(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre VIII. Du Clergé comédien. » pp. 176-212
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre VIII. Du Clergé comédien. » pp. 176-212

Chapitre VIII.

Du Clergé comédien.

On ne fait paroître des Religieux & des Abbés sur le théatre que pour se moquer d’eux, ce qui, par un contre coup inévitable, fait mépriser l’Etat, l’Eglise, la Religion : par cette raison, les Théatres Britaniques, Luthériens, Calvinistes sont remplis de capuchons & de petits colets ; & au contraire tous les Princes catholiques, sur-tout les Rois de France ont constamment défendu par leurs Ordonnances d’en prendre les habits, d’en jouer les rôles, d’en faire aucune mention ; cette loi s’observe à la Cour & à la Comédie Françoise, fort peu aux Italiens & aux théatres de société, à l’Opera ; le caractere des pieces ne le comporte point. Le théatre & le monde ont bien tort de faire au Clergé le procès sur des fautes dont ils sont auteurs & complices, s’ils se perdent, ce n’est que pour lui plaire en lui ressemblant que le clergé se dèshonore.

Pour éluder cette loi, on fait paroître des Prêtres de fausse religion. On a tâché sous ce masque de désigner les Prêtres catholiques ; tels sont les drames d’Ericis, d’Eugenie, de Cominge, les Guebres, &c. Pour celui de Melanie, l’auteur a eu la maladresse de mettre à découvert un Curé de Paris, ce qui jette un vrai ridicule sur lui & sur sa piece. Nous l’avons vu ailleurs ; mais ses sarcasmes & ses détours sont très inutiles ; & l’irreligion qui a dirigé le pinceau, qui ne fait que tous les Etats gémissent d’avoir de mauvais sujets ; la Magistrature, d’avoir de mauvais sujets ; la Magistrature, le service militaire en sont-ils moins respectables ? Qui ne fait que l’Eglise a toujours condamné les Ecclésiastiques qui la dèshonorent ? Qu’elle a fait dans tous les temps les loix les plus séveres, & pris les plus grandes précautions pour prévenir ou corriger les désordres du Sanctuaire ? C’est bien au Théatre & au Parnasse a reprocher les mauvaises mœurs, comme si personne étoit plus dépravé que les Comédiens & les Poëtes.

D’un autre côté, il est des gens de bien dont la délicatesse outrée ne peut souffrir qu’on parle des vices publics, des gens d’Eglise, & nommément de leur liaison avec le théatre où ils deviennent scandaleux. Ce silence seroit une espece de tolérance qui feroit soupçonner que l’Eglise voit avec indifférence ses Ministres comédiens ; son honneur & la Sainteté demandent qu’on faste cette séparation, & qu’on dise comme l’Apôtre : non erant in nobis . Loin de les protéger, tolérer, l’Eglise les désavoue & les proscrit. C’est un crible qui sépare l’ivraie du bon grain ; ce sont des saignées nécessaires pour se débarrasser du mauvais sang, qui corrompt tout le corps & altere la santé ; nous lui devons ce zele de faire distinguer les loups, qui, sous la peau de brebis, trompent & désolent le bercail. J. C. en a donné l’exemple ; il n’a pas craint de donner le pretendu scandale, ou plutôt il a prévenu le scandale véritable en démasquant les Prêtres de son temps, les Scribes & les Pharisiens, & nous disant sans menagement : faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas ce qu’ils sont. Nous allons suivre son exemple dans le détail de la vie & des ouvrages de divers Ecclésiastiques à qui le théatre a fait oublier la sainteté de leur état.

Parmi les Papes, on ne connoit que Leon X, ouvertement amateur du théatre malgré la sainteté de la Thiare. C’étoit un jeune homme ne trente-six ans, de la famille des Médicis, une des plus libertine qui soit montée sur le trône, la dépravation étoit héréditaire à sa famille, ce sang avoit coulé de puis long temps dans les veines de Léon X. il y a quelques Cardinaux que le souffle impur de la Scène a insecté, Bibiana se dèshonora par une licence effrénét, Richelieu par le ridicule, Mazarin par la prodigalité ; qui ne connoit le Cardinal du Bois, & ne pense sur ses mœurs comme l’Eglise, tout le public, le Duc d’Orléans ? Cependant ces excès sont rares dans le sacré Collége, il faut lui rendre justice, le plus grand nombre dans tous les temps n’a pas été moins distingué par la pureté des mœurs, que par l’éminence de la dignité. Le Cardinal Passioneï a donné de nos jours des comédies d’une autre espece ; il avoit des talens & des lumieres, mais il étoit ennemi des Religieux, singulierement des Jésuites, avec un excès si bisarre, qu’il ne put souffrir un seul de leurs livres dans sa nombreuse Bibliotheque ; Petau, Bourdaloue, les Journaux de Trevoux, &c. Opiniâtre dans la dispute qu’il aimoit fort, ne cédant jamais même à Benoît XIV, plus savant que lui, qui l’avoit élevé à la pourpre, ennemi déclaré du Cardinal Valenti, Secrétaire d’Etat, qu’il n’appelloit que le Pacha ; & à la grand’Messe quand ce Cardinal lui portoit la paix, au lieu de dire pax tecum selon l’usage, il lui crioit tout haut salamala ; mais ce sont des phénomenes dont ses confreres ne sont point responsables.

Pour les Evêques, un grand nombre dans tous les temps a été amateur du théatre ; je n’en connois point qui ait été ni acteur ni compositeur ; ils s’observent aujourd’hui sur cet article. Le Clergé de France a toujours fait profession de le condamner & de l’interdire au second ordre, quoiqu’assez souvent on y ferme les yeux. Les Religieux ne s’échappent guères & ne le feroient pas impunément. Les Jésuites même, quoiqu’ils composassent & fissent jouer beaucoup de pieces dans leur Collége, n’ont jamais approuvé le théatre public ni composé pour lui, presque tous les Curés ont à cet égard conservé la décence ; mais les Abbés compositeurs & amateurs ont inondé la Scène, la liste en est effrayante ; nous en rapporterons quelques-uns, il est vrai que leurs écarts sont sans conséquence.

Il en est plusieurs que tout le monde connoit & que le public m’abandonne. Qui voudroit prendre la défense de Grecour, saint Pavin, Bois Robert, des Yvetaux, Bertelot, Chaulieu, des Fontaines, &c. Les autres qui n’ont pas donné dans des excès si éclatans, sont pourtant bien éloignés de leur état par leur amour du théatre, aucun d’eux n’y a réussi, ils sont aussi mauvais Poëtes que mauvais Ecclésiastiques ; il est vrai que la plupart n’ont pas reçu les ordres sacrés, c’est un sacrilege & un scandale de moins. Les Abbés à simples tonsures livrés au libertinage, qui ne servent l’Eglise ni par leurs travaux ni ne l’édifient par leur vertu, n’ont pris le masque du Clergé que pour envahir quelque bénéfice.

Parmi cent infamies dont, après sa mort, on a donné un Recueil scandaleux, l’Abbé Grecour avoit composé & fait représenter en société une comédie burlesque où il jouoit le Chapitre de St. Martin de Tours dont il étoit Chanoine ; le fond de l’intrigue étoit un mandement du Chapitre pour la réception de la constitution que ses ennemis firent brûler dans le cloître ; ses confreres paroissoient tour à tour sur la Scène, peints, nommés & tournés en ridicule ; il y fait venir les Musiciens, les enfans de-Chœur, le Carrillonneur & le Bedeau. On y trouve quelques traits plaisans, mais en général ce ne sont que des puérilités, des obscénités grossieres, des méchancetés ; des platitudes innombrables. L’Editeur de cette farce en a honte, dit qu’elle est indigne de lui, qu’elle n’auroit pas dû être imprimée : d’où il conclud qu’il n’en est pas l’Auteur. Il se trompe, elle est également méprisée ; ses contes, ses poésies sont d’une saleté aussi dégoutante que vaine, bien digne d’un Poëte des Guinguettes ; il se loue lui-même outre mesure dans cette piece ; il ne la récitoit qu’aux libertins comme lui. Les honnêtes gens le craignoient & le fuyoient, tant il étoit caustique & obscene. Son Philotanus, dont il avoit la folie de se faire honneur, que personne ne lui disputoit, quoiqu’il y eût peu de part, n’est de même qu’un tas de méchancetés, d’impiétés & de licence, semé de quelques vers ingénieux qu’il faut aller pêcher dans le bourbier. Cet homme avoit débuté par des sermons qui d’abord furent bien reçus ; mais comme ils étoient farcis des anecdotes galantes de toutes les femmes de la ville qu’il savoit mieux que l’Evangile ; on s’en dégouta ; il fut interdit ; se plongea dans la débauche le reste de sa vie qui ne fut pas longue. L’Eglise ne le réclama point.

L’Abbé Abeille étoit un Arlequin-né, dans un degré fort supérieur aux Provençaux ses compatriotes, qui sont naturellement Pantomines ; son visage étoit laid & plein de rides, se démontoit & s’arrangeoit comme il vouloit. C’est le talent du Comédien Anglois Garrik. ce qui lui tenoit lieu de différens masques ; il accompagnoit ses discours de grimaces qui faisoient rire. Ses mots qui auroient été fort communs dans la bouche d’un autre, devenoient piquans & passoient pour des bons mots par le tour qu’il leur donnoit & l’air dont il les embélissoit. Quand il lisoit un conte, un dialogue, une comédie, il se servoit plaisamment de cette phisionomie mobile pour faire distinguer les interlocuteurs, prendre l’air, le ton du personnage dont il récitoit le rôle ; seul il jouoit toute la comêdie comme le maître Jacques de Moliere, tour à tour, cocher, cuisinier. Il jouoit le rôle des Ecclésiastiques comme tous les autres Marquis, Abbé, Docteur, Valet. Ce Tabarin étoit tout & n’étoit rien ; on auroit dû le laisser sur les treteaux du Pont-neuf, sa véritable place ; on y a laissé ses pieces en assez grand nombre, toutes médiocres & même au-dessous du médiocre, & la plupart accompagnées d’anecdotes ridicules. Ce talent méprisable fit sa fortune ; plusieurs Grands Seigneurs le prirent pour leur bouffon, le menoit à l’armée, le mettoient dans leurs fetes ; ils avoient en lui seul une troupe d’acteurs & une troupe complette ; sa faveur lui procura un bon Prieuré dont il recevoit les revenus en grimaçant & une place à l’Académie Françoise qu’il amusoit ; ainsi les biens ecclésiastiques & les honneurs littéraires sont souvent des présens de la fortune. On pense bien que l’Eglise ne réclame pas des Abbés Tabarins, le public n’en fait gueres plus de cas. On disoit de lui deux mois après l’impression de son théatre, comme on le disoit à la représentation de ses Drames, & on en a fait son épitaphe. Et sa gloire & son corps n’ont qu’une méme bierre, & lorsqu’Abeille on nommera, dame, postérité dira, ma foi s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guere. Il se rendoit justice, il n’osoit avancer ces pieces, & les faisoit paroître sous le nom de la Tuilerie, son grand ami, cet homme peu fait pour être l’ami intime d’un Prêtre que la débauche mit au tombeau dans la fleur de son âge. Quand Abeille fut reçu à l’Académie, Racine homme très-caustique, mais que la dévotion corrigea, & que l’air de la Cour polit, lui fit cette épigramme très-plaisante rapportée dans le livre des trois siecles.

Abeille arrivant à Paris, dabord pour vivre vous chantates des Messes à juste prix, puis au théatre vous lassates les sifflets, par vous rencheris, quelque temps après, fatigantes, de Mars l’un des grands favoris, (Le Maréchal de Luxembourg qui le prit chez lui,) chez qui pourtant vous engraissates. Enfin digne aspirant entrates chez les quarante beaux esprits, & sur eux-mêmes l’emportates à forger d’ennuyeux Ecrits. L’originalité & la pesenteur de ces rimes, la singularité de ses avantures est très-propre à représenter les ouvrage & la fortune de beaucoup de Poëtes Dramatiques, même reçus parmi les quarante depuis leur établissement, sur-tout des Abbés Comédiens qui ne se livrent au théatre que par débauche, ou par misere, pour avoir du pain ou des actrices, & ne sont bons à rien, même au théatre où ils ne réussissent pas, & où leur état qu’ils dèshonorent les fait mépriser & tourner en ridicule.

L’Abbé Conti, noble Vénitien, homme savant, grand voyageur, mauvais Poëte, eut la fureur d’aller à Londres apprendre l’art dramatique, & y devint Anglomane. Il y fit quantité de pieces de théatre & une foule de poésies fugitives, on en imprima le Recueil à Luques en 1765, il ne réussit à rien, il étoit hors de son état & de son génie, l’amour de la Scène, aveugle sur tout.

L’Abbé d’Allainval mourant de faim, alla chercher du pain au théatre, & composa pour l’Opera, les Italiens, les François, & ne réussit nulle part. Il s’associa avec Panard, & fit avec lui des chansons. Ces deux hommes étoient comme ces chantres qui courent les rues en chantant ensemble leur Vaudeville. Panard avoit plus de génie, on a recueilli ses œuvres, & il y a quelques traits assez bons. Sa fortune fut toujours mediocre, mais supérieure à celle d’Allainval qui alla mourir à l’Hôtel-Dieu, où des personnes charitables le firent porter dans sa derniere maladie. Il n’avoit point de demeure fixe, il couchoit à la belle étoile ou dans des chaises à porteurs qui sont au coin des rues : cette vie ne favorise ni le génie ni le saint Ministere. Les Hermites vivoient dans les antres, les Apôtres non plus que leur Maître n’avoient point où reposer leur tête ; mais le théatre ne fut jamais ni leur occupation ni leur ressource. Il y a quelque trait de génie dans une de ses comédies l’embarras des richesses ; ce n’est pas d’après son expérience qu’il en a fait le détail, mais sans doute d’après son chagrin. facit indignatio versum.

St. Marc fut d’abord militaire, ensuite ecclésiastique, il courut le monde en aventurier ; enfin devenu Janséniste, il dèshonora la morale severe, & dépara plusieurs bons ouvrages en divers genres par des Romans, des pieces de théatre, des satyres & des éditions, des œuvres libertines de Chaulieu, St. Pavin, Chapelle. Le théatre porte son poison jusque dans Port Royal qui fut toujours son ennemi déclaré. Quels rapports ont ces pieces si contraires aux bonnes mœurs, avec la nécrologie de Port Royal & la vie de Mr. Pavillon, Evêque d’Aleth ? Que l’homme est bisarre ! L’homme de théatre l’est plus qu’un autre ; on verra sans doute en lui le vice diversifié selon la diversité des caracteres, mais il n’en est point qui n’en porte l’empreinte ; c’est comme la langue, l’accent du pays. Peut-être son goût pour la morale sévere & la composition de ses dernieres œuvres sont-ils le fruit de sa conversion, comme la traduction en vers du livre de l’Imitation de J. C. fut le fruit de la conversion de Pierre Corneille, pour réparer le mal qu’avoient fait ses pieces de théatre, quoiqu’elles soient plus décentes que d’autres. Le succès de cette traduction, quoique bien faite, n’a pas approché de celui de ses tragédies. Le crédit de la vertu approche t-il de celui des passions ? Il ne faut pas confondre St. Marc avec un autre d’un même nom qui lui est très-inférieur en tout.

Santeuil, célébre Poëte latin, n’a point fait de comédies, du moins n’en a-t-il point paru dans le public, mais il fut très-lié avec Dominique, Arlequin, qui le traitoit de confrere. Je suis , disoit-il, le Santeuil du théatre ; Santeuil est le Dominique de St. Victor. La plus grande partie de sa vie a été une comedie perpétuelle : ce qui a fait faire pour lui cette épitaphe ingénieuse & trop juste : Ci git le Poëte Santeuil, Muses & fous prenez le deuil. Après sa mort, les victorins ses confreres ont fait son apologie : je loue leur zele & leur charité, & je crois sans peine qu’il y a des choses vraies, qu’on a beaucoup exagéré les torts de ce Religieux ; mais voici un mot qui n’est pas douteux, qui vaut mieux lui seul plus que toutes les bouffonneries vraies ou fausses qu’on lui attribue, & qu’on appelle bons mots, parce qu’elles sont indécentes ; il fit une mort chrétienne & religieuse. Etant très-mal, le Duc de Bourbon qui l’aimoit, envoya un Page pour s’informer de son état ; ce Page lui dit, selon le langage de la Cour, je viens de la part de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Duc de Bourbon . Santeuil sans lui rien répondre, leva les mains & les yeux au ciel, dit avec beaucoup de feu ces mots Du Gloria : Tu solus Dominus, tu solus altissimus .

Faire une Edition des œuvres de St. Pavin & tâcher d’immortaliser un homme si scandaleux, Mr. St. Marc a-t-il cru que ce fut un trait de la morale sévere ? Il ne l’est pas même de la morale relâchée. Escobat & Busembaum n’ont jamais tant dit que cet Abbé libertin, impie, sans mœurs, sans décence, un Eleve, un Ecrivain ; un Panégyriste de Port Royal, a-t-il pu de la même main tracer l’éloge & donner au public les débauches d’un Epicurien & la vie de plusieurs hommes de mérite. Quel parallele ! St. Pavin & Pascal, Chaulieu & Pavillon, Chapelle & Nicole. C’est se jouer de tout, & imiter le théatre, qui met sur la même Scène Mathan & Joyada, Aman & Mardochée. St. Pavin fut disciple de Theophile, ce fameux impie & débauché, brûlé en effigie, enfermé à la Bastille & banni du royaume, moins connu par ses pieces de théatre, au-dessous du médiocre que par ses désordres. Il prit l’esprit de son Maître & le conserva jusqu’à la mort. Adrien de Valois avance que Théophile après sa mort lui apparut & lui ordonna d’une voix terrible de se convertir. Cette vision est aujourd’hui regardée comme une fable ; du moins est-il certain qu’il ne se convertit pas. Gui-Patin dit dans ses lettres que son Curé l’obligea à donner aux pauvres le peu de bien qui lui restoit, c’étoit un modique présent. Ses débauches avoient tout consumé. Il fit de son Abbaye de Livri près de Paris une retraite voluptueuse, comme l’Abbé des Yvetaux l’avoir fait de sa maison & de son jardin. Lâ, loin des courtisans & du monde, il faisoit, il disoit, il pensoit ce qu’il vouloit sans rien respecter. Sa naissance, le crédit de sa famille, ses talens naturels auroient pu le rendre utile ; il aima mieux vivre & mourir dans son Epicurisme & sa philosophie antichretienne, que St. Marc auroit pu se dispenser de tirer de l’oubli où elle étoit tombée.

Procope Couteaux, d’abord Ecclésiastique, fut ensuite Médecin ; il n’eut l’esprit & la science, ni ne remplit les devoirs de l’un ni de l’autre ; mais il aima le théatre & composa des Comédies, & ne fut qu’un libertin qui passa une longue vie dans sa volupté, & de-là au jugement de Dieu auprès de qui le théatre ne prépare point des couronnes éternelles.

Le théatre a perdu Latouche que lui-même a perdu. Ce jeune Poëte qui avoit du mérite & auroit pu faire du bien, a été enlevé par la mort la plume à la main, composant une piece de théatre, comme Moliere l’avoit été en représentant ; il eût du apprendre aux Jésuites combien le goût de la Scène est dangereux pour eux-mêmes. Il composa, selon la tâche des jeunes Régens, une comédie qu’il fit jouer au Collége : elle déplut aux Peres, on lui en fit des reproches ; au lieu de se corriger, il quitta l’habit, composa contre la Société un libelle diffamatoire des plus outrés & se livra au théatre. Une mort prématurée l’appella au Tribunal de Dieu où l’abandon de sa vocation, sa licence dramatique, son libelle, sa vengeance ne furent pas apparamment des titres à la gloire du Ciel.

Racine a commencé & finit sa vie par la dévotion. L’entre-deux a été livré au théatre, & a des mœurs analogues qui n’excuse pas devant Dieu & qui ne sauve pas de scandale devant les hommes. L’art insidieux qu’un appelle décence, de déguiser & faire goûter le désordre des passions sous des termes choisis, pleins de politesse, d’élégance & d’harmonie où il a été le plus grand & le plus dangereux maître : art funeste qui fait sa gloire dans le monde & qui fait l’objet de son repentir. Il fut élevé chretiennement à Port-Royal. Les principes de vertu semés de bonne heure dans son cœur, furent le germe qui opéra dans la suite les fruits d’un retour sincere qui termina sa carriere. Ses premiers principes furent en particulier l’éloignement du théatre, dont Nicole & Arnaud & tout Port-Royal faisoient profession d’avoir en horreur ; on lui arrachoit, ou brûloit devant lui tous ses livres de galanterie théatrale qui empoisonne les ames, & dont il avoit si artistement & si dangereusement assaisonné la coupe. Il apprit en même temps les belles lettres, grecques & latines, qui lui fournirent l’embellissement de la Scène & les sages regles qui la lui devoient faire détester. Ce fut même l’occasion d’une brouilleries de plusieurs années avec ses anciens maîtres qui le blâmoient. Il secoua le joug, & composa contre eux des satyres les plus ingénieuses à la vérité, mais les plus ameres & les plus indécente, qui condamnoient ses meilleurs amis, tant le théatre fait perdre aux meilleurs cœurs, les sentimens les plus justes de respect, d’amour, de reconnoissance, aussi bien que les vertus chretiennes. Elles sont dans les œuvres de Boileau.

Il embrassa l’état ecclésiastique. Le jeune Abbé passa plusieurs années auprès d’un oncle, homme de mérite, Chanoine régulier, Prieur & Grand Vicaire dans le Diocese d’Usez ; il eut la bonne foi de refuser un Bénéfice considérable ; les principes de vertus qu’il venoit de recevoir n’étoient pas encore effacés ; il sentit combien son goût pour le théatre étoit opposé a la sainteté de cet état, & à la jouissance des revenus ecclésiastiques. Quelles leçons pour nos Abbés comédiens, qui ne rougissent pas d’allier l’Autel & les coulisses, reçoivent de la même main le patrimoine des pauvres & la portion d’une representation de leurs Drames ! Ils se sont gloire d’imiter Racine dans ses écarts ; que ne l’imitent-ils dans ses vertus ! Il quitta le Clergé, se livra au théatre, & s’enyvra de ses succès. Il y mena la vie qu’on y mene, & qu’on ne peut manquer d’y mener avec la Champmelé & les autres actrices. Mais Dieu lui fit la grace de lui donner des justes remords ; il voulut se faire Chartreux pour faire pénitence de ses coupables triomphes. Son Confesseur l’en empêcha, car il se confessoit. Le Grand Racine & ses Imitateurs savent-ils s’il y a un Sacrement de Pénitence ? Ce Confesseur avoit raison. Les Chartreux eussent-ils voulu le recevoir ? Ce qui est fort douteux : une tête si pleine de frivolité & de galanterie n’auroit jamais pu tenir contre l’ennui d’une éternelle solitude. Il le fit marier, quitter absolument le théatre, & se renfermer dans sa famille, où il vêcut chretiennement. Son fils qui nous a transmis le détail de sa vie privée, instruit par les exemples & les leçons de son pere, n’eut garde de s’engager dans une carriere que le pere converti arrosoit de ses larmes. Il employa ses talens en faveur de la Religion, quoique son poëme qui a de grande beauté, ne soit pas peut-être aussi parfait que Phedre & Britannicus. Il lui fait bien plus d’honneur, parce qu’aux yeux du Souverain, & seul juste estimateur du mérite, les moindres œuvres de vertu sont plus prétieuses que les plus beaux chef-d’œuvres du vice.

Parmi les leçons que cet illustre pénitent donnoit à son fils, il lui recommandoit de ne point faire des vers par une raison prise de sa propre expérience. La plus mauvaise critique , lui disoit-il, m’a plus causé de chagrin que les plus grands applaudissemens ne m’ont fait de plaisir. Ne crois pas que ce soit mes pieces qui m’attirent les caresses des grands. Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens, & personne ne les regarde. On ne l’aime que dans la bouche des acteurs. Sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages dont je ne leur parle jamais, je les entretiens des choses qui leur plaisent. Mon talent n’est pas de leur faire sentir que j’ai de l’esprit, mais de leur apprendre qu’ils en ont. Est-ce donc là toute la récompense que peuvent espérer dans le monde les plus grands maîtres du théatre ? Car pour celle du ciel, ils n’y prétendent, ni n’y pensent. Malgré sa politique & sa finesse, Racine passoit à la Cour pour un homme qui vouloit être courtisan, mais qui ne savoit pas l’être. Louis XIV le voyant se promener avec Cavoie, voilà , dit-il, deux hommes que je vois souvent ensemble, j’en devine la raison : Cavoie, avec Racine, se croit bel esprit, Racine, avec Cavoie, se croit courtisan . La Réligion corrigea Racine de l’ambition comme du théatre, il en mérita mieux l’estime de la Cour & du public.

On ne peut mieux le comparer qu’à la Gaussin, actrice trop charmante, la Racine entre les actrices, dont la pénitence fit une Magdelaine, la plus tendre amante de J. C. Racine apporta dans la vertu cette tendresse de sentiment qui fait le poison de ses pieces, & qui tournée vers Dieu, le seul objet digne de notre amour, fait-les grands saints. Boileau disoit de lui : la raison conduit ordinairement les hommes à la foi, mais c’est la foi qui a conduit Racine à la raison. Mot vrai & profond. La raison & la foi toujours d’accord se conduisent l’une & l’autre. La raison sans la foi n’est qu’égarement ; qu’on ne se flatte pas d’être raisonnable sans la foi ; combattre la Religion, c’est combattre la raison.

La Champmelé, amante & eleve de Racine, n’eut pas le bonheur de l’imiter, elle lui fut infidele & fit d’autres amans, continua à sêduire, vécut & mourut actrice, admirée dans son art, méprisée par la vertu.

L’Abbé de Voisenon, dont nous avons parlé, vient de recevoir à l’Académie Françoise les éloges d’Etiquettes. Deux Evêques ont été ses panégyristes ; ainsi trois Ecclésiastiques, ce qui n’étoit encore arrivé à personne, ont occupé le Sanctuaire des beaux esprits. L’Archevêque d’Aix, Récipiendaire, a jetté, selon l’usage, une poignée de fleurs sur son tombeau. L’Evêque de Senlis, Directeur en quartier, en a jetté une autre, & tout a retenti à l’ordinaire, non de chants lugubres, mais d’acclamations. Quoique ses pieces de théatres fussent ses titres les plus brillans, aucun d’eux n’en a parle ; ce n’étoit gueres en effet à des Prélats à les louer & à les louer dans un Prêtre. Ils n’ont pas eu le courage de les blâmer comme l’Archevêque de Sens. (Languet) blâma celles de Marivaux qui pourtant n’étoit qu’un Laïque, lorsqu’à sa réception il lui porta la parole comme Directeur, il est vrai que son zele fut tourné en ridicule par tous les suppots du théatre. Mais cet homme apostolique disoit avec St. Paul : Mihi pro minimo est ut à vobis judicer, qui judicat me, Dominus est.

On s’est borné à louer l’aménité naturelle de son caractere, les graces de son imagination, la délicatesse de son état, qui déméloit les plus légeres nuances, la gaieté de son commerce, la souplesse de son esprit qui le faisoit rechercher dans les sociétés, sa douceur qui ne sentoit point l’amertume de la satyre, & désarmoit ses ennemis. Voilà l’Académicien aimable ; & c’est tout ce qu’il faut pour être des quarante. Mais voici ce que l’Académie n’exige pas, & qu’on ne loue gueres dans les Oraisons funebres des Académiciens : la charité pour les pauvres, le refus des premieres dignités de l’Eglise & une mort édifiante. Ces observations ne font pas moins d’honneur à la Religion des Orateurs, qu’à la mémoire du Héros ; ils ont dû même sentir que les éloges littéraires ne suffisent pas pour un Prêtre & un Abbé, ni dans la bouche des deux Prélats qui en font publiquement l’éloge.

Un naturel plein de douceur & d’humanité rend très-probales les aumônes dont en parle, quoiqu’on assure qu’elles étoient cachées, & n’ont été connues qu’après sa mort, par les regrets de ceux qui perdoient ses secours ; mais il faut convenir que le refus de bonne heure des premieres dignités de l’Eglise a grand besoin d’être étayé du témoignage des deux Prélats. Ce refus est-il croyable ? dans un jeune homme d’une fortune peu considérable, qui vivoit dans le grand monde, qui accepta, si même il ne sollicita, des Abbayes & la qualité d’Envoyé & de Ministre d’un Prince étranger, (l’Evêque de Liege,) à la Cour de France, que Louis XVI a cru devoir dêfendre à tous ses Sujets d’accepter, dans un Abbé petit maître, dont le mérite étoit de faire des comédies, des vers galans quelquefois licentieux ? Louer ce désintéressement, ce n’est pas faire l’éloge du Ministre de la feuille des bénéfices, quoiqu’Evêque. Offrir de si bonne heure des Evêchés, c’est en être bien prodigue, ou faire bien peu du cas d’un mérite si peu Ecclésiastique, si peu Episcopal. Quelle leçon pour ce Prélat Distributeur des Prélatures, qu’un jeune Poëte ne voye dans ces honneurs que l’étendue des devoirs qu’ils imposent, qui vinrent le chercher, que la résistance par probité aux offres les plus avantageuses, & dont cet Académicien étoit bien éloigné de se croire digne , tandis que lui, Prince de l’Eglise, y voit la récompense de quelques comédies, & deux Princes de l’Eglise en font l’éloge !

Nous souscrivons avec plaisir aux dernieres observations du panégyriste. Quelle que soit sa réputation, les richesses littéraires de l’Abbé de Voisenon, (elles sont médiocres, & ne passeront pas à la postérité,) je les oublierai toutes dans ce moment, (ceci est vraiement Episcopal,) pour ne songer qu’à sa mort édifiante. Cet oubli est digne d’un Successeur des Apôtres qui apprétie les choses ce qu’elles vallent, n’estime que la gloire & les richesses éternelles & les vertus qui y conduisent. Mais pourquoi le Directeur, ajoute-t-il, pour en faire honneur à la Religion devant le public, devant l’Académie, & sur-tout devant l’illustre Prélat qui lui succéde . Cette préférence sur-tout fait honneur au successeur, en fait peu à l’Académie, l’amour pour la Religion doit être commun à tous les chrétiens, & l’Académie plus éclairée qu’un autre doit être plus zélée. L’Académie a d’ailleurs des Evêques  & même des Archevêques, comme celui de Toulouse, (Lomenie,) plus ancien que celui d’Aix, celui-ci l’emporte-t-il donc sur la Religion de son confrere, jusqu’à mériter ce sur-tout en sa présence ?

On loue avec raison les sermons de Mr. de Boisgelin, qui sont en effet fort beaux & très-chrétiens ; mais les éloges de Moliere, de Lafontaine, de l’Enciclopédie, de l’Esprit philosophique, pêle mêle, avec ceux de Bossuet & de Fenelon, sont-ils bien placés dans la bouche d’un Evêque ? Devant un corps à qui ni Moliere, ni la plupart des Enciclopédistes n’appartiennent pas, & à qui Lafontaine n’a appartenu que fort tard, & qui sans doute n’adopte pas la plus grande partie de ses œuvres, qui adopte encore moins un Dictionnaire que la Puissance Royale a proscrit, & dans un temps où l’assemblée du Clergé où il étoit député, donne un ouvrage contre cet Esprit philosophique ? Enfin après des sermons où lui-même l’a condamnée, & dans un discours académique où personne ne lui demandoit ces excursions aussi inutiles que peu convenables. C’est dommage que ces nuages obscurcissent des discours où brillent les plus grandes beautés ; nous avons cru devoir les remarquer à l’honneur de la Religion devant le public, devant l’Académie, sur-tout devant l’illustre Prélat qui lui succede , pour qui nous avons le plus grand respect.

On a fait l’Abbé Tubies, Chanoine de l’Eglise de Maguelone, aujourd’hui à Montpellier, fut le premier Auteur de la bibliotheque bleue par les romans de la belle Maguelone & de Pierre de Provence, auquel on a ajouté Robert le Diable, les quatre fils d’Aimon. Ces productions fort inférieures pour l’élégance du style aux poesies galantes & dramatiques de l’Abbé de Voisenon, ne sont ni plus ecclésiastiques, ni plus utiles. V. Dict. Hist. d’une société de gens de lettres sur le mot Tubies.

Malgré le pompeux éloge que l’Académie de Montauban fait de son patriote dans le Recueil de 1745. L’Abbé de Rieupeiroux ne fut qu’un homme médiocre pour les talens, & au-dessous du médiocre pour la conduite, sur laquelle l’Orateur Académicien glisse très-rapidement n’ayant sans doute rien à dire sur la vie d’un homme de Théatre. C’étoit un homme de plaisir, vrai Gascon par sa gayeté & sa vivacité naturelle ; il avoit quelques teintures des belles lettres & faisoit des vers facilement, ce qui lui donna entrée dans les compagnies où on ne veut que s’amuser. Il plus à l’Intendant de Montauban, qui l’amena à Paris, & lui procura des protecteurs. Il fut d’abord Calviniste comme sa famille ; il eut le bonheur de se convertir, & même d’embrasser par dévotion, dit-on, l’Etat ecclésiastique. Il fit la cour au P. la Chaise alors Distributeur des graces. Sa qualité de nouveau converti, dans un temps où l’on travailloit à ramener les protestans ; quelques dissertations sur les médailles, & un Poëme sur l’ame des bêtes, qu’il dédia au Confesseur du Roi, furent récompensé par un Canonicat de Forcalquier, où il n’alla jamais. Le Théatre le pervertit, non en le faisant changer de Religion, mais en corrompant ses mœurs. Le bon Chanoine se livra à la Scène, & composa plusieurs pieces qui n’ont pas réussit, & à l’exception d’Hypermnestre qui eut quelques succès ; à peine trouve-t-on le nom des autres dans l’Almanach du Théatre ; il composa des vers frivoles dont la galanterie fit le mérite momentané, & qu’aujourd’hui personne ne connoit.

Cette occupation n’est guere ni Canoniale ni Ecclésiastique, aussi quitta-t-il le Collet & le Chœur, ou plutôt on le lui fit quitter. Mr. de Barbesieux qui l’aimoit, & respectoit la Religion le dépouilla lui-même du demi-habit Ecclésiastique dont il s’affubloit au milieu d’un repas où apparamment, il n’observa pas la rigueur des Canons, & lui procura un emploi qui lui donna du pain, c’étoit rendre service à l’Eglise & au Poëte dont les Drames sont peu utiles au Sanctuaire ; il se joignit à Dancour & lui composa les Vaudevilles de la Foire. Tout le monde fait que Dancour, très-supérieur pour le génie à Rieupeiroux, n’étoit rien moins que scrupuleux dans ses pieces, & ne fait point l’éloge de son Associé. Dancour se convertit, quitta le Théatre & même Paris, & se renferma dans un Château en Berri, où pendant sept à huit ans il travailla à son salut. On dit que Rieupeiroux rentra aussi en lui-même, & il est vrai qu’il composa sur la fin de ses jours plusieurs pieces pieuses qui le supposent. On peut voir l’Hist. du Theat. de Mrs. Parfait, Tom. XIV, on y voit une Epigramme de Gaçon assez plaisante. Certain Abbé sûr de passer la vie & sans verve & sans Abbaye, brigue, obtient dans l’Epée un poste bien renié, & Barbesieux par cette grace délivre en même-temps l’Eglise & le Parnasse d’une grande incommodité. Ce Gacon qui avoit quitté l’Oratoire, & qui, sur la fin de ses jours, prit l’habit Ecclésiastique, valoit encore moins & par ses talens & par sa conduite ; il se convertit aussi, & abandonna le métier de Satyrique, branche du Théatre ;

Nous avons souvent parlé de l’Abbé de Chaulieu, ce libertin trop célébre qui deshonora la noblesse de sa naissance & la saintete de son Etat, de ses maîtresses, de ses débauches, de ses ouvrages obscènes, de la profanation des revenus de ses riches Bénéfices, à la gloire de qui, pour quelques vers délicats, élégans & faciles, des chrétiens sacrifient la religion & les mœurs, au lieu de publier, imprimer & réimprimer ce qui n’auroit pas dû voir le jour ; la vertu demandoit que ses poésies fussent ensevelies avec lui dans le même tombeau. Mais pour suivre le plan de la liste que nous avons entrepris du Clergé Comédien, nous en dirons encore un mot. C’est son portrait fait par lui-même, où l’on voit qu’il a passé sa jeunesse dans des désordres de toute espece ; qu’il se menage dans sa vieillesse, parce que ses organes blasés se refusent à ses transports ; qu’en vieux pécheur toujours Epicurien, n’aimant que la volupté, porte dans le tombeau, comme dit le Prophete, tous les vices de son jeune âge qui ont infecté toute sa vie. Replebitur vitiis adolescentiæ suæ, & cum ipso in pulvere dormient.

    Nectar qu’on avale à longs traits,
Beaume que répand la nature
Sur les maux qu’elle nous a fait,
Maîtresse aimable d’Epicure,
Volupté viens à mon secour.
Toi seule peut de ma vieillesse
banir la fatale tristesse
Qui noircit la fin de mes jours.
Viens donc, non celle qu’autre fois,
    Parmi la débauche égarée,
    Tu m’a suivis en mille endroits,
    De mirthe & de pampre parée,
    Mais sage & sans emportemens,
    Fais aux fureurs de la jeunesse
    Succéder la délicatesse,
    D’un voluptueux sentiment.

Lasare son ami appelloit ce menagement & cette conversion,

Le fruit tardif d’une rude vieillesse.

Tout cela n’a pas besoin de Commentaire, l’irreligion & la débauche percent de tous côtés. La plupart de ses œuvres annoncent les mêmes sentimens & la même doctrine ; il est inutile d’en extraire davantage, elles ne sont que trop répandues.

On ne voit sur les Théatres protestans ni les Ministres ni leurs ouvrages ; le Consistoire ne le souffriroit pas. Les Scènes Angloises, Allemandes, Portugaises, Espagnoles, voyent fort peu d’Ecclesiastiques ; mais le Clergé Comédien fourmille en France, il est nombreux en Italie. Les génies de ses nations entraînent les Abbés qui ne sont pas assez en garde comme l’esprit du monde ; l’Eglise gémit des profanations du Sanctuaire par les mains de ses Ministres. Percez la muraille, dit-elle, aux bons Prêtres, & aux Evêques pieux, vous y verrez des abominations, vous y verrez le Théatre, fode parietem, videbis abominationes  ; des femmes qui pleurent la mort d’Adonis ; des Lévites, des Prêtres qui tournent le dos à l’Autel & encensent les idoles. Vous y verrez des murailles couvertes de peintures de tous les Dieux du Paganisme, Venus, Adonis, l’Amour, ne sont-ils pas de toutes les pieces, mulieres plangentes Adonidem . Ces Comédiens à petit collet ne brûlent-ils pas l’encens de leurs poésies ? N’offrent-ils pas l’hommage de leur cœur aux Déesses des coulisses, toutes enluminées de blanc & de rouge ? habens thuribulum ante picturas . Les murailles sont toutes chargées des images des Dieux des nations, elles font toute la décoration du Théatre, universa Idola descripta in pariete in circuitu per totum . C’est une abomination même aux yeux des Laïques. Quelle nouvelle abomination quand ce sont des Ecclésiastiques, de senioribus Israël.

Dom Pedro Calderon, Chevalier de St. Jacques, Prêtre-Chanoine de Tolede, comme Grecour, étoit Chanoine de St. Martin de Tours, mais très-supérieur en génie & bien moins licencieux dans ses mœurs & dans ses écrits. Calderon fut un Poëte Dramatique inépuisable, il étoit si fécond, que, quoiqu’il n’ait travaillé qu’assez tard, il a rempli de ses Drames neuf gros Volumes in-4°, & autant qu’on n’a pas jugé digne de l’impression ; il avoit servi avec distinction ; Philippe IV l’aimoit & lui donna ce Canonicat. Ce fut alors qu’il se livra au Théatre : occupation fort peu analogue à l’Office divin. Il y en a fort peu en France qui passent comme lui de la Scène au Chœur & du Chœur à la Scène ; ce ne sont que des Abbés à Bénéfices simples : La gêne du Chœur n’est pas de leur goût, une Paroisse le seroit encore moins. Les Drames de ce Chanoine se ressentent de sa fécondité, il est bas, bouffon, souvent guindé, sans regle, négligeant le naturel, la vérité, la vraisemblance, ignorant l’histoire & le costume ; il faut acheter cherement des traits heureux, des intrigues bien conduites, c’est à-peu-près le Poëte Hardi que l’on a cru en france qui faisoit bien ou mal une comédie tous les huit jours.

Lopez de Vega, autre Auteur Espagnol, ressemble à Calderon, tous deux militaires, tous deux gens de condition, estimés dans le monde, ce qui n’est pas commun dans l’Empire de Thalie, l’un Chevalier de Malthe, l’autre de St. Jacques, le Théatre ne fut pour aucun d’eux, ni un titre de noblesse, ni un garant de valeur pour combattre les infideles. La Scène Espagnole est fort peu Ecclésiastique ; au-delà des Pirénées, le petit collet n’est pas un titre frivole & un métier de libertinage ; il ne s’y dégrade point par l’indécence. Les deux Chevaliers après avoir quitté l’épée pour la soutane, ont travaillé pour le théatre, & fait des farces après la piece, dont le ridicule & le scandale postérieur à leur Ordination, ne doit retomber ni sur l’Eglise, ni sur l’Evêque, qui les initia dans les Ordres sacrés, qui, sans doute, n’auroit pas ordonné des Comédiens. Vega l’emporte sur Calderon pour la fécondité ; on appelle son Théatre l’Océan Dramatique. Outre plus de 1200 pieces dont on a fait grace au public, il y en a 25 Vol. dont chacun en contient 12, où Moliere, Corneille & tous nos autres Oracles du Parnasse ont puisé à pleine main sans dire mot, ainsi que dans Calderon, opulence bien supérieure à la pauvreté & à l’ostentation de nos François qui n’ont que trois ou quatre Drames par tome, étalés & allongés par des vignettes, des culs de lampes, des marges, des entre-lignes qui tiennent les trois quarts de la page & n’entendent pas l’ouvrage meilleur. Moliere, ce prodige, n’en a qu’une trentaine en huit Tomes.

Young, Prêtre & Curé Anglois ; est un Ecrivain singulier dans le goût sombre de l’Abbé Prévot & du sieur Arnaud, mais bien inférieur pour le style. C’est l’imagination la plus noire, qui ne peint que des objets terribles de toute espece, rien de plus hardi, de plus original, de plus rapide que son style, & de plus affreux que ses couleurs ; son pinceau l’emporte & sur Crébillon & sur tous les Tragiques François ; il faut un goût particulier de tristesse pour soutenir cette lecture ; elle plait aux Anglois qui se repaissent d’horreurs ; son génie est plus profond, mais plus boursoufflé, le gigantesque, même le bas, le trivial aussi fréquent que le sublime, sont retrouvés à chaque page, le coloris Britannique, c’est sur-tout le caractere de ses nuits, ouvrage célébre à qui rien ne ressemble, toutes ses œuvres, & singulierement son théatre, est le pendant de celui de Shakespear ; il n’a pas assez de beauté pour être comparé au paradis de Milton.

Ses mœurs étoient douces ; il se fit aimer de la petite Paroisse dont il fut Curé, de la Princesse de Galles, qui ensuite le fit son Chapelain. Il fut toujours pauvre, laborieux & triste ; la mort d’une épouse de mérite qu’il aimoit beaucoup, & de deux enfans du premier mari de sa femme qui l’avoit comme adopté, l’accablerent de douleurs & le jetterent dans une profonde tristesse dont ses écrits ne sont que l’expression, & si on peut le dire, des accès de redoublement, car la poésie n’est qu’un jeu de machine, la verve une imagination exaltée, la bile qui bouillonne dans le caractere satyrique, le sang dans la galanterie comme l’adresse des animaux qu’on nomme instinct, moins vive, mais plus grande dans son objet que celle de l’homme. Young avoit des vertus, il étoit charitable pour les pauvres, zéle pour ses brebis, plein de respect pour la Religion, aussi n’aimoit-il ni Voltaire, ni sa philosophie, il est surprenant que le Théatre ne l’ait pas corrompu ; mais les Drames tout opposés à la dépravation qui y regne, ne sont que des effeverscenses momentanées de son chagrin, comme dans les autres ; ce sont des bouillons de colere, des ivresses d’amour, des expressions de malignité, des débordemens de bouffonneries, il ne quitta pas sa Paroisse ni ses fonctions pour aller dans les coulisses, se brûler avec les actrices comme le papillon à la chandelle.

L’Abbé Pezzana, grand amateur de Romans & du Théatre, est venu de Florence à Paris veiller à l’Edition qu’on y a entreprise, du Roland furieux de l’Arioste qu’on ne connoissoit en France que par des traductions : livres plus frivoles & plus licencieux que tous les livres de Chevalerie & les contes des enchanteurs qui furent brûlés chez Dom Quichotte. Outre ce travail dont la Religion, les mœurs & son caractere d’Ecclesiastique auroient dispensé l’Abbé italien, il a joint à ce Poëme tout ce qu’il a pu déterrer des autres œuvres de ce Poëte libertin pour en faire un Recueil complet, & il les a enrichis des notes de sa façon, comme si un tas d’extravagance méritoit un commentaire. Cet Editeur n’annonce pas le retranchement des obscénités sans nombre qui y sont répandues, comme son Traducteur, Mr. de Marivaux, l’avoit promis, Arioste paroit avec toute sa difformité, & prépare les voies à quelque nouvelle traduction plus fidele, c’est-à-dire, plus licencieuse. Nous avons parlé ailleurs de l’Arioste & de son Poëme.

L’Abbé Italien en respirant l’air philosophique de Paris, n’a pu manquer d’y prendre le ton du jour, & en particulier le mot de ralliement, l’entousiasme pour Voltaire ; il a dédié son livre à cet homme célèbre, plus proné par l’irreligion qu’il ne le mérite pour ses talens, & lui a écrit la lettre la plus flatteuse, cette dédicace, cette lettre est le Prospectus du Libraire où les éloges sont à l’envie portés jusqu’à la fadeur, ont d’ailleurs des choses plaisantes. La dédicace d’un goût nouveau est une inscription à la tête du livre, comme celles des Empereurs sur les colonnes, Trajane, Antonine, &c. Elle est destinée sans doute au piedestal de la statue de Voltaire, la voici, il a manqué de brillanter ce frontispice par une médaille.

Summo musarum Sacerdoti Voltario universa litteraria Reipublica facile principi, ut centum post hiemes jucundam, agat senectutem, nec cithara carentem. Voici sa conclusion & ses ouvrages. De grandi amirassione & de tenero ossequio, qual cui protesto è sera immutabilimente immortel genio vestro humillimo è obligato servitore. Il rappelle à Voltaire la traduction qu’il a faite de l’Orphelin de la Chine dont il loue les vives images, les sublimes pensées, défigurées, dit-il, par sa foible traduction. L’Italie avide des approbations de Voltaire, a fait grace à la foiblesse du Traducteur eu faveur des beautés de l’original. Le Libraire appelle le Poëte François, l’Emule de l’Italien qui lui rend l’hommage le plus généreux. Je ne sais en quoi consiste cette émûlation & cette générosité ; jamais Voltaire n’a eu rien à démêler avec l’Arioste, mort il y a deux siecles ; il n’a jamais couru la même carriere, il l’a fort médiocrement loué sur la vivacité de son imagination, & il a traité, comme tout le monde, son Roman d’extravagance.

Voltaire qui veut paroître savoir toutes les langues, & ne sait pas l’Italien, est embarrassé à répondre à la Lettre italienne de l’Abbé Pezzana, & s’en tire comme il peut en vrai Gascon. Dabord il lui lache trois vers copiés du chef-d’œuvre Diquesto divine Ariosto, qu’il assure être à-peu-près la pensée du Poëte. Cet à-peu-près est admirable dans un si habile Répondant à l’Editeur d’Arioste ; il continue : Je n’ose vous répondre dans votre belle langue ; pourquoi non, s’il la sait, parlant à un Auteur qui lui parle italien ? Et je n’ai point d’expression dans la mienne pour vous exprimer l’estime infinie avec laquelle, &c. Expression pour exprimer  : cette phrase est-elle bien élégante ?

L’Abbé de Voisenon, dont nous avons souvent parlé, étoit si entousiasmé du Théatre, que l’Almanach des Spectacles 1777 rapporte que Voltaire lui ayant lu sa Mérope, cet Abbé transporté s’écria : c’est un chef-d’œuvre dramatique, c’est la meilleure de vos Tragédies. Eh bien , lui répondit Voltaire, les Comédiens l’ont refusé. A ces mots, l’Abbé s’enflamma, court au Théatre, fait sentir aux Comédiens la beauté de cette piece, & force leur admiration. Le succès éclatant & soutenu qu’elle eut à la réprésentation, justifia le goût de l’Abbé & le talent de l’Auteur.

Il y a des exemples d’Acteurs & d’Actrices convertis, mais en petit nombre. Apparent rari nantes in gurgite vasto. Jeanne Gaussin avoit toutes les graces les plus séduisantes ; elle eut un succès extraordinaire & régna trente-trois ans ; fut appellée à grands frais, & admirée dans plusieurs villes du royaume. Dans une piece représentée à la Cour, le Roi fut si content de son jeu, qu’il augmenta sur le champ de 3000 sa pension de 1000 qu’elle avoit déjà. C’est recevoir le Bâton de Maréchal sur la breche. Au milieu de ses triomphes, elle quitta le Théatre par religion en 1764, & vêcu pendant trois ans dans la plus austere pénitence. C’étoit une vraie Magdeleine ; nous en avons parlé ailleurs.

La Gautier a fait plus encore, après dix ans de succès, & avec une pension de 1000 livres ; elle a quitté le Théatre par religion & s’est faire Carmelite au couvent de Lyon ; elle vivoit encore en 1754 selon le Calendrier du Théatre de cette année.

La Camargo, l’une des plus célébres Danseuses qui ayent paru en France, sur-tout pour la force, la vivacité, la légéreté, les entrechats, cabrioles, quitta le Théatre par Religiou à quarante-un ans, & a survécu dix-neuf ans, & a mené une vie chrétienne. Elle paroissoit bien convertie ; elle étoit de bonne maison, Italienne d’origine, & s’appelloit Cupi ; elle prit le nom de sa mere Camargo, Demoiselle Espagnole, plus distinguée que son pere.

On fait honneur au P. Gaillard, Jésuite, célébre Prédicateur, de la conversion de Fanchon Moreau, Actrice de l’Opera, qui, par son conseil, quitta le Théatre & se maria. Ces exemples ne sont pas rares & ne sont pas toujours une preuve convaincante d’une parfaite conversion. On se lasse du métier ; on trouve une occasion favorable de s’établir, on en profite ; on a fait un amant riche qui veut épouser & faite la fortune de sa maîtresse, on ne le manque pas ; on étoit entré dans la troupe pour avoir du pain, on a fait quelque réserve, on a obtenu quelque pension, on quitte pour s’établir ; c’est un bien sans doute de quitter un mêtier scandaleux, de contracter un mariage légitime & d’y vivre en honnête femme. C’est une grace qui n’est pas accordée à toutes. Quelques-unes se marient dans la troupe, souvent clandestinement, & continuent de jouer ; d’autres sortent de la troupe, & vivent dans le mariage comme elles avoient vécu sur le théatre. Il en est qui, contre la volonté des parens, contractent des mariages ou plutôt des concubinages, ou après avoir quitté, vivent dans un célibat prétendu, c’est-à-dire, dans le libertinage. Ce ne sont point là des conversions.

Guiot de Merville, Auteur de plusieurs pieces de Théâtre qui ont réussit, & de divers autres ouvrages, après avoir beaucoup voyagé, a eu le bonheur de se convertir, de quitter le monde & de faire pénitence de ses folies de jeunesse dans un couvent où il est mort. Heureux ceux qui, comme à lui, Dieu fait la grace de connoître & d’expier leur égarement, soit ignorance de la vérité, soit malignité, car il eut des ennemis, soit pour épargner au Théatre cet exemple & cette condamnation. On répandit qu’il étoit mort d’une colique dans un de ses voyages près de Geneve ; ce bruit s’accrédita & fut répandu dans tous les Dictionnaires ; on se trompoit, dans la vérité il se déroba in cognito, & se fit Religieux pour mieux travailler à son salut ; il y fut inconnu ; ce ne fut que quelques années après qu’il y fut découvert, comme le rapporte dans son supplément le Dictionnaire d’une Société de gens de lettres, qui d’abord avoit adopté ce bruit populaire. Son grand crime a été d’avoir critiqué Voltaire ; cet Oracle du Parnasse lui jura une haine implacable, & avec lui tout son parti qui fait avec lui cause commune, Merville qui avoit beaucoup de douceur & un fond de Religion qu’il avoit conservé par une sorte de prodige, & enfin termina saintement sa vie. Merville mit tout en œuvre pour se reconcilier avec lui, tout fut inutile. Je n’attaque personne , répondit cet illustre Vieillard, mais je suis inexorable contre ceux qui m’attaquent , le tout par principe de tolérance, de charité, de religion, de vérité philosophique.

La Champmelé a été une des plus célébres actrices par ses talens, ses succès & ses amours ; elle avoit été formée par Racine son amant, qui lui avoit appris le geste, les démarches, la déclamation, jusqu’à lui noter les tons divers qu’elle devoit prononcer. L’éleve ne fut pourtant pas fidele au maître à qui elle devoit tout ; il fut puni par l’endroit même par lequel il avoit fait faire tant de mal ; il se convertit, & ces infidélités contribuerent à le détacher du monde. La Champmelé se convertit aussi, mais ce ne fut qu’à la fin de ses jours. Elle mourut à Auteuil où elle étoit allée se réjouir. Dans sa derniere maladie, elle renonça au Théatre en présence du Curé de St. Sulpice son Pasteur, & avant sa mort, elle renouvella son abjuration entre les mains du Curé d’Auteuil, reçut les derniers Sacremens & la sépulture ecclésiastique. Son mari comédien comme elle & auteur de plusieurs pieces de Théatre, ne fut pas si heureux, il mourut subitement trois ans après sortant du cabaret. Notes sur Boileau, Sat. VII, v. VI.

L’année centenaire de Moliere dont nous avons parlé, (liv. XII,) a donné à Garik, célébre Acteur anglois, l’idée du Jubilé de Shakespear & de sa parodie ; Jubilé d’Arlequin, expression choisie pour se moquer du Jubilé des Catholiques. On avoit donné une grande fête dans la patrie de ce poëte dont Garik avoit eu la direction ; il falloit le faire triompher à Londres, mais comment y faire transporter ce fatras de divertissemens qui dura plusieurs jours, & n’avoit pas la même application que dans le lieu de sa naissance. Garik imagina une piece singuliere en fragment, composée des lambeaux de chacun des Drames de son héros ; Tragédie ou Comédie, il en détacha les Scènes les plus intéressantes, le principal personnage, & les autres Acteurs habillés comme l’exigeoit leur rôle, le représenterent ; la décoration changea de même à chacune.

Cet assemblage décousu de choses si disparates, à quoi rien ne prépare, qui n’a ni intérêt ni suite, est de très mauvais goût ; c’est un Pot-pourri qui n’a aucune liaison. Qu’on essaye pareille chose en France, qu’on prenne une Scêne de chaque Comédie de Moliere, de chaque Tragédie de Corneille, qu’on représente de suite ces trente Scènes, ce spectacle seroit ridicule & insupportable. Mais les Anglois, par un ancien respect pour leur Poëte favori, ont fait représenter un grand nombre de fois ce maussade Amphigourri, & l’ont vu avec entousiasme ; ils y ont trouvé de la vérité, du sublime, du tendre, du naïf, du bouffon, il y a de tout en effet ; c’est une espece de Pouding, de ragoût à l’angloise, où on mêle toute sorte de drogue qui picotte agréablement le palais Britannique.

Cependant l’approbation n’a pas été générale, les critiques ont blamé, la presse a gémit ; on sait quelle est la liberté de la presse en Angleterre & dans tous les pays sur les matieres théatrales, le Théatre même s’est mis sur les rangs, & a joué son Créateur. Il a donné une Parodie du Jubilé de Shakespear, intitulé le Jubilé d’Arlequin, avec de la musique & du pantomime, ornement qui manquoit à la piece parodiée dont on a copié le personnage de Shakespear. On a ramené les Scènes d’Arlequin qui successivement est Empereur, Médecin, Héros, Suisse, savant, Paysan, & c’est encore un Comédien nommé Houart qui a composé le second Amphigourri, comme le Comédien Garik avoit composé le premier, malgré le profond respect qui est dû au pere de la Tragédie Angloise & à son immortel Panégyriste. On a beaucoup ri, la farce a réussi parfaitement ; le pour & contre sont bien reçus dans les Etats de Thalie ; après tout, c’est rendre justice à Arlequin, il mérite bien des jeux séculaires, il vaut bien en son genre les plus grands poëtes ; son nom est beaucoup connu ; une infinité de piece toute sur Arlequin, & il regne sur tous les Théatres de l’Europe, il faut bien du génie, de souplesse, d’adresse, de finesse pour être un parfait Arlequin ; son nom a passé en proverbe : honneur que n’ont pas reçu les plus grands maîtres.

On a fait aux Italiens, le 13 d’août, la Parodie des éloges que deux Eveques avoient prononcé à l’Académie Françoise à l’honneur de l’Abbé de Voisenon, plus fait pour le Théatre que pour le Clergé, plus digne de l’encens de Thalie que de celui de l’Eglise ; on y a joué Fleur d’Epine, Comédie en musique, parole de ce digne Abbé, musique de Madame Louis, femme de l’Architecte, avec qui il étoit fort lié ; association de travail avec une femme sans exemple au Théatre & encore plus étrangere au Sanctuaire.

Fleur d’Epine est un conte frivole, mêlé de farce, d’un homme très-frivole, Milord Hamilton, dont on a imprimé les œuvres très-futiles. Deux Fées, l’une bienfaisante, l’autre malfaisante, se combattent ; idée très-commune dans ce pays enchanté. La Fée méchante est amoureuse du Prince, Tarare Pompon qui aime Fleur d’Epine & en est aimée ; la bonne Fée protege leurs amours & les fait enfin réussir. Leur sort tient à deux Talismans, la Jument tonante & le Chapeau lumineux, & a une Clef qu’elle trouve le moyen de faire enlever. Les fadeurs puériles sont semées de quelque jeu de mots qui sont rire, de quelques bons airs qui plaisent, & de traits de satyre qui piquent, ç’en est tout le mérite. En voici un qui a plut, quoique fort commun, Fleur d’Epine, pour amuser un Prince imbécile, lui propose de lui conter des histoires comme dans les mille & une nuit, il lui dit, elles m’ennuient , elle veut lui chanter des chansons, elles m’endorment, vous êtes donc bien difficile à amuser , lui dit-elle ; est-ce pour rien répond-t-il, que je suis un grand Seigneur , ce qui n’est pas trop imbécile.

La vie de la Comtesse de Barri rapporte un trait qui dépare un peu les Panégyriques Episcopaux. La vertu de cet Abbé qui se prêtoit à tout, il fit des vers licencieux pour & contre la favorite, il la décria pour plaire à ses ennemis, il la chanta pour lui plaire. Les Abbés Comédiens sont galans & caustiques ; ils sont gens à deux faces ; on ne seroit pas surpris de voir jouer ce double personnage à Dorat, qui en effet dans le même-temps, joue les deux rôles, mais qui le pardonnera à un Grand Vicaire que deux Prélats donnent pour une espece de saint, qui, par vertu, a refusé des Evêchés. Sunt multa fucis illita quæ luce purgantur. Les nouveaux Breviaires ont supprimé ces paroles de l’Hymne Romaine composée par saint Ambroise ; ainsi l’Abbé de Voisenon couronné des lauriers académiques & de mysteres dramatiques de la main des Evêques & de celles des actrices, inscrit dans l’Almanach du Théatre & dans la liste des quarante, passera doublement à l’immortalité ; ces deux titres devoient l’exclure, mais dans ce lieu ils s’étayent mutuellement.

Le Journal de Trévoux de 1776 caractérise fort plaisamment le mérite de cette farce, il y a plus d’esprit qu’il n’en faudroit pour saupoudrer dix Opéras comiques, & avec tout cet esprit, sans la musique de Mad. Louis qui est charmante, elle eût eu bien de la peine à se soutenir. Voici un trait de cet esprit : La Fée Dentue voulant marier la fille de Frétillon avec le Prince Tarare, se trouve avec fleur d’Epine, & sous la figure d’une vieille sans dents, leur demande la charité. Hélas ! lui dit-on, ma bonne vieille, vous demandez du secours à des malheureux qui en ont plus besoin que vous. Je gage , dit la vieille, que c’est l’amour qui cause vos malheurs ; hélas ! la vieille changeroit bien ses petits plaisirs avec les grands chagrins de la jeunesse. Cet ouvrage saupoudré & cette epicerie ont flatté le Palais de l’Académie & de deux grands Evêques. Que penser de leur Palais blasé ?