(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre I. Continuation des Mêlanges. » pp. 7-31
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre I. Continuation des Mêlanges. » pp. 7-31

Chapitre I.

Continuation des Mêlanges.

G Esner, Poëte allemand, bien différent de Médecin de ce nom, qui fut appelée le Pline d’Allemagne, comme Buffon le Pline François ; Gesner à été accueilli poliment en France comme le sont tous les étrangers, & avec une sorte de surprise. On en connoissoit gueres la verve poëtique des Allemands. M. Huber, Auteur peu connu, a traduit les ouvrages assez bien, quoique peut-être avec trop de fidélité. On a imprimé sa traduction en plusieurs volumes à Zurich. Tous les Journaux en ont donné des extraits, & l’ont fort loué, & il le mérite à bien des égards. Son poëme épique, ou soi-disant, sur la Mort d’Abel, respire par-tout une tendre piété : ce qui n’est pas un petit mérite dans un siecle où on ne la connaît que pour la décréditer & la tourner en ridicule ; du moins en Angleterre & en France : car l’irréligion n’a pas fait des progrès au-delà du Rhin, si ce n’est en Prusse.

Il est vrai qu’il hasarde quelquefois des pensées & des expressions qui ne sont pas dans la saine Théologie. Le traducteur auroit dû les supprimer, s’il eût été plus habile Théologien que lui : mais on voit que ce n’est qu’ignorance ou simplicité. Il paroît bon Catholique, & de bonne foi. Il faut pardonner ces taches à un Poëte qui ne fait que son catéchisme : plusieurs Poëtes ne le savent pas. Gesner, fils d’un Imprimeur & Imprimeur lui-même, a reçu une éducation conforme à son état : son goût l’a fait monter au Parnasse. Il y a encore bien des traits contraires à l’Ecriture. Le profond respect qu’on doit aux Livres saints, ne permet pas même aux Poëtes qui y prennent des sujets, d’y rien altérer, pour l’ajuster à leurs idées. L’Auteur qui fait profession de la suivre, & dont les cinq chants ne sont qu’une paraphrase prolixe des premiers chapitres de la Genese, est moins excusable qu’un autre.

Il l’a senti ; & même son traducteur, amateur du Théatre comme lui, pour excuser sa hardiesse à prendre dans la Bible le sujet d’un poëme épique, avance dans la préface que toutes les Nations & toutes les Communions catholiques & protestantes, ont également permis les représentations des pieces dramatiques tirées de la Bible . C’est confondre un poëme épique avec les comédies. On n’a jamais condamné les poésies sur des sujets pris de l’Ecriture, il y en a une infinité : mais on a toujours blâmé la comédie, comme très-dangereuse à la Religion & aux mœurs. Il connoît peu sa morale des deux Religions. Les Protestans comme les Catholiques, les Luthériens d’Allemagne comme les Calvinistes de France & de Holande, dans leurs synodes & leurs Casuïstes, ont toujours défendu les comédies, & nommement les pieces tirées de la Bible (nous l’avons démontré liv. I) ; parce que c’est manquer de respect pour les choses saintes & pour la Parole de Dieu, de les mettre sur un Théatre, entre les mains d’acteurs & d’actrices qui les deshonorent par le plus scandaleux contraste. Soit parce que la vérité y est toujours altérée, & les divins oracles prophanes, ce qui porte atteinte à la pureté de la Foi & de la morale, & autorisé l’erreur & le vice, les Protestans dans leurs principes y doivent être infiniment opposés, & ce n’est qu’un effet trop ordinaire de la contradiction entre les mœurs & la créance, de l’avoir quelquefois tolère. Gesner, apparemment peu instruit, prend son pöeme pour un drame : en effet, ce n’est qu’une suite de conversation, qu’il promene dans la campagne, entre six personnes dont le verbiage ne finit point. Mais la hardiesse à avancer des faits si faux, ne peut se trouver que dans des gens de Théatre : il va même jusqu’à les débiter du ton le plus tranchant. Ces drames présentent l’Histoire sainte par les endroits les plus saillans (en font des romans). L’Editeur pretend qu’ils augmentent la crédibilité de la Religion, & lui ont rendu de grands services ; qu’ils éclairent l’entendement, corrigent les affections vicieuses, rendent l’homme vertueux, ennoblissent le plus frivole badinage, à l’étendre ce sont des sermons, c’est un Saint Pere, c’est l’Evangile. Cette foule de paradoxes, ou plutôt ce delire caracterise la Scène : elle seule peut les enfanter. Narraverunt mihi iniqui fabulationes, sed non ut lex tua. Il avance de bonne foi qu’un poëte médiocre pourroit, par des pareils ouvrages, plutôt nuire à la Religion de la servir : cet aveu suffit pour proscrire ces sortes de drames. Les Livres saints méritent trop notre vénération pour les y exposer, & notre sainte Religion trop d’amour & de zele pour rien souffrir qui puisse lui nuire. Les poëtes médiocres sont si communs sur le théatre, le respect pour la Religion y est si étranger, il est si dangereux de leur livrer les choses saintes, ils en abusent, ils les profânent si fréquemment, qu’on ne peut trop défendre aux auteurs & aux acteurs d’y porter leurs mains sacriléges.

Le reste des ouvrages de Gesner sont de longues idilles, qu’il appelle drames, parce qu’elles sont coupées en actes, en scènes, & des petits drames, qu’il appelle encore idilles, qui tous ne sont aussi que des conversations entre des bergers & des bergeres : il auroit dû les nommer Eglogues. Le style de cet Ecrivain est doux & coulant, simple & naturel, ses images agréables, ses sentimens tendres. Dans sa préface, ou peut-être celle du Traducteur, qui paroît du moins y avoit mis beaucoup du sien, Gesner se peint au naturel. C’est un caractere aimable, un cœur tendre, un esprit tranquille, une imagination riante ; c’est un homme plein de la vie pastorale ; enchanté des agrémens de la campagne, il s’y épanche, il y pense, il en parle sans cesse, elle revient à chaque ligne au bout de sa plume. Ses vers sont, dit-on, le fruit de quelques heures douces, où son ame s’arrachant au tumulte des villes, cherchoit un asyle dans les solitudes, le spectacle de la nature écartoit de lui tous les dégoûts ; il étoit transporté à la vue de ses beautés ; c’est pour lui le plus délicieux des spectacles. Tout son livre n’est en effet qu’un épanchement de cœur & d’imagination, qui s’entretient de ce qu’il aime.

Ce qui fait une motonie dégoutante. Ce ne sont par-tout que des fleurs, des arbres, des ruisseaux, des prairies, des berceaux, des bergers, des oiseaux, des moutons. Tout son œuvre réduite à sa juste valeur seroit à peine une vingtaine de pages. Ces images plaisent un moment ; mais à force de les sasser & ressasser, tourner & retourner, on lasse le lecteur le plus patient. Sa lyre ou plutôt la musette ressemble au gosier du serin, son gasouillement est agréable, mais répéte toujours le même air ; son pinceau est une bouquetiere qui fait un bouquet avec les mêmes fleurs. Tous ses chefs-d’œuvres ne consistent qu’à mettre une rose, un œillet, une tulipe à droite ou à gauche, en-haut ou en-bas. Autre multiplication monotone, celle des épithetes. Chaque substantif champêtre a son valet-de-chambre à son côté, fleurs odorantes, oiseaux chantant, forêts sombres, parfums délicieux, ruisseaux murmurant, plaisirs inexprimables, &c. La plupart sont inutiles , & les plus jolies choses si fastidieusement répéteés, lassent à la fin, même en réalité ; à plus forte raison dans un livre qui n’en est que l’ombre. Se promene-t-on toujours dans la même allée ? Regarde-t-on toujours le même carreau de fleurs ? La variété fait le mérite des ouvrages d’esprit ; l’uniformité monotone est d’une fadeur assommante.

La Religion & la vérité ont droit de se plaindre d’une idée qui lui est familière, qu’on dit poëtique, parce que les poëtes l’ont employée mille & mille fois ; c’est l’idée de l’âge d’or. Elle est si commune, si ancienne, si puerile, qu’elle n’a aucun sens. Dans le poëme d’Abel, où l’on fait profession de suivre l’Ecriture sainte, c’est une erreur contre la Religion. Je me transporte dans les temps fortunés de l’âge d’or, où la scène de la Nature non corrompue charmoit les cœurs des gens de la campagne, inaccessibles à la corruption (ce sont des saints). L’Eglogue est un tableau de l’âge d’or, qui a sans doute existé autrefois, comme on peut s’en convaincre dans les poëtes. Ce sont des grands témoins d’un pareil fait ! Cette fable n’existe en effet que dans leur tête. Adam & Eve & leurs enfans, qui en eussent été les contemporains, peuvent-ils tenir ce langage ? Ce qui peut y avoir quelque rapport, c’est le séjour que firent Adam & Eve dans le Paradis terrestre, où ils avoient tout en abondance, depuis leur création jusqu’à leur péché. Ce temps fut bien court, & trop rempli d’autres objets, pour laisser au premier homme le loisir d’en fournir des mémoires au Parnasse. Dans ce temps, qui ne dura peut-être pas vingt-quatre heures, il n’y avoit ni troupeaux, ni bergers, ni bergeres, ni amant, ni maîtresse, ni églogue, ni galanterie. Que deviennent donc les amours puériles d’une chimère ?

Ce lieu de délices a été l’occasion des rêveries & de toutes les fables de Saturne, de Rhée, de Jupiter, &c. donc les poëtes l’ont embelli ou défiguré. Jamais les premiers hommes n’ont pensé à ces folies, & c’est une indécence ridicule & simple, de les leur prêter dans un poëme où l’on fait leur histoire. Du paradis terrestre d’où le péché les fit chasser, Gesner paroît encore supposer qu’Eve y conçut son premier né avant son péché : ce qui combat l’universalité du péché originel. Cet enfant & sa postérité n’en auroient pas contracté la tache, il existeroit une branche du genre humain qui en seroit exempte. Quelle est cette Nature qu’il dit non corrompue ? Toute la masse des hommes, à l’exception de la Très-Sainte Vierge, ne l’est-elle pas par le premier péché ? Quels sont ces gens de la campagne ; dont le cœur est inaccessible à la corruption  ? En est-il un seul qui n’éprouve la loi de la concupiscence, qui ne peche jamais, qui n’ait besoin de la grace ? Le poëte n’en donne-t-il pas la preuve dans Caïn, le premier des enfans d’Adam, le plus proche de la création, dont toute la vie se passa à la campagne à la cultiver, Caïn Agricola ? Voilà à quoi s’expose un poëte, homme de Théatre, qui se mêle de faire le théologien : il tombe à tous momens dans quelque hérésie.

Il y a dans tous ces ouvrages une indécence choquante qui se renouvelle presque à chaque page : ce sont les baisers & les embrassades des personnes des deux sexes. Je ne sai quelles sont les modes de son pays : il faut que ces libertés y soient bien fréquentes, pour en avoir si fort pris l’habitude, & les multiplier dans tous ses chants. L’Ecriture, qu’il fait profession de suivre, n’en est pas si prodigue, on les y voit très-rarement, & ce n’est qu’entre un pere & ses enfans. Il n’en est point parlé dans les premiers chapitres de la Genese, d’où on a pris le poëme d’Abel, & il faut convenir qu’avec le peu d’habits dont les premiers hommes étoient couverts, ces licences eussent été bien dangereuses ; & sur le Théatre où les actrices, comme les premieres femmes, sont à demi-nues, ce seroit pour elles, les acteurs & les spectateurs des tentations bien délicates, & un péché inévitable. Le Nouveau-Testament, encore plus réservé, ne parle que des baisers de la Magdeleine aux pieds de Jesus-Christ, qui même lui sont défendus après sa Résurrection. Noli me tangere. Le Livre des Cantiques en parle, il est vrai, mais c’est entre l’Epoux & l’Epouse. On fait d’ailleurs combien ce Livre est mystérieux, unique en son genre, & difficile à expliquer, & combien on en abuse dans ce siecle, par une irréligion pire que l’hérésie. Tous les Auteurs Protestans l’ont respecté, & tâchent de l’expliquer. Abus sacrilége, qui fait sentir la nécessité de la circonspection modeste qui interdit ces images.

Dans l’usage du monde, ces licences sont interdites ; elles rendroient suspect d’un mauvais commerce. La bonne éducation ne le permet pas, les gens mariés même se rendroient ridicules s’ils les prenoient devant le monde. Le Théâtre François ne les souffre pas ; Corneille, Racine, même Moliere, Regnard n’en ont point. Le Théatre Italien, moins scrupuleux, tolere ce libertinage de quelques auteurs sans décence, Gesner les prodigue ; chez lui tout s’embrasse & se baise, & ce-sont même les femmes qui font les avances. Il fait embrasser jusqu’aux anges, & sur la terre, quand ils y paroissent, où ils baisent tout, & dans le Ciel même ils sont bras dessus & bras dessous, quoique ce soit des purs esprits. Les poëtes bucoliques font moins de dépense en embrassemens que lui dans ses idylles, où non-seulement ce sont des marques d’amitié, mais des effusions d’amour, des préludes, des commencemens du crime : ce qui est d’une indécence révoltante.

La Jérusalem délivrée du Tasse, malgré tous les bons services que lui a rendus son traducteur M. de Mirabeau, en corrigeant, élaguant, adoucissant tout ce qu’il a cru avoir besoin de correction comme un bon jardinier qui approprie un grand parterre, en arrache les mauvaises herbes, taille les arbres, arrange les fleurs, &c. la Jérusalem délivrée a encore bien des défauts : la critique de Boileau, qu’on a trouvé severe, n’est pas si injuste. Le clinquant du Tasse.

Le Tasse étoit un homme savant ; un écrivain éloquent, un courtisan poli ; il avoit une imagination brillante, un génie fécond, un esprit d’ordre, un style coulant, une grande facilité à faire des vers, & de bons vers, il méritoit sa réputation littéraire, & la couronne poëtique, qu’on lui avoit décernée, & qu’une mort précipitée l’empêcha de recevoir. L’Italie n’a point de poëte qui lui ait fait plus d’honneur.

Il n’est pas moins vrai qu’on trouve dans son ouvrage, 1°. la licence de la galanterie ; 2°. la fadeur de la flatterie ; 3.° les puérilités de la féerie ; 4.° les feux folets des Concetti ; 5°. les libertés du plagiat ; 6°. l’indécence du mélange du sacré & du profâne, dans un sujet chrétien & dévot, & que lui-même donne pour tel.

Ces défauts étoient inévitables. Cœur tendres, amant malheureux, courtisan pauvre, érudit crédule, italien superstitieux, plume facile ; des malheurs, ses amours, son siecle, sa réputation, sa dévotion, son libertinage, routes ces choses réunies dans sa personne, ont fait un ouvrage plein de beautés & de défauts, plus dramatique qu’épique, qui n’est qu’une longue comédie, faite uniquement pour le Théatre. Il n’eût pas mal fait, comme le Dante, de l’intituler Comédie. La variété des évenemens, l’enchaînement des aventures, les intrigues des personnages, la galanterie perpétuelle qui y regne, les images voluptueuses & souvent licencieuses, qui allarment la vertu, malgré la prétendue modestie de son traducteur, le mêlange des mysteres & des fables, de Dieu & des démons qui révoltent, des opérations magiques & des miracles, qui sont tirés des dialogues continuels de ses acteurs, qui parlent plus qu’ils n’agissent. Il n’est pas surprenant qu’on y ait puisé cent sujets de drames pour tous les Théatres.

Mais ce qui est inexcusable, ce sont les hérésies qu’il y seme, non à dessein, mais pour vouloir traiter poëtiquement des vérités sublimes, bien supérieures au langage du Parnasse, qui ne peut que les défigurer, & que son traducteur, moins théologien que lui, a mal rendu.

Quelle idée de la Divinité  liv. 9. Lumiere triple unique. Rien n’est triple dans la Trinité : un Dieu en trois Personnes ne fait pas triple Divinité, triple amour, triple lumiere : elle ne seroit pas unique. Alors Dieu jette les yeux sur les Chrétiens. Il fait venir l’Archange Michel, comme si tout n’étoit pas présent à ses yeux, s’il falloit faire un voyage aux anges pour venir à lui. A ses pieds ses Ministres, la Nature, le Destin, l’Etendue, l’Espace, le Mouvement, la Mesure, la Fortune qui ôte & qui donne à son gré , &c. Quels personnages ! quels ministres pour un Dieu ! quel galimatias ! Il fait, liv. II, une procession ridicule, il détruit la Doctrine Gallicane. Pierre, à qui Dieu a confié les clefs des Cieux, & qui les avez transmises à vos successeurs. A l’instant Renaud touché fait sa confession génerale à ses pieds, & Pierre aussitôt lui annonce le pardon de ses fautes. Peut-on se confesser & donner l’absolution plus cavalierement.

Apostolo Zeno, autre italien dont nous avons parlé liv. XI, chap. I, plus heureux & plus savant, avoit moins d’esprit & de génie. Il n’étoit pas fait pour le Théatre ; il avoit de la naissance, de l’érudition, des talens estimables, un caractere doux & honnête dans la société. Il a fait deux sortes d’ouvrages, des Recueils d’Anecdotes & de notices innombrables de poëtes & d’historiens d’Italie, comme le P. Lelong pour la France, M. de Saint-Palais pour les Troubadours, & l’Abbé Goujet dans sa Bibliotheque. Travail inutile & pénible, soit petit service rendu au public, qui n’a aucun intérêt à savoir tant de noms obscurs, & à ces millions d’hommes qu’il ressuscite & montre un instant comme un éclair, & qui retombent pour jamais dans les plus profondes ténebres de l’oubli. Zeno entreprit l’Histoire Eclésiastique de Venise, & la laissa imparfaite pour se livrer au Théatre. Attrait puissant qui l’entraîna & fit sa fortune. Il choisit la partie la plus facile, les Operas saints & profânes, dans le goût italien. Il y réussit, & l’emporta sur ses contemporains, par l’art & l’élévation, jusqu’alors inconnus, qu’il fut y mettre, Metastasio, son successeur, l’emporta sur lui par la douceur, l’harmonie, l’élégance, qui faisoit mieux sentir la rudesse de son style : sa fortune fut brillante. L’Empereur Charles VI. aimoit le Théatre ; curieux de voir ses productions qui faisoient du bruit en Italie, l’appella à Vienne, le goûta, & lui donna 4000 florins de pension : somme excessive pour un homme de Théatre. Pour la rendre moins indécente, le Prince ceéa pour lui les charges de Poëte & d’Historiographe de la Cour. La France n’a point de Poëte Royal : mais les Historiographes Boileau, Racine, Marmontel, Voltaire ont été Poëtes ; les trois premiers n’ont pas fait d’Histoire ; Voltaire a ébauché une Histoire Universelle, qui n’est pas de son département, & un recueil de notices & d’anecdotes, qu’il appelle emphatiquement Siecle de Louis XIV & de Louis XV. Zeno ne fit non-plus aucune Histoire de l’Empire ; mais, après onze ans de travaux dramatiques, qui forment huit gros volumes d’Opéras, il vint comme l’Arioste finir sa vie à Venise, pays de liberté, où il fit un Journal, & recueillir des Anecdotes.

Ces recueils d’Anecdotes, Bons mots, Ana, &c. sont des ouvrages très-faciles ; il ne faut que copier des livres. Les Opéras ne le sont gueres moins : ce sont de petits romans en dialogues, mêlés de danses, de musique & de machine ; il n’y a gueres que deux à trois cens vers, & quel vers ! libres, petits, coupés, interrompus, roulant toujours sur la galanterie, matiere la plus bannale, ne disant que les mêmes choses, & dans les mêmes termes. La musique, la danse, la décoration sont plus difficiles, & demandent chacune dans son genre plus de génie que la poësie : elles y dominent, & font la beauté du Spectacle où l’on s’occupe peu des vers.

L’Abbé de Voisenon, qui vient de mourir, fit un acte de modération louable & rare dans un poëte. Un inconnu vint lui présenter une satyre manuscrite anonime contre lui-même, avec un air de confiance & d’amitié, afin qu’il prit des mesures pour en empêcher l’impression. Il la lut sans rien dire, corrigea plusieurs fautes de style & de poësie, & la lui rendant lui dit, la voilà en état de paroître. on peut la faire imprimer. Cet homme fut si frappé de cette conduite, qu’il se jette à ses pieds, & lui avoue qu’il en est l’auteur, la met au feu, & devient son ami & son panégyriste. Ce poëte fort dissipé & fort répandu dans le monde, a résisté au torrent de l’irréligion qui entraîne la plupart des écrivains de bagatelles, & fait tout leur mérite & leur vogue. Celui-ci a respecté la Religion dans ses écrits : c’est dommage qu’une imagination vive, un esprit, un style de Théatre ait répandu l’ivraie au milieu du bon grain, & gâté un bon fonds.

L’Abbé de Voisenon, un des Quarante de l’Académie Françoise, & Envoyé de l’Evêque de Spire, est mort le premier décembre 1775, Le Théatre y perd un compositeur & un spectateur ; mais la perte de l’Eglise est légere. C’étoit un homme de société, un homme aimable, qui avoit de l’esprit. Il a fait nombre de contes, de romans, de poësies galantes, de pieces de Théatre, lui seul & en société. Il n’a pas voulu que celles-ci portassent son nom ; elles contrastoient trop avec son état. Tout cela est plein de finesse & de gaieté ; au reste bien reçu dans le monde. Ce titre suffit à la vertu pour en apprécier le mérite, la qualité d’Envoyé de l’Evêque n’ajoute rien davantage. Comme une partie du Diocèse de Spire est en France, cet Envoyé prétendu, qui par ce nom se donne un air d’homme d’Etat, n’est qu’un Grand-Vicaire résidant à Paris, comme ceux que se donnent plusieurs Evêques de France. Ministres dont toutes les fonctions se bornent à leur envoyer le bulletin de la Cour, & leur apprendre les nouvelles de la Ville, qui cependant à ce titre jouissent fort tranquillement du revenu de leur dignité & Canonicat, sans servir le Chœur ni le Diocèse.

Un Ambassadeur de Spire est fort indifférent à l’Etat : cependant comme il est dangereux de permettre qu’un Sujet soit attaché à un Prince étranger ; ce qui dans bien des occasions, & de la part de plusieurs Princes pourroit tirer à conséquence, le Roi a déclaré qu’il ne vouloit pas que dorénavant aucun de ses Sujets représentât en France un Prince étranger. Ce réglement est sage, il seroit bien à souhaiter qu’on en fît l’application au Théatre, & que les Ecclésiastiques ne se mêlassent pas plus de galanterie & de Spectacle que des affaires d’Allemagne. Ces sujets sont infiniment plus étrangers à l’Eglise que les affaires de l’Evêque de Spire ne le sont à un François, & leurs liaisons avec les actrices plus dangereuses & plus suspectes que leurs intelligences avec les Cours Germaniques. L’Académie Françoise devroit suivre l’exemple du Monarque, ne pas adopter les représentans des passions, qui devroient leur être plus étrangers que les Ministres de l’Empereur de la Chine ne le sont à Versailles ; sur-tout dans un état si saint, qui ne doit respirer que la vertu, & dont les dérangemens autorisent si sort le vice. La multitude des représentans inutiles qui peuple la capitale de Grand-Vicaires, & dépeuple les Chapitres & les Diocèses, mérite-t-elle le suffrage des Prélats ? Edifie-t-elle les peuples ? Le monde même, à qui ces pauvres Abbés désirent tant de plaire, n’en fait pas plus de cas. Voltaire, qui connoissoit cet Abbé, ayant appris sa mort, lui fit cette Epitaphe, qui est une fort petite oraison funebre.

Ici git ou plutôt fretille
Voisenon, frere de Chaulieu :
A sa Muse vive & gentille
Je ne prétens point dire adieu ;
Car je m’en vais au même lieu,
Comme cadet de la famille.

Ce fretillement, cette fraternité avec Chaulieu & Voltaire, cette Muse vive & gentille, montrent l’idée qu’en avoit le monde, & ne font l’éloge des mœurs, de la religion, de la sagesse, ni de l’Ambassadeur, ni de l’Ecclésiastique, ni de l’Evêque qui l’initia, ni de l’Evêque qui le députa, ni de l’Académie qui le reçut, ni des Journalistes qui en ont fait le panégyrique.

Voltaire a poutant tort de se moquer de l’Abbé de Voisenon, qui étoit son partisan déclaré : mais il sacrifie tout à un bon mot. Quoique plus modéré & plus circonspect que Voltaire, il faisoit souvent de pareils sacrifices. Le sieur Clément ayant fait une critique de la Henriade, très-juste & très-bien faite, l’Abbé de Voisenon, par une imitation ou plutôt une dérision de la Généalogie de Jesus-Christ, dans l’Evangile de Saint Mathieu, fit la liste des principaux Critiques de Voltaire : ce qui ne répond à rien & ne signifie rien. Zoïlus genuit Mævium, Mævius autem genuit Desfontaines. Desfontaines autem genuit Freron, Freron autem genuit Clement. Voltaire répondit à Clément & à Voisenon : voici sa réponse en vers & en prose : Il est bien vrai que l’on m’annonce des lettres de Maître Clément ; il a beau m’écrire souvent, il n’obtiendra point de réponse ; je ne suis pas assez sot pour m’embarquer dans ses querelles. S’il eût été Clément Marot, il auroit eu de mes nouvelles. Il n’a point en effet répondu à sept à huit Lettres du sieur Clément, & il seroit bien difficile d’y répondre rien de satisfaisant. Pour Marot, il n’est pas surprenant qu’il lui eût fait l’honneur de lui écrire ; c’étoit un débauché, un impie, qui, avec quelques bouffonneries, faisoit rire les libertins : similis simili gaudet. Voltaire est son ami. Mais tout M. Clément tout court, qui me prouve que la Henriade ne vaut pas grand chose. Hélas ! il y a soixante ans que je le savois comme lui. J’avois débuté à vingt-un ans par le second chant de la Henriade ; j’étois alors tel qu’est aujourd’hui M. Clément, je ne savois de quoi il étoit question. Au lieu de faire un gros livre contre moi, que ne fait-il une Henriade meilleure : cela est si aisé ! L’ironie ne corrige rien, elle supplée au défaut de raison. Il n’est pas moins vrai que ce poëme, où il y a de beaux vers, fourmille de fautes de toute espece.

Dans le Commentaire historique, ou plutôt l’éloge des Œuvres de Voltaire, d’où a été pris le trait de l’Abbé de Voisenon, on trouve une épigramme en prose très-vraie. Le style & les ouvrages de cet auteur en sont pleins. Après avoir rapporté sur le ton le plus tragique ; le procès de Calas, de Sirven, de Montbailli, & tout ce qu’il lui a plus d’imaginer, il finit par ces paroles : Quelle suite infernale d’horribles assassinats ! Depuis la boucherie des Templiers jusqu’à la mort du Chevalier de la Barre, on croit lire l’Histoire des Sauvages, on frémit un moment, & on va à l’Opera. Cette réflexion est juste, ce contraste est frappant : mais il oublie de dire, & on compose des comédies, & on éleve chez soi un Théatre, on y fait venir des comédiens, j’y fais mes pièces, je représente ces horreurs, je les expose aux yeux du public, & je lui donne des farces ; de la même plume, dans le même temps partent la défense de Calas & Nanine. Suis je bien d’accord avec moi-même ? Toute sa vie, toutes ses œuvres sont un tissu des choses les plus disparates. Il blâme cet assemblage dans les autres, & il les rend continuellement au public.

Au reste, il n’est pas le seul qui passe du théatre à l’échafaud, & de l’échafaud au théatre. Est-il rare qu’après avoir été la veille à la Comédie, on aille le lendemain voir rouer un homme, & qu’après avoir assisté à l’exécution on aille à la Comédie ? On loue avec la même facilité une fenêtre à la Greve & une loge au Spectacle, & tous les jours venant de pleurer à une tragedie, on rit aux éclats à la petite piece qui la suit : les hommes les plus graves ne rougissent pas de ces barbares transmigrations. Ce magistrat, en descendant du tribunal où il a condamné un homme à port, court écouter les bouffonneries d’Arléquin ; cet officier, qui dans un combat vient de voir la terre inondée de sang & jonchée de corps morts, court admirer une danseuse & s’enivrer des graces d’une actrice. Les philosophes ne se respectent pas mieux eux-mêmes.

Le sieur Serane, ancien Doctrinaire, Professeur d’Histoire, Instituteur de la Jeunesse, vendeur d’engrais de terre ; dans son Traité de l’Education, ose avancer : Il s’en faut bien que dans Lafontaine ainsi que dans Phedre, toutes les Fables soient également propres à l’éducation des Enfans. Il a raison : il y en a de trop savantes, au-dessus de leur portée ; on y trouve des termes qu’ils n’entendent pas, une finesse, une suite de raisonnement qui leur échappent. Rousseau, dans son Emile, le démontre par l’analyse de la fable du Corbeau. Il y en a de galantes & même de licencieuses, qu’il ne convient pas de donner à la jeunesse. On en a fait des recueils où on a retranché ces fables dangereuses, comme on a fait des éditions de Juvenal, d’Horaces, de Terence, purgées de toutes ces licences. On ne devroit faire usage que de ces recueils élagués.

Notre Instituteur va plus loin : sa délicatesse est outrée. Les rôles du Lion, dit-il, inspirent l’orgueil, l’injustice, la tyrannie ; ceux du Renard enseignait la perfidie ; ceux du Loup la rapine & la cruauté ? Choissez dans les fables que vous ferez lire, celle du Chien, qui, ayant trouvé un trésor, devient avare, & meurt en le gardant ; celle du Roseau qui voit périr de Chêne par son orgueil, des deux Mulets, du Cerf qui se mire, du Gland & du Païsan, & d’autres qu’un prudent Instituteur sauroit choisir, jusqu’à ce que les enfans, fortifiês contre le scandale, puisse les lire sans risque. Je souhaiterois que la fable du Loup & de l’Agneau fût jointe à celle de l’Os arrêté au gosier du Loup, afin qu’il fût puni de sa gloutonnerie, que la Cigogne, au lieu de le soulager, s’en excusât par la crainte du sort de l’Agneau, & lui fit un beau sermon, pour l’exhorter à la patience ; qu’ainsi le criminel trouvât toujours son châtiment dans son crime. Lafontaine & tous les Fabulistes seroient bien mutilés, la moitié des fables seroient supprimées, le Lion, le Tigre, le Loup, le Renard, le Serpent, &c. se trouvent par-tout ; & loin d’inspirer leurs vices, ils sont odieux à tout le monde. Comment même les cacher aux enfans ? Ne voyent-ils pas tous les jours des animaux vicieux ? N’entendent-ils pas parler de bêtes feroces ? Qui ne connoît le Loup, les Serpens, les Renards, &c. ? Il vaut mieux en tirer des leçons, & faire haïr leur défauts. Ce que font communément les Fables de la Fontaine.

Il applique cette morale à l’Histoire, & elle est ici plus recevable : il veut en élaguer les méchans princes & les mauvaises actions, & ne présenter aux enfans que de bons exemples. Qui croiroit cependant qu’il ne parle pas des Vies des Saints, où on ne voit que de bonnes œuvres, à l’exceptions des crimes de leurs persecuteurs, qui font leur grande sainteté, & les égaremens de leur jeunesse, dont ils ont fait penitence. Dans l’Histoire, qu’il appelle le Théatre des Mœurs, on voit , dit-il, Néron à côté de Titus, Domitien & Trajan, Ciceron & Catilina, les monstres & les héros, l’opprobre & la gloire de l’humanité y paroissent dans le même rang ; &, ce qui est plus déplorable, c’est que ceux qui ont écrit pour les jeunes princes l’Histoire des Rois, se sont appesantis sur leurs vices, & ont insisté avec force sur le tableau de leurs crimes, sous prétexte d’en inspirer de l’horreur ; au lieu d’en détourner les yeux du lecteur. Une pareille idée ne m’est jamais venue, & je ne saurois l’adopter : le vice couronné familiarise avec l’idée du crime, & l’exemple persuade bien plus éloquemment & avec plus de force, que les exhortations ne portent à la vertu : elles arrivent toujours trop tard, quand le mal est fait. Que ne laisse-t-on les monstres dans l’oubli qu’ils méritent, pour ne proposer que les modeles des grands rois ?

Il pense autrement des hommes ordinaires, dont l’histoire n’est que le tableau de leurs miseres & de leurs vices, le registre de quelques vertus & de beaucoup de crimes. Elle est utile à étudier pour s’en defendre & donner ses leçons aux enfans. La différence des vices des rois & des vices des sujets n’est pas facile à comprendre ; les mauvais exemples produisent par-tout le même effet, & ceux de particuliers sont plus dangereux, parce qu’ils sont plus à la portée, & plus faciles à imiter. Mais comment comprendre ce qu’il avance, qu’un Instituteur, qui doit cacher les vices des rois, doive pourtant avoir un esprit philosophique qui entre dans les replis du cœur, & sonde la profondeur du caractere , jusqu’à tourner en vice ce qu’on avoit pris pour vertu ; & en démasquant les hommes, les faire paroître tous mauvais. Neron , dont on loue les premieres années, Auguste , dont on admire les dernieres, furent toujours également vicieux, dit-il, & ne parurent bons que par foiblesse ou par ambition. Il vaudroit mieux pour l’instruction changer le mal en bien, que de travestir le bien en mal.

Autre paradoxe : il veut, malgré toutes les regles, qu’on prenne dans la Tragédie les leçons & les exemples des princes, & dans la Comédie ceux des particuliers, pour inspirer l’horreur & le mépris du vice, à l’exception du libertinage, qu’on n’évite que par la fuite, & pour lequel le Spectacle est le plus grand danger. Voulez-vous, dit-il, les histoires des grands hommes de tous les siecles traitées avec goût ? Choisissez dans nos bons tragiques les traits les plus frappans de leurs vies ; composez de ces magnifiques lambeaux des histoires à la portée & conformes au goût des enfans. Quelles chimeres ! La Comédie peut aussi fournir des narrations utiles & agréables. L’Avare, le Fat, le Prodigue peuvent être la matiere des plus belles leçons. Peignez à vos éleves les vices à la mode, faites leur sentir le ridicule qui les accompagne, versez sur eux le mépris à pleines mains. De pareils centons, composés de ces lambeaux tragiques & comiques, seroient aussi scandaleux que ridicules. Un ouvrage de marqueterie de pieces rapportées de Crebillon, de Corneille, Racine, Moliere, Regnard, Voltaire, quel délire !

Mais comment cet Instituteur si délicat, qui trouve les fables du lion, du renard, du loup pernicieuse à la jeunesse, ne trouve-t-il pas scandaleux les exemples des personnages de la Scène, le Duel de Rodrigue, le meurtre de la sœur d’Horace, l’assassinat de Pompée, l’inceste de Phedre, les amours de Mitridate, les mœurs de Neron, l’adultere de Danaée, en un mot tout le Théatre, qui n’est qu’un tissu de crimes, semé de quelques sentences & de quelques traits de vertu. La voracité du loup, la fureur du lion, la finesse du renard sont-elles si scandaleuses ? C’est bien la mettre au même rang Athalie & Joas, Neron & Britannicus, Aman & Mardochée, Orgon & Tartuffe, &c. Quel mauvais effet, selon lui-même, doit produire ce mêlange !

Pour y remédier il faut lire, & quoi ? Les Dialogues de Fontenelle. Présentez-les à vos éleves, étudiez-les ensemble avec passion, vous vous enivrerez du plaisir de lire de belles choses exprimées d’une maniere fine, délicate, ingénieuse. Fontenelle est plein de cet esprit qui plaît tant à l’esprit qu’il éclaire & remue délicieusement. Il montre, il répand cette fleur d’esprit avec tant d’abondance, que plusieurs écrivains lui en ont fait un crime : l’indigence le blâme d’être trop riche. Autre délire. Cette étude avec passion, cette ivresse du plaisir, cet esprit qui plaît à l’esprit, cette fleur d’esprit fine & délicate qui remue délicieusement , tout cela avec des enfans, est un enthousiasme risible. Cette étude fort au-dessus de leur portée, suppose des connoissances de l’histoire qu’ils ne peuvent avoir : cette finesse échappe à leurs yeux. D’ailleurs ces dialogues en petit nombre ne sont que des conversations frivoles où il n’y a rien à gagner ; les Eglogues de Fontenelle son aussi des dialogues aussi ingénieux, & plus capable d’enivrer un enfant : des Bergeries lui conviennent mieux que la politique d’Auguste & de Charles-Quint ; les dialogues de Fenelon sont bien plus utiles, ceux de Lucien plus ingénieux, les enfans y gagneroient bien davantage. Cet écrivain en a mis plusieurs dans son livre, qui à la vérité ne causeront point d’ivresse, mais qui contiennent mieux à cet âge que ceux de Fontenelle. Le même goût de singularité lui fait étudier l’histoire dans l’Esprit des Loix du Président de Montesquieu. Ouvrage de génie plein de grandes idées, de vues utiles, de réflexions profondes, mêlées avec bien des choses répréhensibles ; mais qui n’est point fait pour des enfans ni pour former des précepteurs. Auroient-ils même la constance d’en lire trois pages ?

Les Affiches de septembre 1776 donnent sur l’Abbé de Voisenon une idée très-juste de la Scène françoise. Dans le dernier siecle on inventoit, aujourd’hui on imite : encore si ces imitations étoient fameuses. On embellissoit le sujet ; mais on se traîne lourdement sur les pas d’autrui : on gâte même ce qu’on emprunte. Qui pourroit méconnoître la tournure agréable, plaisante & vraiment comique du Comte Hamilton dans la piece posthume de l’Abbé de Voisenon. Cet Abbé ne manquoit pas d’un certain talent ; il avoit de la gentillesse, & quelques petits traits assez fins & assez piquans ; aussi étoit-il de l’Académie Françoise, & fut-il canonsé au jugement de deux Evêques : mais on auroit bien dû épargner à sa mémoire le tort de produire au grand jour cette nouvelle comédie qui jure avec la gravité d’Ambassadeur, le caractere sacerdotal & le panégyrique épiscopal. Chez lui la Fée Dentue est une vraie sorciere, Fleurd’épine une pleureuse, Tarare son amant un langoureux, Dentillon son rival un nigaud, dont l’ingénuité & la balourdise font rire quelquefois. On y voit ces vers ridicules où l’on n’a cherché que des rimes, & qui seuls peignent les sentimens du Prince Tarare-Pompon, qui, chez le Lord Hamilton, sont très-comiques. O ciel ! quel tintamare ! il n’est pas un corbeau, pas un seul étourneau, pas un oiseau, pas un écho qui ne dise Tarare.   De peur que sa maîtresse ne lui échappe, il l’attache avec un ruban à la basque de son habit. Peut-on imaginer de telles puérilités ? Il s’endort : pendant son sommeil on lui enleve la clef de son talisman, tout est desenchanté, les personnages qui avoient perdu la forme humaine & même la raison, la recouvrent, le mariage se fait, &c.

L’Ombre de Collardeau aux Champs-Elisées. Cet Académicien qui n’a vu que le derriere de son fauteuil, étant descendu aux Champs Elisées, séjour délicieux des Poëtes, des Guerriers, tout le reste en est exclu, excepté les Actrices, il y a une longue conversation avec du Belloi, Moliere & Racine sur les Comédiens François. Collardeau dit que les désagrémens qu’ils lui ont donné, en remettant de jour en jour pendant trois ans sa tragédie, ont abrégé ses jours ; du Belloi avoue que leur despotisme ridicule a été la cause de sa mort : Racine en est fort etonné, lui chez qui Monsieur de Baron & la Princesse Champmélé venoient prendre des leçons. Les acteurs sont-ils donc aujourd’hui des gentilshommes ? leur métier est-il ennobli ? n’est-il plus comme autrefois un état vil & infame ? Moliere en est bien plus surpris. Chaque acteur ou actrice jouit de quinze à seize mille livres de rente sans rien faire, en jouant quand il leur plaît au plus cinq ou six fois l’an. Depuis qu’ils se croient des Messieurs & des Dames (de haut parage) ils se sont arrogé le droit de juger les auteurs & leurs ouvrages. Moliere indigné ne peut s’empêcher de s’écrier, les étranges animaux que les Comédiens ! & à chaque trait qu’on lui raconte de ces Messieurs & de ces Dames, c’est toujours le même refrain, les étranges animaux que les Comédiens ! Cet ouvrage est encore rempli d’épigrammes satyriques contre les Comédiens, qu’on met dans la bouche de Racine, de Moliere, de du Belloi, de Collardeau, qui la plupart sont peu de chose : la conclusion est de rappeller l’Opéra-comique, & d’établir dans Paris un second Théatre. Le remede seroit pire que le mal. On attribue cette brochure au Chevalier du Coudrai, dont on blâme la modestie de ne s’être pas nommé.

Malgré les arrêts du Parlement de Paris, & la défense faite à tous les Colléges d’y jouer des Comédies, le petit Collége de Vernon a cru se donner du relief en jouant Grégoire du P. du Cerceau, suivi d’un ballet. Le Collége de N. a eu la même ambition, & a joué la même piece. Un plaisant a fait courir une brochute contre un Spectacle si déplacé, le Collége y répondit sur le ton du Théatre de la Foire, avec les sarcasmes les plus bas & les bouffonneries les plus grossieres : il s’y donne pour un joueur de marionnettes qui montre au peuple Polichinelle. On n’y répondit rien : une pareille défense est la meilleure réponse, c’est le comble du plus méprisable ridicule. Il est vrai que le Parlement de N. n’a pas fait au Collége la défense de jouer des comédies, & que les Magistrats sont les plus assidus & les plus zélés amateurs, & même plusieurs fort bons acteurs.

On voit dans l’Histoire du Théatre, tom. X, deux portraits de Moliere qui parurent de son temps, & méritent quelque attention par leur fidélité.

Je sortis du College, & j’en sortis savant,
Puis venu d’Orléans, où je pris mes licences,
Je me fis Avocat au retour des vacances.
Je suivis le Barreau pendant cinq à six mois,
Et j’appris à plein fonds l’ordonnance & les lois.
Mais quelque temps après, me voyant sans pratique,
Je laissai là Cujas, & je lui fis la nique.
Me voyant sans emplois, je songe où je pouvois
Bien servir mon pays des talens que j’avois.
Mais ne voyant point onque dans la Comédie,
Pour qui je me sentois un merveilleux génie,
Je formai le dessein de faire en ce métier
Ce qu’on n’avoit pas vu depuis un siecle entier ;
C’est-à-dire en un mot, les fameuses merveilles
Dont je charme aujourd’hui les yeux & les oreilles.

Ces vers sont pris du Divorce comique, petite farce où l’on suppose que la Troupe des Comédiens veut quitter Clomire (anagramme de Moliere) s’il ne corrige ses pieces. Elle est insérée dans une comédie en cinq actes en vers, par le Boulanger de Chalussai, intitulée, Clomire hypocondre, ou les Médecins vengés. On feint que Moliere malade consulte les Médecins ; mais que n’osant s’adresser à eux, après les avoir joués, il se déguise, mais il est reconnu. Les Médecins n’en témoignent rien, & ne le traitent pas moins bien : mais ils lui sont mille railleries piquantes, ils suivent toute sa vie, & la lui font raconter par lui-même. Cette piece, dit-on, étoit peu de chose ; les comédiens refuserent de la jouer, comme ils ont refusé de jouer les Courtisannes de Palissot. Les Médecins l’abandonnerent, & elle est oubliée : ils auroient mieux fait de ne pas la faire composer.

Ces vers sont pris du Divorce comique, petite farce où l’on suppose que la Troupe des Comédiens veut quitter Clomire (anagramme de Moliere) s’il ne corrige ses pieces. Elle est insérée dans une comédie en cinq actes en vers, par le Boulanger de Chalubai, intitulée, Clomire hypocondre, ou les Médecins vengés. On feint que Moliere malade consulte les Médecins ; mais que n’osant s’adresser à eux, après les avoir joués, il se déguise, mais il est reconnu. Les Médecins n’en témoignent rien, & ne le traitent pas moins bien : mais ils lui sont mille railleries piquantes, ils suivent toute sa vie, & la lui font raconter par lui-même. Cette piece, dit-on, étoit peu de chose ; les comédiens refuserent de la jouer, comme ils ont refusé de jouer les Courtisannes de Palissot. Les Médecins l’abandonnerent, & elle est oubliée : ils auroient mieux fait de ne pas la faire composer.

En 1699 il parut une comédie en vers intitulée, Critique du Tartuffe, qui en est une espece de parodie où on emploie beaucoup de vers de Moliere pour le ridiculiser, ou leur donner un sens contraire aux bonnes mœurs. Ce qui n’est pas difficile : plus de la moitié sont en effet contre les bonnes mœurs. La piece ne fut pas jouée : on étoit trop enthousiasmé de la farce critiquée, & on avoit eu trop de peine à obtenir la permission de la jouer. Voici le portrait de Moliere.

Moliere amuse assez, son génie est folâtre ;
Il a quelque talent pour le jeu du Théatre,
Et pour en bien parler, c’est un bouffon plaisant
Qui divertit le monde en le contrefaisant.
Ses grimaces souvent causent quelques surprises ;
Toutes ses pieces sont d’agréables sottises.
Il est mauvais Poëte, & bon Comédien ;
Il fait rire, il est vrai, c’est tout ce qu’il fait bien.
Moliere à son bonheur doit tous ses avantages ;
C’est son bonheur qui fait le prix de ses ouvrages,
Je sai que son Tartuffe a passé son espoir,
Que tout Paris en foule a couru pour le voir :
Mais avec tout cela, quand on l’a vu paroître,
On l’a tant applaudi, faute de le connoître.
Un si fameux succès ne lui fut jamais dû ;
Et, s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.

Ajoutons, c’est qu’il est très-licencieux. Il n’a point paru sur le Théatre François de piece plus scandaleuse : sa licence fait son mérite. Si l’on en supprimoit les endroits qui blessent les mœurs, personne n’iroit le voir jouer, aucun Théatre ne la joueroit. Nous en avons parlé ailleurs.