine à sa désobéissance, l’enfant n’est pas obligé d’obéir. Cette loi n’est pas juste ; il y a des personnes avec qui le pere peut avec raison vouloir ou ne pas vouloir le mariage de son fils, lui défendre d’épouser une Actrice qui le déshonore, lui ordonner d’épouser une honnête fille qu’il a séduite ; il peut y ajouter en punition ou en récompense le don ou la privation de quelque bien dont il a droit de disposer ; il ne peut pas, à la vérité, le priver de sa légitime. Le refus du mariage n’est pas une raison d’exhérédation. Parmi nous on peut déshériter, non un fils qui refuse de se marier, mais un enfant qui se marie contre le gré de son pere. Qu’à la bonne heure on n’adopte pas cette rigueur ; mais pourvu qu’on laisse la légitime, tout le reste est arbitraire. Un étranger peut imposer ces conditions, parce qu’il est maître de son bien ; le pere n’est pas moins maître de ce qui excede les droits légitimaires. Il devient étranger à cet égard.

§. 17. Il ne permet le mariage qu’à seize & à dix-huit ans, & les fiançailles à douze & à quatorze . L’un & l’autre est bizarre, contre la loi universelle, la raison & la nature. La nubilité dépend de la puberté qui est très-suffisante à douze ans pour les filles, & à quatorze ans pour les garçous. Mais si l’on veut une raison aussi formée pour les personnes, il faut attendre le même âge pour tous les deux. Un enfant sort de tutelle à douze, à quatorze ans, il peut passer des contrats avec l’approbation de son curateur. Pourquoi ne pourra-t-il pas contracter mariage ? L’histoire est pleine d’exemples de Princes promis longtemps avant cet âge, & même entre particuliers. La loi, par rapport à la nubilité, est commune à tous ; la naissance ne met aucune difference.

§. 21. Le manque de bien, l’inegalité des conditions ou de la naissance, ne sont pas des raisons suffisantes pour refuser leur consentement. Cette loi est singuliere en Allemagne, où toute la noblesse est d’une délicatesse outrée sur les mésalliances. En France on est moins difficile ; & quoique les innombiables Marquis s’y donnent pour Gentils hommes de cinquante degrés, tous les jours pour avoir du pain, ils épousent des roturieres, & pour leur plaisir jusqu’à des Actrices. Mais au-delà du Rhin que pensera de la philosophie Prussienne le College des Electeurs & le College des Princes ? Sans doute l’inégalité des conditions ne doit pas seule décider des mariages ; mais il en est de si honteuse, de si mal assortie, dictée par le libertinage, qu’on a droit de faire des efforts pour empêcher le déshonneur de sa famille, & il n’est pas de la sagesse du Législateur de lui lier absolument les mains.

Quoique dans le Christianisme les secondes noces, sans être défendues, n’aient jamais été favorables, elles le sont si fort en Prusse, que le consentement des parens n’y est point nécessaire, on ne le demande que par bienséance . Le premier mariage brise tous les liens de la puissance paternelle ; cependant le droit naturel reconnoît toujours la même puissance ; le droit civil impose des peines à ces secondes noces. Le danger de séduction est aussi grand pour de jeunes veufs ; l’intérêt des familles est le même ; pour l’honneur, les biens, la paix de la société, il est bien plus grand. Il y a des enfans du premier lit qui en sont toujours la triste victime. Le choix d’une belle mere est plus difficile. Le théatre de Berlin ne connoît pas ces minuties bourgeoises.

§. 28. Si un homme, maître de ses droits, séduit une honnête fille sous promesse de mariage, ce sera un mariage véritable sans fiançailles ni bénédiction.

Les mariages, comme les troupes, ont un exercice à la Prussienne, le commerce est le vrai Sacrement, & il ouvre la porte à la plus grande licence. Est-il bien difficile, & n’est-il pas ordinaire de faire des promesses de mariage à une fille pour la séduire, & à une fille rusée de s’en faire faire pour attraper un mari, & de les accomplir par le crime ? Tous les Tribunaux retentissent de ces indignes manœuvres, & les Juges eux-mêmes en ont souvent été coupables. On plaide pour les faire exécuter, pour obtenir du moins un dédommagement. Mais quand on saura que la loi ratifie ces infamies, à quels excès ne se précipiteront pas la passion & la fourberie ? Le dénouement de la comédie ne sera pas bien compliqué. Peu de comédies sont aussi corrompues que les farces de Postdam.

Si un tuteur épouse sa pupille sans avoir rendu compte, elle pourra, quand elle voudra, intenter querelle de nullité, à moins que le pere n’eût recommandé ce mariage. Il oublie que cette liberté indéfinie d’attaquer le mariage quand on voudra, s’embrasse toute la vie, & qu’il ne donne pour retard que quinze jours à ceux qui ont été forcés, & huit jours à ceux qui étoient pris de vin. Cette disproportion est-elle raisonnable ?

Le stellionat dans le contrat de mariage, comme dans les autres contrats, roule sur des principes fort simples ; à droit égal de créancier à créancier, d’acheteur à acheteur, de marié à marié, de fiancé à fiancée, le premier doit avoir la préférence : Qui prior est tempore potior est jure. Mais si la chose a été livrée au second, si la seconde fille a accompli le mariage, elle doit l’emporter sur sa rivale qui n’a que la promesse, sauf à condamner le trompeur à un dédommagement, & même à un châtiment convenable. Mais pour le Justinien du Nord, c’est un labyrinthe dont on ne sait se tirer ; ce sont des cas, des distinctions, des difficultes infinies ; il fait venir la clandestinité, la publicité, la grossesse, la renonciation, la présence, le consentement des parens, les annonces, la bénédiction, &c. & tout cela pour rien ; car si quelqu’un refuse mal-à-propos d’accomplir le mariage, on l’exhortera, on le menacera, on l’emprisonnera ; & s’il s’obstine dans son refus, on lui laissera la liberté de faire ce qu’il lui plaira : Parturient montes, nascetur ridiculus mus. Ce fatras de loix n’est qu’un fruit de théatre & le dénouement d’une farce : Solventur risu tabulæ, tu missus abibis.

Un objet bien essentiel, c’est le droit que le Prince s’arroge d’accorder seul la dispense des empêchemens du mariage, même à l’exclusion du Consistoire & des Ministres. Un Roi Pape, une Reine Papesse en Angleterre, pourroient dans leurs principes exercer cette autorité, puisqu’ils se disent Chefs de l’Eglise ; cependant ils ne l’ont pas fait. Henri VIII avec ses fureurs, Elisabeth avec sa vanité, ont laissé aux Evêques & aux Curés à cet égard ce qui leur avoit toujours appartenu, à plus forte raison dans tous les Etats Chrétiens où la puissance ecclésiastique a été separée de la puissance royale. Même parmi les Protestans les Princes n’ont jamais été jaloux de ce détail, ils l’ont toujours laissé aux Ministres Ecclésiastiques. La nécessité de recourir au Prince dans un grand Royaume seroit bien à charge au peuple, à moins de mettre de tous côtés des Bureaux de dispense, & de recette pour en percevoir les droits. Que seroit-ce, s’il falloit aller de Cadix à Madrid, de Bayonne à Versailles pour avoir la dispense de la publication d’un ban ?

Parmi ces empêchemens, il en est de droit divin comme le premier degré de parenté ; il en est de droit naturel, comme l’erreur, la violence ; de l’objet & de la nature du mariage, comme l’impuissance ; de droit ecclésiastique, comme le crime, la difference de religion ; de pure discipline, comme le temps prohibé de l’Avent & du Carême, (que ce Prince a abrégé de son autorité), la publication des bans ; il en est qui sont secrets, tels que l’adultere avec la promesse du mariage, l’homicide pour se remarier ; qu’on n’ira certainement pas confesser au Secretaire d’Etat du Roi de Prusse, au risque de se faire pendre, &c. Le Roi de Prusse se réserve tout, & prétend lui seul donner toutes les dispenses matrimoniales dans ses Etats. Il établit une Eglise Anglicanne, dont il se fait le Chef ; sous prétexte de liberté de l’Eglise, il l’asservit davantage sons un nouveau maître.

Les Protestans ont toujours fait aux Catholiques un crime de ce qu’on faisoit payer les dispenses à Rome dans les cas les plus importans qui lui sont réservés, & dans chaque Diocese pour les menues dépenses qu’accordent les Evêques ; ils en ont fait le tarif à leur maniere, ils l’appellent la Boutique du Pape, & voici un Prince Protestant, grand Philosophe, un Salomon, qui fait du paiement des dispenses une loi genérale, en fixe le tarif, & se les attribue toutes à lui seul : Qui dicis non furandum furaris . Les Evêques distribuent aux pauvres l’argent qu’ils font donner, Fréderic l’applique à la Bibliotheque : Clodius accusat Mœchos, Catilina Cethegos. Il a souvent dit que la Religion Protestante s’est établie en Angleterre par l’amour, en France par les chansons, en Allemagne par l’intérêt. Il ne croyoit pas qu’il en fourniroit une grande preuve, & qu’il joueroit la comédie sur le théatre de Berlin & de Postdam, où il réunissoit ces trois grands principes d’irréligion.

Dans le pays de Sans-Souci le lien conjugal n’est pas plus respecté que les préliminaires. C’est le regne de la plus parfaite apathie ; tout y est indifférent dans la religion & les mœurs. L’unité l’indossubilité du mariage est une loi aussi ancienne que le monde ; c’est la premiere qui fut donnée à l’homme, & la plus nécessaire au genre humain pour sa conservation & sa propagation, pour la paix de la société, l’union des familles, l’éducation des enfans, l’état des femmes, pour fixer la légéreté de l’homme, réprimer ses passions, arrêter le débordement de ses vices, le rendre utile à ses semblables & à lui-même ; il n’est pas bon que l’homme soit seul , dit en le formant son adorable Créateur, donnons-lui une compagne qui lui ressemble . Il la forma d’une de ses côtes, la mena à Adam lui-même, les unit ; tant il vouloit que ce fût une action religieuse & sainte. L’homme accepte cette compagne, il s’unit irrévocablement avec elle : c’est la chair de ma chair & l’os de mes os , dit-il ; l’homme quittera pour sa femme son pere & sa mere. Ce lien est supérieur à tout ; ils ne seront plus que deux dans une même chair . Est-il là aucune idée de poligamie, ou de divorce, ou d’adultere ?

Ces loix sont bien difficiles, dirent les Apôtres, elles n’en sont pas moins réelles, répond leur adorable maître ; la pluralité & le divorce ne sont qu’une tolérance que la dureté du cœur des Juifs arracha à Moïse. Il n’en fut pas ainsi des le commencement. Que l’homme ne soit pas assez téméraire pour séparer ce que Dieu a joint. Quiconque quitte sa femme pour en prendre une autre, commet un adultere, & l’expose à la devenir. Le Christianisme n’a fait que remettre les choses dans leur premier état, & confirmer la loi primitive. Je veux rendre ces loix plus respectables. J. C. voulut que le mariage fût la figure de son union avec la nature humaine par l’Incarnation, & avec son Eglise par la Rédemption, ce que S. Paul appelle un grand Sacrement : Sacramentum hoc magnum est  ; ou si l’on veut, un grand mysiere, une action sainte qui représente les plus grands mysteres. L’un & l’autre est indissoluble & unique. Dieu ne s’est point uni à deux différentes natures, ni à deux diverses Eglises ; il ne s’en séparera jamais. La sainteté du mariage, l’horreur de l’adultere, de la polygamie, du divorce, qui sont de vrais adulteres, n’ont jamais été révoquées en doute dans le Christianisme, malgré la licence du monde entier dont il a condamné sans ménagement & la morale & la pratique. Tout ce qui s’est élevé contre le Christianisme a combattu ce point fondamental ; le Mahométisme par un Serrail ; l’irréligion par ses dogmes ; le théatre par ses plaisanteries. Les plus sages Législateurs ont commencé, dit Horace, tout Payen qu’il étoit, par proscrire la licence dans le commerce des femmes, par les liens du mariage : Concubitu prohibere vago, dare jura maritis. A Sans-souci on élude toutes ces loix pour rétablir la liberté.

On distingue le mariage nul des le commencement, & le mariage dissout, quoique légitime. Sur le prémier, voici des regles singulieres : le mariage forcé est nul, malgré Moliere qui s’en mocque. Mais voici qui le raccommode : Il faut que la personne forcée se plaigne a la Justice dans la huitaine, de la violence qu’on lui a faite. Ce terme écoulé, elle ne sera plus ouie. Même ressource pour un homme qui a fait des promesses dans le vin, nous en parlons ci-dessus. C’est approuver la violence, c’est y inviter que de donner si peu de temps, comme s’il étoit fort difficile de continuer pendant huit jours les mauvais traitemens pour empêcher de s’adresser à la Justice. Les Canons du Concile de Trente sont plus équitables ; ils accordent cinq ans pour réclamer à ceux qu’on a forcé de se faire Religieux, & ce temps même ne commence à courir que dès que la cessation de la violence aura fini. Si on compare huit jours avec cinq ans, le Luthérien osera-t-il se plaindre du Catholique ?

Le mariage est nul, si la femme qu’on a cru prendre vierge se trouve ne pas l’être. Voilà de quoi faire une bonne farce pour le théatre de la Foire. Sans doute on l’auroit fait à Berlin, si on eût osé de même : Si un roturier, soi-disant Gentilhomme, épouse une fille de qualité, marché nul. Dieu nous préserve que cette loi vienne en France ; que de mariages rompus & d’enfans désennoblis ! que de Marquis démarquisés ! Il l’est par la mort civile, lorsque l’un ou l’autre est proscrit. La mort civile a bien de l’étendue ; la proscription n’est que le dévouement à la mort. Mettre à prix la tête de quelqu’un, permettre au premier venu de le tuer, ce qui n’est pas toujours un acte juridique, mais de simple volonté, comme celle de Marius, de Scilla, des Triumvirs ; elle ne fait aucun changement dans l’état de la personne, & n’a pas besoin de réhabilitation après l’orage. Comment rompra-t-elle un mariage ? Elle ne rompt pas les autres contrats, elle ne dispense pas des devoirs des peres ou des enfans. Briseroit-elle les liens des époux, encore plus étroits, puisqu’on quitte son pere & sa mere pour sa femme ? Il étoit bien inutile que Henri VIII, Louis le jeune, Louis XII demandassent le divorce, ils n’avoient qu’à proscrire leurs femmes. Voilà des dénouemens tragiques bien faciles.

Si les parties demandent la dissolution d’un commun accord, on fera bien quelques façons pour les ramener ; mais s’ils persistent un an, on l’accordera. Ne sont-ils pas les maîtres de leur société & de sa durée ? L’adultere est le prétexte le plus plausible de dissolution. Mais on a pitié des femmes dans la Marche de Brandebourg ; leur foiblesse est excusable, si le mari a refusé de les satisfaire par le devoir conjugal. On a chez les Turcs le droit d’employer cette apologie, elle est fort dans le goût de Colombine. Il est vrai que ce refus est difficile à prouver, qu’il peut quelquefois être légitime, que les Messalines sont insatiables, qu’on peut se rendre importun frauduleusement pour se ménager une défaite, qu’on ne trouve point dans la Bible, mais qu’Arlequin trouveroit bonne, & qui lui donne beau jeu. C’est sans doute le goût du Législateur.

Il faut pourtant qu’il ait l’humeur jalouse ; il accorde le même privilege au mari, lorsque la femme a un commerce suspect avec des hommes, si elle leur écrit des billets doux ; car quoiqu’on ne puisse pas la prouver d’adultere, ces indices, ces présomptions suffisent pour dissoudre le mariage . La chaîne est bien fragile, puisque des suspicions, des indices, les presomptions en brisent les nœuds. Moliere est plus indulgent, il ne pardonne point aux maris jalous. Il veut qu’on laisse aux femmes une grande liberté, il la laissoit à la sienne. Fréderic impitoyable chasse la femme coquette, & donne à la coquette un moyen facile & agréable de se debarrasser du joug de l’hymen. Le Maréchal de Saxe & sa femme userent de cette pieuse prérogative ; ils convinrent qu’il auroit commerce avec sa maîtresse, que Madame avec des témoins viendroit le surprendre, porteroit sa plainte, prouveroit l’adultere par ces témoins oculaires, & qu’ils seroient libres tous deux ; ce qui fut exécuté. Cette ruse de guerre est une des reveries de Maurice.

Si l’un des epoux abandonne malicieusement l’autre, le mariage s’enfuit avec lui. Rien de plus commode que de faire courir la poste à son mariage. L’inimitié irréconciliable, les mauvais traitemens, le mal venerien, la fureur, la démence, tout crime qui mérite une punition corporelle ou infamante. Autant de charitables libérateurs qui ouvrent la prison, & éteignent le triste flambeau de l’hymenée. Tout ce détail est assez inutile. Le Solon du Nord pourroit en deux mots, en style laconique, dire les mêmes choses, en déclarant que l’on peut dissoudre son mariage quand on veut.

L’article suivant sur la séparation de corps & de biens reste de l’audienne religion qui respectoit le lien du mariage. Cet article est devenu tres inutile. Les mêmes raisons qui font séparer operent la dissolution ; les effets en sont à peu près les mêmes, & les parties n’ont qu’à persister dans leurs mésintelligences pour devenir libres. La procédure de la séparation est même plus difficile & plus dispendieuse ; ce n’est qu’un embarras de plus pour le Code, pour les Juges, pour les parties, une multiplication & allongement de proces. Tout le fruit qui en revient est qu’il fournit matiere à bien de scenes rejouissantes que les Molieres Prussiens pourront mettre en œuvre.

L’article des concubines ou des mariages de la main gauche est tout théatral ; on auroit tort de le disputer à Thalie, elle en a dicté les pieuses dispositions. Deux sortes de concubines, une Actrice qu’on entretient pour son plaisir, & une Actrice avec qui à la vérité on se marie, mais en déclarant hautement & expressement que ni elle, ni ses enfans ne seront reçus dans la famille, & n’y auront aucun droit . Elle ne sera qu’une même chair avec son mari, & ne sera pourtant pas censée sa femme, & les enfans qui viendront ne seront pas censés appartenir à leur pere & à leur mere. Cette idée est injuste & scandaleuse, contraire à la religion & à la nature. Ce seroit grand dommage qu’elle demeurât secrette ; elle sera publiée à l’Eglise par le Ministre, elle devroit l’être sur le théatre par Arlequin : la jolie annonce ! Il y a promesse de mariage de la main gauche entre Marie Concubine & M. le Marquis un tel ; mais elle ne sera pas reconnue pour sa femme, ni les enfans pour ses enfans ; ils vivront ensemble, & ne seront pas censés mariés . Cette distinction des femmes de la main droite & de la main gauche est depuis longtemps reconnue par Mahomet, & autorisée dans l’Alcoran.

C’est le privilege brillant des gens de qualité, de s’attacher par la main gauche, & l’appanage glorieux & inaliénable du Roi d’en accorder la permission. Cette permission seroit un ennoblissemens pour un roturier ; la raison canonique de la dispense ne lui fait pas moins d’honneur. Il n’a pas le don de continence. Cette raison est fort ordinaire dans la noblesse, elle en est même quelquefois l’origine & le vrai titre. La branche vaut mieux que le tronc, le ruisseau est plus pur que la source ; une dispense de ce caractere n’est pas nouvelle dans le Luthéranisme. Philippe Langrave de Hesse crut pour cette raison pouvoir prendre deux femmes. Ce Prince n’avoit pas le don de continence. Luther, Melanchton, Œcolampade déclarerent dans une consultation en forme, que Son Altesse dans un si pressant besoin pouvoit, à l’exemple d’Abraham, joindre Agar à Sara par un second mariage de la main gauche, ce qui fut exécuté. Il fut marié des deux mains.