(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE III. Des Pièces de Collège. » pp. 48-67
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE III. Des Pièces de Collège. » pp. 48-67

CHAPITRE III.
Des Pièces de Collège.

Qui connaît le mérite, qui sait apprécier les avantages de la comédie ? qui croirait qu’elle soit utile à former des Prédicateurs et des Avocats ? Ils y apprennent la décence du maintien, l’inflexion de la voix, le langage des yeux. La comédie leur offre l’image du monde, la peinture des vices, le désordre des passions, la corruption du cœur humain, le détail des ridicules. La tragédie leur enseigne l’élévation du style, la noblesse des sentiments, la pureté du langage, la force, l’harmonie, le pathétique de l’expression. L’une les accoutume à parler aux grands, l’autre les familiarise avec les petits ; elle les exerce à corriger le vice par un bon mot, souvent plus efficace que les plus beaux sermons et les plus véhémentes plaidoiries. Ils s’y font tout à tous pour les gagner tous, en prenant toute sorte de formes, et jouant toute sorte de rôles. La chaire et le barreau ont donc bien des obligations à Thalie. C’est dommage que les Apôtres, les Pères de l’Eglise, les saints Missionnaires, les Magistrats, les Avocats de tous les siècles, n’aient pas connu cette sainte et savante école ; ils y seraient devenus d’éloquents Orateurs, et quel progrès n’auraient pas fait la religion et la jurisprudence sous de si heureux auspices ! Mais on a beau faire, la scène n’a jamais eu de pareils élèves ; tous au contraire sans exception se sont déchaînés contre elle, et se sont hautement déclarés contre le fard, la mollesse, la frivolité, le danger de cette prétendue éloquence.

Bien loin que les tons, les airs, les gestes, le style du théâtre soient utiles aux Ministres de l’Eglise ou à ceux de Thémis, ils lui sont absolument opposés : comment deux ennemis irréconciliables se serviraient-ils de leçon et de modèle l’un à l’autre ? Tout est léger et efféminé sur la scène ; tout doit être mâle, sérieux et grave dans le sanctuaire. Le Comédien ne respire que la licence et le plaisir ; le Pasteur des âmes, et le défenseur de la veuve, se réservent la justice et la piété : le langage comique répand partout le sel de la satire, l’amertume de la malignité ; le langage évangélique ne fait couler que le lait et le miel de la charité : les regards, les paroles, les démarches annoncent la dissolution et la frivolité des acteurs et des spectateurs ; et d’un autre côté peignent le recueillement et la religion de l’orateur et de l’auditeur chrétien, l’équité, la fermeté, la sagesse de l’oracle des lois. On loue l’orgueil, l’ambition, la fierté ; on enseigne la vengeance, la fureur, le désespoir ; on arbore le luxe, le faste, l’indécence ; on chante la mollesse, l’intempérance, la volupté : l’Evangile ordonne la pureté, l’humilité, la pénitence, la modestie, le pardon des injures. La lumière et les ténèbres ne sont pas plus opposés. Est-ce sous les lois d’un Avocat ou d’un homme apostolique que le Comédien vient s’exercer ? C’est encore moins aux enseignements des comédies que s’en rapportera l’homme apostolique.

Quintilien (Instit. L. 1. ch. 11.), d’après Cicéron et tous les maîtres de l’art, blâme l’éloquence du théâtre, même dans les Avocats, quoiqu’ils ne soient que des séculiers, et qu’ils ne traitent que des matières profanes : qu’aurait-il dit des Ministres des Autels ? « Et gestus quidem ac motus a comœdiis petendus est. Plurimum absit Orator a scortico. » Aulu-Gelle (Noct. Att. L. 1. C. 5.) rapporte que tout le monde se moquait ouvertement d’Hortensius, rival de Cicéron, et l’un des plus grands Orateurs, sur son affectation à copier les gestes et les airs du théâtre. C’est un Comédien, disait-on, une actrice, une danseuse, gesticularia, dionisia, celebris lattatricula. Le public n’épargne pas plus nos Prédicateurs et nos Missionnaires, s’il aperçoit dans leur débit quelque chose de théâtral. C’est un Comédien, dit-on, et cette idée de comédie est si méprisable et si opposée à la sainteté de la religion, qu’on ne croit pas pouvoir leur donner de plus grand ridicule. C’est un des blasphèmes ordinaires aux Protestants d’avilir nos cérémonies et nos offices en les traitant de comédies : tant cette image laisse dans l’esprit un sentiment de dérision et de profanation, qu’elle ag passé en proverbe pour tout dégrader. Et si en effet par faiblesse, par ignorance, par zèle, pour remuer le peuple, les Missionnaires ont quelquefois copié le théâtre, n’ont-ils pas fait gémir les honnêtes gens ? les gens éclairés et pieux n’ont-ils pas appelé ces excès des comédies ? Ce mot dit tout ; il réunit tant de folies et de désordres, que d’un coup de pinceau il fait le procès à tout ce qu’il caractérise, et le livre au mépris. Les amateurs du théâtre tiennent ce langage comme les autres, et en sentent la vérité ; mais sentent-ils la contradiction entre leur langage et leur conduite, leurs railleries et leur apologie ? On a vraiment bonne grâce de louer les Comédiens, de vouloir qu’un Prédicateur prenne leurs leçons, et de le traiter, par mépris, de Comédien quand il les imite.

Il est sans doute très possible, et même vraisemblable, que dans un si grand nombre de Prédicateurs et d’Avocats qui ont paru dans le monde, il s’en est trouvé quelqu’un assez peu sage pour aller à cette école, et copier de pareils modèles ; mais il a dû agir bien secrètement, s’il a fait assez de cas de sa réputation pour s’épargner des ridicules. Ce n’est pas assurément à des Orateurs formés par de tels maîtres, que l’Eglise et la magistrature, la religion et la justice, la droiture et la vertu, ont jamais dû leur gloire ; la seule idée que leurs talents étaient l’ouvrage du théâtre, les eût décrédités sans retour ; on eût dit comme Boileau, « et dont les Cicéron se font chez P. Fournier ».

Pour éviter ces inconvénients, et cependant recueillir ces prétendus fruits, les Régents dans bien des collèges font représenter à leurs écoliers des pièces de théâtre. Voici quatre autorités différentes qui les proscrivent, et par rapport aux mœurs, et par rapport à l’éducation de la jeunesse. Ces autorités sont ici d’un grand poids, quoique par des raisons fort différentes : Le Marquis d’Argens, qui ne fut jamais soupçonné de superstition (Lett. Juiv. tom. 7. Lett. 193.) : Le Marquis Caraccioli, homme du monde, mais extrêmement sage et pieux (Jouissance de soi-même, c. 60.) : M. Rollin ; savant et judicieux Professeur (Traité des Etud. Tom. 4. liv. 3. art. 2. c. 2.) : Enfin la Discipline des Eglises Réformées (Traité de divers Synod. impr. à Geneve en 1661. Chap. des Règlem. art. 28.), qu’on ne dira pas composé par des Moines scrupuleux.

« Je parlai, dit le premier, au Principal d’un collège où l’on préparait une tragédie. Je lui dis : Est-ce que vous êtes chargés de former des sujets pour remplacer ceux qui meurent à la comédie française ? J’avais cru que vous n’enseigniez que des sciences utiles ; je vois que vous avez des maîtres pour tous les métiers. Nous faisons, répondit-il, déclamer les jeunes gens en public pour les accoutumer à prononcer un discours avec grâce. Ce ne sont pas des Comédiens que nous formons, mais des Avocats et des Prédicateurs. Si c’est là votre but, repris-je, vous vous y prenez mal ; au lieu de faire déclamer des scènes, faire réciter les sermons de Bourdaloue ou les plaidoyers de Patru. Qu’a de commun le désespoir d’Hermione avec la science du droit, ou les fureurs d’Oreste avec les livres saints ? La manière de déclamer des vers est entièrement opposée au ton édifiant et modeste que doit avoir le Prédicateur, et à la prononciation mâle et nerveuse du barreau. Croyez-vous que si Dufreni montait en chaire, il eût le ton bien grave et bien persuasif, débitant l’éloge de sainte Geneviève comme celui de Zaïre ? La Gaussin ne serait pas un meilleur Avocat : que revêtue d’une robe de palais, elle vienne plaider au Parlement, elle plaindra sa partie comme Andromaque pleure son fils. Il en est ainsi des Orateurs que vous formez, ils se ressentent toujours du théâtre de collège. Le Principal en convint ; mais il dit que c’était de l’intérêt de son corps d’en user de la sorte. »

Le Marquis de Caraccioli, loué avec raison dans tous les Journaux, et par tout le monde, dit très sensément sur les pièces de collège : « Tant d’hommes consacrés à Dieu, qui osent exercer la jeunesse à ces amusements ridicules, devraient bien se convaincre que leurs spectacles sont entièrement déplacés. Ils ne plaisent point aux gens du monde, et ils ne peuvent que nuire aux écoliers. Une demi-année se passe à déclamer des vers. L’ordre du collège en souffre, les études sont interrompues, la dissipation s’introduit là où il ne devrait y avoir que du recueillement, et enfin la pompe du théâtre et les déclamations tendres inspirent le goût de la vanité, et viennent à bout d’énerver les mœurs. Un collège est-il donc établi pour faire rire toute une ville et pour l’amuser ? Une austère sagesse doit être l’âme des académies, et pour donner de l’émulation et une honnête hardiesse à des jeunes gens, il suffit de faire, comme à l’Université de Paris, des exercices classiques sur les Auteurs. »

M. Rolin, ancien Recteur, et toute sa vie Professeur de l’Université, après avoir détaillé les embarras des Régents, la difficulté de composer des pièces, de trouver des écoliers propres, et de les contenir quand ils se croient nécessaires, la dépense du spectacle, le peu de succès, le risque pour la santé, la perte du temps deux ou trois mois à l’avance, l’inutilité de tant de peines, les écoliers oubliant le lendemain ce qu’ils ont appris, le soin de corriger les pièces, de les mutiler, en retranchant les rôles des femmes, ajoute fort sensément : « Il peut y avoir dans cet usage un défaut commun aux bonnes et aux mauvaises tragédies. Quintilien observe, après Cicéron, qu’il y a une grande différence entre la prononciation des Comédiens et celle des Orateurs. Pourquoi donc exercer les jeunes gens dans une façon de prononcer qu’il leur faudra nécessairement éviter quand ils auront à parler en public ? Mais l’inconvénient le plus grand, parce qu’il nuit à la piété et aux mœurs, c’est le danger que ces exercices ne fassent naître dans l’esprit des maîtres et des écoliers, comme cela est naturel, le désir de s’instruire par leurs yeux de la manière dont on déclame au théâtre, de le fréquenter, et de prendre pour la comédie un goût qui peut avoir des suites bien funestes, surtout à cet âge. Une précaution des plus essentielles, si l’on veut faire représenter, c’est de n’y faire point entrer la passion de l’amour, quelque honnête et légitime qu’elle puisse paraître. » M. Rolin parle ensuite de la danse, qui n’est point en usage dans l’Université de Paris, comme en d’autres collèges, et même des Communautés Religieuses où des maîtres viennent tous les jours en donner des leçons, et du déguisement des jeunes gens en femmes. « Coutume abominable, dit-il, défendue par la loi de Dieu, que l’Université avait quelque temps souffert, je ne sais pourquoi, et qu’on a sagement interdite. » Sur quoi il cite un fort habile et pieux Professeur, qui témoigna en mourant un regret extrême d’avoir suivi cette coutume, qu’il savait avoir été pour plusieurs écoliers une occasion dé dérangement. « C’est le temps, ajoute cet Auteur, véritablement homme de bien, et la situation où il faut se placer pour juger saintement de ce qu’on doit ou suivre ou éviter. »

Si nous consultons les Protestants, la question sera bientôt décidée, car leur discipline s’explique ainsi : « Ne sera loisible aux Fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, jouées en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu aux Chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs, mais surtout quand l’Ecriture sainte y est profanée. Néanmoins quand en un collège il sera jugé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire, on le pourra tolérer, pourvu qu’elle ne soit point prise de l’Ecriture sainte, et que cela se fasse rarement par l’autorité du colloque qui en verra la composition. » Cette discipline constante dans la réforme est prise des synodes de Vitry, de Nîmes, de Montpellier, de Figeac, de S. Maixant, etc. Toutes ces paroles sont remarquables. D’abord c’est une défense générale à tous les Fidèles d’assister à aucune espèce de comédie ; ce qui leur a été défendu de tout temps comme contraire aux bonnes mœurs. Si on en souffre quelqu’uneh dans les collèges, ce n’est qu’une tolérance ; et toute tolérance est une improbation tacite qui imprime une tache à ce qu’on est obligé de souffrir malgré soi. On ne le tolère que rarement : permettrait-on l’assiduité au théâtre, et le métier de Comédien ? Il faut que la pièce soit examinée par le colloque, qui assurément n’y passera rien de licencieux, d’impie, d’équivoque, comme le sont presque toutes celles que donnent les troupes. Il faut que ce soit, non des comédies toujours plus libres, plus malignes, plus frivoles, mais des représentations sérieuses de quelques histoires, qu’on ne prenne jamais des sujets de l’Ecriture, qui ne doivent pas être mis sur la scène. On ne le tolère qu’à une jeunesse honnête, dans un collège, sous les yeux des Régents, comme un exercice littéraire ; ce qui est bien différent des spectacles publics. Le Ministre Vincent, qui a fait un traité contre la comédie, approuvé par douze Ministres, cite un trait remarquable de l’observation de cette discipline. « Feu M. Beze, dit-il, (cet homme si accrédité dans son parti), ayant fait une tragédie du sacrifice d’Abraham pour l’instruction de la jeunesse, la Congrégation des Pasteurs de Genève empêcha que la pièce ne fût représentée par les écoliers du collège. » Le P. Brumoy, qui a traité le même sujet, et l’a fait jouer en divers collèges de Jésuites, n’a pas trouvé les mêmes obstacles. Sans doute que lui et sa Compagnie ont eu des raisons pour n’être pas aussi scrupuleux que les Ministres. Nous verrons ailleurs que tous les Casuistes Protestants ont pensé de même.

Les Protestants ne vont donc pas plus que les Catholiques chercher leurs Prédicateurs au théâtre. En effet peut-on acquérir à cette école profane ces grâces extérieures, qui font des sermons un spectacle, que le monde Chrétien réprouve parce qu’il respecte la divine parole, et que le monde profane désire parce qu’il se fait un amusement de la religion, comme de tout le reste ? Un Prédicateur ainsi formé aurait plus perdu que gagné ; il aurait perdu cette grâce, ces lumières, cette inspiration du ciel, qui seules peuvent mettre sur la langue ces paroles de vie dignes de la sainteté de nos mystères, « dabo vobis os et sapientiam » ; cette force, cette élévation, cette profondeur divine, qui peuvent seules la rendre efficace dans les auditeurs ; cette douceur, cette onction, cette piété, qui seules peuvent inspirer le goût et persuader la pratique de la vertu, sans laquelle on n’est qu’un airain sonnant, et une cymbale retentissante. Il aurait perdu pour lui-même ce recueillement, cette modestie, cette gravité, ces mœurs édifiantes, aussi importantes pour lui que pour les autres, sans lesquelles on détruit d’une main ce qu’on bâtit de l’autre. Quelle école, où l’on commence par tout risquer, et l’on finit par tout perdre et se perdre soi-même pour convertir, et scandaliser le public pour l’instruire ! « Qui sibi nequam est cui bonus erit. »

Ces pièces de collège fussent-elles tolérables pour des laïques, peut-on sans gémir voir de jeunes Ecclésiastiques sur le théâtre, quitter leur habits, vêtus en mondains, en arlequin, en femmes, fardés, mouchetés, débitant des galanteries, chantant des airs efféminés, dansant, cabriolant, ce qui leur est absolument défendu par tous les canons, et qui est ordinaire dans les collèges où l’on emploie sans distinction les clercs, comme les autres, souvent bénéficiers dans les ordres sacrés ? Donnerait-on des rôles semblables à de jeunes Religieux ? Le Clergé séculier doit-il moins se respecter ? et ceux qui président à son éducation doivent-ils lui apprendre à se déshonorer ? Le savant et pieux P. Thomassin (Disciplin. Eccles. pag. 2. lib. 4. n. 11) dit : « Ces personnes Ecclésiastiques et Religieuses, pour n’avoir pas fait assez de réflexion sur les saintes ordonnances de l’Eglise, font représenter des pièces par de jeunes étudiants, et y entremêlent des danses et des ballets. Je veux que cette jeunesse innocente y conserve ordinairement sa pureté. Mais outre que la pureté de l’âme n’accompagne pas toujours l’innocence de l’âge, pourquoi donner à ces âmes pures des inclinations qui les porteront un jour à des plaisirs criminels ? pourquoi les maîtres de la sagesse et de la piété en donnent-ils les premières impressions et les premiers préceptes ? l’apprentissage d’un exercice criminel peut-il être innocent ? » ajoutons, est-il ecclésiastique ? Ce pieux et savant Auteur n’était pas Janséniste, ni ennemi des Jésuites.

La conduite des Jésuites fut toujours dans la bouche des amateurs du théâtre une de ses plus plausibles apologies. Cette Société si éclairée et si politique, dit-on, non seulement approuve la comédie dans ses Casuistes, pourvu qu’elle ne soit point obscène, mais encore compose, imprime, représente dans tous ses collèges des pièces de toute espèce. C’est la tâche des jeunes Régents : elle a des théâtres tout dressés dans plusieurs maisons, choisit les acteurs parmi les écoliers, les exerce, les habille, préside à l’exécution, distribue des programmes, invite toute une ville. Qui oserait blâmer ce que fait un corps si respectable ? chargé d’élever la jeunesse, voudrait-il la corrompre ? destiné à instruire, à édifier, voudrait-il scandaliser et égarer ? Vains scrupules, qu’une morale outrée voudrait inspirer contre les spectacles ; laissons aux Jansénistes des déclamations qu’ils n’adoptent que pour chercher querelle à la Société.

La malignité ajoute que les écoliers les mieux faits y sont habillés en femmes, avec du rouge, des mouches ; qu’à l’occasion de ces représentations les femmes entrent, se répandent dans les pensionnats et les collèges, se placent à une fenêtre pour voir la pièce, qu’elles vont dans les chambres des écoliers, des Religieux, y sont accueillies et régalées ; que tout cela est précédé, accompagné, suivi d’un nombre infini de visites, de conversations, de repas, de lectures, qui ne sont rien moins que des leçons de spiritualité, et qui font perdre un temps infini aux Régents, aux acteurs, à toute la classe ; qu’on y appelle des acteurs, des danseurs, des violons de l’opéra, qui se mêlent avec les écoliers, et ne les conduisent point à la plus haute sainteté. La malignité veut encore, mais c’est toujours malignité, qu’à la grossièreté près, dont tous les théâtres sont aujourd’hui purgés, on trouve dans ces pièces toutes les tendresses de l’amour, tout le fiel de la médisance, tous les emportements de la colère, toutes les horreurs de l’impiété, toutes les folies du paganisme, des divinités, des sacrifices, des Prêtres habillés d’une manière fort approchante des nôtres, souvent avec des ornements sacerdotaux assez peu déguisés ; qu’on joue quelquefois jusque dans les Eglises et les Congrégations, d’où on tire le matin le saint Sacrement pour faire place à Arlequin, etc. Tout cela n’est pas vraisemblable, il est sans doute fort exagéré. Si ces excès étaient véritables, l’objection serait plus flétrissante pour les Jésuites que favorable pour le théâtre ; il vaut mieux les abandonner qu’une vérité si certaine : cette objection tomberait sur d’autres collèges où les mêmes exercices se pratiquent à peu près de même. Mais il y a beaucoup à rabattre de l’accusation. Les règles des Jésuites y sont absolument contraires, ces règles célèbres, si bien combinées pour un gouvernement despotique, que le Cardinal de Richelieu, ce grand politique, disait qu’ « il n’en voudrait pas davantage pour gouverner tout un monde », et pour cette raison ne donna aux Jésuites aucune entrée, ni dans sa conscience, ni dans les affaires de l’Etat, et fit renvoyer de la Cour le P. Caussin, Confesseur du Roi, qui voulait s’en mêler. Or ces règles veulent qu’on ne représente des pièces de théâtre dans les collèges que très rarement, que le sujet en soit pieux, qu’elles soient toujours en latin, même dans les entractes, qu’aucune femme n’y soit admise, qu’aucun acteur n’ait des habits de femme ; que pour anéantir jusqu’à l’occasion et au prétexte, on distribue les sujets de sorte qu’il n’y entre aucun rôle de femme. Que cette règle est sage ! qu’elle est expresse ! langage, sujet, habit, mélange de sexe, caractère de rôles, rien n’échappe au prudent législateur : « Tragediarum et comediarum quas nisi latinas et rarissimas esse oportet argumentum sit latinum et pium, nec quidquam actibus interponatur quod non sit latinum et decorum, nec persona mulieris vel habitus interponatur » (Reg. rect. de ration. stud. n. 13.) Ces précautions ne font du théâtre qu’un exercice littéraire, tel que le permet et le conseille l’Université de Paris. (art. 28. statut.), qui semble avoir copié la règle des Jésuites.

Or les Jésuites sont trop soumis aux statuts des Universités, comme ils ont tant de fois protesté, trop fidèles observateurs de leurs constitutions, trop obéissants à leurs supérieurs, trop zélés à conserver les mœurs et les bienséances, pour s’en écarter dans une matière si importante. Ils sont trop éclairés pour ne pas sentir la nécessité de ces précautions, et trop sages pour les négliger. J’en conclus hautement contre la calomnie, qu’on n’a jamais représenté chez les Jésuites que des pièces latines ; et en effet celles du P. Porée, l’un des plus estimables Jésuites, sont en latin. J’en conclus qu’on n’a jamais parlé d’amour sur leur théâtre ; qu’on n’y a jamais traité que des sujets pieux ; que jamais aucun Acteur n’y a été habillé en femme et ne s’est permis des parures mondaines ; qu’il n’y a jamais eu dans leurs pièces des rôles de femme. Sur la garantie de leur règle, de leur sagesse, de leur piété, j’ai droit de m’inscrire en faux contre toutes les imputations de leurs ennemis.

Le théâtre ainsi épuré, et n’étant plus qu’un exercice littéraire, est propre à former les jeunes gens. Ainsi sont interdites toutes les pièces des Comédiens, qui toutes sont dans la langue du pays, presque toutes sur des sujets profanes, la plupart mauvais, toujours représentées par des femmes sans mœurs, sans modestie, d’une manière très séduisante. Ainsi écarte-t-on le danger des spectacles ordinaires : mélange des sexes, parures, nudités, attitudes efféminées, discours libres, tendres, galants, passions vives, vivement rendues, qui toujours se récitant en français, font peu d’impression dans une langue étrangère. Les pièces, devenues nécessairement très rares par la difficulté de les composer, de les apprendre, de les représenter, ce goût, ou plutôt cette fureur pour le théâtre est alors peu excitée et peu satisfaite. Ces plates bouffonneries, qui dans la stérilité du génie, par l’envie de plaire au peuple, s’emparent de la scène, et dans le sac de Scapin font méconnaître l’Auteur du Misanthrope, le latin les éloigne, ne les fournissant pas, ou les émoussant. Il flatte peu la vanité ridicule d’un Régent ou d’un Religieux qui court après les applaudissements du public par des traits si peu dignes de lui, arbitrio popularis auræ, en les bornant à quelques Savants, nation peu nombreuse et fort sérieuse. Les jeunes gens cependant n’y exercent pas moins leurs talents et leur mémoire, sans risquer de s’amollir et de se dissiper.

Mais les femmes et le peuple n’y viendront pas. Sans doute : aussi ne doivent-ils pas y venir, et par ces sages règlements a-t-on cherché à les en exclure. Voilà l’erreur : d’un exercice académique, qui doit être renfermé dans l’enceinte d’un collège, on veut faire un spectacle, et d’un Ecolier un Comédien. Que font les femmes et le peuple dans des exercices littéraires ? les invite-t-on à des thèses, à des harangues, à des déclamations ? tout cela est-il moins utile aux Ecoliers et aux Régents, et moins conforme à leur état ? Quels juges, quels témoins pour des Etudiants, que les femmes et le peuple, qui ne louent et ne goûtent précisément que ce qu’il ne faut pas qu’on leur enseigne, ne leur demandent, ne leur inspirent que ce qu’il faut leur faire éviter ! Mais on veut des passions, on veut des femmes, on veut de l’amour, on veut plaire au monde, et malgré la gravité et la sainteté de l’état, c’est toujours un coup d’œil sur les plaisirs auxquels on a renoncé : l’humanité perce. S. François de Sales dit : « C’est un malade qui ne mange plus du melon, mais qui du moins veut le voir et le flairer »

Pascal dirait ici : « Ces Pères sont accommodants, savent adoucir la rigueur des règles : et pour gagner tout le monde à Dieu, se prêtent à tous les goûts. » Nous n’examinons pas ici le sentiment de leurs Casuistes, nous en parlerons ailleurs ; mais du moins est-il certain que leurs livres de piété sont décidés contre les spectacles, Buzée, Suffren, Haineuve, Croizet, Griffet, etc., que leurs Prédicateurs, Bourdaloue, Cheminais, Houdri, Segaud, etc., en parlent très fortement ; que leurs Journalistes de Trevoux depuis soixante ans ont constamment marqué de l’éloignement pour la fréquentation du théâtre, combattu les écrits qui le favorisaient, accueilli ceux qui le condamnaient, témoins ceux de MM. Rousseau de Genève et Gresset, et d’un Auteur Espagnol, dont le P. Bertier, le Varron de notre siècle, a donné un fort bon extrait (Avril 1753.). Ils n’ont parlé de quelques pièces singulières que rarement, avec de grandes précautions, et faisant au public une espèce d’excuse. MM. Desfontaines, Freron, Rainal, la Porte, qui en ont rempli avec éloge leurs feuilles périodiques, se sont éloignés de l’esprit de leurs anciens maîtres. Le Journal des Savants, la République des Lettres, l’Histoire des ouvrages des Savants, etc., ne se sont jamais amusés à ces frivoles analyses, aux débuts des Actrices, aux compliments des Acteurs, et ne parlent des spectacles qu’en passant, par occasion, comme d’un objet inutile et dangereux.

Je suis pourtant persuadé que les innombrables pièces que les Jésuites ont données dans leurs collèges ; l’idée et le goût du théâtre, qu’ils ont partout inspiré, sans doute sans le vouloir, aux enfants, à leurs familles, au public ; cette espèce de décision pratique de gens très respectables, qui lève insensiblement tous les scrupules ; la connaissance des Auteurs, la lecture des livres dramatiques, qu’ils ont facilitée et accréditée ; ces danses, ces décorations, ces habits, ce jeu, qu’ils ont pompeusement mis sous les yeux ; que tout cela est une des causes imperceptibles de leur suppression. Les écoliers, leurs parents, le public, les ont moins estimés et respectés, et se sont moins refusés à la calomnie. La dissipation, l’esprit du monde, l’irréligion, le peu de respect pour les choses saintes, les lectures, les conversations frivoles, qui sont la suite de ce goût, et en éteignent les remords, ont armé leurs ennemis et refroidi leurs amis, et les ont refroidis eux-mêmes et dans les études sérieuses et dans l’amour de la retraite et du recueillement. Leur premier siècle, si fécond en Savants et en Saints, qui se concilia la confiance de tous les Catholiques, ne connaissait point le théâtre. Quand il commença de s’introduire, avec les précautions que la ferveur faisait prendre, on a pu le regarder comme peu dangereux : l’abus est aujourd’hui sensible. Ne feraient-ils pas sagement de le supprimer pour toujours dans leurs collèges ?

M. Bossuet (Sur la Comédie, N. 35.) fait, dit-on, l’apologie des pièces de collège, et l’éloge des Jésuites qui les font représenter. On pourrait observer que sous le règne du P. la Chaize les compliments d’un Prélat, aussi bon courtisan qu’habile docteur, pouvaient souffrir quelque adoucissement ; mais je n’ai pas besoin d’affaiblir l’encens qu’il leur donne. Voici ses paroles, qui sont également la condamnation du théâtre public, et de celui des collèges, tel qu’il est aujourd’hui. « On voit des représentations innocentes : qui sera assez rigoureux pour condamner dans les collèges celles d’une jeunesse réglée, à qui les maîtres proposent ces exercices pour leur aider à former leur style ou leur action, et leur donner à la fin de l’année quelque honnête relâchement ? Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante Compagnie, qui s’est dévouée avec tant de zèle et de succès à l’instruction de la jeunesse. « Que les tragédies et les comédies, qui ne doivent être qu’en latin, et dont l’usage doit être très rare, aient un sujet saint et pieux ; que les intermèdes des actes soient tous latins, et n’aient rien qui s’éloigne de la bienséance ; qu’on n’y introduise aucun personnage de femme ni jamais l’habit de ce sexe. » On trouve cent traits de cette sagesse dans les règlements de ce vénérable Institut, et on voit en particulier sur les pièces de théâtre, qu’avec toutes les précautions qu’on y apporte pour éloigner tous les abus de ces représentations, le meilleur est après tout qu’elles soient très rares. Que si sous les yeux et la discipline de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la licence d’une troupe de Comédiens, qui n’ont de règle que leur profit et le plaisir des spectateurs ? Les personnages de femme, qu’on exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, entre autres pour éviter les déguisements, condamnés même par les philosophes, la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés de l’esprit des comédies d’aujourd’hui, qu’elles tomberaient d’elles-mêmes, si on les renfermait dans ces règles. »

Je laisse à la conscience de cette savante et zélée Compagnie, et à celles des autres Principaux de collège, d’examiner si dans la multiplicité des pièces qui se représentent, on a toujours suivi les règles de ce vénérable Institut, à la faveur desquelles M. Bossuet les tolère, avec lesquelles il assure qu’on a tant de peine à contenir le théâtre, et malgré lesquelles le meilleur est après tout qu’elles soient très rares. Ces pièces sont-elles toutes saintes, toutes en latin, même dans les intermèdes, nul rôle de femme, nul habit de ce sexe, nul déguisement ? n’en joue-t-on que très rarement ? A ces conditions, on peut avoir part à l’indulgence de M. Bossuet. Sans elles on n’échappera pas à ses anathèmes, même dans le vénérable Institut ; on les y méritera encore plus parce qu’on ne se conformera pas à ces traits de sagesse qui l’ont rendu vénérable. Pour le théâtre public, l’apologie des collèges à de pareilles conditions est un nouveau coup de foudre qui l’écrase.

M. l’Abbé Ladvocat, ami des Jésuites, et admirateur de Bossuet (Dict. portatif. verb. Porée), après avoir fait un juste éloge du P. Porée, Jésuite, ajoute : « Les tragédies et les comédies qu’il a faites pour les collèges sont estimées ; mais il nous semble que ces sortes d’exercices sont peu propres à former les écoliers, et qu’on devrait leur préférer les plaidoyers que M. Rollin a introduits, et dont on se sert avec utilité et agrément depuis le P. Porée, dans les collèges des Jésuites. » Le Dictionnaire portatif de son adversaire, quoique grand amateur du théâtre, parle à peu près de même, verb. Porée. « Le but principal du P. Porée dans ses pièces, était de corriger les mœurs et d’inspirer la vertu. Sans prétendre que ce moyen soit bien propre à opérer cet effet, on ne peut disconvenir qu’il n’était pas moins attentif à inspirer l’esprit de piété que l’amour des belles lettres. » Ce double aveu de l’inutilité des pièces de collège, et du mérite d’un Jésuite, est un triomphe de la force de la vérité.

Il fut représenté sur le théâtre des Jésuites de Rouen, le 10 et 12 août 1750 un ballet moral, intitulé, le Plaisir sage et réglé, que le Parlement de Rouen a condamné au feu par arrêt du 12 février 1762, d’après le compte rendu par M. le Procureur général le 23 janvier précédent. Voici ce qu’en rapporte ce Magistrat (p. 234. III. part. du Compte rendu.).

IV. Partie. Le Plaisir forme la Jeunesse aux vraies vertus, aux vertus propres de la Religion. Trois. Entr. « La Religion n’est pas aussi ennemie du plaisir qu’elle le paraît ; il lui sert souvent d’appas pour attirer et s’attacher les hommes. Elle se montre ici avec ce qu’elle a de plus capable de les flatter, traînée sur un char superbe par les vertus, elle surprend les yeux par la magnificence des vêtements, l’odorat par la délicatesse des parfums, les oreilles par l’harmonie du chant, le goût même par les innocents festins qu’elle permet. Tant de plaisirs réunis gagnent à coup sûr le cœur d’une jeunesse trop peu éclairée pour aimer la vertu pour elle-même, sans instinct et sans intérêt. »

On voit ensuite danser la Religion avec les vertus, les jeunes gens, les grands Prêtres, Comus, divinité de la table, dont l’unique fonction était de présider aux fêtes, aux toilettes des femmes et des jeunes gens qui aiment la parure.

Ballet général. « La jeunesse, formée à l’école du plaisir, et devenue si différente d’elle-même, vient lui marquer sa reconnaissance. Au défaut de paroles, elle s’exprime par l’énergie de ses pas ; son air enjoué et modeste, vif et réglé, fait entendre le reste. L’éducation et la raison s’applaudissent d’une alliance si avantageuse pour les hommes, elles la renouvellent en présence de leurs jeunes élèves, qui deviennent les témoins et les garants, de ce précieux traité.

« Est-ce ainsi qu’on inspire du respect pour la religion, et qu’on en grave les principes dans les jeunes cœurs ? Quoi ! le théâtre deviendrait l’école des vertus chrétiennes ? elles seraient l’effet naturel du plaisir des sens, de l’instinct et de l’intérêt ? Si la religion se montrait aux mortels sous des traits visibles, ce serait dans nos temples et sur nos autels, ce serait sous des traits graves et majestueux, propres à inspirer la vénération la plus profonde. La Société (des Jésuites) la place sur un théâtre, et ne craint point d’en faire un histrion ! Il était réservé à notre siècle de voir de semblables horreurs, et à la Société de les enfanter, etc. »

Ce n’est pas à nous assurément à entrer dans les affaires des Jésuites ; nous ne rapportons ce morceau que pour faire voir ce que les Magistrats pensent de la comédie, même des collèges, combien ils la croient opposée au respect dû à la religion, à la pratique des vertus chrétiennes, et à la bonne éducation de la jeunesse. Et sans doute que dans les nouveaux collèges le Parlement de Normandie ne permettra pas les pièces de théâtre : le pourrait-il sans se contredire ? Il y a bien de l’apparence que l’Auteur de cette pièce, le Recteur et le collège nombreux qui la fit représenter, avaient de bonnes intentions, qu’ils voulaient faire aimer la vertu à la jeunesse, en l’unissant avec le plaisir. Si l’on n’entend que la douceur intérieure de la charité, la paix de la conscience, l’onction de la grâce, l’espérance de l’éternité, la vertu est délicieuse. Mais y unir la magnificence des habits, la délicatesse des parfums, le dieu de la bonne chère, la danse, etc., c’est en vérité une morale bien singulière ; faire danser sur un théâtre, et faire des remerciements au plaisir, la foi, la mortification, l’humilité, la religion ; je ne sais si l’indécence d’un tel spectacle l’emporte sur le ridicule. A-t-on pu ne pas sentir que c’est apprendre à la jeunesse à se jouer des choses saintes, la familiariser avec tous les plaisirs, et lui former la conscience la plus relâchée ? A-t-on pu ne pas prévoir que c’est se préparer des contempteurs et des adversaires, les aguerrir, leur fournir des armes, leur donner prise ; que c’est répandre de tous côtés une matière combustible, qu’il ne faudra qu’une étincelle pour allumer dans un instant l’incendie ? On a beau parer la morale du théâtre, et le théâtre lui-même, d’un air de piété ; on a beau l’étayer des décisions des plus graves Casuistes, il sera toujours vrai que l’Evangile et le monde sont deux ennemis irréconciliables : « Qui veut venir après moi, doit renoncer à soi-même, porter la croix, et me suivre. »