(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre V. Procès des Comédiens. » pp. 169-224
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre V. Procès des Comédiens. » pp. 169-224

Chapitre V.

Procès des Comédiens.

LEs Sieurs Lonvai, Palissot, Mercier, Hennion ont des procès en regles contre les Comédiens. Leurs mémoires & des consultations d’Avocats sont d’excellens matériaux pour l’Histoire du Théatre : anecdotes curieuses, réflexions solides ; vues sages, pour la police des Spectacles, la discipline des Comédiens, la gloire des Lettres, l’émulation des Auteurs dramatiques, Lonvai composa en 1761 Alcidonis ou la Journée Lacédémonienne : il présenta sa piece, selon les réglemens, à un comédien, pour examiner si elle pouvoit être lue à l’assemblées. Autrefois les Comédiens se rendoient chez Corneille, chez Moliere, qui donnoient leurs pieces ; aujourd’hui le grand Corneille doit solliciter son introduction, & se ménager des protecteurs. Lonvai essuya pendant quatre ans tant de difficultés qu’il renonça à la représentation, & fit imprimer son drame, qui fut fort bien reçu. Alors les Comédiens promirent de la représenter : mais, pour justifier leur refus, ils exigerent des changemens que l’auteur fit à leur gré malgré lui. Ils s’arrogent le droit de correction. Si Moliere revenoit à la tête de cette troupe orgueilleuse, il seroit obligé d’ajuster son génie sur la mesure de leur ignorance. On a défiguré Racine, Quinault, mutilé la Métromanie de Piron. Il se passa cinq ans encore avant qu’on la jouât : on la déchiroit même. L’auteur dit à un acteur : Bien des gens en pensent autrement. Je suis donc un sot ? lui dit-il d’un air dédaigneux. La conséquence étoit si juste qu’on ne sut que lui répondre.

On la joue enfin. Mais voici la friponnerie : la piece étoit un tableau des Mœurs Lacédémonienne ; il falloit donc que tout respirât la simplicité & même l’austérité. L’auteur avoit recommandé qu’il n’y eût ni or ni argent dans ce qui appartenoit aux Spartiates ; c’étoit même le nœud de la piece : au contraire, en dépit du bon sens & du costume, on galonna tous leurs habits ; au lieu des boucliers de cuivre & des piques de fer, on leur donna des armes dorées, on parsema les boucliers de rubis ; au lieu des décorations villageoises, on fit peindre à neuf une décoration très-jolie, qui représentoit un désert avec deux hutes de charbonniers, d’où l’on vit sortir une petite armée couverte d’or & d’argent ; les intermedes surent exécutés par des danseurs galonnés. Ces Spartiates coquettes & petits-maîtres furent hués de tout le monde : malgré les représentations de l’auteur, on ne voulut rien changer : la piece tomba. Mais pourquoi cette absurdité & ce ridicule ? Parce que les nouvelles décorations se font aux dépens de l’auteur, & qu’elles restent aux comédiens, qui en tirent leur profit, & les font acheter à d’autres.

Autre friponnerie. Par l’art. 56 des réglemens, la part de l’auteur sera prise sur la recette nette, après qu’on aura prélevé les frais journaliers ; & quand la recette aura été deux fois au-dessous de 1200 livres, l’auteur n’y aura plus de part, la piece appartiendra à la troupe . Pour diminuer la recette & grossir les frais, on a imaginé, I° de la jouer mal, & après qu’on a exclu l’auteur, on la reprend, on la joue bien. 2° On a construit de petites loges que les comédiens se réservent, dont le produit n’entre pas dans la recette. Les auteurs à force de crier ont obtenu qu’on leur donneroit par abonnement sur le pied de 300 liv. pour cette portion de recette, quoiqu’elle aille beaucoup au-delà, & que chaque jour ces loges se multiplient, & chassent le public par ce monopole. Les meilleures pieces donnent rarement 1200 liv. On a fait monter les nouvelles décorations 5223 livres : de sorte qu’en retenant même la portion de l’auteur, le sieur Lonvai se trouve redevable à la troupe de 696 liv. que l’on a fait passer pour dépense journaliere, pour diminuer la recette nette, quoique toute cette richesse soit contraire, & à l’esprit de la piece, & à l’intention de l’auteur ; & ils ont tout gardé pour eux, ils s’en sont servi plusieurs fois dans d’autres pieces, & les ont mises à leur profit.

Autre chicanne. Le sieur Lonvai porte son affaire au Châtelet. les Comédiens la font évoquer au Conseil, & renvoyer aux premiers Gentilshommes de la Chambre & aux Intendans des Menus, chargés de la police du Théatre de la Cour ; mais qui ne sont point chargés des autres Théatres ; & il y a cent exemples des sentences du Châtelet, d’arrêts du Parlement sur les procès des Comédiens : ils ont même un conseil d’Avocats & Procureurs au Châtelet & au Parlement. Le Tribunal de la Cour ne regarde que l’administration & la discipline intérieure entr’eux ; mais non les étrangers, les ouvriers, les auteurs, les débiteurs, les créanciers, &c. à l’égard desquels on n’a rien changé à la justice ordinaire. C’est ici la maison à deux portes : de l’une ils sortent en furieux, & vont aux tribunaux ordinaires faire valoir leurs priviléges ; ils se réfugient dans l’autre, quand on les attaque, & qu’ils craignent les évenemens. Mais qu’importe ? Il n’y a point de tribunal où on ne condamne une si criante injustice. Tout cela peint parfaitement l’orgueil & la mauvaise foi des comédiens, & la servile bassesse des auteurs, qui se mettent à leur discrétion, pour une vaine fumée de gloire dramatique. Il faut que cette gloire soit bien peu de chose, puisqu’elle dépend de leur caprice & de leur avidité ; & que les comédiens soient des ames bien peu honnêtes pour voler leurs maîtres & leurs bienfaiteurs, à qui ils doivent tout ; & ces maîtres même bien dégradés à leurs propres yeux, pour se soumettre eux & leurs ouvrages à de vils histrions.

Dans tous les Journaux économiques, c’est une question fort longuement traitée, si les priviléges exclusifs sont utiles ou nuisibles dans le commerce, les arts & les métiers. Tous les Economistes sont pour la suppression des priviléges & la communication ; le Théatre s’est avisé de traiter cette question par rapport à lui. Les sentimens sont partagés : les comédiens établis sont pour l’exclusion, ceux qui voltigent pour la concurrence, & les auteurs selon qu’ils sont favorisés ou rebutés des acteurs ou des actrices, se rangent, selon leur intérêt, à l’un ou à l’autre parti. Les trois Théatres de Paris ont chacun un privilége, selon son objet ; & ils ont eu souvent des démêlés très-vifs, & même des procès sur l’étendue de leurs droits : il a fallu des arrêts pour fixer les frontieres des trois empires. Le sieur Calhava, grand enthousiaste & auteur applaudi, s’est érigé en législateur & en censeur, dans son Traité de la Comédie, trop long pour n’être pas diffus & négligé, & trop véridique pour ne pas déplaire à l’auguste tribunal. Depuis qu’il en a encouru la disgrace, il s’est hautement déclaré pour la concurrence, & veut qu’à Paris même, en dépit de l’Hôtel, on établisse un second Théatre de la Nation.

Dans le fond, ce privilége exclusif borné à Paris n’est rien ; dans toutes les maisons royales & dans celles des Princes il y a des Théatres, chaque ville du royaume a le sien, les villages en ont érigé : on ne prend aucun ombrage de toute leur immense multiplication. Dans Paris il est cent & cent Théatres de contrebande, de tous côtés, dans les maisons particuliere, les communautés, en érige qui veut, sans que l’Hôtel s’en plaigne. Il n’est donc question que des Théatres publics. N’est-ce pas assez, n’est-ce pas trop de trois ? Même ne sont-ils pas remplis. Mais il y auroit plus d’émulation, & très-souvent un plus grand nombre de pieces dont on est privé. La perte est grande ! Il n’y en a que trop ; des milliers de volumes en sont pleins ; on en seroit une bibliotheque nombreuse. Les Almanaths du Théatre en rapportent près de mille qu’on joue, sans compter des milliers qu’on ne joue pas ; & c’est ce qui abâtardit & dégrade la scène. Bien loin d’encourager les compositeurs, on devroit défendre d’en jouer, d’en composer de nouvelles : la plupart ne sont que des plagiats, la plupart choquent la Religion & les mœurs ; & en bonne police, pour l’intérêt même du Théatre, on devroit arrêter toutes les plumes. Ce n’est qu’un embarras pour les magistrats & les censeurs : toute leur vigilance ne suffit pas pour arrêter le mal ; il faudroit des armées pour contenir ces ennemis du bien. Il vaut mieux tarir la source du mal. Mais, quand même on jugeroit le Spectacle nécessaire, faut-il tant de Théatres, faut-il tant de pieces ? Le vice n’est-il pas assez fort, sans multiplier ses forteresses, ses garnisons, ses munitions de guerre, pour faire plus de ravage ?

Le privilége exclusif rend les comédiens maîtres absolu des pieces nouvelles, qu’ils reçoivent, les rebutent ou sont échouer à leur gré ; & par conséquent dégoûtent les auteurs, réfroidissent & enchaînent le génie . La morgue des acteurs foule aux pieds la France entiere . Nous ne vous donnerons qu’une ou deux pieces nouvelles. Nous vous ferons pleurer quand vous voudrez rire, & rire quand vous voudrez pleurer. Je ris de bon cœur de ce jargon aujourd’hui établi, plus ridicule que toutes les gasconades de la Garonne. Une troupe de misérables libertins composer le Théatre de la Nation ! & une poignée de spectateurs la France entiere ! Tous les Théatres du royaume ensemble ne font pas la millieme partie de la nation, nous l’avons remarqué ailleurs, & le Théatre de Paris est à peine la centieme partie de la nation dramatique. Ce sont quelques vendeurs de biere dans un camp qui disent, nous sommes l’armée entiere.

Sur la fin pourtant l’auteur se rétracte, & combat cette idée extravagante par une autre raison, en comparant les acteurs qu’il méprise aux bonnes pieces qu’il estime, & qui sont, selon lui, le vrai Théatre. Qu’est-ce, dit-il, que le Théatre de la Nation ? Est-ce vingt Comédiens qui se succèdent (quatre ou cinq cens spectateurs qui vont & viennent), ou bien plutôt Tartuffe, Cinna, Phedre, Rhadamiste, le Joueur, le Glorieux, Mahomet, la Métromanie ? Voilà le Théatre de la Nation. Comme si l’on disoit, qu’est-ce que le Parlement ? Ce sont quelques Conseillers, ou plutôt le Journal du Palais, le Journal des Audiences, Louet, Brodeau, Bardet, &c. voilà le Parlement. Le Théatre de la Nation, la France entiere : ce sont des grands mots qui ne signifient rien, ou qui ne présentent qu’une idée ridicule. L’yvresse de l’enthousiasme est un délire qui fait voir les objets doubles. Accedit fervor capitê numerusque lucernis.

Le Journal de Trévoux, Avril 1775, fait le détail d’un grand orage qui menace les Comédiens François. L’empire qu’ils ont usurpé sur les auteurs dramatiques, le despotisme avec lequel ils l’exercent, la liberté qu’ils s’attribuent de rejetter ou d’admettre les pieces qu’on leur presente, d’exclure tout acteur dont les talens éclipsent ou balancent la réputation que quelques-uns ont acquise, & qu’ils ne doivent qu’au défaut de concurrence, l’injustice de leurs arrêts a soulevé contre eux les gens de Lettres. A ces grands mots ne diroit-on pas qu’il s’agit de quelque affaire d’Etat entre des têtes couronnées ? Non : jamais plus mince objet. Ce grand différent, qui lui-même est une farce, ne regarde que des comédiens & des comédies : la manière de le terminer la plus sage & la plus utile seroit de supprimer les pieces, la Troupe & le Théatre.

I°. Le sieur Calhava, qui a des talens ; mais bien frivoles, encouragé par le public, & toujours refusé par les comédiens, se plaint sur un ton tragique que ces abus criant influent sur les mœurs & les plaisirs du public, dont le Théatre est la ressource. Il dit plus vrai qu’il ne pense : ce plaisir dangereux est une source féconde de mauvaises mœurs. Il croit que le seul moyen de les réformer seroit d’établir une seconde Troupe bien patentée ; c’est-à-dire, d’ouvrir une seconde source de corruption. Il tâche d’en montrer les avantages ; la cour, la ville l’approuvent, les gens de Lettres le désirent : je le crois lui seul tout cela.

2°. Le sieur Palissot avoit lu, dit-il, dans la plus respectable société, & devant les personnes les plus considérables de l’Etat (elles ont donc bien du loisir ?) une comédie utile aux mœurs actuelles (les Courtisannes) : sujet que le vice protège. Il l’a présentée aux comédiens ; quelques-uns l’ont reçue avec enthousiasme, la pluralité l’a rejettée comme indécente (elle doit bien l’être, si les comédiens la trouvent telleà, malgré les remontrances d’un acteur qu’on dit homme de bon sens, qui leur observa que l’objet de leur assemblée étoit de juger des convenances théatrale, mais qu’il appartenoit aux magistrats de prononcer sur les convenances morales d’un ouvrage. (Comme si, sans attendre la censure des magistrats, les comédiens pouvoit recevoir & jouer des pieces obscènes & impies, &c. parce que les convenances théatrales y sont observées.) Palissot eut recours au magistrat qui, moins délicat que les comédiens ( credat judeus appella ), l’a approuvée. Les comédiens [tant est grande la modestie des Lucreces !] l’ont encore refusée, malgré l’approbation. L’auteur, qui a consulté des Avocats, a pris la voie légale, pour les obliger à la jouer. Procès comique qu’aucun tribunal ne vit jamais. Le Théatre de la Foire pourra le juger. On a bien vu des pieces agréées par la troupe rejettées par les magistrats, pour leur indécence. Qui vit jamais les comédiens, plus séveres que la Police, trouver indécent ce que la Police juge ne l’être pas.

Mais ce n’est qu’un jeu & un prétexte. Le sieur Palissot peint les vices & l’irréligion avec une vérité, une force, une énergie qui ne peut manquer de déplaire à la cour de Thalie. On l’a déjà vu dans son Philosophe qui fit tant murmurer les sages. Les actrices se sont trouvées dans les Courtisannes, le portrait trop naturel leur a déplu, elles l’ont appellé indécent. Les sermons qui dévoilent le vice sont donc aussi très-indécens : ceux qui s’y reconnoissent ne manquent pas de s’en plaindre. Le magistrat au contraire a trouvé la piece très-décente, & l’a approuvée. Je doute pourtant que l’auteur gagne son procès, qu’aucun Juge puisse ni veuille forcer les comédiens à se jouer eux-mêmes, peindre sur leur Théatre leur impiété & leurs vices, & prononcer leur propre condamnation : & quand même on les y forceroit, l’auteur en seroit très-mal jouée.

M. Palissot, homme courageux & ferme, qui ne craint ni les actrices, ni les philosophes, a tenu parole ; il a composé un mémoire justificatif, fait imprimer sa piece avec approbation & permission, malgré les indécences que le censeur a jugé très-décentes. Les journaux ont fait une mention honorable de l’ouvrage indécent. Voici l’idée qu’en donne M. Castillon dans son Spectateur François, & dans son Journal, Mai 1775.

La vie des Courtisannes n’a jamais dû être mise sur le Théatre : elle ne l’a jamais été en Italie où elles sont tolérées ; parce que cette vie présente des objets dont on ne sauroit trop écarter l’idée. Ce qui rend si pernicieux la lecture du Satiricon de Petrone & des Dialogues de l’Arétin, & qui, à plus forte raison, rendroit insoutenable la représentation animée sur la scène. Ce qui, dans tous les temps, a fait condamner les galanteries des Angéliques, Lucindes, Colombines, & autres héroïnes des comédies, qui dans la vérité ne sont qu’un diminutif des Courtisannes, tendent les mêmes piéges à l’innocence, & entretiennent dans les spectateurs la même dépravation.

Dans le siecle passé, Moliere lui-même, que cette raison n’auroit pas arrêté, n’osa point traiter ce sujet : il eût été odieux & révoltant. Il l’étoit si fort, que la seule idée d’une Courtisanne fit tomber la tragédie de Théodore, vierge & martyre, de Pierre Corneille, quoique bonne & pieuse, & même la condamnation de ces désordres. Ces femmes étoient alors condamnées au mépris & à l’infamie, bannies de toutes sociétés honnêtes ; leur rang étoit marqué après la derniere classe des citoyens, leur nom n’étoit prononcé qu’en rougissant ; elles étoient non-seulement punies par le déshonneur, mais leurs moindres écarts les exposoient à la sévérité des loix, elles étoient renfermées dans des maisons de force, & rigoureusement châtiées. Le Théatre étoit enveloppé dans leur disgrace, les acteurs & les actrices étoient également méprisés & punis : ces deux branches du vice méritoient & subissoient le même anathême. On eût trouvé mauvais qu’un acteur comique eût fait les fonctions de magistrat, chargé de veiller sur les mœurs, & de punir les crimes. La débauche, le libertinage, la séduction, l’adultere étoient des affaires sérieuses. Georges Dandin, l’Agnès de Moliere causerent le plus grand scandale : on ne plaisantoit pas du vice.

Mais aujourd’hui que la corruption des mœurs ennoblit, accrédite, couronne, comble de biens les actrices entretenues, les courtisannes ont une importance qu’elles n’eurent jamais dans aucun siecle ni dans aucun pays même païen : on les voit d’un œil indifférent ; c’est un mêlange de considération & de mépris, d’indignation & d’égards, d’infamie & d’éloge. Leur nombre s’est fort multiplié ; elles sont le plus ferme soutien du luxe ; les arts, le commerce, l’industrie ont le plus grand intérêt à les ménager, aussi-bien que leurs amans ; & le Théatre y a plus d’intérêt que personne : elles en sont l’ornement & les protectrices.

Les suppôts du luxe & le peuple, à qui il faut du pain de quelque part qu’il vienne, ne sont pas les seuls qui se condamnent à ces égards ; les plus honnêtes gens y sont souvent forcés. Le crédit des courtisannes est incroyables ; protection, honneurs, graces, emplois, dignités, c’est par elles que tout s’obtient ou se refuse ; d’elles dépend le gain des procès & le succès des affaires. Ce sont les reines du monde ; l’honnête-homme & le fripon ont également besoin de leur faveur : & comme malheureusement le fripon est plus en état de l’acheter que l’honnête-homme, il obtient toujours la préférence. Protectrices du vice opulent, redoutées de la vertu indigente, le grand ressort de toutes les intrigues, elles voient à leurs genoux les hommes de tous les états. Quels moyens que les mœurs se rétablissent ? M. de Saint-Marc, dans un recueil de ses œuvres, plus galantes que sublimes, a fait un portrait plaisant de ces femmes & de leurs intéressés adorateurs. Des Courtisannes d’aujourd’hui le luxe insolent feroit rire ; chaque amant épris sans amour, brûle de montrer au grand jour, & sa conquête & son délire ; veut que sa belle ait une cour, qu’elle soit par-tout, qu’on admire le collier qui pare son sein, ses coursiers, sa robe, son train. N’est-ce pas à peu près lui dire, faites voir à toute la ville que vous êtes une catin, & que je suis un imbécille ?

Voici quelques traits de cette comédie des Courtisannes, où les actrices se sont si bien reconnues, qu’elles ont refusé de la représenter. Ce refus a réveillé l’attention du public, qui convient qu’elles n’ont pas tort. De te fabula narratur. Connoissez donc nos mœurs, & désabusez-vous. Ne remarquez-vous pas qu’on nous respecte ? Nous ! Une actrice douairiere prédit la plus haute fortune à une jeune ; par exemple, la Clairon à la Hus. Avez-vous moins d’attraits que Naïs & Glicere ? Vous avez pu les voir : de leurs obscurs débuts à peine reste-t-il un souvenir confus. On ignore en quel lieu se passa leur jeunesse. Eh bien, l’une est Marquise & l’autre Vicomtesse. Voici leur morale, sur le mariage honteux, auquel souvent elles parviennent. L’usage & le public sont le mépris du sage ; nous l’avons décidé. Nos plus purs sentimens ne sont-ils pas toujours l’ouvrage de nos sens ? Le moral n’est qu’un mot, tenons-nous au physique. Vous plaisez à Gernance : eh bien, tout est au mieux, L’amour avoit son but quand il forma vos yeux. Que peut-il vous manquer, avec le don de plaire ? Vous n’êtes pas venue à l’âge où je vous vois, sans tous être permis quelque essai de vos droits : J’aime votre embarras. Pourquoi vous en défendre ? Qu’un Misantrope amer, dans son triste loisir, se fasse une vertu de fronder le plaisir ; moi, je sai compatir à l’humaine foiblesse, & Ninon à mon gré l’emporte sur Lucrece.

Toute la piece est pleine de ces traits, & forme un miroir fidele. Thalie n’aime pas à s’y voir. Tout y est plein de sel & d’agrément, & même de décence, pour exprimer les mœurs les plus indécentes. Ceux qui veulent qu’on mette la nature brute sous leurs yeux, ne voudroient pas qu’on donnât le ton de la bonne compagnie à la plus mauvaise. Les personnes intéressées ne peuvent souffrir le pinceau trop fidele qui les montre à découvert : ainsi la piece a dû déplaire à deux sortes de libertins ; les uns qui se jouent de tout, & dont le palais blasé ne goûte que le gros sel des passions que le titre de la piece leur promet ; les autres qui veulent garder quelques mesures, non de vertu, elle est trop bourgeoise, mais de hauteur, de noblesse, à qui on arrache le masque. Il est plaisant de voir la sœur Javote d’un Fiacre, dire d’un ton de princesse, & le faire croire à son amant imbécile, Si mon seul partage étoit l’obscurité, s’il mettoit entre nous trop d’inégalité, vous aurai-je permis la plus foible espérance ? Qui ? Moi ! vous avilir !

Elle fait la description de son train, & de la jalousie de ses compagnes. Je leur trouve entre nous un air bien peu décent. N’as-tu pas, dans leurs yeux chargés de jalousie, vu le secret dépit dont leur ame est saisie ? Je dois m’accoutumer en épousant Gernance, à mettre désormais une intervalle immense entre ce monde & moi. Pour les humilier, je veux avoir maison, un suisse à baudrier, un sac, une livrée, enfin tout l’équipage qu’aux femmes de mon rang peut accorder l’usage ; & si quelque hasard me les fait rencontrer, je mettrai mon honneur à les désespérer. Toutes les actrices, mêmes les plus huppées ne sont que des Courtisannes, qui, du plus bas étoge, se sont élevées par la débauche, & le crime a été l’échelle de leur élévation.

Les actrices ne sont pas les seules. Combien de nobles ont eu l’origine la plus honteuse ! Des crimes furent les ressorts de leur grandeur, & le luxe seul en soutient l’idée, le plus souvent aux dépens des créanciers ; c’est-à-dire, par de nouveaux crimes. C’est roture sur roture. La plupart se sont élevés par des voies aussi roturieres que criminelles. C’est un homme en faveur, un homme essentiel : sa politique habile aux passions des grands, a su se rendre utile. Que dans ce siecle-ci le caducée honore ! (l’emploi d’un mercure) c’est un très-sûr moyen de parvenir à tout ; il n’est point d’état mieux accueilli par-tout ; c’est un art à la mode, & réduit en systême, par plus d’un important, par plus d’un abbé même. C’est l’emploi que les plus nobles font de leur bien. Son Commandeur (de Malthe) lui donne un brillant équipage, des diamans sans nombre, un train du plus grand ton : il joue à s’abymer, malgré son opulence. Ce qui arrive tous les jours aux plus riches maisons.

Le fonds & le plan de ce drame sont très-communs. C’est une courtisanne de la plus basse extraction, qui joue la noblesse, & trompe un jeune homme de condition, fou de ses charmes, que rien ne peut défiller. Le hasard découvre que c’est la sœur d’un Fiacre, & fait découvrir la fausseté d’une lettre qu’on disoit écrite par un Milord qui vouloit l’épouser. Ce jeune homme détrompé renonce à ce mariage & à sa maîtresse. C’est le dénouement des Précieuses ridicules, où des Marquis soi-disans sont reconnus pour des laquais, & de vingt autres, où une lettre venue à propos dévoile le mystere & dénoue l’intrigue. La conversation médisante sur les courtisannes & leurs amans, c’est l’imitation des médisances de Climene dans le Misantrope. Un ami qui veut désabuser, une soubrette qui gâte sa maîtresse par ses conseils, un rival supposé, se trouvent par-tout.

Mais le détail est très-bon & souvent neuf, les portraits sont fins & très-vrais : cette toilette, vîte, vîte, un miroir , cette plume élancée avec grace , les nouvelles étoffes examinées, essayées, cette dame d’atours consultée, ce mépris des amans qui la payent, & qu’elle favorise pour les voler, leur age, leur figure, leur caractere, ce goût pour un petit-maître frivole & romanesque, sa figure est charmante, voilà ce qu’il vous faut , les mœurs des courtisannes, leurs intrigues, leurs manœuvres, leurs mensonges, leurs friponneries, leur avarice, leurs inconstances, les folies, l’aveuglement de leurs amans : Moliere tant vanté n’a rien de mieux. Il est vrai que tout est dans le comique sérieux. Mais est-ce un crime de n’avoir point semé ces bouffonneries de Tabarin dont Moliere amusoit le peuple ? Palissot n’a pas prétendu, comme Moliere, faire rire pour gagner de l’argent.

Je ne sai pourquoi cet écrivain, dont l’esprit n’a pas besoin du secours de l’indécence, qui paroît avoir de la religion & des mœurs, a mis en sept à huit endroits des Abbés sur la scène ; & même les y défigure pour les ridiculiser. Il n’ignore pas que les Ordonnances de nos Rois ont défendu rigoureusement de jouer les Ecclésiastiques & les Religieux, même d’employer leurs habits ; que Moliere, Corneille, Racine, Quinault ne l’ont jamais fait ; qu’on n’eût osé le faire sous le regne de Louis XIV ; que ces portraits vrais ou faux font mépriser la Religion dans ses ministres : au reste ces portraits sont outrés. Je sais qu’il y a des Ecclésiastiques qui deshonorent leur caractere, il y en a dans tous les états. Mais y en a-t-il qui portent la corruption jusqu’à fournir aux passions des autres, s’honorer du caducée, & ériger cet art en systême ? En voit-on beaucoup maîtres de musique & d’instrumens ? Quelquefois des musiciens de Cathédrale en vont donner des leçons. Obligés de paroître au chœur, ils arborent un petit-collet. Ce ne sont point des Abbés, ils n’ont pas même la tonsure : ce sont des gens gagés, qui gagnent leur vie à chanter, & qu’on veut incorporer au Clergé pour lui en faire un crime. Qu’est-ce que cet Abbé Fichet, qu’on ne fait venir que pour rimer à colifichet, à qui on faire dire des sottises, pour livrer au ridicule, dans la personne, l’Etat ecclésiastique, & par une suite inévitable, contre l’intention de l’auteur, la Religion même ? Tout autre qu’un Abbé auroit rempli le même rôle. Pourquoi le choisir sans nécessité, par préférence ?

Les actrices n’ont pas eu tort de se fâcher contre Palissot, & de refuser de jouer sa piece. Les Dames accoutumées à recevoir des hommages, qui disent avec autant de surprise que de fierté : Ne remarquez-vous pas qu’on nous respecte ? Nous ! ont dû voir avec autant de fierté que de surprise, que la peinture de leurs mœurs n’étoit pas trop respectueuse. Il est vrai qu’on ne les nomme pas, & qu’il est bien des femmes dans le monde qui leur ressemblent : mais ce sont leurs traits, leur langage, leurs allures ; personne ne peut s’y méprendre. Elles ont eut la sincérité de s’y reconnoître & d’en faire l’aveu : mais, de dépit de se voir si laides, elles ont cassé le miroir trop fidele qui les représente au naturel. Les courtisannes du monde ne sont que les éleves du Théatre : c’est-là qu’elles habitent, qu’elles forment leur goût & prennent des sentimens, qu’elles étudient les regles de la toilette. Sans monter sur la Scène, ce sont des vraies actrices : il est juste que la gloire en revienne aux maîtresses dont elles prennent les leçons.

Palissot, qui ne l’ignore pas, ramene partout le Théatre, & de tous ses personnages en fait des amateurs : Opera, Bal, Vauxhal, Comédie, ils font de tout. Nous avions eu dessein d’aller à l’Opéra ; mais au Chevalier Gluk nous t’avons préférée. Son amant la quitte impitoyablement pour prendre à l’Opéra la célebre Amélie. Aux spectacles, aux Bal, il la suit comme un ombre. Il doit y chanter, y jouer au proverbe. C’est ma fureur à moi qu’un proverbe. Auriez-vous cette nuit des projet de Vauxhal ? On a parlé d’un Bal qui doit être charmant. Nous pourrons sous le masque y parler librement. Une merveille rare, un Opera du dernier beau ; courez me fermer une loge. Une loge est un régal pour moi , &c. L’envie d’aller au Spectacle occasionne tout le dénouement. Le grand mérite d’un auteur nouveau, c’est qu’il sait tout gazer si délicatement ! Voilà en effet l’état actuel du Théatre qu’on appelle décent. On y fait tout gazer si délicatement ! La gaze est un voile bien léger pour être au goût de la modestie.

D’autres ennemis de M. Palissot bien plus redoutables, ce sont les Philosophes : ils regnent sur le Théatre dont ils sont les protecteurs déclarés, & leur doctrine y est dominante. La premiere piece de cet auteur fit dans leur cœur une plaie profonde qui saigne encore, manet altâ mente repostum  ; la nouvelle piece l’a rouverte. Outre les traits qu’on leur lance, on y introduit une philosophie qui étale tout le venin de sa doctrine. On auroit pu se passer de ce personnage ; mais, mais comme les courtisannes ont une dose de philosophie dont elle se font honneur, ce rôle n’y est point déplacé, & il l’embellit.

L’usage & le public sont le mépris du sage ; nous l’avons décidé. Nos plus purs sentimens ne sont-ils pas toujours l’ouvrage de nos sens ? Pourquoi chercher ailleurs un bonheur chimérique ? Le moral n’est qu’un mot, tenons nous au physique. Peu fait pour consulter l’opinion commune, je prétens n’exister désormais que pour moi. On croit impunément pouvoir braver les mœurs, & que de la raison le souverain empire releve un homme libre au-dessus des clameurs de ce peuple insensé qui crie au nom des mœurs. Ma foi, le vrai bonheur est de vivre pour soi. Je suis tout bonnement la loi de la nature, & m’embarrasse peu si le monde murmure. Le mariage au fonds n’est qu’un nœud populaire, qu’un pis aller. L’hymen n’auroit jamais trouvé grace à mes yeux. L’intérêt est le Dieu qui captive les hommes. Le bonheur, comme on sait, tient aux opinions. La sienne est de braver la sagesse incommode, & chacun a le droit d’être heureux à sa mode. Rosalie est encore un effet très-stérile ; mais un jour sa beauté pourroit le rendre utile. Il faut le ménager : on ne sait quelquefois l’espoir qu’on peut fonder sur un pareil minois, &c. Ma foi, cette morale est du moins très-commode, &c. On ne se laisse pas impunément démasquer, & M. Palissot est heureux qu’on s’en tienne au refus de sa piece.

Ce désordre n’existoit pas du temps de Moliere, il n’a pu par conséquent être attaqué sur son Théatre. C’est un ridicule du vice qui augmente le riche domaine de Thalie : ridicule de notre siecle, qui n’existera peut-être pas dans le siecle suivant. Palissot en a fait le sujet de sa piece, & les actrices ont cru devoir s’en offenser. C’est mal connoître leur intérêt d’avertir toute la terre de la justesse du portrait. Il y a plus que du ridicule dans ce crédit révoltant. La corruption qu’il suppose, le scandale qu’il donne, les manœuvres qu’il occasionne, les injustices qu’il fait commettre, ne sont-ils pas de vrais crimes, des vices odieux, dignes de la sévérité des loix ? Si les vices produisent aussi des effets ridicules, ce qui est ordinaire, la Comédie ne peut-elle pas les saisir & les livrer, avec leur cause, à la risée publique ? Ainsi Moliere trouve dans les vices odieux de l’hypocrisie & de l’avarice des ridicules dont il fait deux comédies ; l’importance des courtisannes, l’aveuglement de leurs amans, sont des effets de la débauche : effets ridicules dont la Scène s’empare. C’est au magistrat à poursuivre & à punir la corruption qui en est le principe.

Le comble de la perversité des mœurs seroit que les actrices eussent assez de crédit pour empêcher la représentation d’une piece approuvée, parce qu’elles y croiroient leur dignité compromise ; ce seroit un ridicule de plus à peindre, & qui caractériseroit singulierement notre Théatr & notre siecle. L’impression & la publicité de cette piece mettent les Comédiens dans la nécessité de la représenter, ne fût-ce que par la crainte des conjonctures bien fondées que le public pourroit tirer de leur refus. Sont-ce même des conjectures ? La vie, le crédit, le luxe des actrices sont-ils douteux ?

Le même Journal parle d’un certain Georges Silléi, dont la conduite & les ouvrages qu’on a donné au public, forment un contraste singulier. Cet auteur se donna toute sa vie pour l’un des plus rigides Non-conformistes de la Grande-Bretagne : cependant son extrême sévérité ne l’empêcha pas de composer incognito huit pieces de théatre. Il avoit la sagesse de les garder dans son porte-feuille. Après sa mort on les a impitoyablement imprimées dans le Recueil de ses Œuvres dévotes. Elles prouvent que cet auteur non-conformiste croyoit pouvoir allier la science du Théatre & le génie dramatique, avec la morale sévere dont il faisoit profession & arboroit les apparences : il se trompoit dans l’un & dans l’autre. La Religion ne connut jamais l’alliance de la Scène avec la piété, le bon goût approuve aussi peu ses productions théatrales : tant il est facile de s’aveugler sur ses talens & sur ses devoirs. Ce n’est pas que dans ses drames il n’y ait bien du sang répandu, des crimes attroces, des fureurs épouvantables : avec tout cela, ses tragédies, absurdement terribles, n’inspirent que le plus froid & le plus léthargique ennui. Celle qu’il a pieusement intitulée le Héros Chrétien, la moins mauvaise peut-être, est fort au-dessous des médiocres : c’est une Clytemnestre qui fait assassiner son mari, & ne rachette son crime par aucune beauté théatrale, encore moins par quelques traits de religion ou de morale. Un trait plaisant de M. de Saint-Marc caractérise ce ridicule assemblage. Nicolet, nouvelle musique, tragédie bourgeoise, politique, romans, sermons & cætera, tout agite, rien n’intéresse, on parle du Turc à la Messe, & puis du Pape à l’Opéra.

M. le Marquis Algarotti a aussi eu des plaintes à porter pour un sujet semblable : une comédie contre les Sigisbées. Ce mot est un sobriquet populaire en Italie, comme Duegne en Espagne, Mentor en France. Un Sigisbées. est un homme poli qui accompagne les femmes à l’Eglise pour leur faire honneur, une espece de Mentor sur lequel se repose un mari jaloux, un pere vigilant, un Espagnol sur une Duegne, un François sur une Gouvernante, les Princes sur une Dame d’honneur. C’est peut-être une imitation du Sincelle qu’avoient les Evêques grecs, & jusqu’aux Patriarches, qui les suivoient par-tout & veilloient sur eux. Tout dégénere dans ce monde : ces gardiens de l’honneur des femmes devinrent leurs corrupteurs, des entremetteurs de galanterie d’autant plus dangereux qu’on s’en défie moins. Tous les maris ne sont pas aussi crédules ; il en est beaucoup qui ne voient en eux que des amans déguisés. Quelquefois, pour se venger, ils se font les Sigisbées d’une autre femme, & même de la femme du Sigisbée de la sienne : c’est une sorte de compensation. On n’a pas besoin en France de ces artifices ; les femmes y ont la plus grande liberté, & les maris beaucoup d’indifférence.

Le Marquis Algarotti, indigné contre ces manœuvres trop fréquentes, sur tout à Venise, a fait deux comédies, ou plutôt une comédies fort longue, qu’on peut partager & jouer à deux fois, sous le nom de l’Ami sage, pour tourner en ridicule ces Tartuffes & les maris crédules qui s’y fient. Cette piece est décente & pleine de bonne morale : en cela bien différente du Tartuffe de Moliere, ouvrage licentieux & impie. Cet ami véritable ne prêche que la vertu : il préserve la femme & la fille de son ami des attaques de la galanterie & des ruses des Sigisbées, Le Sigisbeat est un métier qui fait vivre bien du monde, & quelquefois faire fortune. On doit s’attendre qu’il persécutera vivement la main vertueuse qui le démasque, comme les Philosophes & les Courtisannes n’ont jamais pardonné à M. Palissot, peintre trop sincere. L’auteur italien dit dans sa préface : Ma piece a été abhorrée & détestée des beaux esprits. C’est en effet à moi une hardiesse énorme de toucher à un art si respectable, en répandant le mépris sur ceux qui le professent. J’ai ri de leur colere, j’en ris encore. Le vice ne peut souffrir les portraits qui le démasquent, ni les leçons qui en donnent horreur.

C’est ce qu’on voit clairement dans les Lettres de la Marquise de Pompadour, Lettre 44, à qui l’irréligion & le libertinage ont de très-grandes obligations. Vous vous moquez de moi , dit-elle, avec votre comédie des Philosophes : c’est un libelle grossier & sans esprit. J’ai eu bien de la peine de la lire jusqu’au bout, & je suis étonnée que les Magistrats aient permis la représentation d’une satyre personnelle. Mais quel est donc ce Palissot qui se donne pour protecteur de la Religion & de la vertu, contre des gens de lettres, qui passent pour religieux & vertueux ? Cet homme-là a mauvaise réputation. La passion rend aveugle. Tout cela est faux & injuste. M. Palissot est un homme d’esprit, très-connu dans la République des Lettres ; sa comédie des Philosophes est très-ingénieuse, ainsi que celles de l’Homme dangereux & des Courtisannes ; ses ouvrages en prose ne le sont pas moins, rien n’en a dû empêcher la représentation. Il est vrai que les portraits sont fort ressemblans, que son pinceau est vif, piquant & énergique. On a pu sans doute en faire des applications personnelles, comme dans toutes les comédies de caracteres on l’a toujours fait, on le fera toujours. Combien de clefs n’a-t-on pas donné des Caracteres de la Bruyere ? Les personnes qui ont cru s’y reconnoître ont jetté les hauts cris, jusqu’aux comédiens, gens peu en droit de se plaindre de la censure, & depuis long-temps accoutumés au mépris des gens de bien, & qui ont osé faire le procès à cet intrépide adversaire du vice & de l’irréligion. Mais les gens dont la vertu dirige les suffrages, payent à son zele & à ses talens le juste tribut d’éloges qui lui sont dus, & qui valent bien la mauvaise humeur de la Marquise.

De plusieurs pieces que le sieur Mercier dit avoir si bien réussi qu’elles ont été traduites en plusieurs langues, peut-être par lui-même, il en présenta une aux comédiens qui fut enfin reçue contre vent & marée, après huit mois de sollicitations. Malgré sa réception, on ne l’a pas jouée. Il en présenta une seconde, & en a vainement sollicité la lecture pendant un an. Pour se debarrasser de ses sollicitations, on a rompu avec lui, & on a pris pour prétexte quelque ouvrage qui attaque les comédiens. Il invoque la voie juridique, il a consulté des Avocats qui lui donnent gain de cause. La Clairon fit de même un Mémoire, & obtint une longue Consultation du Sieur Huerne : le succès n’en fut pas heureux. Il se présente armé d’une consultation, comme le sieur Calhava d’une approbation : les comédiens s’embarrassent aussi peu des Avocats que des Magistrats. Ce Mémoire & cette Consultation sont imprimés. On y voit les détails de cette grande & importante affaire, avec tout l’appareil des loix, ordonnances, réglemens, arrêts qui n’y ont jamais pensé. A l’exemple de Palissot, les voies juridiques contre les comédiens, inconnues jusqu’ici, deviennent à la mode. Le sieur Mercier, auteur médiocre de la tragédie d’Olinde & de Sophronie, réchauffé assez mauvais de Mahomet, des Druïdes, des Guebres, d’Argillan, d’Ericie, de Melanide. &c. drames tous faits contre la Religion. Un Prêtre Mahométan vomit cent blasphêmes contre le Christianisme ; deux Chrétiens sont martyrs de leur foi, ce qu’on leur reproche comme un fanatisme, & celui qui les fait mourir, vrai & seul fanatique, est comblé d’éloges ; la gloire du martyre est anéantie, le martyre est un crime, cette preuve si touchante de la Religion est frivole, les Martyrs sont des foux qui se font tuer mal-à-propos, & leurs persécuteurs Neron, Diocletien, Dece, &c, de vrais sages, qui ont bien fait de les exterminer. Ce déchaînement fort inutile contre le fanatisme, l’invitation aux gens de lettres d’écrire contre ce fantôme, ont de grands inconvéniens : l’impiété se cache & défigure la Religion sous ce prétexte ; ce qui rend fort suspect celui qui à tout propos s’en enveloppe. M. Mercier tâche de s’excuser dans sa préface, il sent que cette conduite a besoin de justification. Un Chrétien doit-il en avoir besoin ? Où est-il donc ce fanatisme ? Ne regne-t-il pas au contraire une tolérance excessive ? On n’est si zélé pour la tolérance que quand la foi est douteuse : la piété ne se fait pas de chimeres pour les combattre, ou plutôt pour ébranler la vérité, & remplir l’imagination d’idées fausses, & de principes de libertinage & d’irréligion. Les comédiens seroient louables de refuser ces pieces par ce motif : mais ils se sont expliqués sur le principe de leur conduite.

Natalie, drame en quatre actes, contre le précepte d’Horace, qu’on a refusé, méritoit quelque grace de Nosseigneurs du Thalie. Le style en est décent, & quelques situations attendrissantes : mais elle blesse les bonnes mœurs, comme bien d’autres, en intéressant pour un séducteur, une fille amoureuse qui se fait enlever par son amant, & pour le fruit illégitime d’une union clandestine faite à l’insu des parens, sans observer aucunes regles, ni canoniques, ni civiles, à qui on donne le nom sacré de mariage, & qu’on tâche de réhabiliter par le consentement forcé du père ; au lieu de donner horreur des intrigues qui deshonorent les familles. Il est contre les bonnes mœurs d’autoriser ce que les loix condamnent, d’applanir les routes du vice, d’encourager le libertinage. On y ajoute l’horreur d’un amour incestueux & bigame du père pour sa propre fille, qu’à la vérité il ne connoit pas ; mais qu’il veut épouser, quoique marié, par une infidélité odieuse qu’il cache à la fille qu’il a enlevée, trompée & deshonorée par un mariage apparent : voilà le héros que le succès couronne. Le tissu de crimes n’est pas ce qui l’a fait proscrire par la chaste troupe des actrices, fort initiées dans de pareils mysteres.

Revenons aux griefs de nos héroïnes. Dans son Traité de l’Art Dramatique, le trop véridique M. Mercier a la témérité de dire, Nosseigneurs les Comédiens doivent être subordonnés à l’Auteur : ils tyrannisent jusqu’à nos plaisirs. La plupart font regretter les masques des anciens, qui multiplioient les acteurs en chargeant leur visage aussi souvent qu’ils changeoient de rôle. Nos acteurs & nos actrices sont gauches, d’un front inanimé, d’une tournure désagréable, ne sachant pas faire la révérence. Le Gouvernement a raison de laisser subsister l’infamie prononcée contre les comédiens, l’honnêteté publique l’exige ; c’est la loi de tous les temps, fondée sur l’opinion universelle. En embrassant la profession, le comédien s’y assujettit, &c. Que deviennent les apologies du Théatre ? Voilà un amateur, un auteur, un législateur, qui pense, qui parle comme les Canons, les Loix de l’Eglise & les Peres.

Ces vérités sont attroces. La noble, la pieuse Troupe a raison de n’avoir rien de commun avec cet audacieux Ecrivain, qui cherche à la couvrir d’infamie & de ridicule : elle mériteroit ces odieuses imputations, si elle avoit la foiblesse de mollir & de se charger des ouvrages de ce calomniateur, même de les entendre, jusqu’à ce qu’il ait autentiquement réparé ces insultes d’une manière aussi notoire que l’injure a été publique. On a beaucoup ri de cette excommunication, & le sieur Mercier aurolt dû en rire comme les autres : mais il a paru redouter l’immortalité du registre où elle est écrite, qui certainement ne passera pas à la postérité la plus reculée. Il eut recours au Parlement pour demander justice, & par-là il immortalise leur registre. Les comédiens sont fort glorieux de ce procès. Jamais on n’avoit mis tant d’importance à leurs oracles ; quelques sifflets, quelques chansons, quelques coups de bâton, étoit la réponse qu’on leur avoit faite, & la seule qu’ils méritoient. Mais faire retentir le Barreau, occuper la balance de Thémis du refus de jouer une comédie, voilà du grand ! La Troupe ne manquera pas de mettre dans ses archives cette cause singuliere au nombre de ses titres de noblesse ; ils ont même menacé de l’évoquer au Conseil, pour promener leur gloire & montrer leur crédit. Ils comptent beaucoup sur la faveur des actrices par-tout fort puissantes.

Dans la requête à la Grand’-Chambre, le sieur Mercier demande que la délibération soit biffée, avec dépens, dommages & intérêts ; défenses aux comédiens de plus à l’avenir en prendre de pareilles, & ordre de jouer la piece refusée : & par un crime de rébellion & de leze-majesté, il met au jour le despotisme du tribunal comique, l’oppression tyrannique exercée sur les poëtes, & même sur le public, par le refus des drames qui auroient augmenté ses plaisirs. Il expose les abus innombrables de la tyrannie : abus si énormes, qu’il semble qu’à mesure que la verge philosophique frappe sur la barbarie qui dégradoit la nation, la barbarie va se réfugier dans les foyers. C’est une feconde Saint-Barthelemi contre laquelle il se déclare protestant. Il en conclut que ces abus étant un fait de grande & de la plus grande police, la Grand’-Chambre est seule compétente pour en juger. Il auroit dû demander l’assemblée des Chambres, & la Cour garnie Pairs.

Cependant comme il est conscientieux, il rend justice, reconnoît que ces acteurs si gauches sur le Théatre, sont très-habiles pour leurs intérêts. Par le règlement de 1757, la part de l’Auteur est prise sur la recette nette, après avoir prélevé les frais ordinaires . Le mot de recette, disent les comédiens, ne doit s’entendre que de ce qui se reçoit à la porte. Ils ont fait des abonnemens à tant par an à bien des gens qui ne veulent pas prendre la peine de payer chaque fois. Ils y gagnent même ; la somme totale ne va pas si loin que le paiement en détail. Pour multiplier ces abonnemens, ils ont fait construire de petites loges qui se paient à l’année ; ils en ont mis partout : ce qui rétrecit le parterre & le théatre, & gêne le public. Les auteurs ont dit, les abonnemens de ces petites loges vont à deux cens mille francs, faites-nous-en part. Non, disent les comédiens ; cette somme ne se reçoit pas à la porte, notre caissier la reçoit dans son bureau : elle n’est donc pas dans l’état de la recette dont parle le réglement. Bien plus, par un autre article du réglement, l’auteur n’en a aucune, quand deux fois de suite la recette est au-dessous de 1200 liv. en hyver & 800 liv. en été : ce qui est fort ordinaire par le petit nombre de places libres, & prive les auteurs de leurs droits : enfin le tribunal est plein d’abus. L’humiliation des gens de lettres, la corruption, la partialité des juges, la manière d’opiner, le jugement des pieces, la liberté d’entacher, flétrir les auteurs, de refuser leurs ouvrages, de leur fermer la carriere, de décourager les talens, &c. demandent la plus prompte réforme.

Les amis communs ont travaillé à négocier un traité de paix entre les couronnes, & engager M. Mercier à quelque réparation. Il en est bien éloigné : la forme de la réparation est d’une difficulté presque insurmontable. Le prévenu conduit par la Troupe au bord du Théatre, à genoux & la corde au cou, dira au parterre, avec une vive douleur : Méchamment & calomnieusement j’ai couvert la Comédie Françoise d’infamie & de ridicule. Je reconnois que tous les membres de l’Aréopage, également éclairés & équitables, ont pour les gens de lettres les égards, le respect, la déférence que tout subalterne doit à ses bienfaiteurs & à ses guides ; que toujours fideles à leurs engagemens ils n’ont jamais séparé leurs intérêt de ceux de leurs maîtres, jamais affecté de prédilection offensante, jamais cherché à les désespérer par des tons despotiques & des délais éternels ; que les jugemens de la Troupe, tous inspirés par un goût infaillible, précédé d’un mûr examen, motivés par la plus saine raison, méritent en tout temps les acclamations du public ; que les gestes toujours d’accords avec la pensée, toujours variés comme la déclamation, toujours nouveaux comme les rôles, offrent tour à tour, dans le même acteur, la dignité d’un héros & la lâcheté d’un perfide, les traits mâles d’un sauvage & l’air efféminé d’un Sibarite ; que les femmes du Théatre, ausi chastes que modestes, aussi décentes que desintéressées, aussi vertueuses que sensibles, n’ont jamais séduit l’innocence, dupé la bonhommie, outragé l’hymen, dépouillé les familles, introduit le désordre dans la société ; que dans tous les siecles & chez tous les peuples, la profession de Comédien fut une profession noble & honnête ; qu’on a partout puni l’Ecrivain téméraire & séditieux qui a osé ébranler une opinion si respectable, & que le meilleur moyen d’établir les bonnes mœurs & la vertu, de détruire le faste, le luxe, la dissolution, c’est d’engager le Gouvernement à combler les Comédiens d’honneurs & de richesses. Quand le sieur Mercier pourroit faire cette profession de foi, trouveroit-il sous le ciel des esprits assez dociles pour adopter ces vérités nouvelles ? Trouveroit-il même un croyant parmi ses admirateurs & ses amis ? Le Journal de Trévoux, de qui nous avons pris cet extrait, doit avoir bien du courage. Ne craint-il pas quelque excommunication ?

Ce genre de réparation a été pris de Boileau dans sa Satyre IX. Toutefois, s’il le faut, je veux bien me dédire, & pour calmer enfin tous ces flots d’ennemis, réparer dans mes vers les maux que j’ai commis. Je le déclare donc, Quinault est-un Virgile, Pradon comme un soleil en nos ans a paru, Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru, Cotin à ses sermons traînant toute la terre, fend les flots d’auditeurs pour aller à la chaire, Saufal est le phénix de tous les beaux-esprits, &c. J’ai grand peur que M. Mercier ne réussira pas mieux que Boileau. Mais ne voyez vous pas que leur troupe en furie, va prendre encore ces vers pour une raillerie, & Dieu sait de quel air des rimeurs en courroux, & des auteurs blessés s’en vont fondre sur vous, traiter en vos écrite chaque vers d’attentats , &c. Mais comment les Comédiens ont-ils tardé si longtemps à se plaindre ? Les critiques de leurs talens & de leurs mœurs sont journalieres ; on en feroit, je ne dis pas des volumes, mais des bibliotheques. M. Mercier n’en a pas répété la millieme partie. En se livrant au public, l’acteur ou l’actrice s’expose à tous ses traits, il est esclave né de quiconque l’achete . Jusqu’ici on s’en embarrassoit peu, pourvu que la recette fut bonne & l’amant libéral, on laissoit tout dire & tout écrire. Il faut ; pour avoir encouru la disgrace des dieux & des déesses, que M. Mercier se soit présenté à leur autel les mains vuides. Ceci est un crime, & l’arrêt un édit bursal ; il sera aisé de tout ramener & d’obtenir tous les suffrages, si l’on veut les acheter.

M. de la Jonchere, aussi coupable envers l’Opéra, n’a pas craint d’allumer la foudre : mais l’Académie de Musique, plus indulgente que la Comédie Françoise, n’a ni rejetté la piece, ni excommunié le coupable, ni demandé de réparation, elle a généreusement pardonné tout. Car que n’en dit-il pas ? Ce spectacle est encore dans son enfance : il n’a fait aucun progrès depuis son institution, Quinault & Lulli n’ont point de successeurs, il a même perdu beaucoup en tout, poësie, musique, danse, chant, déclamation, machines, tout y est foible, par un motif assez bas, mais dominant dans toutes les troupes ; c’est que le poëte, le musicien, l’acteur sont mal payés. Qu’on récompense bien, & l’on verra éclorre les talens & les succès, comme les hommes des dents que semoit Cadmus. Les bons sujets sont très-rares ; on ne fait ni rimer, ni danser, ni chanter ; on ne fait pas même l’enseigner. Il y a bien des écoles, mais elles sont très-mauvaises : il faut en établir d’autres qui soient utiles aux talens & aux bonnes mœurs ; l’un & l’autre y sont en décadence. L’optique & la perspective sont mal ménagées, les décorations maussades, & souvent ridicules, les machines sont puériles. On se plaint de la frivolité de la nation & de la corruption des mœurs : le Spectacle en est la cause. Qu’on cesse d’amuser le peuple par des frivolités, il cessera d’être frivole ; qu’on ne débite plus sur la Scène une morale corrompue, il aura de bonnes mœurs ; qu’on éleve l’ame, qu’on annoblisse les passions, on formera des héros, ils auront le principe & le goût de toutes les vertus : la nature du plaisir décidera du reste ; il est le mobile de tout, & le Théatre en est le grand ressort. Ni M. Mercier, ni personne n’en a dit davantage. O fortune aveugle, qui place à son gré au bas de la roue, ou au plus haut degré !

Cependant cet auteur si rigide veut conserver à l’Opéra deux choses très-dangereuses pour les mœurs, la danse & la musique. Il les croit essentielles au plaisir du Spectacle (non à la vertu apparemment) ; mais il veut les perfectionner selon ses idées. Il distingue deux sortes de danses [& de même de musiques] l’une imitative. C’est une espece de pantomime qui embellit l’action, si elle est faite à propos, & liée au sujet. Les roulades du rossignol, des ruisseaux, de la foudre sont des pantomimes de chant. Il est aussi des vers imitatifs : ce sont des expressions pantomimes. L’autre danse est expressive, celle qui rend le sentiment. Langage muet que le goût du plaisir a réduit en art, & que la Sallé avoit portée à une si grande perfection, qu’elle peignoit tous les transports, tous les rafinemens, toutes les nuances de la volupté ; de l’abondance du cœur la bouche parle, les yeux, les mains, les pieds, l’attitude ne parlent pas moins. La musique a son expression aussi. La langueur, la colere, la tristesse, la gaieté, l’emportement ont dans les tons, les mouvemens, les consonnances, une palette chargée de toutes les couleurs, que le pinceau de Lulli, de Campra distribuent avec art. Les langues ont de même des déclamations, des mots rudes, des mots coulans, qui n’annoncent pas moins les mouvemens du cœur.

M. de la Joncherie reconnoit que tous les arts de luxe & de volupté ont une influence marquée sur les mœurs, sur-tout la danse & la musique, dans la perfection où elle sont parvenues en France, relativement à la peinture & au sentiment du plaisir, elles ne sont plus indifférentes. Ces arts séducteurs ne peuvent manquer de corrompre le spectateur, nous l’avons souvent dit. Peut-être en croira-t-on un homme du métier, à qui l’expérience a appris à donner des leçons, & à qui la vérité & le zele sans doute les arrache ? Il les donne impunément. L’Opéra ne s’est pas élevé contre son maître : heureux s’il en profite !

La même aventure encore plus intéressante est arrivée au sieur Beaussol, auteur de la tragédie des Arsacides. Il y a trente ans qu’elle fut présentée aux comédiens, approuvée & reçue : mais, je ne sai par quel caprice (peut-être l’auteur n’avoit pas payé son début) on ne voulut pas la représenter. Après trente ans de patience & de priere, il vint des ordres de la Cour de la jouer. On l’apprit tant bien que mal, enfin elle a paru deux fois sur le théatre, & n’a jamais réussi : il falloit s’y attendre, quelque bonne qu’elle puisse être. Les comédiens sont vindicatifs autant que bizarres, & ce qu’on fait avec dépit & avec répugnance ne réussit point. Journal de Trévoux, 3 Décembre. Mrs. Castillon sont instruits & sans partialité. Jamais piece ne fut plus mal représentée, excepté la Gervais qui fit tout ce qu’elle put pour bien remplir son rôle, mais que la nature servit très-mal, les autres acteurs & actrices sembloient se piquer à l’envie de faire tomber cette tragédie, Larrivée & la Sainval jouerent on ne peut pas plus ridiculement, & l’emporterent sur leurs camarades, par une monotomie insupportable, & par un débit si traînant qu’ils triplerent la longueur de leurs rôles. Le tumulte du parterre s’accrut au point qu’il n’eût pas été possible d’entendre les acteurs, quand même ils n’auroient pas eu la malice de baisser le ton à mesure que le parterre élevoit le sien. La piece tomba, & la troisieme représentation qui avoit été annoncée n’a pas eu lieu. L’inconstance & la bizarrerie, la désobéissance & la hardiesse des comédiens sont inexcusables, de s’obstiner pendant trente ans à refuser la représentation d’une piece reçue, & de la jouer mal, quand l’autorité la leur faire jouer. L’auteur étoit en droit de porter ses plaintes ; mais il s’est contenté d’en appeler au jugement du public, en imprimant sa piece avec approbation & permission. Il a consigné son mémoire jusques dans le titre, Tragédie récitée au Théatre. J’appelle, dit-il, les représentations des récitations, parce que les acteurs ne se sont pas donné la peine d’apprendre leurs rôles par cœur, & qu’ils y ont eu une négligence caractérisée qui naissoit encore plus de leur mauvaise volonté que de leur paresse habituelle. Ils n’ont point étudié les convenances, ni réfléchi sur les caracteres ; jusqu’aux entrées & aux sorties, tout a été fait à contre-sens : le machiniste fit aussi fort mal son devoir, & couronna l’œuvre du complot, en gâtant la fin de la piece.

Il y a dans cette piece, Acte IV, Scene I, un portrait du Sénat Romain, que l’on a eu la malignité d’appliquer aux Magistrats amateurs du Théatre que les comédiens ont voulu ménager.

Pensez-vous que des jeux du cirque & du théatre
De jeunes Senateurs pensent de nous abattre ?
Appréhenderons-nous un peuple spectateur,
Qui chérit un soldat moins qu’un gladiateur ?
Un peuple de cliens, d’esclaves ou de traîtres,
Qui rampe ou qui périt sous le joug de cent maîtres
Et qui n’impose plus à tant de rois divers,
Que par l’éclat d’un nom qu’il eut dans l’univers.

Il est vrai qu’on y donne lieu, & que parlant des amans de Rosalie, & qu’elle méprise, Je vois à votre char un de nos Sénateurs, un petit-maître en robe a pour moi peu d’appas  : mais il n’est pas juste de faire payer à l’un les fautes de l’autre. Malheureusement les circonstances du temps & du procès fait au comédiens les ont mis de fort mauvaise humeur : dans ce même temps il a paru divers ouvrages où on ne les ménage pas. Lettre à Eugénie. M. Desprez de Boissi, &c. L’actrice Dumesnil est comme une ode de Pindare, elle est plus haute que les nues, & on ne peut guere la comprendre, c’est la Corneille des actrices. Il est singulier qu’il reste si peu d’esprit aux comédiens, malgré tout ce qui leur passe par les mains. Nous sommes plus comédiens que ceux qui montent sur le Théatre : ils ne jouent que trois heures, & nous jouons tous les jours. Nous jouons les rois, les héros, les maris, les amans, les honnêtes-gens : ce dernier rôle est celui dont on s’acquitte le plus mal. Il est vrai que les comédiens, après avoir paru sur la Scène viennent dans le monde comme les autres, & jouent mieux que les autres : ils se sont exercés sur le Théatre, & après avoir quitté le masque, ils continuent à représenter l’honnête-homme, la prude, l’Agnès, &c. Voici un trait qui feroit rire, s’il n’intéressoit la Religion : le fils de Veronese, comédien italien, se dit voué à Saint François, & porte l’habit de Capucin. Il n’a que quatre ans : il a eu l’impudence de le présenter à la Reine, qui a bien voulu rire de la momerie ; il lui a fait un compliment le premier jour de l’an, en lui souhaitant d’avoir un Dauphin cette année. Ce mêlange de dévotion & de libertinage, le père Arlequin, le fils Capucin, l’un dévoué au vice, l’autre à la pénitence, ne peut trouver grace qu’aux yeux d’un Comédien.

Mémoire et consultation,

Pour le sieur Mercier, contre les Comédiens.

Il s’est élevé un Tribunal qui s’arroge le droit de juger les Auteurs & leurs Ouvrages, qui ouvre & ferme à son gré la carriere du Théatre, qui exerce sur les Ecrivains dramatiques l’empire ou plutôt le despotisme le plus absolu. Ce Tribunal qui domine cette partie si intéressante de la Littérature, n’est cependant pas composé de Gens de Lettres ; ce n’est point cet Aréopage littéraire, où le génie, le patriotisme & la vertu ont seuls droit de prendre place, c’est la Troupe de Comédiens Français ; établie pour être l’organe des Auteurs, elle est parvenue à s’en rendre l’arbitre. Dans l’orgueil que lui inspirent des applaudissemens, elle a confondu l’art de rendre les pièces, avec le génie qui les crée, avec le talent, peut-être non moins rare, de les apprécier. On lui pardonneroit volontiers cette méprise ; il faudroit des ames privilégiées pour résister aux illusions d’un amour propre exalté par les regards continuels du public ; mais ce qu’aucun motif ne peut excuser dans aucune position, c’est l’arrogance & l’ingratitude. On ne le diroit pas, si le fait n’étoit si notoire, qu’il est indifférent de le publier ou de le taire. Les Comédiens Français ont absolument perdu de vue, & ce qu’ils sont, & ce qu’ils doivent aux Auteurs ; ils ont oublié que, formés par leur esprit, enrichis par leurs veilles, ils tiennent d’eux toute leur existence. Au lieu des égards, des déférences, du respect qu’ils leur doivent, ils cherchent continuellement à les humilier par des hauteurs, à les fatiguer par des tracasseries, à les décourager par les injustices les plus révoltantes. Cette conduite est inconcevable : néanmoins cela existe. Il n’y a peut-être aucun de ceux qui écrivent pour le Théatre, qui n’en ait été la victime ; plusieurs ont consigné leurs plaintes dans leurs ouvrages. Le sieur Mercier auroit gardé le silence que sa modération lui a toujours imposé, si les Comédiens, enhardis sans doute par son caractere de douceur & d’honnêteté, ne sembloient l’avoir choisi pour essayer sur lui jusqu’à quel point ils peuvent insulter aux Lettres.

Après avoir donné différens Ouvrages au public, le sieur Mercier s’essaya, vers l’année 1769, dans le genre dramatique. Il composa successivement six pieces de Théatre, qu’il porta d’abord sous l’œil du public. Les provinces, les étrangers eux-mêmes les accueillirent ; elles sont traduites dans différentes langues, on les joue sur plusieurs Théatres de l’Europe. Ces premiers succès l’encouragerent ; il composa une septieme piece, & la présenta à la Comédie Française. Après neuf mois de sollicitation, elle fut enfin lue, jugée & reçue le 8 Août 1773.

Lorsqu’un Auteur a une piece reçue, il a le droit d’exiger la lecture d’une seconde. Ce droit est fondé sur un usage très-ancien, & sur l’intérêt respectif du public des auteurs & des Comédiens : le sieur Mercier s’empressa d’en user. Le 22 décembre de la même année 1773, il se présenta à l’assemblée des comédiens, & se fit inscrire sur les registres pour la lecture d’une piece nouvelle ; il a vainement sollicité cette lecture pendant tout le cours de l’année 1774 ; il l’a demandée enfin par une lettre du 4 Mars, avec une troisieme piece. Voici la réponse de la Troupe.

« Monsieur, votre lettre datée du 4 Mars, & adressée à Mrs. les Comédiens Français ordinaires du Roi, a été lue hier à leur assemblée. Vous demandez à la Comédie de fixer un jour pour la lecture d’une piece pour laquelle vous vous êtes fait inscrire, & de vous inscrire pour un autre lecture. La Comédie ayant délibéré sur vos demandes, voici l’avis qui a réuni le plus grand nombre des voix, & qu’elle m’a chargé de vous communiquer. Qu’il court dans le monde un libelle intitulé, de l’Art Dramatique, ou Nouvel Essai sur le Théatre ; que ce libelle attaque directement la Comédie Française ; que M. Mercier n’a point désavoué cet ouvrage injurieux, & que la Comédie ne peut avoir rien de commun avec un Auteur qui a cherché à la couvrir de ridicule & d’infamie ; qu’elle mériteroit les odieuses imputations de M. Mercier, si elle avoit la foiblesse de joindre jamais ses intérêts à ceux de cet Auteur ; & qu’enfin elle ne peut se charger d’aucun de ses ouvrages, ni les recevoir, ni même les entendre, qu’il ne soit justifié du libelle que tout le monde lui attribue, qu’il se vante lui-même d’avoir fait, & que le désaveu ne soit aussi notoire, que l’injure a été publique. » Conforme à l’original, ce 7 Mars 1775. Signé, de la Porte, Secrétaire de la Comédie Française.

Le sieur Mercier ne le dissimulera pas ; cette lettre ne lui a d’abord inspiré que du mêpris : la réflexion l’a ramené à des idées plus sérieuses. Cette délibération est consignée dans un registre public, elle le blesse comme littérateur & comme citoyen, elle lui forme pour jamais la carriere du Théatre, elle le déclare auteur d’un libelle, & une pareille imputation ne peut être indifférente à une ame honnête.

Le prétendu libelle est intitulé, suivant la délibération, de l’Art Dramatique, ou nouvel Essai sur le Théatre. Le sieur Mercier n’a point publié d’ouvrage sous titre, il n’en connoît même pas. Au surplus, il n’a jamais fait de libelle, il n’en fera jamais : personne n’a plus en horreur que lui les ouvrages de cette espece ; il aimeroit mille fois mieux en être l’objet que l’auteur. Il se peut faire que le sieur Mercier ait jetté dans ses différent écrits quelques vérités désagréables aux Comédiens : mais il n’a fait en cela qu’user d’un privilege que les Auteur partagent avec le Public ; & la seule vengeance qu’il convenoit à des Comédiens d’en prendre, étoit de se corriger. Quoiqu’il en soit, un ouvrage qu’il ne connoît pas, qu’il n’a jamais avoué, qui ne porte pas son nom, a-t-il pu autoriser les Comédiens à prendre contre lui une délibération de cette espèce ? Quelle réparation est-il en droit d’exiger ? Existe-t-il quelques réglemens qui déterminent les droits des Auteurs dramatique.

Le Conseil soussigné, qui a pris lecture du Mémoire ci-dessus, est d’avis de ce qui suit.

Les Comédiens, comme tous les individus, comme tous les corps de l’Etat, sont soumis aux loix générales, qui défendent de se faire justice à soi-même ; ils ont en outre des réglemens particuliers. En 1680 Louis XIV. jugea à propos de réunir les deux Comédies des Hôtels Rambouillet & Guénégaud. L’état & la discipline de la nouvelle Troupe furent réglés par différens arrêts du Conseil. Ces réglemens étant la plupart tombés en désuétude, & d’ailleurs devenus insuffisans, Louis XV crut devoir y en substituer de nouveaux. C’est ce qu’il fit par arrêt de son Conseil du 18 juin 1757. Cet arrêt, dérogeant à tout ce qui l’a précédé, doit être regardé comme la loi constitutive de la Comédie Française. L’art. 38 porte : Il sera incessamment pourvu au surplus de l’administration, police & discipline intérieure de la Troupe, par un règlement qui sera fait par les premiers Gentilshommes de la Chambre de Sa Majesté, qu’elle entend être exécuté ainsi que s’il étoit contenu au présent arrêt. Mrs. les premiers Gentilshommes s’empresserent de remplir le vœu de cet arrêt, & dès le 23 décembre de la même année 1757, parut leur règlement. Il contient 68 articles. Le 9 juin de l’année suivante, les Comédiens se retirerent en l’Etude de Me. Sauvigni, Notaire, & passerent entre eux un acte de société, conformément à l’arrêt du Conseil ; le règlement de MM. les Gentilshommes fut annexé à cet acte : le tout fut approuvé, autorisé & confirmé par un dernier arrêt du 12 janvier 1759. Le 22 août 1760, lettres-patentes expédiées sur cet arrêt. Ces lettres furent enregistrées au Parlement le 7 septembre 1761. Ainsi le règlement de Mrs. les premiers Gentilshommes est devenu tout-à-la-fois une loi publique, par la sanction de l’enregistrement, & une loi conventionnelle pour les Comédiens, par l’adoption qu’ils en ont faite dans leur acte de société. Ce règlement contient vingt-deux articles touchant les pieces nouvelles : plusieurs sont indifférens à l’objet du Mémoire à consulter. Voici l’exposé de ceux qui peuvent y être relatifs.

L’Auteur distribuera les rôles de sa piece comme il le jugera à propos. Personne ne pourra, sans des raisons valables, dont l’examen & la décision nous seront soumis, refuser celui qui lui aura été destiné , art. 53. Les Comédiens seront tenus de jouer les pieces reçues dans le temps convenus & de remplir exactement les engagemens pris avec les Auteurs, sous peine de 300 liv. d’amande , art. 55. La part d’Auteur sera d’un neuvieme pour les pieces en cinq actes, d’un douzieme pour les pieces en trois actes, d’un dix-huitieme pour celles en un , art. 56. L’Auteur conservera ses droits sur sa piece, jusqu’à ce que la recette soit deux fois de suite, ou trois fois en différens temps, au-dessous de 1200 liv. l’hiver, & 800 liv. l’été : alors la piece appartiendra aux Comédiens , art. 59. Il résulte de ce règlement, 1° que les Comédiens ne peuvent se dispenser de jouer les pieces qu’ils ont reçues : 2° Que les Auteurs ont sur leurs piece un droit pécuniaire & utile, qui les met en quelque sorte au rang des propriétés civiles. Ainsi à l’instant où les Comédiens ont reçu la piece du sieur Mercier, il s’est formé un contrat entre lui & la Troupe, auquel elle ne peut donner aucune espece d’atteinte. Cependant, aux termes de la délibération, la piece reçue ne sera pas jouée. Par-là le contrat est anéanti, & les droits du sieur Mercier lui sont enlevés. La loi qui veille à l’exécution des engagemens, réclame donc en sa faveur.

Les Comédiens font bien plus que de manquer à leurs engagemens : leur délibération ferme au sieur Mercier la carriere du Théatre. La Comédie ne peut avoir rien de commun avec cet Auteur… Elle ne peut se charger d’aucun de ses ouvrages, ni les recevoir, ni même les entendre… La gloire que les Gens de Lettres réfléchissent sur la France, le mouvement qu’ils sont parvenus à donner aux esprits, leurs travaux, leurs efforts en faveur de tout ce qui intéresse l’humanité, mille autres causes réunies, donnent à ces hommes précieux l’existence la plus distinguée : l’attaquer cette existence, exclure du Théatre un Ecrivain dramatique, c’est donc blesser des droits infiniment respectables. Ajoutons que c’est attenter à ceux du Public, seul juge des Auteurs, comme il est le seul objet de leurs travaux. Dans l’espece particuliere, c’est encore préjudicier aux mœurs. Tous les Drames du sieur Mercier respirent la morale la plus honnête & la plus pure.

La délibération du 6 mars porte un troisieme caractere d’injustice, qui n’est pas le moindre de tous : cette délibération juge qu’un Livre intitulé, l’Art Dramatique, est un libelle ; elle prononce que le sieur Mercier en est l’Auteur, quoique cet ouvrage ne porte pas son nom ; &, tout à la fois juges & parties, les Comédiens lui imposent la nécessité d’une justification. Personne n’ignore que le jugement des écrits, sous ce point de vue, appartient exclusivement aux tribunaux. Un pareil procédé seroit donc tout au plus tolérable, s’il avoit pour objet un membre de la Troupe ; contre un Homme de Lettres, c’est le comble de l’indécence. A la vérité, la délibération est l’ouvrage d’une Assemblée en quelque sorte sans conséquence ; mais elle est consignée dans un registre public : c’est toujours une note sur le nom du sieur Mercier, & rien de ce qui touche à l’honneur n’est indifférent.

Le sieur Mercier est donc en droit de recourir aux Tribunaux, de demander la radiation de la délibération du 6 mars ; en outre, l’exécution du règlement du 23 décembre 1757, notamment des articles 41, 42, 43, 45 & 46 : en consequence, que Comédiens Français soient tenus de jouer sa piece reçue le 6 août 1773, suivant l’ordre dans lequel elle a été présentée. A l’égard de celle enregistrée le 22 décembre, & de la troisiéme adressée à la Troupe le 4 Mars, comme ces deux dernieres ne sont ni reçues, ni même jugées, & qu’il n’est plus possible que le sieur Mercier compte désormais sur l’impartialité des Comédiens, on le croit fondé à demander en outre que le jugement de ces pieces soit renvoyé à des Gens de Lettres ; à l’Académie Française, par exemple, si elle veut bien se charger de cette commission : alors le sieur Mercier sera jugé par ses Pairs, forme bien préférable à tous égards à celle qui est usage aujourd’hui.

De pareils objets ne sont pas au-dessous de la majesté des Tribunaux. La Comédie n’est pas un simple amusement ; ce n’est pas uniquement une ressource ménagée à l’oisiveté des grandes villes, c’est un des moyens les plus efficaces pour diriger les opinions, pour ébranler la masse des esprits, pour leur donner la direction qui convient aux vues du ministere. Si le Théatre remplit rarement cet objet politique, ce n’est pas la faute de l’art ; c’est sur-tout l’effet de cette indifférence avec laquelle on abandonne le jugement & le choix des pieces, à des hommes qui ne calculent que l’agrément & la recette. Ces considérations n’échapperont pas aux vues supérieures des Magistrats. Habitués à saisir les grands rapports de la Société, ils verront d’un coup d’œil ce que le régime de la Comédie Française a d contraire au bien général & au développement du génie : ils verront dans la conduite des Comédiens envers le sieur Mercier, l’infraction la plus solemnelle aux droits d’un citoyen & à des réglemens enregistrés, & l’on ne peut pas douter que, dans cette occasion comme dans toutes les autres, ils ne s’empressent de donner aux talens, une preuve éclatante de la protection dont ils les honorent.

Mémoire à consulter,

Pour le sieur Mercier, Palissot contre les Comédiens.

Si quelque chose pouvoit avilir aux yeux de la Nation les Gens de Lettres qui se sont dévoués à la carriere glorieuse du Théatre, ce seroit l’espece de correspondance forcée qui s’est établie entr’eux & les Comédiens. Autant cette correspondance étoit honorable pour ces derniers, autant elle est devenue injurieuse pour les autres. Trop jaloux peut-être d’ajouter au mérite de leurs ouvrages l’illusion brillante de la Scène, les Auteurs dramatiques ont acheté les complaisances des Comédiens par un abandon de leurs droits, qui n’a d’exemple qu’en France. Ils ont eu la foiblesse de se donner pour maîtres des gens qui n’avoient d’existence que par eux, & qui n’étoient que les échos de leurs pensées.

Mais une licence qu’on ne peut gueres comparer qu’à celle des Saturnales, n’a régné que trop long-temps ; & cette espece d’empire bizarre usurpé sur les véritables maîtres, doit cesser à l’instant même où ceux-ci voudront se ressouvenir de ce qu’ils sont, reprendre la dignité de leur caractere, & se rétablir dans la possession de leur domaine. Cet instant est venu : un cri universel s’éleve contre la conduite audacieuse des Comédiens. Ces puissances fantastiques sont à la veille d’éprouver cette maxime célebre dont leur Théatre a si souvent retenti :

L’injustice à la fin produit l’indépendance. (Vers de la tragédie de Tancrede.)

La réclamation du sieur Mercier a préparé cette révolution. Le Public a été indigné de voir une troupe de Comédiens, non-seulement consigner dans ses registres une délibération injurieuse pour un Homme de Lettres, mais lui déclarer à lui-même, par l’organe d’un souffleur érigé en secrétaire, qu’elle ne veut avoir rien de commun avec lui. Frappé de l’indépendance de cette singuliere excommunication prononcée par des Comédiens, un Jurisconsulte éclairé a tracé au sieur Mercier le plan qu’il devoit suivre pour traduire devant les Magistrats le auteurs de cet absurde anathême.

La cause du sieur Palissot n’est pas moins digne de l’attention des Tribunaux. Le samedi 11 mars, cet Auteur a lu à l’assemblée des Comédiens une piece nouvelle intitulée, les Courtisannes ou l’Ecole des Mœurs. Cette piece a occasionné dans cet Aréopage une espece de schisme, Sept voix, en comblant le sieur Palissot d’éloges dont il est fort loin de se prévaloir ; huit, en confirmant ces mêmes éloges, ont rejetté la piece avec le plus grand regret, comme peu compatible, par son extrême indécence, avec la dignité du Théatre Français. L’Auteur a cru que, pour lever les scrupules des dissidens, il n’avoit besoin que de l’approbation de la Police : il l’a obtenue sans difficulté le 18 mars, & le lundi 20, il l’a notifiée lui-même aux Comédiens. Pour achever de les mettre dans leur tort, il a prononcé dans leur assemblée un discours plein de modération.

Les Comédiens auroient dû savoir quelque gré à un Homme de Lettres de cet excès de condescendance : mais, après une délibération tumultueuse, la Troupe se livrant à un délire d’expression qui sera sans vraisemblance, a chargé le sieur des Essarts de lui annoncer qu’elle avoit jugé sa premiere décision légale. C’est ici que le ridicule devient trop sérieux. Eh ! qui ne seroit pas choque de la gravité burlesque d’un pareil Aréopage ? Qui ne seroit pas indigné de voir des Gens de Lettres soumis à cet humiliant despotisme ? Sur-tout si l’on se rappelle que les Grecs, soigneux de ne point avilir la majesté des Arts, bien loin de faire ramper aux pieds de leurs Histrions, les Aristophanes & les Sophocles avoient fait du Théatre une Juridiction importante, & l’avoient confiée spécialement à leurs premiers Magistrats. Quoiqu’il n’en soit pas tout-à-fait de même parmi nous, le sieur Palissot croit devoir, pour l’honneur de la Littérature & l’intérêt des mœurs, demander justice de la témérité des Comédiens. Il prie son Conseil de l’éclairer sur les voies légales qu’il doit suivre, pour obtenir la satisfaction qui lui est due.

Discours prononcé par M. Palissot, à l’assemblée des Comédiens ; le Lundi 20 Mars 1775.

Je ne sacrifieraî pas légerement, Messieurs, les avantages que j’ai pu me promettre d’une piece dont je me sais occupé long-temps, à laquelle j’ai donné tous mes soins, & que je regarde comme un de mes plus importans ouvrages ; mais je voudrois bien n’employer auprès de vous que des moyens de persuasion.

Le jour où vous m’avez entendu, M. le Kain, frappé de l’espece de contradiction qui régnoit dans vos suffrages, & des applaudissemens qui m’étoient prodigués par les mêmes voix qui m’accusoient d’avoir manqué à la décence, M. le Kain crut devoir vous observer que vous passiez les bornes de vos usages, que l’objet de vos assemblées étoit de juger des convenances théatrales ; mais qu’il n’appartenoit qu’au Magistrat de prononcer sur les convenances morales d’un Ouvrage. Cette judicieuse observation devient aujourd’hui d’autant plus décisive, que je vous apporte ma piece approuvée. Toutes vos délicatesses doivent disparoître, dès que l’Administration a jugé ce qui étoit de sa compétence.

Vous vous êtes expliqués sur les difficultés qui gênoient vos suffrages. Vous avez craint que le Public n’établît une sorte d’identité entre les personnages de ma Comédie & les acteurs & les actrices chargés de les représenter. Si telle étoit en effet l’opinion publique, qui de vous pourroit se résoudre à jouer les rôles de Narcisse ou du Tartuffe ? Verroit-on encore sur vos répertoires le Théatre entier de Dancourt, qui n’a peint que des chevaliers d’industrie, des femmes d’intrigue, en un mot que des courtisannes & des fripons ? Cet Auteur ne paroît pas même s’être occupé de corriger ou d’adoucir, par la moindre intention morale, l’indécence de ses comédies. Aucun personnage vertueux, tel que celui de Lysimon dans ma piece, n’y contraste avec les mœurs dépravées qu’il y représente. Il y néglige absolument l’humiliation du vice, qui est une des regles de l’art : regle à laquelle je me suis conformé, de manière que mon ouvrage a été jugé, non-seulement utile, mais nécessaire, par toutes les personnes qui en saisi l’ensemble avec un peu d’attention. Comment vous est-il échappé que la Baronne, dans la comédie de Turcaret, n’est qu’une courtisanne peinte avec des couleurs infiniment plus fortes que celles que j’ai employées, & que cette courtisanne cependant n’éprouve dans le cours de la piece, ni revers, ni humiliation ? Le personnage de Madame Turcaret n’est-il pas d’une indécence encore plus sensible, puisqu’enfin c’est une femme mariée, dont les mœurs par conséquent sont d’un exemple plus scandaleux encore que celles de la Baronne ? La comédie de Turcaret  n’en est pas moins un excellent ouvrage, un de ceux que vous représentez le plus souvent, & avec un succès qui ne s’est jamais démenti.

Il faut donc répéter, d’après M. le Kain, que toutes ces questions de décence, élevées à l’occasion de ma piece, sont absolument étrangeres aux usages de la Comédie : d’autant plus qu’une affectation de rigorisme pourroit devenir trop voisine du ridicule. Les femmes qui parmi vous auroient plus de droits de s’exagérer la délicatesse morale, ne s’étoient-elles pas pour la plupart* déclarées hautement en faveur de l’ouvrage ? Elles ont vu, avec la finesse naturelle de leur sexe, que l’indécence n’étoit pas de jouer la comédie des Courtisannes, mais de s’y refuser ; qu’une plaisanterie maligne s’appliqueroit infailliblement aux scrupules déplacés, & qu’enfin le Public pourroit trouver étrange que la Comédie Française, après avoir joué les Philosophes, & & même les Dévôts, se crut obligée à des ménagemens envers les Courtisannes. J’ajoute que l’on n’a pas observé que cette singuliere disparate sembleroit rejaillir jusques sur le Gouvernement, qui ne le permettra pas.

Peut-être m’objectera-t-on que les exemples dont je prétens m’autoriser sont anciens, & que la décence réprouveroit aujourd’hui ce qu’on a pu tolérer dans des temps moins difficiles. L’approbation de la Police me suffiroit sans doute pour négliger cette objection qui ne me regarde plus. Mais je m’intéresse trop vivement aux proprès de votre art, pour ne pas vous représenter que ce n’est point à vous de vouloir en limiter les prérogatives.

Je n’entens pas répéter sans indignation, que la Comédie doit être de nos jours plus réservée ou plus sérieuse que du temps de Moliere. Qui a porté cet étrange décret ? Quelle autorité auroit eu le droit de nous donner ces nouvelles entraves ! Quoi ! Moliere qui vous appartient, & à la gloire de qui vous avez l’avantage de prendre un intérêt personnel ; Moliere qui a vécu dans le siecle le plus illustre & le plus décent de la Monarchie, & qui a mérité, non-seulement d’être appellé le peintre des mœurs ; mais le législateur des bienséances ; Moliere qui écrivoit en quelque sorte sous la dictée de Louis XIV, auroit besoin d’apologistes parmi vous !

Je veux bien supposer cependant, pour éviter d’importunes discussions, qu’il a porté quelquefois trop loin une liberté que nous devions tous regretter. Mais n’ai-je pas été infiniment plus circonspect que lui ? J’en appelle à vous-mêmes, dans un sujet aussi délicat que celui des Courtisannes, avez-vous trouvé rien d’aussi hardi que le tableau du quatrieme acte du Tartuffe, que la situation de Georges Dandin, & qu’une foule de détails qu’il est inutiles de vous rappeller, parce qu’ils vous sont très-familiers, mais qui se présentent à chaque page dans les pieces les plus épurées. Eh ! ne croyez pas que je veuille m’applaudir de cette circonspection timide, & que je n’eusse pas l’ambition d’égaler, s’il m’étoit possible, la vigueur d’un si beau modele. Mon excuse est ici dans la foiblesse de mes talens, & dans la pusillanimité de mon siecle, qui n’a plus lui-même assez de vigueur pour soutenir l’éclat & la vivacité des couleurs de ce grand Peintre. Mais si je pouvois rendre à la Nation une idée imparfaite de ces beaux jours de la Comédie si j’essayois de reculer un peu les bornes qu’on vous a peut-être trop légerement imposées, seroit-ce de vous que je devrois éprouver des difficultés décourageantes ?

Vous vous rappellez l’impression que fit dernierement sur vous la lecture de ma piece. Vous savez que sur dix-huit suffrages, sept se déclarerent ouvertement pour l’acceptation pure & simple, en me comblant d’éloges ; huit, en répétant les mêmes applaudissemens, ne motiverent leur refus que sur l’indécence du sujet, & témoignerent le plus grand regret de la délicatesse trop sévere à laquelle ils se croyoient forcés. Mais aujourd’hui que l’indécence prétendue se trouve démentie par l’approbation de la Police, ces derniers suffrages ne me sont pas moins favorables que les premiers : trois avis seulement parurent déroger à l’unanimité. Je pourrois me prévaloir contr’eux de l’expérience que vingt années d’étude ont pu me donner dans mon art ; mais je vous ai promis des moyens de persuasion, & je ne regarde pas mon expérience comme une autorité.

L’un de ces avis (& j’en remercie l’Auteur) me fait un reproche d’avoir mis dans ma piece trop peu d’action. Je crois pouvoir répondre que, dans le sujet des Courtisannes, le vuide d’action est plutôt un moyen d’adresse, & peut-être un sujet d’éloge, qu’un défaut réel. C’est ici qu’il faut se défier des maximes générales. Plus d’action eût entraîné nécessairement de l’indécence. J’ai tâché d’y suppléer par la vérité des peintures, la rapidité du dialogue, les saillies de détail ; & c’est une manière dont jusqu’ici je n’ai pas eu lieu de me plaindre. Chaque Poëte a la sienne, à peu près comme chaque Peintre. On fait que Moliere négligeoit ses dénouemens. Dans un art difficile, le Public n’exige pas à la rigueur la réunion de toutes les parties. Tel Peintre, avec une ordonnance commune, un dessein peu correct, s’est fait par le seul coloris une grande réputation : il en est de même de la Poësie. Je suis plus pénétré que personne de toutes les ressources qui me manquent : mais quelque foible que l’action des Courtisannes ait pu paroître, je la crois beaucoup plus attachante que celle de la comédie des Philosophes.

On m’a reproché, dans le second avis, des ressemblances avec Nanine & l’Ecole du Sage. L’Auteur de cet avis me permettra de lui dire, que je connois ces deux pieces aussi-bien que lui, & que je ne sens pas à cet égard la nécessité d’une plus longue apologie.

Le troisieme avis est le seul qui m’ait paru énoncé d’une manière dure & peu convenable. On me fait un crime d’avoir donné dans ma comédie le nom de philosophe à un personnage à rouer. Je prie pour ce censeur, quel qu’il soit, de vouloir bien me dire s’il a jamais vu rouer quelques corrupteurs des mœurs, & s’il n’a pas rencontré souvent, même en bonne compagnie, de ces prétendus Mentor, qui, faisant profession de mépriser tous les préjugés, & de croire au système dangereux de l’égalité des conditions, ont entraîné de jeunes gens dans des démarches inconsidérées, & même les ont affranchis des remords, en leur persuadant que tout homme est libre d’être heureux comme il lui plaît. Ce ne sont pas de vrais Sages, je l’avoue, qui se conduisent ainsi : mais n’avois-je pas pris la précaution d’avertir que ce personnage étoit un faux Philosophe ?

Le nom de Dévot a été plus long-temps respecté parmi nous que celui de Philosophe : Moliere cependant n’a pas craint de faire dire au Tartuffe :

Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme.

Il est évident qu’il s’agit dans sa piece d’un faux Dévot, comme dans la mienne d’un faux Sage ; & s’il y a dans les deux comédies un personnage à rouer, il est claïr que le Tartuffe auroit la préférence. L’Auteur de cet avis, dans son zele outré & peu raisonnable, n’a pas observé que, loin de vouloir attaquer la Philosophie dans ma piece, j’ai donné au contraire, dans le personnage de Lysimon, le modele respectable d’un vrai philosophe, c’est-à-dire, d’un parfaitement honnête-homme.

En voilà sans doute beaucoup trop sur un ouvrage que vous connoissez & qui vous est encore si présent. Je ne vous ai pas parlé de votre intérêt, parce que j’ai supposé qu’il ne tenoit pas la première place dans vos délibérations : cependant ce n’est pas un objet que vous deviez entierement négliger. Or, je ne sai si, dans la foule des nouveautés qu’on vous présente, il s’en trouvera aucune, je ne dis pas d’un plus grand mérite, mais plus capable, à cause de la singularité piquante de son sujet, de vous attirer l’affluence publique. La piece peut tomber : je n’en serois pas surpris. Eh ! sur quelle piece paririons-nous avec certitude ? Mais elle est d’un genre qui exclut ces succès équivoques ou traînans, que l’on distingue à peine des chûtes : le titre seul lui assure le plus grand intérêt de curiosité ; & le public ne peut se décider pour ou contre elle qu’avec une sorte d’enthousiasme. Ces réflexions m’ont paru dignes de votre attention. Je dois vous répéter encore qu’ayant essayé l’effet de ma comédie sur les personnes les plus distinguées par leur naissance & leur mérite, j’ai cru remarquer qu’en général on la regardoit, non-seulement comme un ouvrage d’une morale très-pure, mais je vous l’ai déjà dit, comme un ouvrage nécessaire.

C’est infailliblement le fruit des premieres paroles échappées à notre jeune Monarque, de ces paroles que les ames honnêtes se sont empressées de recueillir, & qui ont exprimé le premier désir qu’il ait formé sur le Trône : celui de rendre aux Mœurs de la Nation plus de décence & de dignité. Comment n’avez-vous pas senti, à la lecture de la piece, que ces paroles augustes m’avoient en quelque sorte servi de texte & d’encouragement ? Et pourquoi, comme les autres ordres de la Société, ne vous feriez-vous pas un devoir de concourir, du moins par les leçons du Théatre, à l’accomplissement d’un désir aussi respectable ? J’ai dû vous mettre ces observations sous les yeux, d’autant plus que ce sera pour la derniere fois peut-être que vous aurez entendu ma voix dans vos assemblées. Si ce n’est pas votre intention, je conclus à ce que la pluralité de vos suffrages ayant été manifestement en faveur de la piece, les seules difficultés que l’on m’ait opposées étant levées par l’approbation du Magistrat, elle soit censée acceptée du jour de sa lecture ; que vous lui donniez, pour être représentée, le rang qu’elle doit avoit par la faveur des circonstances, &c.

Consultation.

Le Conseil soussigné, qui a lu, 1°. la Mémoire ci-dessus ; 2°. le Discours prononcé par le sieur Palissot le 20 mars dernier à l’assemblée des Comédiens ; 3°. un Exemplaire de la Comédie des Courtisannes ou de l’Ecole des Mœurs, imprimé avec l’approbation du Censeur Royal & la permission du Magistrat ; 4°. un Exemplaire aussi imprimé du Règlement pour les Comédiens Français, enregistré au Parlement le 7 septembre 1761 ; est d’avis que la question proposée par le Consultant, intéresse visiblement la grande Police : elle doit donc être soumise à la décision des Magistrats.

Les ouvrages dramatiques ont sur les mœurs & sur l’opinion publique une influence sensible. C’est ce qui les distingue essentiellement de toutes les autres productions de l’esprit. Ils ne peuvent être mis au rang de ces objets frivoles qui s’éclipsent en quelque sorte devant la majesté des Loix. La France est redevable aux chef-d’œuvres de son Théatre d’une supériorité qui a été reconnue de tous les autres peuples de l’Europe ; & par conséquent on doit les regarder comme un des principaux appuis de la gloire nationale.

D’ailleurs, la propriété des ouvrages de génie, la plus recommandable de toutes peut-être, forme du vivant de leurs Auteurs le patrimoine le plus naturel dont ils puissent jouir. Cette propriété n’est ni moins sacrée, ni moins digne que toutes les autres de la protection immediate des loix. Elle a par-dessus toutes les autres le privilége singulier de devenir à la mort de ces mêmes Auteurs une propriété publique, & pour ainsi dire un bien national. Seroit-il donc possible que des objets d’une telle importance fussent abandonnés au caprice d’une troupe de Comédiens, qui peut ne pas avoir l’idée de toute leur valeur ?

Envain, pour s’arroger des droits imaginaires, cette Troupe réclameroit-elle ses usages & ses réglemens, & l’espece de possession où elle est, à la honte de la Littérature, de prononcer despotiquement sur le merite & sur le sort des productions dramatiques : cette possession est un abus, ces usages sont des usurpations, tous ces réglemens sont nuls ; du moins en ce qui regarde les Gens de Lettres, qui n’ont été ni consultés pour la rédaction de ces prétendues loix, ni appellés pour leur enregistrement ; qui ne sont pas même censés les connoître, puisque personne ne s’est présenté de leur part, pour y stipuler leurs intérêts & pour y veiller à la conservation de leurs droits. On sait combien ces droits ont été sacrifiés par les Comédiens, & qu’elle effrayante énumération l’on pourroit faire de tous les griefs que les Gens de Lettres auroient à leur reprocher : mais ce n’est pas ici le lieu de se livrer à cette discussion.

Quelle que soit d’ailleurs l’existence & l’autenticité de ces réglemens, ce qui vient de se passer à l’occasion de la comédie du sieur Palissot, prouveroit invinciblement la nécessité de les réformer. Cet Auteur devoit-il s’attendre en effet que dans une piece où il étoit question de jouer les Courtisannes, la plupart de ses juges auroient la maladresse de devenir ses parties, & que le prétexte des mœurs serviroit à en trahir la cause ?

Cette piece étoit incontestablement utile : mais, parce que la Comédie n’a pas voulu qu’on la jouât, faudra-t-il donc que l’Auteur soit privé du fruit de son travail ? Faudra-t-il que le Public perde les avantages qui auroient pu résulter pour les mœurs de la représentation d’un ouvrage devenu si nécessaire ? Quoi ! des Comédiens, par humeur ou par caprice, auroient le droit de se montrer rebelles à l’institution du Théatre ? Des Comédiens pourroient contrarier les vues de l’Administration, lorsqu’elle auroit intérêt d’armer le ridicule contre la licence, & d’abandonner au Poëte comique des vices échappés à la sévérité des loix ? Des Comédiens, abusant du mot de décence, prendroient l’indécence même sous leur protection, & tandis que tous les états, toutes les conditions auroient été livrés à la correction de la Scène, les Courtisannes seroient privilégiées au point de leur épargner un peu de honte & de ridicule ?

On ne peut se dissimuler les inconvénieus sensibles qui résultent de l’empire que des Comédiens se sont arrogés sur les productions des Ecrivains dramatiques. Mais quand on leur passeroit l’usage où ils sont de prononcer sur les convenances théatrales de ces ouvrages, il ne pourroit leur être permis de porter leur vue jusques sur les convenances morales. C’est ici qu’ils ne peuvent invoquer en leur faveur aucun de leurs réglemens ; c’est ici qu’ils s’en sont manifestement écartés.

Par l’art. II. de ces Réglemens, il est dit que les Auteur auront l’attention de se munir de l’Approbation de la Police. Cette condition interdit évidemment aux Comédiens toutes discussions sur la décence des ouvrages qui leur sont présentés. Il n’est pas à croire que l’Administration ait voulu laisser dans leurs mains le dépôt précieux de la pureté des mœurs : elle a institué un Tribunal spécialement chargé de veiller à cette pureté dans tous les Ecrits publics. Les Comédiens n’avoient donc aucune raison d’opposer au sieur Palissot l’indécence prétendue de son sujet ; & du moins, lorsque son ouvrage a été revêtu de l’approbation du Censeur, ils ne pouvoient persister dans leur décision, sans violer le respect dû à l’Autorité.

Le sieur Palissot est donc en droit de présenter sa requête à la Cour, & d’y conclure à ce qu’il soit défendu à la Troupe des Comédiens Français de passer les bornes de son Règlement enregistré en 1761, (sans aucune approbation néanmoins, de la part du Consultant, des articles de ce Règlement qui pourroient blesser les intérêts des Gens de Lettres) ; & à ce qu’il soit également défendu à la Troupe des mêmes Comédiens de prononcer à l’avenir sur les convenances morales des ouvrages dramatiques, attendu leur incompétence.

Les moyens & les réflexions qu’on vient d’exposer paroitront encore plus forts, si l’on considere que la comédie des Courtisannes est véritablement un ouvrage d’une morale très-pure, & digne à tous égards du titre de l’Ecole des Mœurs. La Troupe ne se lavera jamais aux yeux du Public, de la honte d’avoir proscrit, sous prétexte d’indécence, un ouvrage aussi utile. Mais ce n’est pas assez du châtiment de l’opinion publique : c’est au Tribunal auguste, dépositaire de la grande Police & conservateur des Mœurs, de réprimer la témérité des Comédiens, & de venger l’autorité qu’ils ont méconnue.