(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE II. Des Spectacles des Communautés Religieuses. » pp. 28-47
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE II. Des Spectacles des Communautés Religieuses. » pp. 28-47

CHAPITRE II.
Des Spectacles des Communautés Religieuses.

Lorsqu’on représentait, à Madame de Maintenon qu’il ne convenait pas de jouer à S. Cyr des pièces de théâtre, elle répondait que la plupart des Communautés Religieuses s’accordaient sans scrupule de pareils amusementse. Elle avait raison, il y en a peu qui quelquefois, sans sortir du cloître, ne se donnent la comédie. Ce ne sont communément que des pièces pieuses. Outre celles qui sont imprimées, et que partout on adopte, les Communautés en ont grand nombre de manuscrites. Les Carmélites font paraître sur la scène Sainte Thérèse et S. Jean de la Croix, les Franciscaines S. François et Sainte Claire, les Ursulines ont représenté les onze mille Vierges, en rabattant pourtant quelque millier, qui n’aurait pas pu tenir sur le théâtre ; les Visitandines y ont mis S. François de Sales et la B. Mère de Chantal. Il y en a même une pièce imprimée, assez bonne, composée par une Religieuse de cet Ordre.

Madame de Chantal, dans ses réponses, parle en deux endroits de ces pièces sous le nom d’histoires, pour ne pas employer le mot et donner l’idée profane de comédie (Tit. des menues licences, n. 497.). « Autour de Carême-prenant, dit-elle, et de la fête des Rois, on représente quelques petites histoires de dévotion. Mais de danser, courir, etc., il s’en faut bien garder. Il doit suffire de manger un peu de fruit à la fin de l’histoire dans la chambre des assemblées (Tit. des récréations, n. 75. et 76). Ce ne sont pas jeux défendus de représenter quelque histoire dévote, pourvu qu’on n’y mette pas trop de temps ; qu’on n’en fasse que rarement, comme trois ou quatre fois l’année ; qu’on n’y parle point d’amour, sinon de l’amour divin avec l’âme dévote, et ne s’y passe rien contre la modestie ; qu’on laisse l’habit de dessous, sans jamais se revêtir de ceux des hommes, ni rien qui leur ressemble. Notre Saint Père S. François de Sales n’approuvait pas ces actions-là. Il a permis les histoires, et a pris quelquefois plaisir à les voir représenter avec le respect dû aux choses saintes, mais non pas devant d’autres que lui ; aussi on ne l’a jamais fait céans. Il faut choisir entre les plus dévotes, les plus convenables aux filles, où il y ait le moins d’hommes à représenter, en toute humilité et modestie. »

Sainte Thérèse, dans ses lettres, ne blâme point les réjouissances monastiques, assez communes chez les Carmélites, ainsi que chez les Carmes déchaussés, dans les premiers temps de la réforme. Elle recommande seulement qu’on ne les laisse pas transpirer dans le monde, de peur que l’éloignement bien fondé des gens de bien pour la comédie, ne retombe sur ces pièces pieuses, toutes différentes qu’elles sont de celles du théâtre public, ne cause quelque sorte de scandale, et ne fasse tort à la réforme. Tout cela est aujourd’hui fort tombé. Quelques Visiteurs des Carmélites le leur ont défendu, peu d’Evêques et de grands Vicaires les approuvent. Bien des Provinciaux, des Chapitres, des Discrétoires, les interdisent ; presque tous les Supérieurs en redoutent, avec raison, la dissipation, les embarras et les dangers. Les constitutions des Carmes déchaussés de l’année 1645 (Part. 4. C. 6.) sont très sévères ; elles défendent, sous peine de la prison, d’aller au bal et à la comédie : « Histriones … enumeramus inter impudicos, et declaramus plectendos eadem pœna qua suspecti de illicitis. Si extra claustrum exercere ausus fuerit, puniatur eadem pœna qua si domos lenonum ingressus fuerit. Inhibemus etiam Fratribus ne interesse præsumant choreis, balletis, comœdiis, tragœdiis, et aliis spectaculis sæcularibus, sub pœna carceris, quam etiam incurrent Prælati negligentes vel non punientes. »

Imaginerait-on que S. Jean de la Croix, un des Saints les plus graves et les plus austères qu’il y ait eu dans l’Eglise, faisait représenter dans ses couvents des pièces de théâtre dans la plus grande ferveur de la réforme, et par les Novices même, dont il était le Père-maître ? Il n’est pas nécessaire de dire qu’il n’y avait point de femmes, qu’on n’y représentait que des choses saintes, que le prologue était une heure de méditation. « C’était, dit le P. Amable, auteur de l’abrégé de sa vie, le martyre de quelque Saint, qu’on y représentait pour inspirer aux Religieux le désir du martyre. Le saint Père-maître y jouait son rôle, et c’était celui du Martyr qu’il se réservait par préférence ; il le rendait parfaitement. Mais (ce qu’assurément ne voudrait pas imiter le plus habile acteur de la comédie), il réalisait la chose, et ordonnait à ceux qui avaient le personnage de bourreau, de ne le point épargner, et, à la mort près, de lui faire sentir à grands coups de fouets toutes les douleurs du martyre. Ce Saint était accoutumé à de pareilles scènes : toutes les nuits il les renouvelait et se mettait tout en sang. » J’avoue que quelque mauvaise humeur qu’on puisse avoir contre la comédie, je ne voudrais pas interdire cette espèce de pièce, et je ne crains pas que les Comédiens abusent de cette permission.

Les drames religieux amusent sans conséquence des personnes bien disposées, qui n’en abusent pas, et qui dans la retraite, privées de tous les plaisirs, et sans cesse occupées à des exercices de piété, ont besoin de quelque délassement. Les laïques y sont rarement admis ; ce ne sont que des personnes choisies, dont la piété décidée et l’attachement connu à la Communauté garantissent la discrétion. Mais je ne saurais pardonner à certains Collèges de représenter des pièces de théâtre dans l’Eglise, après en avoir tiré le très saint Sacrement. Les constitutions des nouveaux Ordres ont généralement défendu ces amusements. Les constitutions des Ermites de S. Augustin, de l’an 1649. part. 6. chap. 13. « Prohibemus ludos larvaticos et histrionicos, et quascumque representationes more sæcularium, sub pœna gravioris culpæ, et sub pœna privationis officii, sine aliqua remissione Prælati qui representare permiserit. » Les constitutions des Religieux déchaussés de la Sainte Trinité, de l’an 1687. part. 1. ch. 14. « Nostri nullas in nostris conventibus comœdias faciant, nec ad eas faciendas alio se conferant. In festis nativitatis Domini aliquam brevem Martyrii facere poterunt ; sed in iis vestibus sæcularibus non utantur, nec proprias vestes relinquant, nec ullatenus tegant. Qui contra fecerit, vel Superior qui permiserit, rigorose puniatur. » Il n’y a pas jusqu’au Tiers ordre des Cordeliers, Augustins, Jacobins, Carmes, dont les règles ne défendent aux Confrères d’aller à la comédie. Les règles des Congrégations des Jésuites n’en parlent pas, sans doute parce qu’il serait difficile d’empêcher que tant de Messieurs, d’écoliers, d’artisans, qui les composent, ne s’échappassent malgré la règle : il est plus prudent de se taire.

Le Père Laurent de Peirinis, fameux Minime, dans son Traité sur l’esprit et les règles de son Ordre (Q. 3. p. 4. n. 286.), croit qu’il est permis aux Religieux de représenter des pièces de théâtre, prises de la vie des Saints ou de quelque sujet de morale, sans autres acteurs et spectateurs que les Religieux. L’ingénieux, mais très malin Auteur de l’histoire des Ordres monastiques cite ce passage en parlant des Minimes (Tom. 1. pag. 210.) ; mais il le brode plaisamment, en donnant deux plans de comédie ; l’un sur les misères de la vie, où la fièvre, la colique, la faim, la concupiscence, seraient les acteurs ; l’autre sur la vie quadragésimale, où l’huile, accompagnée des racines, légumes, et autres aliments du carême, se battrait contre les œufs, le beurre et le fromage, et les mettrait en fuite : idée qu’il a prise du combat des andouilles entre le carême, dans le Pantagruel de Rabelais. Ce n’est là qu’une plaisanterie. Et dans le fond il est vrai que dans toutes les pièces monastiques les vers, les acteurs, les décorations, les habits, ne sont divertissants que par le ridicule ; ce qui a donné lieu à un couplet de chanson fort connu :

« Nous jouons des comédies
Dans l’enclos de nos maisons,
Et même des tragédies
Mieux que Molière et Baron.
Je brille dans le tragique,
Père Luc dans le comique.
Veut-on de bons Arlequins,
Que l’on vienne aux…. »

Mais de toutes ces pièces de Communauté, mal à propos voudrait-on en conclure la justification du théâtre public, lors même qu’on y donne des pièces pieuses, ni même encore l’apologie des pièces de Collège, qui, quoique moins dangereuses que celles du théâtre public, ne sont pas toujours exemptes de reproche, comme nous dirons dans la suite. Mais il y a autant de différence entre les spectacles publics et les divertissements du cloître, que entre un repas honnête avec des personnes choisies, et les débauches du cabaret ; entre une partie de jeux d’adresse avec ses amis, et les jeux de hasard dans un brelan ; entre un menuet dansé en famille dans sa maison, et un bal nocturne, un bal d’opéra, un charivari ; la même différence que entre les personnes qui le composent ; entre des femmes publiques, et des vierges consacrées à Dieu ; des actrices fardées, à demi nues, et des vierges modestement voilées ; un amas de libertins et d’impies, et une compagnie de gens pieux et réglés ; une profession livrée au vice, et un état sacré dévoué à la religion et à la vertu. Cet historien mordant des Ordres religieux fait semblant de faire l’apologie du théâtre par l’exemple des Religieux, et dans le fond ne veut que donner du ridicule aux Religieux, par un vernis de théâtre. Mais il faut convenir que ces divertissements, au-dessous de la gravité religieuse par leur puérilité, sont bien éloignés de l’indécence et de la dissolution des spectacles.

Mais cet Auteur en parlant (Tom. 1.) des Lazaristes, les calomnie grossièrement, quand il dit qu’ils approuvent toutes les folies qui se font sur le théâtre de la foire S. Laurent, qu’ils y assistent, et qu’ils y ont des places gratis pour eux et pour leurs amis. Il est vrai qu’on leur a quelquefois reproché de souffrir sur leur terrain cette comédie licencieuse, de louer leurs boutiques aux Comédiens, et d’en tirer un profit considérable. On en conclut que cette pieuse Congrégation, chargée de l’éducation du Clergé, ne désapprouve pas la comédie. On a tort : Quand tout cela serait vrai, les Lazaristes ne seraient pas plus coupables qu’on ne l’est à Rome, à Venise, à Naples, à Florence, etc., de louer des maisons aux femmes publiques. Elles sont souffertes par la Police, le propriétaire n’est cause de rien, il tire de son fonds le revenu naturel du loyer. Ce n’est pas même pour jouer la comédie, non plus que pour bien d’autres désordres qui s’y commettent, que S. Lazare loue le terrain et les boutiques. Il les loue à des Marchands pour tenir une foire, et n’est pas plus responsable de ce qui s’y passe de mauvais per accidens, que celui qui loue sa maison à un Aubergiste n’est comptable de l’ivrognerie, des querelles, des friponneries, des débauches qui s’y font. Ce n’est là ni l’objet du loyer, ni l’intention du maître. Les Lazaristes ne sont pas plus blâmables que les Bénédictins de S. Denis et de S. Germain des Prés, qui ont sur leurs terrains des foires pareilles, aussi lucratives pour eux, et aussi dissolues que celle de S. Laurent. Ce ne sont pas même les Lazaristes qui ont établi cette foire : plusieurs siècles avant que M. Adrien le Bon donnât en 1632 le prieuré de S. Lazare à M. Vincent de Paul, elle s’y tenait tous les ans. Le Roi l’a de tout temps autorisée, le Lieutenant de Police en fait l’ouverture, et vient ce jour-là dans la maison de S. Lazare tenir une audience de grande police. C’est à lui à y maintenir l’ordre, la maison n’y a aucune inspection, et ne peut ni la réformer, ni la supprimer ; elle ne peut que gémir et prier. Peut-on donc dire qu’elle l’approuve ?

Sait-on dans le monde, et y croira-t-on, que dans le procès de la canonisation de S. Vincent de Paul, le Promoteur de la foi fit beaucoup de difficulté sur ces spectacles ? Il prétendait que M. Vincent, Supérieur de S. Lazare, ne devait pas les souffrir. Jamais en effet ni la fréquentation ni la tolérance de la comédie ne fut un degré pour monter au ciel. Il était naturel que comme dans la canonisation de S. Louis, Roi de France, on avait mis au nombre de ses vertus d’avoir chassé les Comédiens de son royaume, dans celle de S. Vincent on mît au nombre de ses défauts de les avoir souffert sur son terrain. L’Avocat du Saint répondait, comme nous venons de le dire, qu’il n’était pas le maître de les abolir, puisque l’autorité royale avait établi ces foires et les y tolérait. On ajoutait, et ceci était décisif, que M. Vincent étant mort en 1660, le théâtre de la foire n’était pas connu de son temps, qu’il ne pouvait y avoir à S. Laurent que quelques vielleurs, sauteurs ou joueurs de gobelet, qui ne représentaient aucune pièce ; qu’on n’y en joua que longtemps après sa mort, lorsque le théâtre de Paris ayant acquis quelque solidité, ce mauvais arbre répandit ses rejetons, et avec eux son mauvais fruit. Ces raisons furent écoutées dans la Congrégation des Rites, et la canonisation accordée. Cependant MM. de S. Lazare crurent devoir à la gloire de leur fondateur, et se devoir à eux-mêmes, de faire tous leurs efforts pour abolir le théâtre de la foire, et la Cour de Versailles, qui protège cette Congrégation, et qui s’intéressait à la canonisation d’un Saint à qui l’Eglise et l’Etat étaient redevables des plus importants services, donna cette satisfaction à la Cour de Rome, et supprima ce théâtre, qui par sa licence l’avait d’ailleurs bien mérité. Mais comme le peuple aime ces amusements, et que les Magistrats municipaux les favorisent, une nouvelle troupe s’étant présentée, et ayant promis d’être plus circonspecte, le théâtre a été rétabli. L’histoire de l’Opéra, et chaque année le Mercure et les autres feuilles périodiques, rapportent avec soin les pièces, les parodies, les compliments qu’on y débite, au grand regret de Messieurs de S. Lazare, qui avaient sacrifié avec plaisir le profit qui leur en revenait. Il est vrai que ce spectacle est un peu moins licencieux qu’auparavant ; il vient d’être réuni aux Italiens, sans doute pour prévenir les querelles qui naissaient souvent entre les deux théâtres, en voici quelques traits qui feront une épisode amusante.

Par deux arrêts du premier mars 1708 et 2 janvier 1709, rapportés dans le cinquième tome du Journal des Audiences (Liv. 8. ch. 19. et Liv. 9. ch. 1.), le Parlement de Paris termina deux procès comiques, entre les Comédiens français et ceux de la foire S. Germain, sur la représentation de leurs pièces. Les premiers prétendaient qu’il n’était pas permis aux autres de faire des dialogues ; et ceux-ci, pour éluder la prétention, ne faisaient, disaient-ils, que des monologues. Scaramouche, par exemple, parlait seul ; un autre acteur ne lui répondait que par gestes, ou, après l’avoir écouté, s’enfuyait dans la coulisse, d’où il faisait la réponse. Ce différend, digne des uns et des autres, dont la plaidoirie dût donner la comédie au barreau, ne nous regarde pas ; mais ce qui a rapport à notre sujet, et qui me paraît fort singulier, c’est d’y voir le Cardinal d’Estrées sur la scène. Ce Prélat, en qualité d’Abbé de S. Germain, intervint dans l’instance, et prit fait et cause pour les Comédiens de la foire, auxquels il avait garanti dans son bail, la pleine liberté du théâtre sur son terrain. Mais quoique la troupe eût le même intérêt dans la cause pour la foire S. Laurent, S. Lazare ne prit aucune part au procès : il n’avait rien garanti ni approuvé.

Les spectacles religieux ne sont pas du goût de Pontas : il dit (V. Comédie, Cas 4.) qu’il a été consulté sur une Communauté, qu’il place à Milan, et qui apparemment n’est pas au-delà des Alpes, où les Religieux, d’ailleurs très édifiants, jouent quelquefois entre eux seuls, et fort secrètement, des pièces de théâtre sur des sujets de piété, et louent pour cet effet des habits à la comédie, dont ils se couvrent par-dessus les leurs. D’abord il se moque avec raison de ce prétendu secret, comme si les Novices et les domestiques de la maison pouvaient l’ignorer, et en particulier les Comédiens qui louent les habits, et ne peuvent manquer d’en rire beaucoup, d’en parler volontiers, et de s’autoriser dans leur profession par un pareil exemple, ce qui doit scandaliser le public, déjà trop porté à mépriser les Communautés. Ensuite ce fameux Pénitencier décide bien précisément que ces Religieux commettent un péché très grief, 1.° parce qu’il est très opposé à la sainteté de l’état, qu’un Religieux se travestisse en femme ou en Arlequin, en tienne le langage, en affecte les airs, en débite les sentiments, et mette la Clairon ou Dominique à la place du Pénitent et du Ministre. 2.° Que selon S. Thomas et tout le monde, d’après la loi de Moïse, qui est expresse, c’est une chose mauvaise de se masquer, à moins qu’il ne soit absolument nécessaire pour sauver son honneur ou sa vie ; à plus forte raison d’un sexe à l’autre, d’une personne consacrée à Dieu à un Comédien. 3.° Qu’il n’est pas permis à un Religieux de quitter son habit, même pour peu de temps et pour sa commodité, comme pour jouer à la boule ; à plus forte raison par bouffonnerie. 4.° Qu’il est aussi peu convenable de cacher ses habits et de les couvrir des livrées du vice, et faire un mélange indécent et ridicule du sacré et du profane. 5.° Que ces récréations toutes mondaines ne conviennent point du tout à des personnes consacrées à Dieu, qui font une profession solennelle de renoncer au monde, et qu’elles les exposent à beaucoup de dissipation et de mollesse. Il rapporte, en finissant, le décret 17 d’un Concile de Cologne en 1549, qui défend absolument aux Religieuses, et par conséquent, ajoute-t-il, aux Religieux, de voir représenter des comédies ni d’en faire représenter dans leurs monastères, parce qu’il n’y a rien à gagner, et beaucoup à perdre, bien du mal à craindre, et nul bien à espérer, quand même ces pièces seraient sur des sujets de piété : Quæ spectacula, etiam de rebus sacris, parum boni, mali plurimum, relinquere in sanctimonialium mentibus possunt. Ideo vetamus et prohibemus vel comœdias admitti in monasteria, vel virgines comœdias spectare. A plus forte raison, dit-il, n’est-il pas permis à ces personnes respectables d’en représenter par eux-mêmes. Si le Concile n’en parle pas, c’est que ce goût universel de poésie, de bel esprit, de spectacle, ne s’était pas encore répandu dans le monde et introduit dans les Communautés : une éducation moins frivole et moins mondaine n’avait pas tourné les esprits vers la bagatelle et le plaisir ; mais, grâce au nouvel enseignement que vit naître la fin du seizième siècle, et qui s’est si fort accrédité dans les suivants, on voit plus d’acteurs et de beaux esprits que de Chrétiens. Il serait aisé d’ajouter bien d’autres décisions ; mais nous parlerons ailleurs des sentiments des Casuistes, et il est aisé de sentir que ceux qui défendent la comédie à tout le monde, à plus forte raison ne la permettent pas aux Religieux.

Que dirons-nous du fameux Séminaire de S. Sulpice, qu’on a longtemps accusé de pousser l’éloignement du monde jusqu’à la misanthropie, la simplicité des habits jusqu’à la malpropreté, l’exactitude aux exercices de piété jusqu’à la minutie, et qui cependant dans les temps heureux de sa plus grande ferveur, au grand et au petit Séminaire, à la Communauté des philosophes, à celle de Lisieux, avait dans chacune de ses maisons de campagne des théâtres toujours dressés, qu’en termes d’argot on appelait le moulin, et où pendant tout le temps des vacances, sous les yeux de leurs graves Supérieurs, spectateurs, approbateurs, souvent instigateurs, les Séminaristes exerçaient, représentaient, composaient à loisir et in promptu les pièces les plus comiques, soit imprimées, soit de leur façon ? On prétendait par ce moyen amuser innocemment la jeunesse, l’enhardir et la former à parler en public, et pour mieux corriger ces jeunes gens, on chantait dans les entractes des chansons satiriques sur le compte de chaque Séminariste, même des Directeurs, on lisait à haute et intelligible voix des gazettes ecclésiastiques, remplies d’anecdotes de Séminaire les plus propres à les tourner en ridicule, on faisait de petits jeux où on leur disait leurs vérités, pour leur apprendre à éviter la médisance.

Les jeux de théâtre, il est vrai, n’ont pas passé la capitale. Les Séminaires Sulpiciens répandus dans les provinces n’ont pas de moulin. Je ne sache pas que les Séminaires des autres Congrégations, Lazaristes, Oratoriens, Eudistes, etc., en aient adopté l’usage, du moins hors de Paris ; car dans cette ville plusieurs Communautés ecclésiastiques ont suivi les traces des disciples de M. Olier. Il est vrai encore qu’au grand Séminaire, le célèbre Supérieur qui le gouverne, le plus instruit des maximes du monde, le plus lié avec tout ce qu’il y a de plus grand à la ville et à la Cour, a jugé à propos depuis plusieurs années, de supprimer le théâtre, et malgré toutes les instances qu’on a pu lui faire, n’en a jamais voulu permettre le rétablissement. N’est-ce pas parce qu’il connaît mieux le monde et ses dangers ? Cette abolition, par une main si respectable et si peu suspecte, est une démonstration.

Mais rapprochons-nous de nos bons ancêtres, tâchons de justifier leur simplicité théâtrale, et à même temps la conduite d’une grande partie du Clergé le plus pieux et le plus distingué du royaume, qui dans son Séminaire a cru pouvoir sans conséquence se permettre ces amusements. Rendons justice à ces spectacles ecclésiastiques, ils n’avaient rien que de régulier. On ne représentait au moulin d’Issy aucune pièce qui n’eût été vue, corrigée et approuvée par le Supérieur, on n’y souffrait pas même le mot d’amour, il ne s’y dansait jamais, on retranchait tous les rôles de femme. Les Séminaristes acteurs ne pouvaient pas quitter la soutane, se contentaient de la retrousser, et de mettre un habit modeste par-dessus. Un Prêtre grave présidait sur le théâtre, et se promenait dans les coulisses pour arrêter toute sorte de dissipation ; aucun laïque, même les domestiques de la maison, n’y était admis. Les Evêques les honoraient de leur présence, et étaient régalés en vers et en prose ; les compositeurs, acteurs, chanteurs, siffleurs, machinistes, n’étaient pour cela dispensés d’aucun exercice du Séminaire.

Ces pièces mutilées, ces acteurs si bizarrement vêtus, ce mélange de gravité et de bouffonnerie, formaient un spectacle plus grotesque que le théâtre de la foire ; c’étaient de vrais jeux d’enfants, dont le ridicule faisait le mérite, et écartait tout danger et toute idée de passion. Mais toutes ces précautions faisaient évidemment sentir combien on jugeait redoutable le spectacle tel qu’il est, abandonné à la licence des acteurs et des passions. Tel est l’esprit de S. François de Sales, un mélange de sévérité et d’indulgence, qui tempère l’un par l’autre. Ce saint Evêque a donné trois décisions, qu’il n’est pas facile de concilier : il défend absolument la comédie aux Ecclésiastiques, il la permet aux Religieuses entre elles, et il prend un milieu pour les laïques. Après avoir déclaré dans sa Philotée que le bal, les spectacles, les assemblées mondaines, sont comme les champignons, dont les meilleurs ne valent rien, il semble permettre d’y aller quand on y est forcé. Mais à quelles conditions ? qu’on s’y préparera par la prière ; qu’on s’en punira au retour par la pénitence ; qu’on y portera le cilice ; qu’on y fera des réflexions sur la mort, le jugement et l’enfer ; qu’on n’y souffrira ni masque, ni rouge, ni mouche, ni gorge découverte, ni habits riches, ni parures recherchées ; qu’on n’y ira point la nuit, etc., c’est-à-dire qu’il l’anéantit. Retrancher du bal, du spectacle, tout ce qu’il a de dangereux, d’agréable, de brillant, c’est retrancher tout ce qu’on y cherche et qu’on y trouve, et en fermer les portes à tout le monde. Quel Comédien voudra suivre ces lois ? quel spectateur s’y conformera ?

La vie de M. le Noblet, et celle du P. Maunoir, Jésuite, célèbres Missionnaires de Bretagne, rapportent certaines processions, où d’espace en espace on représentait au naturel quelqu’un des événements de la passion de Jésus-Christ. Il y a quelque chose de semblable, et porté même plus loin, dans la vie de M. Grignon de Montfort, pieux Ecclésiastique, qui a fait de grands biens en Bretagne et en Poitou, et y a fondé une Congrégation d’hommes, et une de filles, qui rendent de grands services à l’Eglise et à l’Etat. Dans ces représentations dévotes, des hommes se faisaient réellement déchirer à coups de fouet, couronner d’épines, attacher avec des cordes à une croix. C’étaient même des Ecclésiastiques, qui à l’exemple du Père-maître S. Jean de la Croix, se faisaient gloire de représenter les souffrances du grand maître dont ils avaient l’honneur d’être les Ministres. Plusieurs villes d’Espagne et d’Italie offrent de pareils spectacles dans les nombreuses processions des flagellants. Ces usages, dans le goût de ces nations, où à travers quelques abus on voit un fonds de piété, et des sentiments de pénitence, sont peu conformes à nos mœurs. Il ne m’appartient pas de réformer personne ; je me contente de dire que ces spectacles pieux, que plusieurs Saints ont approuvés, n’ont aucun rapport avec nos comédies, et ne forment point de titre en leur faveur.

Dans les Missions étrangères on se donne de pareilles licences. L’histoire des Incas de Garcilasso de la Vega (L. 2. ch. 28.) rapporte que les Jésuites ayant remarqué dans la jeunesse Indienne une adresse singulière à imiter et à contrefaire tout ce qu’ils voyaient, se servirent de ce moyen pour leur faire goûter les mystères de la religion, ils dressèrent des théâtres et composèrent des pièces sur la vie, la passion, la mort de Jésus-Christ et de la Sainte Vierge (dans le goût sans doute de celles que donnaient alors à Paris les Confrères de la Passion, dont peut-être ils avaient eu connaissance en Europe), qu’ils firent apprendre aux Indiens, et les leur firent représenter. Ces comédies apostoliques réussirent parfaitement, on y prit tant de goût dans le pays, qu’il y venait des milliers de spectateurs. De là est venu l’établissement du théâtre au Pérou et au Mexique, qui dans la suite à Lima, à Quito, à Mexico, a dégénéré comme en Europe. Ce n’est pas la première fois que des spectacles pieux ont enfanté les théâtres profanes, sans doute contre l’intention des Missionnaires, qui ne pensaient pas que les suites de leur zèle feraient plus de mal que le principe n’avait fait de bien. Leur bonne foi est excusable ; mais ceux qui en Europe donnent si facilement la comédie à la jeunesse, sont-ils pardonnables de ne pas voir ce qui se passe sous leurs yeux ?

Cet historien, de la race des Incas, anciens Empereurs du Pérou, ajoute que dans le palais de ses ancêtres on donnait ce divertissement à leur Cour, on y représentait des pièces dramatiques dans le goût du pays, apparemment fort différent du nôtre, comme dans tout le reste, en ceci surtout ; que tout s’y passait avec beaucoup de décence et de modestie ; que les lois de la pudeur y étaient inviolablement observées. A quoi fait allusion Madame de Grafigni, dans ses agréables lettres Péruviennes (Let. 16.). Elle y ajoute une circonstance très vraisemblable, et très conforme aux mœurs des Incas, au génie des enfants du soleil, qu’on n’y représentait jamais que des actions vertueuses ; au lieu que parmi nous on n’y fait presque voir que des vices.

On ne voit pas que les Missionnaires se soient servis de ce moyen à la Chine et au Japon, où le théâtre, établi dans tout l’Empire depuis plusieurs siècles, leur fournissait la plus grande facilité d’enseigner le catéchisme sur la scène. Ces peuples sont trop sérieux et trop sages pour voir sans indignation la religion donnée en spectacle ; on ne réussirait pas à leur faire regarder comme le souverain bien et le culte de l’Etre suprême, ce qu’ils auraient vu travesti en comédie : rien ne serait plus propre à décréditer le christianisme. Ils n’approuvent pas les gestes un peu vifs des Prédicateurs, goûteraient-ils les convulsions des Acteurs, les lazzi des Italiens, les minauderies des Pantomimes ? Ils sont même accoutumés à des représentations théâtrales dont l’objet est bien différent ; ils s’en amusent dans leurs repas, et les méprisent. Ce sont des troupes de la plus vile populace, qui pour quelques taëls vont où on les appelle, et se louent à qui en veut : ils ont une liste des pièces qu’ils savent, qu’ils présentent au maître de la maison ; celui-ci choisit, et sans autre préparation, ils jouent sur le champ dans la salle du festin pour amuser la compagnie. Le P. Bouvet, Jésuite, faisant voyage, fut régalé par un Mandarin, qui pour l’honneur de la fête fit venir pendant le repas une de ces troupes ; on présenta la liste des pièces au P. Missionnaire, qui refusa de choisir, disant qu’« il ne convenait ni à sa profession de Ministre du vrai Dieu, ni à la sainteté de la religion qu’il prêchait, d’assister à la comédie ». V. la Chine du P. du Halde sur le théâtre Chinois, où il rapporte quelques pièces Chinoises ; et l’histoire des voyages, art. de la Chine. La troupe fut congédiée, et ce refus fit plus d’honneur à la religion que ne lui ont fait toutes les pièces de collège. Le P. Tachard, autre Jésuite, ne montra pas moins de régularité à Siam, puisqu’il ne voulut assister aux spectacles du pays, comme il le dit dans son voyage, que forcé par ordre du Roi, quoique pour un étranger qui n’entend pas la langue, ils fussent moins dangereux que plusieurs pièces de collège. Il imitait en cela les Prêtres et Religieux du pays, les Talapoins, auxquels dit M. la Loubère (Tom. 1. pag. 140. de son voyage), il est défendu d’assister à la comédie, quoique plus châtiée que la nôtre, puisque tous les voyageurs assurent que la modestie est en singulière recommandation chez les Siamois, et quoique même ennuyeuse, puisque les pièces, toujours sérieuses, durent pendant trois jours, depuis huit heures du matin jusqu’à sept heures du soir. Je ne sais qui peut y tenir, soit à jouer, soit à regarder. Les Jésuites n’eurent pas le même éloignement pour le bal. L’Abbé de Choisy, dans son agréable voyage de Siam (pag. 13.) dit : « Il y a eu un grand bal après souper ; la décoration était admirable. M. l’Ambassadeur, entouré de Jésuites et de Missionnaires, jugeait des coups. » Il est vrai qu’il n’y avait point de femme : circonstance qui n’est pas indifférente. Le même Abbé (pag. 285) dit en parlant de la comédie de Siam : « Les Comédiennes sont bien laides ; leur grande beauté est d’avoir des ongles d’un demi-pied de long. » Réflexion sans doute bien innocente, mais qui fait voir qu’à la comédie on s’occupe d’autre chose que de la morale qui s’y débite, surtout quand les Actrices n’ont pas les ongles aussi longs que les Siamoises.

On a vu à Québec les Acteurs d’une comédie qu’on jouait au Collège, et qui tous étaient des Séminaristes, aller tout habillés avec les danseurs et les violons, représenter leur pièce au parloir des trois Communautés des Religieuses, où s’assemblait bien du monde, et où ils étaient comme de raison bien régalés. Là, derrière la grille, toute la Communauté gravement assemblée au son de la cloche, voyait la comédie, et riait de bon cœur. Il est vrai que M. Lacroix de S. Valier, Evêque, n’approuvait pas ce spectacle, et que son prédécesseur M. de Laval, Prélat d’une piété éminente, le condamna hautement, dès qu’il parut en Canada. Ce fut M. de Frontenac, Gouverneur, homme de plaisir, et alors brouillé avec l’Evêque, qui pour le mortifier et se divertir, l’introduisit dans ce pays lointain. Il débuta par la comédie du Tartuffe, qu’il fit représenter dans son château. Faute de troupe réglée de Comédiens, qui ne s’avisent guère de traverser les mers que dans les machines de l’opéra, il fallut avec beaucoup de peine former des acteurs, et les exercer longtemps à l’avance. On en fut scandalisé, la plupart des femmes et des filles, élevées dans des principes de religion, refusèrent des rôles, et ne voulurent pas y assister, surtout celles de la Confrérie de la Sainte Famille, établie à la paroisse, qui sont en fort grand nombre, et les plus distinguées. Les invitations, les promesses, les menaces du Gouverneur, que la résistance rendait plus vif, ne purent en gagner que trois, qui furent aussitôt exclues de la Sainte Famille. Il en fut offensé, et en usa mal avec l’Evêque, qui avait ordonné l’exclusion. Celui-ci donna un mandement pour défendre la comédie, et fit prêcher contre, et refuser l’absolution. Cette affaire eut des suites : on peut en voit le détail dans la vie de M. de Laval, liv. 11. Cependant le théâtre ne s’est pas soutenu à Québec ; il ne s’y joue que quelques pièces de collège chez les Jésuites, qui même en donnent rarement.

Finissons par l’exemple des Romains. Leurs Prêtres et leurs Prêtresses, les Vestales, qui étaient les Religieuses de leur temps, avaient à côté des Magistrats des places distinguées aux spectacles : pourquoi donc exclure le Clergé des nôtres, qui sont plus châtiés que les anciens ? Cette comparaison est aussi peu juste qu’édifiante. Les jeux publics étaient alors des exercices de religion : est-il étonnant que les Prêtres et les Prêtresses y assistassent ? La même raison doit exclure notre Clergé ; nos pièces de théâtre sont aussi éloignées de la Religion Chrétienne que le culte des Idoles ; et les Vestales, quoique soumises aux supérieurs, et obligées, comme nos Religieuses, et sous des peines encore plus grièves, à la chasteté, peuvent-elles entrer en parallèle avec nos vierges consacrées à Dieu ? Encore même les Romains n’admirent que bien tard les Vestales au théâtre, et ils ne tardèrent pas à s’en repentir ; depuis ce temps-là les fautes de ces filles, jusqu’alors presque inouïesf, devinrent fréquentes. Auguste (dit Suétone), fut le premier qui leur assigna des places, par respect pour leur état, par égard pour leur sexe, et par une ruse politique pour sanctifier en quelque sorte le théâtre par la présence de ce qu’il y avait à Rome de plus respecté, et par là y attirer de plus en plus le peuple qu’il voulait amuser, selon le conseil que lui en donna un fameux acteur, et l’accoutumer insensiblement à sa domination naissante, en l’amollissant et partageant son attention. Cependant l’indécence de ce mélange choqua si fort le public, et les inconvénients en furent si grands, qu’on fut forcé de les renvoyer dans leur cloître. Leur incontinence devint commune, elles y firent une foule de dévots de leur beauté plutôt que de leur Déesse Vesta ; le théâtre leur fournissait des rendez-vous et des facilités pour les voir et leur parler. Leurs crimes, qui étaient regardés comme des malheurs publics, faisaient tout craindre de la colère des Dieux. Elles devinrent non seulement libertines, mais cruelles, comme le leur reproche le Poète Prudence, dont M. le Franc, dans son voyage de Languedoc, a fort heureusement traduit les vers. Elles se plaisaient à l’effusion du sang des gladiateurs, et montraient plus d’acharnement que personne à demander leur mort : « Pectusque juventis Virgo modesta jubet converso pollice rumpi. » L’assistance des Religieux au théâtre ne serait parmi les Chrétiens que plus indécente, et les suites plus scandaleuses.