(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre III. Suite de Mêlanges. » pp. 84-120
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre III. Suite de Mêlanges. » pp. 84-120

Chapitre III.

Suite de Mêlanges.

P ierre Mignard, Peintre célebre qui a fait une infinité de tableaux, prostituoit son talent à toutes les indécences que le libertinage lui demandoit. Défaut trop commun chez les peintres, les sculpteurs, les imprimeurs-libraires, soit parce que ces ouvrages flattent leurs passions, soit parce qu’ils se débitent mieux, & sont mieux payés que les autres. L’Abbé de Monville a écrit sa vie ; c’est-à-dire, qu’il a fait un Catalogue raisonné & une description pompeuse de ses Tableaux, ajoutant à chacun les particularités qu’il a pu découvrir. Cette Vie n’a rien de remarquable : elle rempliroit à peine cinq à six feuilles. C’est un tissu d’éloges, la plupart outrés, qui ne finissent point. Aussi est-elle écrite sur les Mémoires de sa fille, que l’historien donne pour garans, & lui en rapporte ingénument tout l’honneur.

Mignard avoit sur-tout le précieux talent de flatter les portraits des femmes. Il leur donnoit une fraicheur, un teint, des graces, un air de jeunesse qui les charmoient, auxquels elles ajoutoient plus de foi qu’à tous les miroirs. Il ne se faisoit aucun scrupule de peindre les nudités, & les faisoit quelquefois deshabiller pour mieux saisir leurs beautés. Ainsi peignit-il demi-nuë la belle Marquise de Ganges, dont la fin fut si tragique. Il avoit d’ailleurs chez lui sa femme & sa fille qui étoient très-bien faites, & qui lui servoient de modeles. Apelles & les grands peintres de l’antiquité lui en avoient donné l’exemple, & les Ecoles de Peintures donnent ces modestes leçons à leurs éleves. Quand Mignard quitta l’Italie, la plus fameuse actrice de Rome nommée la Coque, lui fit faire son portrait, le lui paya & le lui donna, à condition qu’il le porteroit en France, & le feroit voir à la Cour comme une beauté parfaite. Il tint parole ; & après avoir montré cette curiosité à tout le monde, il le vendit cherement à un libertin qui en fit l’objet de sa dévotion.

Il peignit tout ce que la Fable a de plus licencieux, les amours des dieux, Zephir & Flore, Diane & Endymion, Bacchus & Ariadne, Syrinx, Leda, Danaé, &c. les Amours de Mars & de Vénus en plusieurs tableaux. Pour ne rien perdre du détail, il remplit une galerie entiere de celles d’Apollon ; il copia toutes les obcénités des Carraches à Florence & à Rome ; il fit un voyage exprès à Vaucluse, pour peindre les Amours de Petrarque & de Laure. L’Abbé de Monville entre bonnement dans tout ce détail, fait la description de chaque tableau, & se récrie sur sa beauté ; les expressions lui manquent pour varier ses panégyriques. On ne doute pas que toutes les beautés de la Cour, Mesdames de la Valliere, Fontange, Monaco, Montespan, sa sœur Abbesse de Fontevrault, Ninon Lenclos, n’aient acheté les graces de son pinceau : aussi fit-il une fortune immense. Il maria sa fille au Marquis de Feuquieres, l’un des grands hommes de guerre du dernier siecle, & d’une naissance très-distinguée, dont elle releva la fortune. Sur le portrait de Mad. de Montespan, l’auteur ajoute cette réflexion galante : Il n’est pas besoin de l’embellir ; la peindre, c’étoit peindre la noblesse, l’esprit, la beauté même. Il devoit ajouter, c’est peindre la vertu même. Le lecteur y suppléera.

Mignard ne faisoit pas moins ni moins bien des tableaux de dévotion ; les Mysteres de la Religion, les actions & les miracles de Jesus-Christ, la vie de la Sainte Vierge & des Saints, le Paradis & l’Enfer, lui étoient aussi familiers. On voyoit tour à tour sur son chevalet les débauches de Jupiter & le crucifiement, la descente de la Croix du Fils de Dieu, la Sainte Vierge & Diane, Venus, Proserpine, les sujets qu’on lui demandoit pour les Eglises & toutes les courtisannes qu’on désiroit pour les boudoirs, le prie-Dieu d’une dame pieuse & l’alcove d’un libertin dont le lit étoit entouré de nudités. La galerie la plus profâne & les obscénités de la Mythologie tracées jusque sur les corniches, conduisoit à une chapelle où l’on offroit le Saint Sacrifice, & n’étoit pas moins brillantes. Tout est indifférent aux artistes qui ont peu de religion ; poëtes, acteurs, musiciens, peintres, sculpteurs, graveurs, ne distinguent ni sacré, ni profâne, ni vice, ni vertu, ni nudité, ni décence. Les Académies dans les ouvrages qu’elles couronnent, les sujets des prix qu’elles proposent ; les feuilles périodiques dans l’extrait des livres qu’elles publient, les censeurs dans les approbations qu’ils accordent, n’ont gueres plus de délicatesse ; sur-tout le Théatre met tout sur la même ligne, les pieces pieuses & les farces licencieuses, les sujets de l’Ecriture & les Contes de Lafontaine mis en drames, l’Evangile & les Méthamorphoses d’Ovide, tout fait spectacle dans des bouches & à des yeux corrompus.

Les plus grands tableaux de Mignard ont été gravés sous ses yeux & par son ordre, ou par ses amateurs, & ses estampes se sont multipliées à l’infini, en grand & en petit. Ce sont des tragédies & des comédies muettes. On en revient, dit-on, après les avoir vues, avec les mêmes sentimens de joie ou de tristesse, de crainte ou de pitié, qu’on éprouve au Théatre. Il a donné un Catalogue de ses gravures & de ses estampes, jusqu’à des vignettes & des cul-de-lampes, qui constituent la scène par leur licence, & sont les décorations. C’est un opéra sur la toile : matiere de scandale devenue commune, qu’on appelle ornemens typographiques. Il n’est point de roman, de poësie, de piece de théatre où on ne voie des objets de vice, presque à chaque page, dont cette liste, faite sans choix, présente le plus bisarre assemblage. S. Jerôme & Priape, S. Jean-Baptiste & Adonis, Flore & Ste. Thérese, &c. Ces estampes de femmes sont appellées Mignardes : terme équivoque & jeu de mots qui marque autant le caractere de l’ouvrage que le nom de l’auteur. Le nombre en est très-grand, & ce ne sont pas les bonnes qui font le plus grand nombre ; il est aisé de sentir combien le burin augmente le scandale du pinceau, le répand de toute part, & le perpétue.

Le panégyriste de Mignard rapporte comme un grand événement, & bien glorieux à son héros, ses liaisons intimes avec Chaulieu, Chapelle, Lafontaine & Racine, avant leur conversion, & sur-tout avec Moliere. Ils étoient dignes l’un de l’autre , dit-on : cela peut-être ; mais c’est un fort petit fleuron ajouté à la couronne du Peintre. Ils firent connoissance à Avignon, lorsque ce comédien, fugitif de la maison de son pere, amoureux de quelque actrice, se donna, pour la suivre, à une troupe d’histrions qui rodoient dans les provinces, & dont enfin il devint directeur. Il parut avec succès sur les treteaux du Bas-Languedoc, y apprit le patois du pays, dont il a fait dans Pourceaugnac une scène très-indécente avec une fille débauchée de Beziers.

Mignard fit le portrait de Moliere , dit l’Abbé historien ; leur amitié augmentoit chaque jour : l’instint l’avoit fait naître, l’estime la fortifioit sans cesse. Ce portrait étoit digne de l’auteur du Misantrope, & de celui qui peignit le Val-de-Grace. Voilà les fruits les plus brillans de ces deux peintres incomparables chacun dans son genre. Quel des deux est le plus habile ? Quel des deux tableaux, du Misantrope & du Val-de-Grace, est le plus parfait ? Tous deux licencieux dans leurs peintures, du moins Mignard ne s’avilissoit point à des méprisables bouffonneries, Moliere n’est le plus souvent qu’un Tabarin ; & ces deux artistes, supérieurs dans l’art de peindre, mis dans une balance équitable, on trouvera plus de génie, plus de poësie, plus d’esprit, plus d’agrément dans le Dôme du Val-de-Grace & la Galerie de Saint-Cloud, que dans le Théatre de Moliere.

Il fallut aussi faire le portrait de la femme de Moliere, qu’on ne regarde point , dit-il, sans surprise & sans admiration . C’est cette fameuse Princesse d’Elide, qui charma toute la Cour, au grand regret de son mari. Celui-ci, quoiqu’infidele aussi, également amoureux & jaloux, trouvoit mauvais que sa femme se plaignît & se vengeât. Cent fois brouillés & raccommodés, l’insultant & lui demandoit pardon à genoux, comme Georges Dandin dont il étoit l’original, ne pouvant vivre, ni sans elle, ni avec elle, il composa & joua d’après nature une partie de ses drames. Peintre des Mœurs, moins sage que le Peintre des Visages, qui fut toujours dans une parfaite intelligence avec sa femme, & en eut une fille aussi distinguée par ses vertus & ses mérites, que par la noblesse de son alliance. Une autre différence singuliere entre ces deux hommes que Louis XIV. aimoit, Mignard sut ennobli de la maniere la plus honorable ; Moliere demeura toujours dans l’infamie du Théatre. Le Prince qui se plaisoit à récompenser les talens, ne jugea point que ceux du Théatre, même les plus distingués, méritassent la distinction glorieuse dont il honoroit la palette dans le Brun & dans Mignard.

L’Abbé de Monville, qui sentoit l’indécence de ses tableaux profânes, & le danger du salut qu’ils sont couvrir, tâche de se rassurer sur le salut de Mignard, en disant que plusieurs années avant sa mort il y avoit absolument renoncé, & ne s’occupoit plus que des sujets sacrés, & qu’enfin il reçut les derniers Sacremens dans des grands sentimens de piété. J’en bénis le Dieu de miséricorde. C’est une grande grace de faire pénitence de ses scandales, mais ils ne sont pas faciles à réparer. Cet auteur ajoute une réflexion très-vraie & très-sages. Les grands poëtes & les grands peintres devroient prendre pour objets de leurs travaux les sujets qui sont l’objet de notre foi. Il n’y a rien où leur génie se montre avec tant d’éclat. Si Racine est Racine dans Phedre, Britannicus, Iphigénie, & il est dans Athalie quelque chose de plus que Racine. Santeuil est supérieur à lui-même dans les poësies sacrées, & c’est sur-tout par les peintures du Val-de-Grace que Mignard s’est assurée l’immortalité.

Ces expressions, Racine est Racine, Racine est plus que Racine, sentent bien l’enthousiasme, mais la remarque est juste.

Le Dôme du Val-de-Grace est en effet un chef-d’œuvre de peinture. C’est un ciel où l’on voit les trois Personnes divines dans la gloire, la Sainte Vierge environnée des chœurs des anges, & au-dessous des différens ordres des saints de l’ancien & du nouveau Testament, patriarches, prophêtes, apôtres, martyrs, docteurs de l’Eglise. On en trouve la description dans la Vie de Mignard. Malgré le nombre infini de figures & de groupes qui y sont répandues, nulle confusion, nulle répétition. Les têtes & les attitudes sont toutes différentes ; le dessein, les proportions, le coloris, tout y est du meilleur goût. Pour payer les deux portraits du mari & de la femme, qu’on ne peut voir sans surprise & sans admiration , Moliere fit en vers la description de ce Dôme, qu’on intitula Poëme, qu’on a eu la cruauté d’imprimer dans ses Œuvres, & dans la Vie de Mignard. C’est un amas de termes de peinture où l’on a cousu de mauvaises rimes, & mêlé une foule de plats éloges du Roi, de la Reine, des Ministres, du Peintre. Rien de plus maussade ; il est bien au-dessous du tableau. Point d’homme universel ni de poëte qui excelle dans tous les genres. Le divin Moliere en est la preuve : hors le comique, c’est l’écrivain le plus médiocre. Les auteurs comme les arbres ne donnent qu’une espece de fruit ; Lafontaine, disoit-on, est un Fablier, il produit des Fables ; Moliere est un Farcier, il porte des Farces, encore en est-il de bien véreuses.

Le dernier rayon de la gloire de Mignard, c’est d’avoir été grand ami de Scarron, ce bouffon célebre, auteur de plusieurs mauvaises comédies, qui amusa le monde sur son grabat, comme Scaramouche sur ses tréteaux. Le Peintre du Val-de-Grace fit le portrait de ce fameux Cul-de-jatte, & celui de sa femme, depuis Madame de Maintenon. Il fit long-temps après le portrait de cette même Dame pour Saint-Cyr, bien différent du premier. Aussi y a-t-il bien loin de la femme de Scarron à la fondatrice de Saint-Cyr. Scarron paya son Peintre par des vers burlesques, comme Moliere par des rimes fort plates. Ces miseres ont encore fait gémir la presse dans les Œuvres de Scarron & dans la Vie de Mignard : tant l’esprit du Théatre met d’importance à tout ce qui tient du comique, Mignard n’avoit pas besoin de ces illustrations, & l’auteur de sa Vie en les méprisant auroit dû les aprécier ce qu’elles valent. Bien des gens de condition, dit-on, voyoient Scarron & Moliere ; cela peut être. On voyoit bien Ninon Lenclos, la Raisin, la Delorme ; on voit bien les actrices ; on fait plus, on les épouse en secret. Ce n’est ni la preuve la plus décisive des bonnes mœurs, ni les traits les plus glorieux de la vie des héros. Le danger & le crime du Théatre est de séduire jusqu’aux personnes de mérite, & d’avilir les gens de qualité. Les pécheurs, disoit le saint homme Job, trouvent des délices dans les épines, de l’honneur dans l’infamie. Sub sentibus delitiæ putant.

Nous avons souvent parlé des rôles brillans que jouent dans l’Etat les Perruquiers, Coëffeurs, Parfumeurs. Comme ils se sont formés en académies, conferent les dégrés de bachelier & de docteur, élevent leurs métiers au sang des arts libéraux, & prétendent le disputer aux plus grands artistes, les Chapeliers avoient droit de partager ces honneurs. Un chapeau coëffe comme une perruque, ils travaillent sur le poil de castor comme les perruquiers sur les cheveux des hommes. Les Cordonniers n’ont pas moins de titres : un pied bien chauffé ne suppose pas moins de science qu’une tête bien coëffée : leur empire est même plus étendu. Il faut des chapeaux & des souliers à tout le monde, depuis le sceptre jusqu’à la houlette. Il s’en faut bien que les Baigneurs aient autant de toilettes à leurs ordres. Admirons leur modestie en se contentant du second rang.

Les Tailleurs pensent plus noblement : ils prétendent aux plus hautes dignités de la littérature. Ont-ils tort ? Un corps bien habillé ne vaut-il pas une tête bien coëffée ? Et que feroit cette tête si son buste n’étoit couvert que de haillons ? Le sieur Sahalin, Tailleur costumier de Monseigneur le Comte d’Artois, charge de nouvelle création qui ne se trouve pas dans l’Etat de la France, a écrit une belle lettre aux Journalistes de Trévoux, à laquelle, pour rire sans doute, ils ont accordé les honneurs de la presse, pour exposer les prérogatives de son art, qu’il fait marcher de pair avec tous les arts libéraux, fort au dessus des arts méchaniques. Un bel habit ne vaut-il pas une perruque ? Il est aussi nécessaire aux graces ; les vastes états s’étendent depuis le cou jusques aux genoux ; la tête n’est que la capitale de la monarchie ; l’art de se vêtir est des plus nécessaires, bien plus que de faire des vers, de peindre, de jouer des comédies : il doit obtenir le même degré d’estime & de considération.

Pour tirer ce grand art de la foule des métiers roturiers, il établit sa noblesse en remontant à son origine. Les arts comme les gentilshommes ont eu la source la plus obscure ; les peintres furent d’abord des barbouilleurs, les architectes, les sculpteurs des manœuvres, les poëtes des troubadours, & les comediens un paysan ivrogne, qui, pour se divertir, alloit sur un tombereau chantant des ariettes & faisant des lazzis. Le Brun a su ériger en académie ces barbouilleurs, & Sahalin les tailleurs. A force d’application, de travail, d’alliance, d’acquisition, on devient un être distingué, on acquiert une généalogie, le métier devient un art, la routine une science, l’artisan un artiste, & une jurande une académie. L’un a dételé le matin, l’autre l’après-midi. L’origine des Tailleurs est la plus ancienne & la plus noble ; elle date du Paradis terrestre, ou on s’habilla pour la premiere fois, & Dieu fit les deux premiers habits pour Adam & Eve. Habits fort simples, à la vérité, qui ne demandoient pas la vaste érudition d’un costumier : c’étoient des tuniques de peaux. Les baigneurs ne vinrent que plusieurs siecles après : aucun des patriarches ne se poudroit à blanc & ne se frisoit à la grecque. Les Francs-Maçons pourroient seuls disputer le pas. Le premier architecte fut Dieu, le ciel & la terre furent les premiers, les plus beaux, les plus grands édifices.

Un art si sublime & si nouveau demandoit un nom propre qui le distinguât : le sieur Sahalin a imaginé celui de Tailleur costumier, & a donné à ses anciens confreres celui de Tailleurs routiniers, qui travaille sans art, sans principe, ce qui pour eux est peu honorable. On peut même supprimer le mot Tailleur, & dire simplement les Costumiers, les Routiniers. Le mot italien costume, dont on fait costumier, nouvellement venu en France, & qui ne s’est pas encore introduit dans tous les dictionnaires. Mot assez inutile, puisqu’on avoit celui de coutume qui signifie la même chose, a été apporté par les peintres venus de Rome, qui s’y étoient accoutumés pendant leur séjour. Il donne un air italien d’érudition pittoresque, dont tous les peintres se font honneur. Il signifie les habits, armes, physionomie, usages, goût ; en un mot, tout ce qui caractérise les personnages du tableau, la vérité physique & morale du temps & du lieu où on a placé la scène : ce qui a du rapport à une infinité de chose, & rarement est bien observé.

Le Tailleur costumier est celui qui, dans les habits qu’il fait, l’observe parfaitement. Le mot a passé de la Peinture au Théatre, où l’acteur doit être habillé, coëffé, chaussé, agir, parler, chanter, danser, comme feroit la personne qu’il représente. Peu d’auteurs, même les plus célebres, qui n’y manquent : chacun fait parler ses personnages selon son génie. Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon.

Tout cela suppose dans l’auteur, dans l’acteur, dans les décorations, le décorateur, le peintre, une connoissance de la Mythologie & de l’Histoire. Qui devineroit qu’il fallût tant de connoissances à un Tailleur pour faire des habits ? Ce qui le met au rang des Apelle, des Michelange, le Brun, Girardon, &c. Pour donner aux dieux, aux héros, aux princes les habits qui leur sont propres, il faut que le Tailleur costumier possede à fond la Mythologie, l’Histoire sacrée & profâne, ancienne & moderne, les mœurs, les usages, les modes de tous les peuples & de tous les siecles, les couleurs de chaque nation d’un pole à l’autre, sur-tout l’Histoire de France, les coutumes, les modes, les toilettes, depuis Pharamond jusqu’à Louis XVI : ce qui n’est pas une petite étude. Il doit en savoir plus que le sculpteur & le peintre, pour corriger leurs absurdités, & ne pas s’y laisser entraîner, un érudit parfait, un vrai cosmopolite, un homme universel. Supposons qu’on rassemble les plus habiles tailleurs de chaque nation, Chinois, Tartares, Persans, Lapons, Hotentots, Espagnols, François, Allemands ; qu’on ressuscite les plus habiles Tailleurs de ces nations depuis le commencement du monde, la science vestiaire de tous ces savans artistes doit être réunie dans le Costumier ; il doit les remplacer tous : c’est l’abréger du monde Tailleur.

Ce n’est pas tout : le Tailleur costumier doit savoir la géométrie rectiligne & curviligne, l’anatomie, le dessein, la perspective, la peinture, la sculpture, tous les métiers, & les professions, afin de travailler à tous les vêtemens, la robe du Président, l’uniforme du soldat, la soutane de l’ecclésiastique, la coule du Bernardin, le capuce du Capucin. Et comment, sans géométrie, faire la coupe des pieces de ces habits, & leur donner la précision & l’élégance ? Toutes les pieces en sont des figures géométriques, la plupart irrégulieres. Il doit connoître tous les divers genres d’étoffes, les dégradations des couleurs, le partage imperceptible des différentes teintes, pour qu’aucune couleur ne tranche trop ; & les étoffes sont la plupart comme le cou des pigeons, dont les couleurs changent selon l’aspect du soleil. Le Costumier doit savoir parfaitement la perspective, pour rendre heureusement les cassans ou les plis des draperies, les divers tons, les points de vue les plus favorables pour donner à toutes les parties de son habit le plus grand éclat.

Ce n’est pas moi, c’est le sieur Sahalin, le premier Costumier, qui a fait cette importante découverte ; c’est d’après l’Académie des Sciences que je la rapporte. Cette célebre compagnie est entrée dans les vues de ce grand homme, & dans son certificat a déclaré authentiquement, que dans les combinaisons à faire pour couper les différentes pieces d’un habit quelconque, qui sont la plupart d’une figure irréguliere, & les couper avec moins de perte possible d’étoffe, les principes de la géométrie sont nécessaires, & qu’à l’exemple du Peintre le Tailleur doit diviser l’étoffe en carreaux, savoir combien de carreaux sont contenus dans chaque piece, & compasser les morceaux volans , ou volés, qui restent après la coupe, qu’on appelle déchet ; il doit connoître aussi toutes sortes d’étoffes, leur fabrique, leurs tissus, pour en prendre le droit fil , &c.

Tous les autres métiers ont autant de droit à la gloire. Pourquoi ne suivroient-ils pas la route qu’on a ouverte ? L’Académie, qui traite de tous les arts, ne leur refuse pas des certificats autentiques. Il faut autant de géométrie pour couper le cuir d’un soulier que pour tailler l’étoffe d’un habit ; l’anatomie du pied est aussi nécessaire pour lui adapter le soulier avec précision & élégance, que l’anatomie du bras pour faire une belle manche ; la chaussure hébraïque, grecque, romaine, chinoise a des variétés infinies, qu’on ne peut bien rendre sans être un habile antiquaire : on ne peut sans injustice refuser la couronne académique au Cordonnier costumier. Le cône des anciens chapeaux, le triangle équilatéral des nouveaux, la spirale du turban, l’angle aigu d’un capuçon ne sont pas moins scientifiques. Pour nous faire reposer mathématiquement, le Tapissier ne doit-il pas calculer les proportions d’un lit, les logarithmes d’un fauteuil, les équations d’une tapisserie ? Tous nos ouvriers seront des Bernoulli, des Clairault, & nos Jurandes des Académies. Quel plaisir de voir dans les comptes, tant pour le parallelogramme d’une manche, pour le trapese d’une poche, pour l’élipse tronquée d’une semelle, &c. Il nous faudra devenir savant aussi pour nous faire habiller. Pour les Coëffeurs & Parfumeurs, il y a long-temps que leurs lettres-patentes sont scellées en cire jaune, & enregistrées dans toutes les cours ; sur-tout ceux des dames. Leur tête épuise toutes le sections coniques, l’arrangement de leurs cheveux forme des series de courbes infinies ; leur toilette est un observatoire ; pour calculer tous les mouvemens de ces beaux astres, il faut une astronomie complette. Quelle horrible injustice ! si on refusoit le premier rang aux fabricateurs des graces.

Malgré leur profonde habileté, les Tailleurs costumiers risquent de mourir de faim. Qui a besoin en France d’une culotte arabe, d’une veste japonoise ? Et il n’y a gueres apparence qu’on envoyât du Japon ou du Monomotapa leur faire faire des habits selon le Costume : mais le Théatre est leur ressource. Cette idée est très-comique, ébauchée par Moliere dans le Bourgeois Gentilhomme, & sur laquelle on pourroit faire de jolies farces. C’est au Théatre qu’on doit cette découverte. Le Théatre a besoin de Costumiers, & met dans le plus beau jour leur érudition & leurs talens. Le Théatre est le rendez-vous de l’univers, le centre du genre humain ; tous les siecles, toutes les nations y jouent leur rôles. Il leur faut un Tailleur, un Coëffeur, un Cordonnier costumier, pour les personnages qu’on y fait monter : aussi en a-t-il à ses gages pour coëffer Vénus, chausser Alexandre, habiller Cesar. N’est-il pas juste que les grands artistes qui touchent de si près à l’héroïsme & à la divinité partage la gloire dramatique ? Baron, le Kain, la Clairon, la Dumesnil leur doivent la plus grande partie de leurs graces. N’ont-ils pas droit aux fleurons de leurs couronnes ? Jusqu’ici ils n’étoient point sortis de la condition obscure d’un artisan ; le Théatre ennoblit tout, il donne à tout la plus grande importance. Qu’ils viennent y recueillir les applaudissemens du public.

Le sieur Sahalin, plein de reconnoissance pour les auteurs, appuie tous ses titres sur le Théatre. Un habit , dit-il, ne sera jamais bien assorti au caractere du personnage & à la décoration de la salle, si le Tailleur ignore les regles de la perspective, & ne sait point tirer parti de ses prestiges ; s’il n’est habile dessinateur, non comme ceux qui sont auprès des entrepreneurs des spectacles, qui donnent le croquis d’un habit, sans en développer les parties ; mais comme un habile artiste qui sait décorer avec élégance & avec économie, & rendre un habit plus apparent par des clairs obscurs & des ombres artistement ménagées, à une broderie très-riche, dont la perfection admirée de près ne réfléchit qu’une masse de lumiere qui ne fait aucune sensation sur le partere & sur les loges. Son habileté dans la perspective tournera au plaisir du spectateur & au profit de l’entrepreneur. L’engouement du Théatre fait ainsi tourner la tête dans tous les états, même à des gens qui ont d’ailleurs de l’esprit & du talent dans leur profession.

Il vient de se faire une révolution sur la perruque qui donnera sans doute quelque nouvelle idée sur les habits. La perruque la plus parfaite ne s’applique jamais si bien au front & aux temples, qu’elle ne laisse quelque léger intervalle, que les mouvemens de la tête rendent sensible, malgré toute l’adresse de la toilette. Ce seroit le comble de la perfection, si la perruque pouvoit s’appliquer si immédiatement à la peau, & s’y attacher si étroitement, qu’elle y parût incorporée & en naître, comme les cheveux naturels. C’est l’admirable découverte dont le public est redevable au grand Caumont, Perruquier à Paris, rue des Poulies. Il a trouvé le merveilleux secret d’une colle ou pommade attractive d’une odeur très-agréable, qui a la propriété de faire tenir les toupets postiches sur la tête, de maniere qu’ils imitent parfaitement la naissance des cheveux, & font allusion à la chevelure la mieux plantée. On s’en sert aussi avec succès pour les perruques sujettes à reculer ou à se déranger. Elle les tient en respect ; & comme on pourroit appercevoir cette colle, le grand Caumont pour mieux tromper les yeux, lui a donné une couleur de chair. Elle s’étend facilement, & ne fond point. Elle efface sur le front le bord des perruques, telles épaisseurs qu’elles aient. Il faut l’étendre légerement derriere le dernier rang des cheveux du bord de la perruque, les avancer sur le front, les retirant obliquement sur eux-mêmes : ce qui forme une bordure heureuse adhérante à la peau, aussi fine qu’on voudra . Mercure, Juin 1775.

Cette merveilleuse parure a ses inconvéniens. La couleur de la chair, ce qu’on appelle le tein est différent sur la plupart des visages. Il faut donc pour lui ressembler que la pommade attractive prenne ces nuances, cette finesse, ce poli, si fort diversifiés, sans quoi elle formera un cercle autour du visage, qui tranchera avec la couleur naturelle : à moins qu’on ne prenne ce cercle pour une couronne. Le sieur Caumont enseignera à diversifier ces nuances, & à farder la pommade comme on farde les joues. Nouveau travail pour la toilette. Si cette pommade ne fond pas par la chaleur, comme on l’assure, du moins elle se seche & s’écaille : ce qui forme des fentes & des rides. En se séchant elle s’attache à la peau, on ne peut tirer la perruque sans peine, & on risque de s’écorcher : il faut du temps pour tirer la colle desséchée, & en mettre d’autre ; elle gâte la perruque par des croutes qui s’épaississent tous les jours. Le grand Caumont est trop habile pour ne pas y trouver des remedes, & trop bon patriote pour ne pas les enseigner au public dans une seconde édition. Les Tailleurs ne pourroient-ils pas imaginer aussi une pommade de couleur de chair qui collât les habits à la peau ? Ce qui feroit mieux sortir les formes, les couleurs, la symétrie du corps. Les Peintres ont l’art de délayer & de nuancer si bien les couleurs que la draperie semble incorporée à la chair ; & le ciseau du Sculpteur ne réussit pas moins à bien draper les statues. Les Tailleurs, qui savent si bien assortir les couleurs & tailler les étoffes, réussiroient-ils moins dans cette partie de la peinture & de la sculpture dont ils sont chargés ? Une noble émulation ne leur permet pas de laisser emporter la couronne aux Perruquiers.

Le Nouveau Spectateur, parlant du plaisir de la Danse & des mauvais effess qu’elle produit remarque d’après Juvenal, que Batille représentant l’amour de Leda, inspiroit aux dames romaines tant de volupté, qu’elle passoit les bornes de la bienséance. Molle saltante Batillo, &c. Sur quoi il prétend prouver que la Danse romaine étoit fort supérieure à la nôtre, dont la froide décense laisse notre ame bien tranquille . A quoi il ajoute les effets vrais ou prétendus, des danses grecques, aux deux tragédies ! d’Euripide & de Sophocle, où le parterre fondoit en larmes, où les femmes accouchoient dans les loges, où les spectateurs furieux se dépouilloient de leurs habits, prenoient les armes, en venoient aux mains, & s’égorgeoient.

L’Auteur regrette donc ces admirables effets de fureur & de débauche, & trouve notre danse imparfaite, parce qu’elle ne les produit pas, & par sa froide décence, laisse l’ame tranquille . C’est dommage en effet que le Théatre laisse encore quelque légere décence, & ne porte pas aux derniers excès. Avec quels applaudissemens ne verroit-il pas détruire en entier la raison & la pudeur ! Mais peut-on s’aveugler jusqu’à ne pas sentir que c’est les avoir perdues que de se permettre & de débiter des sentimens si peu chrétiens, si peu honnêtes, & de proposer, pour acquérir la perfection de l’art, les excès de ces monstrueux modeles. Juvenal, plus raisonnable, ne rapporte ces désordres que pour condamner l’incontinence des dames romaines qui s’y livroient, le danger & la licence du Théatre qui les y excitoient.

Mais que l’Auteur se console. Aux fureurs près, que, grace à la garde sagement établie par la police, on voit rarement parmi nous, l’Auteur n’a rien à regretter du côté du libertinage. Notre Scène est aussi parfaite que celle de grecs & des romains : les Allards, les Guimards, les Salés valent bien les Batilles. Ne dit-on pas tous les jours, croyant faire leur éloge, la volupté naît sous leurs pas, c’est-à-dire, le crime ? Qu’on ne leur reproche pas leur froide décence, qu’on ne se plaigne pas qu’elles laissent l’ame tranquille : toutes leurs attitudes renouvellent cent fois les crimes qui firent tomber la foudre sur les enfans de Juda.

Nous avons parlé fort au long de la Danse, Liv. V, soit comme Pantomime, soit comme simple mouvement du corps réglé par le mouvement & la mesure d’un air. Celle-ci suffit pour amuser, & c’est tout ce qui en est permis : mais il ne suffit pas pour en faire un spectacle ; elle doit peindre les passions & les inspirer, imiter leurs excès, ce n’est plus danser qu’imparfaitement : c’est un pantomime, une partie de la piece. Plus la danse est imitative, plus elle liée à la piece, plus elle est dangereuse. Il n’est pas plus permis de présenter l’impureté par les mouvemens & les gestes, que par les paroles & les tableaux ; il n’est pas plus permis de la regarder sous ces traits que sous d’autres : c’est un vrai scandale. Le tableau animé de la danse est même plus pernicieux que les couleurs mortes de la peinture, ou les contours de la sculpture ; ou plutôt il réunit tous ces dangers dans le développement du corps, & si on ajoute les charmes de la musique, & l’indécence des actrices, à l’idée de leurs exploits.

Il y a une infinité d’airs & de danses qui lui sont analogues, qui caractérisent les passions & les états : ils en portent le nom, l’Arléquine, la Matelotte, la Paysanne, la Badine, le Réveil-matin, &c. Chaque danse se conforme à un air qui lui est propre, & sur chaque air on peut faire une danse qui lui est relative. La danse est le geste qui peint le sens des paroles, l’air est le langage du cœu qui ordonne les mouvemens du corps. On Voit dans les anciens Auteurs une foule de noms divers de chants & de danses, comme chez nous. Il est aussi des airs militaires, religieux, pastoraux, &c. L’exercice militaire n’est-il pas une sorte de danse ? Non-seulement chaque armée, mais chaque régiment a le sien, comme chaque légion l’avoit autrefois. Il y a de nos jours plus d’art & de variété ; on ne connoissoit que le tambour, la timbale, la trompete ; aujourd’hui chaque régiment a sa musique complette qui le suit par-tout. Les corps militaires des anciens les rapportoient à quelques batailles, ou à quelque belle action, dont ils portoient le nom ; ils portent aujourd’hui le nom de quelque femme, de quelque Opera, des Ariettes des Italiens. Ces idées sans doute inspirent le courage, la valeur, & annoncent les victoires de l’Amour & les mysteres de Cythere, au lieu des lauriers de Mars.

Tous les arts ont les plus grandes obligations au Théatre, & lui doivent leur perfection : obligations dont la vertu lui tient bien peu compte. L’Opéra est la plus grande école de musique, & la plus féconde en chef-d’œuvre ; jamais la danse n’a été si brillante que dans ses ballets & les fètes qui s’y exécutent. Où voit-on de plus parfaits danseurs ? La peinture, la sculpture, l’architecture offrent dans les décorations les plus grands modeles, & ouvrent une nouvelle carriere aux Vitruves. Qu’a-t-on imaginé de plu ingénieux dans la musique, de plus élégant dans les habits, de plus favorable dans la parure, pour établir toutes les graces des deux sexes. Une salle de spectacle réunit dans le plus beau jour tous les arts.

Voici une nouvelle découverte qui immortalisera notre siecle. Un Nouvel ordre d’Architecture théatrale, dont se fait honneur & s’attribue l’invention le sieur Roland de Vilbois, dans son grand Dictionnaire d’Architecture. Dans tous les autres Dictionnaires, dit-il, même dans l’Encyclopédie, cette vaste mer de toutes les Sciences, les termes qui concernent la construction, la décoration du Théatre & des machines qu’on y emploie, y manquent absolument. Ce qui m’a déterminé à donner les plans, coupes, profils, élévations de la Salle de Mets, sur mes desseins & sous ma conduite, en 1751 & 1752. On y verra un nouvel ordre exécuté à l’avant-scène, avec la manière d’accoupler les colonnes doriques, & celles dont j’ai su unir la bascule, des loges établies sans poteaux, & sans séparations apparentes. Il a paru presqu’en même-temps un Recueil d’Anecdotes dramatiques, où l’on trouve par ordre alphabétique, la vie, les exploits de tous les héros du Théatre, les pieces bonnes ou mauvaises, imprimées ou manuscrites, jouées ou non jouées. On avoit déjà des Dictionnaires, des Bibliothèques, des Almanachs ; mais ceci surpasse tout : c’est une Encyclopédie théatrale. Quel trésor pour les lettres & les mœurs !

La salle de Spectacle de Versailles, à moins de l’avoir vue, on ne sauroit se faire une juste idée de sa beauté. La seule critique qu’on en a faite, c’est que les décorations les plus brillantes du Théatre sont obscurcies par son éclat, & à leur tour les décorations ternissent l’éclat de la salle : ces deux mauvais voisins se nuisent mutuellement. Cette critique est un éloge. Il est même vrai que, comme en regardant l’un on tourne le dos à l’autre, cette rivalité ne s’apperçoit pas.

Pour aller au Théatre, Roi passe par un sallon très-richement décoré, qui en annonce la magnificence. Cette salle a quatre rangs de loges, & même cinq ; l’amphithéatre où se place la Cour se prolonge de droite & de gauche jusqu’au bord du théatre ; au milieu, en face de la Scène, est placé le fauteuil du Roi. Le troisieme rang des loges est un péristile de colonnes isolées, qui forment une galerie dont le fond est occupé par des glaces séparées par des pilastres d’ordre corinthien, ainsi que les colonnes ; des tapis bleus & or entourent ces glaces, & au bas est une girandole qui s’y réfléchit. Il y a au-dessus de cette colonnade, dans la voussure qui commence le plafond, des yeux-de-bœufs, dont chacun forme une loge extrêmement commode. Les deux rangs de loges qui sont au-dessous de cette colonnade sont séparées par des consoles en amortissement, & chargées de médaillons d’un goût très-agréable. La totalité de cet édifice est doré à fond. Cette salle ressemble à celle de Parme, l’une & l’autre aux amphithéatres des anciens. L’avant-scène est formée par quatre colonnes, deux de chaque côtés, dans l’intervalle desquelles il y a des balcons assortis aux formes des autres loges. Des lustres de la plus grande richesse, placés tout-autour de la salle dans les interstices des colonnes, achevent de lui donner un éclat éblouissant. Le plafond n’est pas moins magnifique : il représente le Parnasse. Il est digne à tous égards de couronner ce superbe bâtiment, ouvrage du sieur Gabriël, premier Architecte du Roi. Les salles de l’Opéra & de la Comédie Françoise à Paris ne sont gueres moins magnifiques.

On a toujours reproché à la Comédie Françoise un caractere, un goût efféminé qui en fait le fruit & l’école du libertinage ; de-là cette fureur de mettre par-tout l’amour, d’adorer par-tout les femmes, de ne penser, chanter, danser, peindre que galanteries ; de-là l’esprit général des acteurs, spectateurs, amateurs, auteurs, qui n’est pêtri que de débauches, l’empire des actrices, la vogue des parures toutes les plus indécentes, l’imitation des femmes qui semble avoir changé les sexes, ou plutôt ne faire qu’un même sexe des hommes & des femmes. Le Théatre de Cythere, les Serrails de l’Orient ne sont pas plus efféminés. Le Théatre grec & romain l’étoit beaucoup moins ; les expressions qu’on s’y permettoit quelquefois étoient plus grossierement licencieuses ; leur religion, leur langage, leurs mœurs ne connoissoient pas les bornes que la politesse françoise ne permet pas de franchir : mais ce n’étoit que des momens de brutalité ; le fonds de leurs scènes, le cours de leurs drames, leur esprit, leur langage, à travers ses saillies de vice, étoient moins pêtris de corruption que le Théatre françois, qui ne respire autre chose.

Le regne des femmes s’étend presque sur le titre des pieces ; &, malgré la dignité de l’homme, leur nom dans la plupart tient la premiere place. Diane & Endimion, Venus & Adonis, Thetis & Pelée, Scilla & Glaucus, Médée & Jason, Ariadne & Bacchus, Cephale & Procris, Pirrha & Deucalion, Ino & Melicerte, Phedre & Hyppolite, Arrie & Petus, Zémire & Azor, Blanche & Guiscar, &c. Combien d’autres qui ne portent que le nom d’une femme, Zaïre, Athalie, Psyché, Armide, Mariamne, Semiramis, &c. quoique les hommes y jouent d’aussi grands rôles. On ne connoissoit pas autrefois cette indécence.

Il s’introduit une mode inconnue à tous les autres Théatres, de mutiler les pieces, d’en rassembler les membres épars, pour en faire un drame nouveau composé de pieces rapportées, de les dénaturer même, & de transporter d’un genre à l’autre, des tragédies de Corneile & de Racine en faire des opéras. Ces marquéteries s’appellent des fragmens. Ces opérations sont faciles, & ces mélanges arbitraires sont une espece de monstre de l’union burlesque de ces disparates. La musique, la danse, aussi peu respectée que la poësie ; les plus beaux morceaux sont transportées d’une piece à l’autre, au moyen de quelques liaisons ou transitions arbitraires. Ce pot-pourri seroit un petit mal, si les mœurs n’en souffroient ; mais le goût dépravé du peuple dramatique n’a choisi & n’extrait de ces différens poëmes, que les endroits les plus galans & les plus tendres, pour ne faire qu’un tissu soutenu de dépravation, sans un moment de diversion & de relâche.

Dans un autre pot-pourri de prédictions, au commencement du regne de Louis XVI, dont les papiers publics ont fait un grand étalage, & qui n’est qu’une répétition déguisée de l’ancien vaudeville, Et tout s’en va cahin, caha, & de vingt autres que Panard & les Italiens ont fait en divers temps, on trouve ce couplet : Désormais l’acteur, loin de trancher d’un ton de prince, sans air protecteur, recevra le modeste auteur ; Chloé, qu’on vit si mince, dans son éclat, se souviendra des sabots que jadis en Province elle porta, & n’attendra pas pour se corriger qu’on la pince , &c. Il n’y a rien là de bien sublime & de bien fin : mais c’est le sublime de la vérité.

M. Bossuet, Hist. Univ., 2 part. c. 16, parlant des dieux du paganisme, dit : Qui oseroit raconter les cérémonies & les mysteres impudiques des dieux immortels, leurs cruautés, jalousie & autres excès ? C’étoient les sujets de leurs fétes & de leurs sacrifices, des hymnes qu’on leur chantoit, des tableaux qu’on leur consacroit. Ainsi le crime étoit adoré, & reconnu nécessaire à leur culte. Le plus grave des philosophes défend de boire avec excès, si ce n’est aux fêtés de Bacchus.

Rousseau, Emile, tom. 3. L’ancien paganisme enfanta des dieux abominables qu’on eût punis ici-bas comme des scélérats, & qui n’offroient pour bonheur suprême que des passions à contenter & des forfaits à commettre. En célébrant les débauches de Jupiter, on admiroit la continence de Scipion, la chaste Lucrece adoroit Vénus. Le Christianisme a tout remis à sa place : il est l’époque de la chûte des dieux, & de l’abolition de leurs désordres.

M. de Buffon, homme vraiment éloquent, répondant à M. le Maréchal de Duras, lorsque ce Seigneur fut reçu à l’Académie Françoise, fait une réflexion contre les sujets de nos tragédies, que nous avons souvent faite. Presque toutes nos tragédies , dit-il, sont dans le costume antique des dieux méchans, leurs ministres fourbes, leurs oracles menteurs, & des rois cruels jouent les principaux rôles. Que devoient être des hommes soumis à des pareils tyrans ? Que doivent donc aussi être des hommes admirateurs de ces monstres, à qui on les propose avec éloge pour modele, sur une Scène qu’on dit être l’Ecole des mœurs ? Que doivent être les auteurs qui les font agir & parler, & les acteurs qui les représentent, obligés dans la composition & la représentation de s’identifier avec eux pour les bien rendre. Commens depuis Homere tous les poëtes , jusqu’au grand Corneille, au grand Racine, au grand Voltaire, se sont-ils servilement attachés à copier de siecles barbares ? Dans le fonds, quels étoient ces prétendus héros, les grecs & les romains, qu’on dit remplir le but moral du Théatre ? Cet orateur, pour faire sa cour à Voltaire, compare les héros de la Henriade à ceux de l’Iliade & de l’Odissée : son amour pour Voltaire lui a déguisé la vérité. Ces héros modernes ne valent pas mieux ; ils sont aussi vicieux, plus irréligieux, & le Christanisme dont ils font profession, les rend bien plus criminels & plus scandaleux, pour des Chrétiens qui lisent ou voient représenter leurs passions. Ils sont même défigurés ; & pour les mettre sur le ton de la philosophie moderne, dont ce Poëte est le chef, son poëme les fait plus méchans qu’ils n’étoient.

Tout le monde a entendu parler de l’irruption dans l’Empire Romain, d’Attila, Roi des Huns, qui se faisoit appeler le Fléau de Dieu, & qui, avec une armée médiocre de barbares, ravageoit toutes les provinces. Il étoit aux portes de Rome, qu’il alloit prendre sans résistance, lorsque le grand Saint Léon alla au-devant de lui, & lui parla avec tant de force, lui imposa si fort par sa vertu, que ce fameux conquérant quitta l’Italie, dont il s’étoit rendu maître, & s’en retourna dans son pays. Le saint Pape profita des dispositions de son peuple, que la venue d’Attila avoit allarmé, & que la merveille de son départ remplit d’admiration & de recconnoissance, pour réformer les mœurs & inspirer la piété. Le premier objet du zele du Pontife & de la pénitence des romains, fut l’abolition du Théatre, à la corruption duquel Saint Léon attribuoit tous les malheurs. Quelques-temps après les désordres se renouvellerent, les spectacles furent rétablis, & Dieu pour punir ce peuple infidele le livra à Genseric, Roi des Vendales, qui prit la ville de Rome, la pilla pendant quatorze jours, en emporta des richesses immenses, y fit une infinité d’esclaves, & S. Léon ne put obtenir du vainqueur, sinon qu’il ne mît pas le feu à la ville, & ne massacrât pas les habitans. Le démon du Théatre ralluma les feux de la justice divine, que Saint Léon ne put éteindre.

Plusieurs ont dit & plusieurs disent encore que les spectacles sont les meilleures leçons pour élever l’ame des jeunes gens, & la former ; par conséquent qu’il faut s’en reposer sur ses exercices par rapport aux sentimens. Je ne considere point ici les Spectacles d’un œil de religion, mais d’un œil philosophique ; car autrement je dirois qu’il n’y a que l’ignorance ou la folie qui puisse s’autoriser de la Religion pour les soutenir ou même pour les excuser ; je dirois que s’il y un livre qui les proscrive, c’est l’Evangile qui nous recommande de prier sans cesse, de porter notre croix ; que s’il y a un lieu où soient étalées les maximes, les pompes du monde, auxquelles nous avons solemnellement renoncé, c’est sur le Théatre ; je dirois que la vie des comédiens, leurs danses lascives, leurs passions embellies, leurs paroles tendres, équivoques, licencieuses, ne peuvent qu’embraser les jeunes cœurs, déjà trop prompts à s’enflammer ; je dirois enfin que la correction des théatres les rend encore plus dangereux ; car plus les passions sont finement voilées, & les sentimens délicats, plus l’amour profane nous pénetre & nous enchante, cet amour dont on a bien de la peine à se défendre, dans les lieux même consacrés à la vertu. Qu’on ne s’imagine pas que ce langage soit emprunté des Peres de l’Eglise ; Bussi-Rabutin, courtisan fameux par les disgraces, conjura ses enfans, étant au lit de la mort, de fuir les spectacles, comme des lieux contagieux où il avoit perdu son innocence. Le célebre Jean-Jacques Rousseau vient de parler sur cette matiere comme auroit fait Diogene, dont il semble renouveller l’esprit : il peint les spectacles dans une lettre à M. d’Alembert, comme des occasions sures & prochaines de débauches, & se félicite de ce que sa chere Geneve sa patrie ne connoît point encore ce divertissement dangereux, qu’il appelle l’ Ecole du libertinage , le fruit de l’oisiveté , la ruine de la société . Que n’auroit pas dit ce judicieux écrivain, s’il eut vu le fanatisme des Italiens pour les spectacles ? Il eut sans doute plaint ce peuple ingénieux d’employer si mal son esprit & ses talens.

Nous nous bornons ici à examiner si les déclamations théatrales font naître les grands sentimens. Je ne l’ai jamais cru. Chacun sait que ceux qui déclament ne sont nullement pénétrés de ce qu’ils disent, & que chacun par conséquent ne se met point en peine de réformer ses mœurs sur des impostures. Le théatre étant lui-même le premier imposteur du monde ; il travestit tout. Je dis même que les héros des tragédies, étant presque toujours boursouflés, ne feroient que des Dom Quichote, si l’on s’y conformoit. Croira-t-on d’ailleurs que les pleurs qu’on y verse coulent du fond du cœurs ? Ils sont tous factices, & machinalement exprimés. Les leçons qu’on donne à la jeunesse ne doivent être ni pompeuses, ni tumultueuses ; on ne s’attache qu’aux dehors qui frappent : ainsi la Comédie Françoise, qui quelquefois débite une bonne morale, ne fait aucune impression ; l’attention se partage entre les gestes & la déclamation, les habits, les visages, au lieu de se réunir toute vers les préceptes qu’on y débite. On ne fréquente les spectacles que comme des passe-temps, ou comme le rendez-vous de la société. Dire que les spectacles influent sur les mœurs & les corrigent, c’est un paradoxe ridicule : je n’ai jamais vu les jeunes gens en revenir que plus amateurs d’eux-mêmes & plus dissipés. L’amour du véritable honneur seroit long-temps à naître chez un jeune seigneur, si on l’attendoit du Théatre : aucune vertu n’en sera le fruit, mais plutôt tous les vices. V. le Mentor du Marquis de Carracciolli, p. 67, ouvrage médiocrement bien écrit, mais plein de raison & de religion, comme la plupart de ceux de cet écrivain respectable ; bien éloigné de la puérile déclamation dont il a enflé la vie du dernier Pape Clément XIV. Il en a voulu faire un gros livre, quoiqu’il y eût si peu de matiere, pour marquer sa reconnoissance au Pontife qui a béatifié un P. Carracciolli, un de ses parens, très-saint religieux : à son tour, il a canonisé le Pape à sa manière.

L’histoire du Théatre fourniroit à la Comédie autant de matiere, & une matiere aussi intéressante que l’histoire grecque & romaine en fournissent à la Tragédie, & la mythologie à l’Opéra. Quels héros que les acteurs & les auteurs ! quelles héroïnes ! quelles déesses que les actrices ! Leur vie est pleine de traits comiques, de caracteres plaisans, d’intrigues toutes faites : la mine est inépuisable, il seroit aisé de l’exploiter. Sans doute ils n’ont pas voulu se jouer eux-mêmes. Le même motif qui a occasionné les procès de Palissot, le Mercier, &c. a laissé ce trésor inutile. Le Journal de Trévoux, Août 1776, nous apprend qu’on vient de rompre la glace : Goldoni en Italie a mis Moliere sur la scène, pour se moquer de lui ; & M. Mercier, pour lui faire honneur, & se réconcilier avec les comédiens, en célébrant leur père, a exposé ses turpitudes sur le Théatre François, en traduisant la comédie-satyre de Goldoni & Moliere, & même y ajoutant & changeant des scènes, sous le titre de Moliere, drame en cinq actes, imité de Goldoni, par M. Mercier.

Le premier acte débute par quelques scènes ajoutées. Moliere, dit-on, avoit traduit Lucrece (une partie) ; son domestique fit des papillotes d’un des cahiers de la traduction, Moliere de dépit jetta le reste au feu. Si le fait est vrai, ce qui est fort douteux, la perte est légere : Moliere n’étoit ni en état de traduire, ni d’entendre Lucrece. La composition de ses comédies, la direction de son Théatre ne lui en laissoit pas le temps. Moliere n’avoit qu’une servante qui ne fit jamais de papillotes. Un domestique ne prend pas un cahier sur un nombre de cahiers rassemblés, qu’il doit juger être quelque chose d’important : il étoit aisé de ramasser & de copier ces papillotes. Quoiqu’il en soit, voilà Moliere aux prises avec son valet. Au milieu de cette scène bruyante, & dans le moment de la plus grande colere du maître, Chapelle son ami arrive qui l’appaise.

La moitié de la piece roule sur les amours de Moliere pour la fille de la Bejard, qu’il épousa dans la suite. Cet anachronisme n’est pas pardonnable à un homme de théatre. Le fonds de la piece est la premiere représentation du Tartuffe, où les deux Bejards devoient jouer, Moliere étoit marié avec la Bejard longtemps auparavant : le Tartuffe est de 1667, la Princesse d’Elide de 1664. Tout le monde sait que la Bejard, qui en jouoit le rôle, étoit sa femme, & que sa coquetterie & les caresses des Seigneurs de la Cour, le rendirent furieux, & le brouillerent avec elle. M. Mercier ignore-t-il ces faits ?

Ses amours & le mariage avec la Bejard couvrent Moliere d’infamie. La Bejard passoit pour sa fille : ce que son commerce public avec la mere rendoit très-probable. Elle avoit, il est vrai, d’autres amans dans le même-temps qui pouvoit y avoir part ; mais du moins la paternité étoit fort douteuse. Du moins étoit-il certain que le mariage avec la fille de sa maîtresse étoit incestueux, par conséquent un vrai concubinage. Il faut n’avoir ni religion, ni mœurs, ni décence pour le contracter. Est-ce-là un bel éloge du père du Théatre ? Et ses panégyristes ont-ils bonne grace de le donner pour un modele & un apôtre de la vertu ? La jalousie de la mere Bejard qui se flattoit d’épouser Moliere, a fourni, dit-on, des scènes intéressantes. Elles ne peuvent intéresser que le vice, & mettre à découvert la turpitude de la mere qui donne sa fille, de Moliere qui l’épouse, & de la fille qui le reçoit pour mari. Mais il est faux que la mere ait voulu épouser Moliere, qui n’étoit alors qu’un misérable histrion de province, & se fût trouvé fort heureux de s’unir à elle. C’étoit une soi-disante demoiselle, qui fiere de sa qualité, ne recevoit que des gens de condition, & recommandoit à sa fille de soutenir l’honeur de sa naissance, en ne se livrant qu’à des gentilhommes. Elle s’abaisse pourtant jusqu’à Moliere. Sa célébrité, sa fortune lui donnerent une brillante noblesse : mais elle lui fit payer cher ses faveurs ; ses infidélité, ses tracasseries en firent le mari le plus malheureux. Mettre tous ces traits sur la scène, n’est-ce pas la satyre la plus sanglante ?

Tout ceci n’est qu’une nouvelle attaque de la dévotion, qu’on veut ridiculiser, en rappellant & faisant triompher l’ancien Tartuffe aujourd’hui fort négligé, & y en ajoutant un nouveau, qu’on place dans un rang fort inférieur, & qui en affadit tout le sel. Louis XIV. défendit la représentation du Tartuffe de Moliere, comme d’une piece très-dangereuse pour la Religion & les mœurs. La défense dura deux ans. A force d’intrigues & de sollicitations, & sous la condition de quantité de changemens que Moliere promit d’y faire, la défense sur levée. La distinction de permission verbale ou par écrit, la révocation demandée & obtenue sur le champ par Lathorilliere, sont des contes ; l’embarras de Moliere, par le refus de jouer que firent ses deux femmes, dont la premiere n’étoit point actrice, & la seconde de s’en faisoit un honneur, quoique, dit-on, la piece fût annoncée, & que la foule assiégeât la porte de la Comédie. La stérilité a imaginé des épisodes inutiles & fausses qui ne servent à rien. Pour augmenter l’embarras, on introduit dans la maison de Moliere, je ne sai à quel titre, de domestique, d’ami, de pensionnaire, qui tous sont faux, lequel suborne la servante qui est vieille & fort laide, & inspire à la fille Bejard des soupçons affreux contre son amant, qu’on accuse de vouloir l’enlever : l’intrigue se découvre, Moliere est furieux, & veut se venger.

Tout cela est contre le caractere de Moliere. Il n’eut jamais chez lui d’étranger à demeure, encore moins d’hypocrite ; il n’étoit n’étoit lié qu’à des comédiens, qui n’affectent point la dévotion ; il étoit marié à la Bejard. Pourquoi l’auroit-il enlevée ? & quel enlévement peut faire un vieux homme attaché à la Cour, chargé d’un théatre où il montoit tous les jours ? Furieux contre le scélérat, au lieu de le chasser de la maison, de le rouer de coups, il imagine pour se venger, eh quoi ? de le jouer sous le rôle du Tartuffe, avec le manteau & le chapeau de l’hypocrite, comme il joua Pourceaugnac & George Dandin. Belle vengeance ! bien digne d’un comédien. La servante qu’il avoit débauchée, le trahit, se charge de lui enlever son manteau & son chapeau, le flatte, le caresse, lui fait des avances très indiscrettes, comme la femme d’Orgon dans Moliere. Il est surpris, il se cache précipitamment dans le bouge au charbon, qui se trouve précisément avoir son entrée à la chambre de compagnie ; on lui enleve son manteau, son chapeau avec lesquels on va jouer la piece ; on l’y joue lui-même : car sous le masque du manteau & du chapeau, il est connu de tout le monde ; comme si un particulier, d’un si bas étage, étoit fort intéressant pour le public, sur-tout venant de voir jouer le Tartuffe de Moliere.

L’auteur qui a imaginé ces absurdités, le Journaliste qui en fait l’éloge, donnent-ils de grandes preuves, l’un de la justesse de son goût, l’autre de l’impartialité de ses jugemens. Le Journaliste ajoute qu’il y auroit bien de critiques à faire de ce drame, il en fait quelqu’une, en insinue d’autres, & il termine tout par l’excuse ordinaire, qu’ un plus grand détail excéderoit les bornes d’un Journal . Mais il paroît que tout ne rouleroit que sur des critiques purement littéraires, aucune sur les mœurs & la décence que tout y blesse, & sur le mépris que mérite Moliere à ce titre ; lui qu’un aveugle enthousiasme voudroit canoniser, quoique l’intérêt même des mœurs ne permette pas qu’on accrédite un homme qui les a si peu respectées, & dans sa conduite, & dans ses ouvrages.

Le Mercure, ami de l’auteur, adoucit quelques traits de la piece : il change le bouge au charbon en cabinet de toilette, la débauche de la servante en subornation pour changer de maître (grand intérêt pour le public, bien digne des frais de l’hypocrisie ! Le Tartuffe de Moliere en a bien d’autres). Ce dévot se glisse furtivement dans la maison, à l’insu de tout le monde (qui le connoît hypocrite). Il parle aux Bejard, qu’il faut supposer logées dans la maison de Moliere. (Pourquoi donc Moliere veut-il enlever la fille qu’il a sous sa main ?) La servante subornée demande son congé, se repent, reçoit secrettement l’hypocrite, le dupe, lui enleve son manteau, le donne au comédien, lâche le suborneur, & tout cela dans un quart d’heure. On peche contre l’unité des temps par la longueur, ici par la briéveté On appelle le Tartuffe Pirlon. N’a-t-on pas voulu jouer Piron, par ce mot mal déguisé, comme Freron par Frelon, Cotin par Tricotin ? La piece se joue, le prisonnier est délivré, & de nouveau renfermé ; on soupe en grande fête, Moliere sort de table avant les autres, & va travailler dans son cabinet ; pendant la nuit une fille honnête vient lui demander sa protection ; la fille Bejard échappe à sa mere, pour avoir recours à lui ; Pirson sort de son bouge, se convertit subitement, se confesse, fait réparation d’honneur ; la mere Bejard change aussi, le mariage se fait. C’est un tas de rapsodies absurdes & sans vraisemblance, qui n’ont rien d’amusant, & font de Moliere l’homme le plus petit. Il semble qu’on l’ait connu, & qu’on veuille le justifier. Son ami surpris qu’un si grand homme, dans un moment où il ne doit s’occuper que de sa gloire, s’abandonne à une si folle passion. Mon ami , lui répond ce grand homme, la gloire est belle, mais elle altere & ne rafraichit pas. Sans doute un amour insensé rafraichit & désaltere : galimatias ridicule & bas, qui découvre la bassesse & la corruption des sentimens. Une piece si absurde, qui expose la débauche du prétendu héros, fait plus de tort à sa mémoire que son Théatre ne lui fait honneur.

M. Mercier, dans sa préface, après avoir été selon l’usage l’écho du Théatre sur le génie du divin Moliere, avance quelques paradoxes. 1°. L’homme instruit qui, vers sa quarantieme année, se dégoûte ordinairement de la Tragédie qu’il voit peuplée d’êtres factices, découvre une certaine profondeur dans les pieces de Moliere ; il quitte le romanesque pour porter son attention sur des passions plus réelles & des caracteres qu’il peut trouver dans le monde. Est-ce bien là l’époque du dégoût de la tragédie, & de la connoissance des profondeurs de Moliere, si même on peut appeler Moliere profond ? Les pieces de mythologie ne sont peuplées que d’être factices. Mais Athalie, Britannicus, Cinna, les Horaces, Pompée, &c. sont-ils des êtres plus factices que Crispin, Orgon, Isabelle, Mathurine ? Les sentimens des héros sont-ils moins vrais dans le grand, que les petitesses des personnages comiques ? Saint-Foix, au contraire disoit, je ne douterai plus de la perte du goût, si des hommes de quarante ans ne regardoient Corneille comme le plus grand homme qui ait jamais été . Par-tout enthousiasme, l’un pour le comique, l’autre pour le tragique : excès dans tous les deux. Quelqu’un mettra Nicolet au-dessus de tous. Trahit sua quemque voluptas.

Moliere est le premier des Dramatiques (il falloit ajouter Comiques : Corneille & Racine le valent bien), en ce qu’il est original & naïf. Cette derniere qualité est si rare & si précieuse, c’est un caractere si frappant & si distinctif, qu’il fait tout à coup d’un Auteur un homme à part. C’est un talent suprême ; il cesse d’être soumis à la discussion. Cet homme à part, cette subite métamorphose sont un vrai galimatias ; ce talent suprême, cette rareté, cet esprit, ce caractere distinctifs sont des excès de ridicule ; sa naïveté sans doute est une grace, quand elle est placée à propos : mais elle a ses défauts aussi, & n’a jamais joui, non-plus que les autres talens, du privilége d’être exempte de discussion. Moliere comme un autre a été critiqué, & mérite de l’être, avec son talent suprême & son caractere frappant. Ses meilleures pieces ont de grands défauts, ses farces ne méritent pas même la critique.

Il conserve parmi les Dramatiques la physionomie que Lafontaine a parmi les Fabulistes. Cette comparaison n’est pas juste, & ne doit pas l’être. Lafontaine parle, raconte, il porte par-tout sa physionomie ; Moliere fait parler & agir : il doit donner à chaque acteur la physionomie de son rôle. Lafontaine est tout à fait monotone : même ton, même négligence, même bonhommie, tout est jetté dans le même moule : le lion, le singe, le chat, l’hirondelle, le corbeau ont les mêmes allures. Ce puissant génie n’est point du tout créateur, non-seulement parce que ses Fables & ses Contes sont pris dans quelques auteurs, mais parce qu’ils ont tous le même habit, le même visage. C’est dans la vérité un Fablier, un arbre qui porte des fables ; son fruit est toujours de la même espece, & souvent fort verreux. Moliere est plus varié, plus fécond, plus original, plus fin : chaque bonne scène de ses pieces vaut mieux qu’une bonne fable de Lafontaine. Je dis bon de l’un & de l’autre : il s’en faut bien que tout soit des chef-d’œuvres, la moitié de leurs ouvrages est très-médiocre. Ce qui les déprécie encore plus, parce qu’il est l’essentiel ils ne respectent la Religion ni les mœurs : les farces de l’un, les contes de l’autre.