(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre II. Charles XII. » pp. 32-44
/ 324
(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre II. Charles XII. » pp. 32-44

Chapitre II.

Charles XII.

C harles XII & Auguste II, ces deux célebres ennemis, qui ont joué des rôles si extraordinaires sur la scène du monde, croient d’un caractere tout opposé. Le Roi de Pologne étoit un homme de plaisir, un homme de Théatre, livré à la mollesse, gouverné par les femmes, toujours en fête, & par conséquent peu propre à combattre & à régner. Ses défaites ne doivent point surprendre. Le Roi de Prusse, quelques années après, s’empara de la Saxe, chassa l’Electeur avec la même facilité. El semble que la foiblesse y ait établir son empire avec la mollesse ; & la comédie que Frederic fit jouer à Dresde, & où il mena la Famille royale, le jour même où il s’empara de cette capitale, est très-conforme au goût régnant de cette cour, quoique très-opposée à l’humanité & la décence.

Le Roi de Suede, dur à lui-même, se refusoit tous les plaisirs : il ne connoissoit ni la bonne chere, ni le jeu, ni les femmes. Habillé simplement, même grossierement, sobre, frugal, se nourrissant des viandes les plus communes, ne buvant presque point de vin, dormant peu, le plus souvent sur la dure, toujours à cheval, faisant sans s’arrêter, les plus longues courses, s’exposant comme un simple soldat aux plus grands dangers, partageant les travaux, les fatigues, la disette, sérieux, parlant peu, observant & faisant observer la plus rigide discipline : il méritoit les victoires qu’il achetoit si cherement. La valeur, la vie dure sont ordinaires chez les Princes Goths : celui-ci enchérit sur tous les autres. Jamais on ne vit de roi mépriser comme lui les commodités de la vie. On croit voir un de ces Chrétiens dont parle. S. Paul. In melotis & pellibus caprinis, egontes, angustiatis. Il y a dans sa vie de quoi faire un grand saint. Quel dommage que de si grands efforts n’aient eu pour objet qu’une gloire temporelle ! Nous en espérons une éternelle, & les moindres choses nous coutent. Et illi quidem ut corruptibilem coronam accipiant.

Il est inutile de dire qu’un tel homme n’aimoit point le Théatre : il en étoit l’ennemi juré. Si on faisoit une tragédie de Charles XII, toutes ses belles qualités y seroient louées en beaux vers, les spectateurs y applaudiroient, mais pas un seul ne l’imiteroit. La Scène ne forma jamais de héros. La fameuse Christine, qui avoit régné avant lui en Suede, & abdiqué le trône, par un coup de théatre que ne la place pas au Temple de la Gloire, Christine avoit été livrée à ses jeux dangereux & frivoles : elle en contracta tous les vices & tous les défauts. Son petit-fils les méprisa. Les Comédiens, sans argent & sans crédit, abandonnerent cette terre maudite : le trône de Thalie fut renversé à Stockholm, & ne fut rétabli que foiblement long-temps après. Ce ne fut que dans sa prison à Bender, où pour se désennuyer dans une solitude de plusieurs années, on lui présenta Corneille, Racine, Despreaux : Moliere n’en fut pas ; il eût été mal accueilli. Désœuvré, ne sachant que faire, il les lut. De toutes les tragédies françoises, dit Voltaire, Mithridate étoit celle qui lui plaisoit le plus. Le caractere, les victoires, la défaite, la situation de ce Prince fugitif, en respirant la vengeance jusqu’à proposer d’aller attaquer les Romains dans Rome même, tout cela étoit conforme à son état & à ses sentimens. Il montroit avec le doigt les endroits qui le touchoient le plus. Il n’aimoit pas les satyres de Boileau. Quand il lut l’Epître à Louis XIV, où l’auteur traite Alexandre d’écervelé & de fougueux, il déchira le feuillet, indigne qu’on traitât si mal un prince auquel il faisoit gloire de ressembler.

Charles & Auguste combattirent par les armes qui leur étoient propres ; Charles gagnoit des batailles, Auguste le faisoit jouer dans des comédies. Il en joua une entr’autres à Mariembourg, capitale de la Prusse-Royale, où l’on représentoit un combat entre les Saxons & les Suédois, & où, contre la vérité, les Suédois étoient vaincus. Charles en fut instruit, & dit froidement : Je n’envie à mon ennemi, ni ses plaisirs, ni ses victoires. Que les Saxons me battent tant qu’ils voudront sur le Théatre, pourvu que je les batte en campagne. Il est indécent que le Théatre respecte assez peu les princes pour les jouer, il est ridicule qu’ils poussent la fanfaronade jusqu’à représenter le vaincu comme vainqueur. Le Roi de Prusse joue aujourd’hui à Mariembourg des drames d’un autre genre, depuis qu’il s’est emparé de ce Palatinat, dans le démembrement de la Pologne. Charles ne tarda pas à parodier les comédies d’Auguste par une comédie fort différente : il lui fit signer son abdication du trône de Pologne, en faveur du Roi Stanislas, & l’obligea de lui écrire de sa propre main une lettre de félicitation : ce qui est le comble de l’humiliation. Quelques temps après, passant près de Dresde où étoit ce Roi détrôné, il se détache avec deux ou trois seigneurs, il va rendre visite & demander à déjeûner à ce Prince infortuné. Surpris à l’excès de la hardiesse, & piqué de cette espece d’insulte, mais tremblant devant lui, il lui fit tous les honneurs.

Les armes de Bellone étant inutiles, Auguste employa celle de Venus. Il avoit à sa cour la Comtesse de Konismark, dont il étoit éperduement amoureux. Cette Dame Suédoise avoit été long-temps à la Cour de Charles, & en étoit connue. A sa naissance, aux graces, à sa beauté, elle joignoit des talens distingués ; un esprit orné, adroit, insinuant : personne n’étoit plus capable de faire réussir une négociation. Elle faisoit des vers françois avec autant de délicatesse qu’une personne née à Versailles ; elle en composa pour Charles XII, où elle introduisoit les dieux de la Fables qui louoient les vertus de ce Prince. La piece, qui est très-ingénieuse, finit ainsi : Enfin chacun des Dieux discourant de sa gloire, Le plaçoit par avance au Temple de Mémoire : Mais Bacchus & Venus n’en disoient pas un mot. Auguste, qui avoit éprouvé le pouvoir de ses charmes, se persuada que Charles ne résisteroit pas à l’épreuve de tant d’esprit & d’agrémens : il l’envoya au camp du Suédois négocier un traité secret, & sacrifiant la jalousie à l’intérêt, il s’expose à avoir un rival heureux ; &, pour obtenir des conditions favorables, il permet à son Ambassadrice de n’être pas trop difficile : c’étoit mal connoître son ennemi. La Comtesse met envain tout en œuvre pour avoir une audience, l’inflexible Charles refuse constamment de la voir. Elle prend le parti de se trouver sur son chemin, dans les fréquentes promenades qu’il faisoit à cheval. Effectivement elle le rencontra dans un sentier fort étroit : le Roi la salua, sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval, & s’en retourna dans l’instant ; desorte, dit Voltaire, que la Comtesse ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le Roi de Suede ne redoutoit qu’elle : C’est la conduite que la Religion fait tenir à ceux qui veulent conserver la purete, bien differente de celle que fait tenir le Théatre à ses amateurs.

En effet, dans le fort & le plus grand danger de la guerre, le Czar & Auguste, pour prendre de concert leurs mesures, convinrent d’une entrevue sur la frontiere de la Pologne ; &, aulieu de s’occuper de leurs affaires, ils passent quinze jours ensemble dans les plaisirs, se livrant à tous les excès de la débauche. Qu’on compare ces hommes, d’un côté un Roi dans son camp, vêtu en soldat, buvant de l’eau, couchant sur la terre, ne regardant point de femmes, travaillant sans cesse ; & de l’autre, deux Rois plongés dans la volupté, nuit & jour à table, toujours dans l’ivresse ; & qu’on juge de quel côté doit être la victoire.

Ces vertus austeres, rares dans les particuliers, si difficiles dans les princes, étoient d’autant plus admirables, que des passions violentes, un caractere indomptable, & le germe des vices qui s’étoient fait sentir dans sa jeunesse, sembloient y mettre des obstacles invincibles. Cependant la résolution une fois prise, Charles fut un autre homme ; il étonna le Sénat, sa Cour, son Royaume : ce qui eût été impossible à un homme de théatre. Il le soutint jusqu’à la mort, sans se démentir un instant ; & portées à l’excès, ses vertus furent quelquefois des defauts, donnerent dans le ridicule, & le perdirent. Quand à Bender, réfugié chez le Turc, & presque son prisonnier, il soutint un siége dans sa maison avec quelques domestiques contre une armée ; quand pour ne pas rendre visite au Grand Visir, il fit le malade, & demeura dix mois dans un lit, sans vouloir se lever ; quand allant à Varsovie, il déclare à la République de Pologne, qu’il prend la qualité de Protecteur du Royaume, comme Cromvel voulut l’être en Angleterre ; quand on voit trente mille hommes attaquer serieusement la maison où il est logé, pour en faire le siége, & le Roi, au milieu de toutes ces attaques, jouer tranquillement aux échets, & selon sa coutume & ses idées guerrieres, qui le faisoient s’exposer à tout comme le moindre soldat, faire marcher le roi du jeu comme un pion, à droite & à gauche, sans précaution ; ce qui le faisoit échouer à tout moment, & perdre la partie : on pense comme cet officier qui se trouva auprès de lui au moment de sa mort, & qui dit, la comédie est finie, allons souper, comme Auguste mourant à ses amis, j’ai bien joué mon rôle, la piece est finie, battez des mains .

Le Czar Pierre, son rival & son ennemi, homme aussi singulier, mais dans un autre genre, jouoit de son côté de véritables farces. Il parcourut incognito les chantiers de Hollande & d’Angleterre, & la hache ou la truelle à la main, fit long-temps l’apprentissage des métiers de charpentier & de maçon. Il vint en France, & changea de rôle : il fit le savant & l’artiste, & se fait recevoir dans tous les Atteliers & les Académies. Revenu chez lui, il se fait tambour dans ses armées, mousse dans les vaisseaux, & monte par dégré, est reçu lieutenant, capitaine, colonel, velt-maréchal, pilote, enseigne, capitaine de vaisseaux, amiral ; il épouse une gourgandine, & la fait couronner Impératrice ; il fait faire la barbe à tous ses peuples, les obligeant de se raser malgré eux ; comme si le Roi de France vouloit forcer tous les François à reprendre la barbe ; sur-tout il fait bâtir un Théatre, & joue la comédie au milieu de la neige & des glaces ; cependant il fait mourir son fils ainsi : sur un échafaud, sa sœur dans un couvent, & une infinité de gens dans les tourmens, & il est toujours dans la débauche. Tout cela est étranger à Charles XII, & demande un chapitre exprès.

Mais voici ce qui l’intéresse : c’est un triomphe comique dont il a fournit toute la décoration. Contens de remercier Dieu de leurs victoires, & d’en recueillir les fruits pour le bien de leurs Etats, les Princes chrétiens n’ont jamais été dans l’usage d’étaler l’orgueil & le faste, & d’insulter leurs ennemis vaincus, surtout les Rois leurs confreres, par des pompeux triomphes, comme les anciens Romains-Pierre ne connoissoit pas cette modération, & n’étoit pas fait pour cette sorte de grandeur. Qu’il eût été glorieux pour lui, & plus glorieux que la victoire, après la bataille de Pultava, où Charles fut entierement défait, de lui envoyer offrir la paix & le passage sur ses terres jusqu’en Suede, d’aller audevant de lui, de le défrayer sur la route, & lui rendre tous les honneurs dus à son rang ! Il se seroit fait honneur à lui-même dans la personne d’un Prince dont il admiroit les grandes qualités : mais il voulut goûter les honneurs du triomphe. Ce que Charles, aussi modeste après comme avant la victoire, n’avoit jamais fait après les plus mémorables exploits. Des arc-de-triomphes furent dressés dans toutes les rues de Moscou, les pieces d’artillerie prises sur les Suédois y furent traînées, les drapeaux, les étendards, les timbales y furent portées, le brancard de Charles tout brisé sur un char, tous ses officiers deux à deux, le Czar sur le même cheval qu’il montoit le jour de la bataille, & les soldats prisonniers, jusques aux chariots de munitions des Suédois, fermés par le Régiment des Gardes. Ce cortége fut un jour entier à parcourir les rues de Moscou, au bruit épouvantable de toutes les cloches, trompettes, timbales, tambours instrumens de musique, de deux cens pieces de canons, de plusieurs milliers de mousquets, des airs redoublés de cinq ou six cens mille habitans ; on n’auroit pu entendre le tonnerre. Il faut des oreilles Russes pour supporter ce charivari, & des esprits Russes pour se plaire à voir défiler tout un jour des drapeaux déchirés, des tambours percés, un brancard fracassé, des charriots de munitions & des milliers de soldats captifs & désarmés.

Le Czar prit goût aux triomphes. Quelque-temps après, ayant remporté une victoire navale sur une flotte Suédoise, il voulue entrer en triomphe dans le port de Petersbourg, suivi de la flotte victorieuse & des vaisseaux qu’il avoit pris. Toute l’artillerie des vaisseaux & de la ville ne cessa de tirer, le même carillon se fait entendre, tambours, trompettes, instrumens de musique, les cris perçans d’un peuple immense font retentir les airs sur la terre & sur l’onde, les échos en mugissent au loin. Mais qui le croiroit ? Ce ne fut pas le Czar qui triomphoit : il n’étoit sur la flotte que le contre-amiral d’un vaisseau qui ne vint qu’à son rang dans la file. Le triomphateur fut un Seigneur de la Cour, amiral de la flotte ; c’est lui qui, assis sur un trône, environné des officiers, reçut tous les honneurs. Le Czar lui-même vint à son tour en subalterne lui rendre hommage. Il lui offrit la relation du combat ; &, en considération de ses services, il fut par lui élevé au grade de vice-amiral. Voltaire avoue que cette cérémonie est bizarre ; mais il la croit nécessaire, & qu’elle étoit utile pour le peuple Russe. Il faut donc que le peuple Russe soit stupide, & que son Empereur le croie, pour l’amuser par des farces qui n’amuseroit pas le Théatre de la Foire.

Charles XII lui-même, malgré sa résolution soutenue jusqu’à la mort de vivre dans la plus grande simplicité pour sa personne, donna des scènes de faste, que Voltaire traite avec raison de comédie. Après avoir passé plusieurs années à Bender, manquant de tout, vivant aux dépens du Grand-Seigneur, qui eut la générosité de le traiter toujours en Roi. Enfin, obligé de partir, il voulut étaler la pompe d’un grand Roi, quoique dans la misere d’un fugitif : il s’avisa d’envoyer à Constantinople une brillante ambassade, pour prendre dans les formes congé du Sultan. Mais comment fournir à cette dépense, il n’a rien ? Les ressorts qu’il fallut faire jouer furent plus humilians que l’ambassade n’étoit honorable. On emprunta de tous côté aux plus gros intérêts, 3000 liv. à un Juif, 2000 liv. à un Anglois, 100 liv. à un Turc ; enfin l’Ambassadeur extraordinaire part avec une suite de quatre-vingts personnes toutes superbement vêtues. La Porte se prête à la comédie. On lui fait tous les honneurs, on lui donne audience. L’Ambassadeur avoit ordre d’emprunter un million au Grand-Seigneur ; le Grand-Visir répond : Mon Maître sait donner quand il veut ; mais il est au-dessous de sa dignité de prêter : on fournira abondamment au Roi de Suede tout ce qui est nécessaire pour son voyage, on lui fera des présens. Ces présens furent magnifiques. Charles part. Ce long voyage à travers la Turquie, la Pologne, l’Allemagne, pour arriver en Suede, fut un tissu de singularité, par une foule de déguisemens, de marches, de contre-marches, pour n’être pas connu ; quoique par-tout il y eût ordre de lui rendre les plus grands honneurs, & que tout le monde s’empressât a voir cet homme extraordinaire. Il quitta son cortége, pour aller plus vîte, ne garda qu’un jeune homme avec lui, avec lequel il court la poste nuit & jour. Ce jeune homme accablé de fatigue, ne pouvant plus le suivre, il le laisse en chemin, & arrive seul dans son Royaume, où on avoit perdu l’espérance de le revoir.

Quoique les sentimens des Princes sur la Religion ne doivent pas , dit Voltaire, influer sur les autres hommes, & que l’opinion d’un homme aussi peu instruit que Charles XII ne soit d’aucun poids dans cette matiere , il faut satisfaire la curiosité du public. Charles fut élevé dans le Luthéranisme, & en fit profession de bonne foi jusqu’en 1707. Il vit alors à Leipsick de fameux Philosophe Leibnitz, homme d’un génie & d’un savoir étonnant, mais malheureusement sans religion, qui pensoit & parloit fort librement, & avoit inspiré ses sentimens à plusieurs Princes d’Allemagne Ce qui n’est que trop vrai pour la Cour & l’Académie de Berlin, dont il fut le Président & le Fondateur, & où ils regnent encore. Charles puisa dans ses conversations beaucoup d’indifférence pour le Luthéranisme. Depuis, ayant eu chez les Turcs plus de loisir & moins d’instruction, il étendit plus loin son indifférence ; c’est-à-dire, qu’il l’étendit à tout : il ne conserva de ses premiers principes que celui de la nécessité & prédestination absolue : dogme qui favorisoit & justifioit sa témérité. Le Czar , ajoute Voltaire qui a aussi écrit la vie de ce Prince, avoit les mêmes sentimens sur la religion & sur la destinée  ; mais il en parloit plus souvent & ouvertement, & avoit la supériorité de génie, l’étude de la philosophie & le don d’éloquence au-dessus de Charles, qui ne savoit que se battre (l’éloquence & l’étude du Czar étoient médiocres). Il vit aussi Leibnitz, & l’écouta, l’estima & le traita avec la plus grande considération, lui fit de riches présens, lui donna le titre de son Conseiller privé de Justice, avec une pension considérable. Charles ne fit rien de tout cela : il n’aimoit & n’estimoit que la guerre.

Les Remarques critiques de la Motraie, sur l’Histoire de Voltaire, conviennent de l’irréligion de Charles, mais l’attribue à une autre cause. Leibnitz n’influa point sur les sentimens du Roi de Suede : ce guerrier le vit à peine un instant à Leipsick, & ne s’embarrassa gueres de toute sa science ; il étoit trop occupé de la guerre de Pologne & de Saxe, pour s’amuser à des discussions philosophiques fort peu de son goût, & où il n’eût rien entendu. Charles n’étoit pas capable de suivre un si profond Métaphysicien, ni d’avoir un systême. Dévot à sa maniere avant de venir en Saxe, il continua de l’être jusqu’à la bataille de Pultava. Le désespoir de sa défaite l’accabla & le dérangea ; il se crut abandonné de Dieu : &, comme s’il eût voulu l’abandonner par représailles , dit la Motraie, il ne garda pas même l’extérieur de la piété, il n’eut plus aucune attention aux sermons & aux prieres, il y venoit par cérémonie, mais pendant l’office il badinoit avec un petit chien, & ne paroissoit touché de rien. Au reste , ajoute-t-il, les Luthériens ne sont pas prédestinateurs comme les Calvinistes dont ils ont horreur : mais on vous pardonne aisément cette faute ; vous avez plus étudié l’ancienne Mythologie que les Systêmes théologiques. Cela peut être vrai des Luthériens modernes, mais Luther & ses premiers sectateurs détruisent le libre-arbitre.

Dans ce portrait d’après nature l’original est aisé à connoître. Voltaire a voulu faire honneur à la Philosophie, en lui donnant trois Hommes célebres : mais son arrangement mal conçu lui est d’ailleurs inutile. Le Czar, quoique sans Religion, étoit Schismatique Grec, & tout-à-fait intolérant contre les principes de la Philosophie. Leibnitz étoit un homme à systême, qui ne tenoit à rien dans la Religion comme dans tout le reste de ses systêmes inintelligibles, comme ses Monades, ou impies, comme son Optimisme & sa Théodicée, dont les principes conduisent à l’Athéisme. Charles n’avoit ni n’étoit capable d’avoir aucun systême : c’étoit un homme sans piété, comme stupide dans la Religion, qui ne pensoit qu’à la guerre. De tels partisans sont peu propres à recruter les troupes du Déisme. Quel dommage que ces trois hommes qui ont tant travaillé pour la gloire, chacun dans son état, qui ont tant fait parler d’eux, & qui avoient chacun quelque chose de grand, après une vie si agitée & si laborieuse, soient enfin allés sans gloire dans une éternité de supplices ! Ils tiennent aujourd’hui ce langage que le Sage met à la bouche des impies : Nos insensatis ! ergo erravimus aviâ veritatis, lassati sumus in viâ iniquitatis, & ambulavimus vias difficiles quid nobis profuit superbia, divitum jactantia quid contulit nobis ? transierunt omnia illam tamquam umbra.

A propos du Czar Pierre dont nous avons parlé, voici une anecdote singuliere. Lorsque ce Prince si fameux en bien & en mal alla voir Madame de Maintenon à Saint-Cyr, il la trouva dans son lit, ses rideaux fermés, sans pouvoir admirer ce beau visage dont les attraits avoient charmé Louis le Grand. Qui auroit dit qu’elle devoit avoir des imitatrices en Russie, & des imitatrices de son Théatre ? Il est vrai qu’elles n’ont paru que cinquante ans après, mais aussi elles ont bien enchéri sur leur modele. Le Czar n’emporta que les arts de charpentier de vaisseaux dont il avoit fait l’apprentissage. Il ne pensoit pas au Théatre, dont ses sujets n’avoient point d’idée. Ses successeurs ont porté bien loin l’embellissement de la Moscovie, l’art dramatique s’y est introduit, le Théatre y brille, & tout jusqu’aux femmes s’avise de monter sur la Scène. Les Demoiselles du Séminaire ou Collége féminin, qui s’est établi à Petersbourg, ont joué le jour de la fête de l’Impératrice, une Comédie françoise, un Opéra comique, qui ont été fort applaudis ; sur quoi le Gazetier d’Avignon, qui le rapporte, 19 juin 1776, ajoute : Ce succès doit engager les Auteurs françois à suivre les modeles du siecle de Louis XIV, & à traiter des sujets qui puissent être entendus & goutés de toutes les Nations. Car si par malheur le Marivaudagerime (je ne sai ce que c’est) faisoit des progrès, & si une piece vantée à Paris n’étoit pas entendue hors de sa banlieue, le Théatre François perdroit beaucoup de la réputation qu’il s’est acquise chez les étrangers, où le manege & la mode des beaux Arts ne peuvent atteindre. Ce qui seroit pour l’état un malheur irréparable.