(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre V. Autres Mêlanges. » pp. 121-140
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre V. Autres Mêlanges. » pp. 121-140

Chapitre V.

Autres Mêlanges.

T oussaint Taconet, Bouffon des Boulevards, composoit & jouoit. Il avoit de la gaieté, du naturel, de la facilité ; il rendoit bien & d’après nature les rôles grossiers de paysan, de gueux, d’ivrogne, de savetier ; il fit la réputation du Théatre de Nicolet. La conduite la plus dérangée, les manieres, l’extérieur le plus ignoble & le plus négligé le mettoit dans la lie la populace : mais le Théatre ennoblit tout. Il alla pourtant mourir à l’Hôpital, & laissa Nicolet héritier de ses pieces, & l’enrichit de ses travaux. Celui-ci plus économe, amassa près de quarante mille livres de rentes, dont il jouit paisiblement : le Théatre est un trésor. Tous les comédiens seroient riches si la débauche ne les faisoit rentrer dans la misere d’où le libertinage les a tirés. Il est un gouffre pour les amateurs, le vice les y conduit & les ruine. Entretenus par l’actrice, le vice les dégrade, les dépouille, les deshonore, les accable d’infirmités, abrege leurs jours, &, ce qui est bien plus terrible, les conduit à la damnation éternelle.

Le succès des Théatres forains de la Foire & des Boulevards est sort supérieur à celui des François, des Italiens, de l’Opéra. Malgré la magnificence des habits & des décorations, la sublimité des talens, des ouvrages, de la danse, de la musique, la noblesse de la compagnie, ils sont obligés de se rapprocher des treteaux par leurs farces. Il est vrai que le grand nombre, la diversité des Spectacles, la modicité du prix, le changement des scènes, tout entraîne vers des Théatres qu’on fait semblant de mépriser, & que l’on fréquente avec empressement. Mais c’est sur-tout la curiosité oisive & frivole qui rend affamé de bouffonneries : on ne se soucie point du bon, ou ne veut que s’amuser. Ces grands traités, ces regles savantes de l’Art Dramatique ne servent qu’à la parade. Quelques auteurs s’en tourmentent, quelques autres s’en servent pour critiquer. Dans le fond on ne veut que tire & satisfaire sa passion. Ce sont les besoins les plus pressans de cette société libertine qu’on appelle le monde. Taconet la sert mieux selon son goût que Corneille : il peut compter sur la préférence.

Tous les Théatres ont commencé par des bouffonneries dont la licence fait le sol. Ils n’ont eu d’abord que des treteaux, il n’y montoit que des Tabarins. Quoique les décorations soient embellies & les pieces régulieres, c’est toujours le même esprit, & tout revient à son principe. Chez tous les peuples, même les plus civilisés, dans toutes les quatre parties du monde, les mines, les pantomimes, farceurs, baladins, ont été les plus courus & le sont encore, l’ennui noble & superbe qui bâille majestueusement, au milieu du succès & de la régularité dramatique, qui le quitte souvent pour s’amuser ailleurs, & ne regardent ces chef-d’œuvres que comme un cérémonial embarrassant. On peut voir l’Almanach des Boulevards, ou leur histoire, les anecdotes inombrables, le détail des pieces, le catalogue des acteurs, démontrent l’étonnant succès de tout ce qu’il y a de plus bas, de plus grossiers, de plus licencieux.

Les autres Théatres en ont été jaloux & allarmés, & ont pris bien des mesures pour maintenir leur crédit. 1°. Ils ont obtenu que ces acteurs ne joueront jamais dans la ville de Paris, mais toujours hors des murs. Ils sont reputé Théatre forains & étrangers : c’est déjà pour la plupart des citoyens un embarras, une dépense d’aller chercher au loin leur plaisir. 2°. Qu’on n’y joueroit aucunes pieces réguliere & décente. Ce ne sont que des fragmens de scènes décousues, des propos de halles, des obscénités. L’intérêt des bonnes mœurs n’a pas dicté cette loi, ni même une bonne politique : des pieces regulieres & décentes auroient embarrassé les acteurs, ennuyé les spectateurs, introduit les regles, parlé des vertus ; c’étoit précipiter la chûte. La liberté, la licence le peuplent & le perpétuent. Ce privilége exclusif ôte au peuple une nourriture saine, & empoisonne l’aliment grossier qu’on lui sert. La licence y est ordonnée & autorisée, la bonne morale est proscrite, on détruit même le goût, en excluant les regles, pour faire régner le désordre. L’obligation n’est pourtant pas réciproque ; le Théatre régulier n’a garde de l’interdire, les écarts qu’il permet & son zele pour la régularité n’empêchent pas qu’il ne fasse des excursions sur les terres de la bouffonnerie, & ne mêle les lazzis de l’Arlequin à la majesté d’Auguste, & le dérangement des fragmens aux regles d’Aristote, & par-tout les graces & la bonne volonté des actrices aux maximes de la morale & aux vertus des héros. 3°. Pour s’en mieux assurer la possession, ils ont obtenu, ce qui est incroyable, universellement ignoré, qu’ils ont grand soin de ne pas divulguer, & qui pourtant & très-certain, ils ont obtenu dis-je que deux Comédiens françois & italiens soient Censeurs nés & Reviseurs en charge des pieces foraines, avec le droit de retrancher tout ce qu’ils jugeront à propos. Des Comédiens censeurs de Comédie ! Ils sont eux-mêmes soumis à la censure. Les pieces de leur théatre sont tous les jours rejettées, mutilées par les Censeurs publics. N’importe, cette bisarrerie est elle-même une Scène du Théatre de Nicolet ; & une piece du Comédien censeur pourroit être très-amusante, mais c’est une des fonctions les plus délicates, la matiere la plus dangéreuse, la plus critique, la plus susceptible & la plus communément remplie des traits repréhensibles. Mais un Censeur est un homme public, chargé de veiller sur la religion & les mœurs, & à ne rien souffrir sur la Scène qui les blesse. Mais un Comédien n’a point d’existence civile, il est incapable de toutes les charges, il est infâme par toutes les loix. Qu’importe, le Théatre est si puissant qu’il renverse toutes les loix, qu’il change toutes les idées, décide tous les interêts. La foule qui va aux boulevards est la partie la plus dérangée, la plus grossiere, qui a plus besoin d’instruction que ce beau monde qui brille aux loges de la ville. Qu’importe, le peuple comme le grand n’a besoin que de Théatre : l’aimer, c’est avoir toutes les vertus ; il en est la vraie école.

Cette censure s’exerce avec l’autorité la plus despotique & sur les principes les plus pernicieux. Les sages maîtres des tréteaux forains sentent bien que la troupe de Nicolet effaceroit bien-tôt la leur, si on lui faissoit quelque liberté. Les planches du Théatre françois ne sont pas dans le fond d’un autre bois que celles des trétaux, ni les vertus de ses actrices plus inexpugnables ; & si la raison & la vertu incessamment repoussées par des Histrions jaloux, pouvoient se donner un libre effet, elle s’éleveroit en peu de temps au-dessus d’un ancien Théatre qui néglige ses premieres richesses & voile toutes les regles. Ne seroit-il pas de l’intérêt de l’état, du public & des mœurs, qu’a la place des pieces des boulevards, a plupart obscenes & mauvaises ; on y jouât des drames decens & instructifs ? Pourquoi ne permettre au génie de se faire entendre que dans un lieu, tandis que les sottises & le mauvais goût ont tant d’endroits pour étaler leurs malheureuses productions ?

Oui, pour conserver la gloire prétendue des Théatres de la ville, & tenir les autres dans l’asservissement & le mépris, on a soin de tenir les boulevards enchaînés dans la sottise & le vice. Les Censeurs, juges & parties, ne souffrent aucune piece réguliere & décente ; la décence & la régularité sont chez eux des titres d’exclusion. Si dans les pieces mauvaises il se glisse quelque sentence, quelque trait de vertu, de génie, de bon goût, le ciseau du Censeur le coupe sans pitié, & ne laisse qu’un corps mutilé & difforme. Ces Arbitres de la corruption sont le contraire des Reviseurs ordinaires : ceux-ci élaguent l’arbre, en coupent ce qu’il y a de mauvais ; les autres en arrachent tout ce qu’il y a de bon. Agens du vice & du mauvais goût, ils ne peuvent rien souffrir qui ne soit marqué à leur sceau. Il est donc impossible au Théatre d’être jamais bon, tandis qu’il sera soumis au despotisme du désordre. Les libertins instruits de cette étrange inquisition, y courent avec plus d’ardeur, bien sûrs de n’y trouver rien qui ne les flattes.

Dans une piece intitulée Didon heureuse, le sieur Méricour, contre la vérité & contre toute la tradition du Théatre & du Parnasse, veut faire jouir l’Opera, du privilege des boulevards : il fait marier avec Enée cette Princesse célébre par son désespoir, de ne l’avoir pas épousé. A la bonne heure, la contradiction entre les pieces de Théatre est commune : mais il est inexcusable de blesser par la Scène la plus infâme, les yeux & l’imagination du spectateur. Il fait entrer Enée & Didon dans une grotte pour y commettre le crime : ils en sortent se tenant par la main avec la satisfaction la plus marquée de deux amans qui viennent de satisfaire leur passion, le tout accompagné de la musique la plus douce & la plus voluptueuse, de la fête la plus brillante, des paroles les plus expressives, pour célébrer leur amour terminé par un mariage. Jamais aucun Théatre où Didon a tant de fois paru, n’a porté si loin la licence. Virgile, quoique païen, n’en dit qu’un mot : dans son quatrieme livre, il ne parle même de ce mariage prétendu obscur & clandestin qu’avec une sorte d’horreur. Conscius æther connubii, summoque celularum vertice nimpha. Ille dies primus lethi, primusque malorum causa fuit, neque enim specie famâve movetur conjugium vocat hoc pretexit nomine culpam. Le Poëte chrétien est moins scrupuleux, il est dramatique. En effet, combien le poëte païen est il plus chaste que le dramatique chrétien. Le Théatre n’avoit pas gâté le cygne de Mantoue. Ovide lui-même dans son épitre à Didon, le galant Ovide est plus mesuré que l’Opera de Mericour.

L’Editeur des Ouvrages & l’Auteur de la vie d’Alexis Piron, célebre Poëte Dramatique, son ami particulier, avance trois choses singulieres. 1°. Nos prudes philosophes, tout en criant à l’indécence, n’ont pas laissé de remplir les loges, munies à la vérité de fort grands éventails percés à jour, avec une petite lorgnette artistement adaptée au bâton de l’éventail, pour ne rien perdre du jeu des acteurs. Ils sont fort à la mode, on en fait exprès dans ce goût pour satisfaire les prudes, images naturelles du Théatre ; les pieces même décentes ne sont qu’un évantail percé à jour, avec une lorgnette pour voir à travers les choses les plus mauvaises. Portrait ingénieux & vrai du caractere des spectateurs, dont les plus réguliers en apparence ne cherchent qu’à satisfaire leur passion, lors même qu’ils blament la licence.

2°. Si l’ancien Opera comique est libre, c’est que c’est un Spectacle ambulant & forain, ne respirant que la gaieté, qui doit être moins châtié qu’un spectacle régulier & permanent. Belle excuse ! Comme s’il étoit plus permis d’être vicieux aux forains qu’aux citoyens, aux ambulans qu’aux permanens, comme si l’on devoir tolérer la licence sous le nom de gaieté, & approuver une gaieté dont le caractere est la licence. C’est bien là le cas de l’Evangile : Væ vobis qui ridetis quæ plorabitis, beati qui lugent.

3°. Malgré la liberté qui regne dans les Opéra-comiques, ils sont moins dangereux que les drames dont l’intrigue & le dénouement ne sont pas d’un trop bon exemple, on s’y porte pourtant en foule, & nos prudes n’ont ni assez d’yeux, ni assez d’oreilles pour Isabelle & Gertrude. L’un des plus licencieux. Nouveau portrait de a corruption des spectateurs, des plaisirs qu’ils y vont chercher & qu’ils y goûtent. Vérité trop certaine que nous avons souvent inculquée, que le vice gazé, déguisé, enveloppé de quelqu’air de décence, est autant & plus dangereux que l’obcenité grossiere qui revolte par ses traits hideux. Au reste quelle est la comédie dont l’intrigue & le dénouement ne soit d’un mauvais exemple ? Filles séduites ou séductrices, femmes infidelles, maris débauchés, domestiques corrompus, ne sont-elles pas toutes un tissu de scandale ?

4°. Sur-tout dans les scènes nocturne, bien capables de donner à rêver aux jeunes filles, qu’on y mene sans scrupule, & de leur faire naître l’envie d’avoir aussi, à l’exemple de leurs meres, une de ces. Intelligences qui rendent les gens heureux. Scènes 8, 9, 10. Ces scènes grossiérement scandaleuses ne sont pas rares, non-seulement pour les meurtres, la trahison, le suïcide, comme Horace, Britannicus, Phedre, &c. & la moitié des tragédies, mais encore pour l’impureté, comme l’Amphitrion, George Dandin, Didon heureuse, &c. C’est tirer le rideau quand les témoins sont dans la chambre. A qui ne donne point à réver un scandale si indécent, & de qui n’allume-t-il pas les passions ?

Alexis Piron, comme tous les gens de théatre, a donné dans les plus grands écarts : heureusement, dit-on, il s’est convertit & a terminé sa vie en chrétien. Un de ses premiers ouvrages, est une Ode impie & grossierement obscene, si mauvaise, que l’autorité publique en prit connoissance, que le Procureur-Général du Parlement de Dijon lui en fit la plus sévére réprimande, & le menaça de lui faire son procès. Il promit tout, il a tenu parole en partie. Il a toujours respecté la religion ; mais les mœurs & la charité n’ont pas eu le même privilege. C’étoit un esprit caustique qui ne menageoit personne, & ses. Opera comiques sont fort libres. Il quitta sa partie où il avoit à craindre la sévérité du Magistrat, & vint jouir à Paris de la liberté sans borne qui regne au théatre, & dont l’abus donne un titre aux applaudissemens. Il débuta par l’Opera comique, travail le plus facile & le plus licencieux. Sa raison murie donna des pieces plus régulieres & châtiées. Il termina les derniers temps de sa carriere littéraire par la traduction en vers des Pseaumes de la pénitence qui expriment les sentimens de son cœur, Il eut des ennemis ; il essuya bien des contradictions & des critiques. La Scène est le pays où ces fruits amers naissent le plus abondamment. Les traits satyriques qui couloient de sa langue & de sa plume n’étoient pas propres à en diminuer le nombre. Il se dégoûta du théatre & de Paris ; il revint à Dijon passer ses derniers jours avec ses amis, & composa un grand nombre de Noëls, de Cantiques & de pieces pieuses.

Le métier de Poëte n’est pas une profession dans la société, encore moins celui de Poëte Dramatique ; il n’est guere que le fruit de la paresse, de la légéreté, du libertinage ; peu favorisé de la fortune, sans distinction pour la naissance, la sagesse demandoit que Piron prit un état où il put gagner sa vie : il préfera l’indigence du Parnasse où le talent qu’il se sentoit lui faisoit espérer des lumieres & des trésors. Sa famille ne négligea rien pour l’en détourner ; elle le fit étudier en Droit ; il prit des Grades ; il entra au Barreau ; il y auroit réussi, mais son goût l’entraîna au théatre où il se livra à son penchant. Sa famille hors d’état de l’entretenir dans son indolence voluptueuse, ne le paya point de ses épigrammes, il fut obligé de chercher fortune. Un Financier le prit chez lui aux gages de deux cens livres ; cet homme qui faisoit aussi des vers, le fit intendant de ses affaires poétiques, Piron se moqua de lui, sa causticité le fit congédier. Un Seigneur l’occupa à 40 sous par jour à transcrire de vieux actes ; il s’en lassa, revint au théatre. Ses drames sont ennuyeux. Il vêcu comme il put avec ses confreres Dramatiques, d’un sonnet, d’une dédicace, d’une comédie, d’un conte.

Toute sa vie pendant bien des années n’est qu’un tissu de querelles littéraires, de bons & de mauvais succès de ses pieces, des éloges ou des critiques, des remerciemens ou de satyres. Le démelé le plus vif fut avec l’Abbé des Fontaïnes qui l’avoit maltraité dans ses feuilles, & à qui il promit par vengeance une Epigramme chaque jour, ce qu’il exécuta jusqu’à soixante Epigrammes. Il s’assembloit avec quelques amis dans un cabaret qu’ils appelloient le Caveau, où, au milieu des verres & des pots, se tenoient des discours qui déplurent au Gouvernement. Ses assemblées furent interdites. Il manqua deux ou trois fois la place qu’il désiroit à l’Académie Françoise. Son historien prétend qu’il étoit assuré des suffrages & qu’il eut deux fois la générosité de céder ses droits à un autre. Il est pourtant vrai que le Roi lui donna l’exclusion. Sa conduite déplaisoit au Ministre ; ses confreres redoutoiont sa causticité ; l’académie étoit pour lors attentive au choix de ses membres.

Enfin sur ses vieux jours il s’avisa de se marier, prit une vieille femme de près de soixante ans, d’un bon caractere, avec qui il vêcut dans une parfaite intelligence ; il la soigna avec affection & lui donna tous les secours que lui permettoit sa modique fortune, dans les longues & fâcheuses infirmités, jusqu’à sa mort. Il ne lui survêcu guères, & mourut dans un âge fort avancé. C’est dans ces années critiques qu’il eut le bonheur de s’occuper de son salut. Il traduisit en vers les Pseaumes de la Pénitence, & composa quantité de poésies sacrées, Noëls, Cantiques en françois & en patois bourguignon, que le peuple chante avec plaisir ; comme Corneille qui termina sa vie par la traduction de l’Imitation de J. C. Heureux si un sincere repentir lui a obtenu le pardon de tous les drames & frivoles poésies dont le juste Juge, malgré leur célébrité, puniroit éternellement le scandale. Après son mariage, il revint à Dijon où le sieur Juvigni a ramassé toutes ses œuvres, & en a donné une édition complette en sept volumes. Mr. Delaharpe en a fait dans le Mercure une critique amere en ennemi, & il faut convenir que si on avoit fait un choix, & supprimé tour ce qui n’étoit pas fait pour l’impression, l’édition eût été bien moins volumineuse : mais tout est cher aux amis, il faut leur pardonner.

Le systême de l’amour physique est fort bien expliqué dans la comédie des Courtisannes, scèn. 2, que les actrices ont refusé de jouer, parce qu’elles y sont trop bien peintes. Un philosophe parle ainsi.

L’usage & le public sont le mépris du sage.
Nous l’avons décidé, nos plus purs sentimens
Ne sont-ils pas toujours l’ouvrage de nos sens ?
Pourquoi chercher ailleurs un pouvoir chimérique ?
Le moral n’est qu’un mot, tenons nous au physique.
Vous n’êtes pas venue à l’âge où je vous vois
Sans vous être permis quelque essai de vos droits.
J’aime votre embarras : pourquoi vous en défendre ?
Vous reprocheriez-vous un cœur sensible & tendre ?
Qu’un Misantrope amer, dans son triste loisir,
Se fasse une vertu de fronder le plaisir,
Moi, je sai compatir à l’humaine foiblesse,
Et Ninon à mon gré l’emporte sur Lucrece.
Ma foi cette morale est du moins très-commode ;
L’instinct de la nature est ma regle & mon code.
Je ne m’abaisse point à ces scrupules vains,
Dont se laisse bercer le commun des humains,
Et je laisse aux pédans ces austeres maximes
Qui mettent de niveau la foiblesse & les crimes.
Peu fait pour consulter l’opinion commune,
Exempt d’ambition, maître de ma fortune,
Je ne veux exister désormais que pour moi ;
Ma foi le vrai bonheur est de vivre pour soi.

Voici une Anecdote de Moliere que l’on a oubliée : car il ne faut pas s’imaginer que cet homme aujourd’hui si vanté fit beaucoup de sensation dans son temps ; le Théatre alors méprisé étoit bien éloigné de l’éclat où il est parvenu. Moliere ne s’anonça que comme un Tabarin sur des tréteaux. Son caractere sombre, brusque, colere, caustique, n’avoit rien d’aimable ; ses mœurs, sa bassesse le faisoient mépriser. Les Médecins irrités qu’il les eût si souvent tournés en ridicule, firent pour se venger une comédie contre lui intitulée, Elomire hypocondriaque. C’étoit bien son caractere ; les traits de sa vie y étoient rassemblés : mais la Faculté est peu faite pour l’Art Dramatique, elle est fort déplacée sur le Théatre. Les comédiens refuserent de la jouer. Elle n’eût pas réussi, elle n’a rien d’intéressant. Le seul titre technique d’hypocondriaque présente une idée dégoutante de maladie qui seul devoit la faire tomber. On disoit d’elle dans le temps, les Médecins ont voulu faire un ouvrage méchant, & ils n’ont fait qu’un méchant ouvrage . Antithese triviale & jeu de mots, comme ceux-ci, grand homme, homme grand, galant homme, homme galant, honnête homme, homme honnête, &c. Les Médecins supprimerent leur ouvrage, on n’en a plus parlé : mais Moliere s’en vengea par deux farces, le Médecin malgré lui, & le Malade imaginaire, où il se déchaîne grossierement contre la Faculté, & une fort bonne comédie, le Misantrope, où il peint un hypocondriaque, homme d’esprit d’ailleurs, & honnête homme, qu’il donne pour son vrai caractere, dont il ne rougit pas. Il fait voir d’ailleurs, par ces trois drames, qu’il entend le Théatre mieux qu’Hypocrate : ce qu’aucun Medecin ne lui conteste. On a debité dans sa vie que sa haine contre les Médecins venoit de quelque maladie où il avoit été assez maltraité & fort rançonné par son Médecin. Elle peut avoir donné lieu à quelques traits insérés dans ses premieres pieces, que les Médecins auroient dû mépriser. Son acharnement vient de la comédie faite contre lui, qu’il n’a jamais pardonné. Presque toutes ses pieces sont le fruit de quelque passion, il n’y en a pas purement de génie : à quelques farces près, qui ne l’auroient pas immortalisé, on peut dire de son Théatre en général, la colere suffit, & vaut un Apollon . Ce vice fut le sien.

Journal de Trévoux, décembre 1776, art. 17. Le corps participe-t-il charnellement à l’amour ? L’Auteur Allemand ne le croit pas. Nous pensons qu’il se trompe. Il n’est pas en nous de concevoir un amour totalement dépouillé de sensations agréables, suivant notre maniere peu platonique de sentir. L’amour n’est autre chose que l’espoir ou la jouissance du plus grand plaisir physique. Otez ce plaisir physique ou son attente, vous éteignez inévitablement le flambeau de l’amour qui dès-lors n’a plus de chaleur ni d’activité. Ce corps pourroit ne pas participer essentiellement à l’amour ! Nous coujurons l’Auteur de nous le pardonner. Mais c’est la plus complette extravagance que la folie humaine puisse imaginer.

Même Journal, art. 16, dans la description de la ville de Florence, dont il loue les richesses & la magnificence, il ajoute : Pendant les premiers jours, on est ébloui, enchante ; mais bien-tôt le charme se dissipe, & l’on se sent accablé de mélancolie. M. Jagernan  (auteur de la description dont on donne extrait) attribue cette tristesse qui s’empare des étrangers aux manieres gênées & aux cérémonies éternelles des Florentins. Cérémonies fatigantes & du plus insupportable ennuy. Cette raison est fort naturelle : mais n’est pas du goût du galant Journaliste ; voici la sienne : L’invisibilité des femmes produiroit seule la langueur dont se plaignent les étrangers. Quel agrement peut avoir une société qui n’est ni embellie, ni animée par les femmes ? On nous permettra de quitter brusquement cette triste ville où nous plaignons sincerement l’auteur de s’être ennuyé pendant treize ans. Il suppose que l’auteur a le même goût que lui pour les femmes. Qu’on joigne ce morceau au précédent, on verra quel est l’objet de l’amour physique.

Art. 18. Il fait le portrait des femmes qui sont tout le plaisir de la vie. Un poëte galant fait de la beauté qui l’inspire un assemblage parfait des qualités diverses de toutes les Déesses, la taille de Diane, le port de Junon, le regard de Minerve, la fraicheur d’Hébé, la voix d’Euterpe, elle a tout. Mais ordinairement cette Vénus ne brille qu’aux yeux de son Appele  ; & sans doute de son amant & de tout homme de Théatre : car ces portraits sont, comme sur la Scéne, le portrait au naturel des actrices. Le Journaliste, plein du Théatre dont il parle toujours avec effusion de cœur, se sert du même pinceau pour sa Vénus qui brille de même à ses yeux.

Cet amour platonique, que son enthousiasme pour le plus grand plaisir physique lui fait croire impossible, est la plus complette extravagance que la folie humaine puisse imaginer , quoique le divin Platon & l’admirable Fenelon l’ayent imaginé, sans être complettement extravagans  ; cet amour est pourtant celui des anges qui n’ont point de corps, celui des saints pour Dieu qui n’est qu’un pur esprit, celui que Dieu demande de tout l’esprit, de tout le cœur, de toute l’ame, de toutes les forces ; c’est l’amour des ennemis, si fort recommandé dans l’Evangile, où n’entre pour rien le plus grand plaisir physique. Mais, supposant avec lui que tout languit, que tout est triste sans les femmes, que le souverain bonheur est cette jouissance physique, & dans le fonds il est vrai que cet amour pur est bien rare, quoique les apologistes du Théatre nous aient quelquefois bercé de cette chimere, puisqu’en effet les femmes ne plaisent & ne cherchent à plaire que par les sensations, & qu’elles excitent les plus vives, surtout au Théatre, qui est le regne du seul plaisir physique, dont tous ses amateurs sont épris, que c’est leur vie, leur béatitude, qui les jette dans l’ivresse & le délire ; est-il moins vrai, dans les principes de la Religion, qu’il n’est pas permis d’exciter, de goûter, de désirer, d’attendre ce plaisir physique, d’y penser même volontairement, hors d’un légitime mariage ; par conséquent que le Théatre, où tout le fait naître, où tout s’en occupe, où tout s’en repaît, est le lieu du monde le plus dangereux pour la vertu, & où se commet le plus de péchés ? Faut-il être surpris si tous les libertins aiment le Théatre, si tous ceux qui fréquente le Théatre sont libertins ? Voilà le mot de l’énigme, la jouissance ou l’espoir du plus grand plaisir physique  ; voilà le théatre, voilà l’objet de tout l’amour qui y regne, le faux des apologies qu’on en fait. Les femmes en font toute la gaieté & le plaisir, & en même-temps la justice de toutes les condamnations qu’en fait la Religion.

La huitieme Lettre de Clément contre Voltaire sur la Henriade, où on le montre plagiaire d’un bout à l’autre ; cette lette rapporte le discours de Bussi, fameux ligueur, au Parlement. Ce discours, qui est bien fait, n’est que la répétition de ce que disoient les royalistes, & qu’on trouve par-tout, &, pour ainsi dire, un plagiat anticipé de ce qui s’est dit de nos jours. Clément trouve peu vraisemblable qu’un homme du commun dise de pareilles injures aux Chambres assemblées, quoique toutes les histoires en rapportent d’équivalentes, & que le poëte n’y ait mis du sien que la mesure & la rime. Mais, ce qui est encore moins vraisemblable, c’est qu’après de pareils traits, il y ait des magistrats & des parlementaires adorateurs de ce poëte : on n’a rien dit de plus insultant. Les royalistes ne me surprennent pas moins : on n’a jamais plus insulté l’autorité royale que dans ce poëme, où l’on trouve le pour & le contre sur la Religion & l’Etat, en très beaux vers, & d’un style très-vif. En voici quelques-uns :

Mercenaires appuis d’un dédale de loix,
Plébéïens, qui pensez être tuteurs des Rois ;
Lâches, qui dans le trouble & parmi les cabales
Mettez l’honneur honteux de vos grandeurs vénales,
Timides dans la guerre, & tirans dans la paix,
Obéissez au Peuple, écoutez ses décrets.
Il fut des citoyens avant qu’il fut des maîtres ;
Nous rentrons dans les droits qu’ont perdu nos ancêtres.
Le Peuple fut long temps par vous-même abusé ;
Il s’est lassé du sceptre, & le sceptre est brisé.
Effacez ces grands mots qui vous gênoient sans doute,
Ces mots de plein pouvoir qu’on hait & qu’on redoute.
Jugez au nom du peuple, & tenez au Sénat,
Non la place des Rois, mais celle de l’Etat.

On voit le même discours dans les premières éditions ; il est rapporté dans les variantes, chant IV, mais moins élégant & moins fort Il semble qu’avançant en âge & faisant des progrès, Voltaire, d’abord timide, modeste, respectueux, ait sécoué le joug, & soit devenu téméraire & impie. Le nombre de ses partisans en est bien plus grand : voilà ses titres les plus authentiques.

On trouve dans toutes les Vies de Moliere, que ce Comique avoit fait la traduction du poëme de Lucrece, de Rerum Naturâ ; que son valet-de-chambre ayant trouvé le manuscrit sur sa table, & ne sachant ce que c’étoit, l’avoit déchiré pour en foire des papillotes à son maître, & eu allumer le feu. On répete par-tout ce petit conte, dont nous parlons ailleurs, pour faire honneur à Moliere, & le donner comme un grand philosophe, un grand littérateur, un génie universel, capable de tout. On ajoute cependant que lui-même faisoit fort peu de cas de son ouvrage, qui n’étoit qu’une traduction en prose fort mauvaise (car il écrivoit mal) ; qu’il n’y avoit que quelques endroits brillans, quelques descriptions, qu’il avoit essayé de traduire en fort mauvais version témoin le poëme du Val-de-Grace, dont personne ne peut soutenir la lecture, quoiqu’il eût la liberté toute entiere, n’étant point gêné par les idées de l’auteur qu’il traduisoit.

Tout cela est fort peu vraisemblable. Moliere n’avoit point de valet-de-chambre ; il rampa longtemps dans la bassesse & l’indigence, & quand dans la suite il eut acquis en bien, avare & mesquin dans son domestique, il n’eut jamais qu’une vieille servante qui faisoit tout chez lui, à qui il lisoit ses comédies, faites en effet la plupart pour la populace, & qu’on veut donner pour un trait de génie, & qui n’est qu’une habitude de familiarité avec le peuple, contractée sur les tréteaux de province. Simple & négligé dans sa parure, sombre, triste, misantrope, déjà vieux lors de cette aventure, on ne papillotoit pas ses cheveux. Son soi-disant valet-de-chambre, accoutumé à voir ses écrits sur sa table, n’avoit garde de brûler des cahiers qui devoient être assez gros, de la traduction de dix livres de Lucrece. Ce poëme didactique, long, difficile, métaphysique, d’un style sec, roide, dur & souvent très-poëtique, ne pouvoit être du goût d’un homme toujours pleins de bouffonneries. Cette traduction demande un loisir que n’eut jamais un comédien uniquement occupé du Théatre, & une capacité que ne peut avoir un écolier qui n’a été qu’en troisieme, ou n’a fait que courir les tréteaux des provinces, avec une actrice sa maîtresse.

Il n’y a gueres que l’envie d’accréditer Lucrece & sa morale, sous les auspices du pere du Théatre, qui ait pu faire imaginer cette anecdote. Mais, en la supposant vraie, n’auroit-on pas dû s’appercevoit qu’on faisoit tort à sa mémoire ? Lucrece, comme tous le monde fait, est un athée, un blasphémateur, qui nie la Providence, insulte la Divinité, un matérialiste qui croit la matiere éternelle & infinie, & fait éclorre tous les êtres du mouvement nécessaire des atomes d’Epicure, auquel il ajoute un clinamen pour accrocher les atomes ; un libertin qui attribue tout à la volupté, remplit son livre d’obscénités, & fait l’apologie du vice ; un fou dont l’esprit fut dérangé pendant plusieurs années, & se tua lui-même à la fleur de son âge, dans un accès de fureur, qu’on attribue à un philtre amoureux que lui donna sa maîtresse. Le choix d’un tel Auteur, tant de travail pour mettre entre les mains de tout le monde un ouvrage dangereux, fait-il l’éloge de la religion, de la sagesse, de la vertu de son auteur ? Le Cardinal de Polignac a fait pour combattre Lucrece un ouvrage immortel qui vaut mieux lui seul que sa traduction & ses farces n’en font à Moliere : la vraie gloire n’appartient qu’à la vertu.

Le P. Bouhours, après la mort de Moliere, fit quelques vers à son honneur, fort médiocres à la vérité, où il avance que ce Comique réforma la Ville & la Cour. Nous avons parlé de cette réforme. Il accuse la France d’ingratitude, tant en effet de son temps Moliere étoit généralement méprisé. Cependant ce partisan de Moliere ne l’a jamais cité dans le nombreux Recueil de Pensées ingénieuses, de ses Entretiens, de ses Remarques sur la Langue. N’y a-t-il trouvé rien de bon ? ou a-t-il rougi de paroître avoir des liaisons avec un homme si décrié ? Ne jugeons pas des idées de son siecle passé par l’enthousiasme du nôtre. Moliere n’étoit alors qu’un Bouffon à gage, que Louis XIV payoit pour l’amuser ; aujourd’hui c’est un Dieu à qui on érige des autels, comme sa femme disoit qu’on devoit le faire. Sa fortune ne vient que de la dépravation des mœurs & de l’affoiblissement de la Religion, toujours plus grande dans ce siecle.

Les grands Artistes donnoient autrefois leurs chefs-d’œuvres aux Rois, aux Académies, aux amateurs, &c. aujourd’hui on les donne au Théatre. Le sieur Caffieri, qu’on dit habile Sculpteur, a fait présent au Théatre François du Buste de Piron en marbre ; les Comédiens en reconnoissance lui ont accordé les entrées au Spectacle, comme le Roi donne aux grands Seigneurs les grandes entrées, en recompense de leurs services. Ils ont placé ce buste sur un piédestal dans le Foyer : c’est le Temple de la Gloire & de la Vertu. Ils se proposent de placer dans leur Salle les bustes de tous les Auteurs comiques qui ont de la célébrité. Le mérite de Piron est médiocre : il a fait la Métromanie, bonne piece ; tout le reste de ses Œuvres n’a pas droit à l’honneur du buste. Je ne sai même si une piece unique, quoique bonne, peut voler jusques-là. Il est vrai que cet honneur immortel est borné au Foyer : ce qui ne va pas loin.

Le sieur Beaumarchais, homme d’esprit & de Théatre, a éprouvé bien des vissicitudes comiques ; d’abord dans son procès avec Mr. & Mad. Goesman, où tons les trois ont joue les rôles les plus dignes de l’Opéra bouffon, & dans ses écrits, très-longue farce qui fourniroit la matiere de dix ou douze à joindre aux Plaideurs de Racine ; ensuite dans son Barbier de Séville, où il a peint la Magistrature qu’il avoit attaquée au Palais. Cette comédie, qui est en partie son procès, fut d’abord défendue par honneur pour la Robe ; elle a été rétablie dans tous ses droits, & représentée avec le plus grand succès. On l’avoit vue dans les Mémoires qui ont couru la France : on y a pourtant fait quelques changemens par des ordres supérieurs.