(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE IV. Des Pièces pieuses. » pp. 68-95
/ 472
(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE IV. Des Pièces pieuses. » pp. 68-95

CHAPITRE IV.
Des Pièces pieuses.

Il faut convenir que les pièces dont le sujet est pris des livres saints ont eu le suffrage de plusieurs personnes respectables. S. Antonin dans sa Somme, S. Ignace, ou plutôt Aquaviva, dans les Constitutions des Jésuites, le célèbre Menochius (de arbitrariis, Cas. 60.), en ont permis et même conseillé l’usage. Ne pouvant abolir le théâtre, ils ont cru, ad duritiam cordis, que c’était du moins diminuer le mal, et tirer quelque fruit du plus mauvais terroir. Madame de Maintenon a fait composer pour sa communauté Esther et Athalie, qui ont été représentées par ses filles. Racine converti, après avoir solennellement renoncé au théâtre, a cru ne pas manquer à ses engagements en les composant, et, ce qui est bien plus étonnant, en formant les Actrices. Il a assez compté sur sa piété, pour se livrer sans scrupule au milieu d’une foule de jeunes Demoiselles les plus aimables, leur apprendre ses vers, les exercer à la déclamation, leur inspirer, leur faire exprimer les mouvements les plus vifs et les plus tendres, leur donner les mêmes leçons qu’il avait données à la Chammelé sa maîtresse, sans rien craindre ni pour lui ni pour elles. C’est sans doute une confiance héroïque en Dieu, et si ce n’est pas de la morale la plus sévère, ce sont du moins des prodiges admirables de cette grâce victorieuse, que Racine faisait profession de croire, et que son fils a si bien chantée.

Il est vrai que ces pieux personnages qui ont voulu changer les temples et les mosquées en Eglises, ont mis à leur théâtre dévot des conditions qui ne s’observent guère, et qui en écartant le danger affadissent le sel du spectacle. Ils ont exigé des précautions qu’il faut croire que Racine prenait avec ses élèves, et que l’on prend dans les communautés et les collèges, mais que certainement ne connaissent pas sur le théâtre les gens sans mœurs qui les donnent à des spectateurs, dont la plupart n’en ont pas davantage, et avec des accompagnements qui les feraient perdre à ceux qui les auraient les plus pures. Que peut-on donc conclure de ces respectables suffrages en faveur du théâtre ? que n’en peut-on pas conclure contre lui ?

Les premières pièces qui ont paru en France étaient les mystères de la Religion et les actions des Saints de l’ancien et du nouveau Testament. La troupe qui les représentait se donnait le nom religieux de Confrères de la Passion. Ils subsistèrent jusqu’au milieu du dernier siècle, où on les supprima, et on donna leur théâtre à la troupe de Molière. Les scandales des Dieux du paganisme, les intrigues, les débauches, les passions en prirent la place, et malgré tout ce que l’ancien spectacle pouvait avoir de défectueux, on voit aisément que les mœurs et la religion n’ont rien gagné au change. L’intention des premiers Comédiens était aussi bonne que celle des derniers est mauvaise. C’étaient des Pélerins qui d’abord dans les Eglises et les cimetières, ensuite dans les maisons particulières, dans les places publiques, enfin sur un théâtre régulier pour le temps, voulaient mettre d’une manière sensible, sous les yeux d’un peuple grossier, des objets sublimes qu’il n’était pas en état de comprendre ; ce qu’on a souvent fait avec fruit dans les missions, par des tableaux allégoriques ou des représentations animées.

« De Pélerins, dit-on, une troupe grossière
En public à Paris y monta la première ;
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge et Dieu par piété.
Le savoir à la fin dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence.
On chassa ces Docteurs prêchant sans mission :
On vit renaître Hector, Andromaque, Illion ;
Seulement les Acteurs laissant le masque antique,
Le violon tint lieu de chœur et de musique.
Bientôt l’Amour fertile en tendres sentiments,
S’empara du théâtre ainsi que des romans.
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre. »

(Boil.)

Ce que faisaient ces Confrères d’une manière animée, on le fait en Italie, en Espagne, en Flandres, et même en France, dans bien des Eglises, avec des statues qui représentent la naissance, la passion, la mort de Jésus-Christ, l’adoration des Mages. On l’a exécuté d’une manière permanente avec des statues de grandeur humaine, dans les stations du mont Valérien près de Paris, au Calvaire de Bétharan près de Pau en Béarn. Ce serait avoir un esprit iconoclaste de vouloir abolir toute représentation morte ou animée des choses saintes. Si elles ne se faisaient que par des gens de bien, dans un esprit de piété, avec la décence convenable, l’Eglise ni l’Etat n’auraient jamais troublé ces dévots exercices. Mais il est de la dernière indécence de travestir les Saints en Comédiens, et les Comédiens en Saints, de mettre la parole de Dieu dans des bouches infâmes, et les mystères de l’Evangile sur les autels élevés au vice. Un Chrétien est révolté de voir les objets de sa vénération servir aux ris du parterre, et métamorphoser en drame au milieu de la dissolution, les mêmes traits de foi et de charité qu’on vient de lui donner dans la chaire pour le modèle et la règle de sa conduite, au milieu de ce que le culte a de plus auguste. N’est-ce pas saper le fondement du respect religieux qui leur est dû ?

On aurait pardonné aux Confrères la grossièreté de leur jeu, comme on pardonnait aux Peintres et aux Sculpteurs la grossièreté de leurs ouvrages. Ces siècles d’ignorance n’en savaient pas davantage. Heureusement tout cela ne portait pas sur les mœurs, et peu à peu, comme dans tout le reste, on eût réformé les airs gothiques. Mais tout dégénère, la faiblesse humaine se glisse dans les choses les plus saintes, et les profane, au grand préjudice de cette même piété qui les avait inspirées. Les Confrères s’oublièrent. Ils tournèrent en amusement pour le peuple ce qui ne s’était fait d’abord que pour l’instruire et le toucher. La seule décoration théâtrale dénature tout, et dépayse la vertu, qui s’y trouve totalement étrangère. Les danses, les chants, le mélange des sexes, les discours libres, les parures indécentes, les postures, les gestes, les mœurs des spectateurs et des auteurs, d’un exercice de religion firent un scandale. On fut obligé de l’abolir. Les mœurs ni la religion n’ont rien gagné au nouveau théâtre. Les Italiens, la Foire, Molière, Regnard, Vadé, ne valent pas mieux que les anciennes moralités. Ils sont pires : ce sont les tableaux du Carache, substitués aux anciens vitraux des Eglises ; leur perfection fait leur poison. Ils n’ont pas même cette teinture de religion qui faisait le fond et avait été l’origine de l’ancien spectacle. Si l’on donne quelque pièce pieuse, ce qui est très rare, est-ce la piété qu’y cherche et le spectateur et l’acteur ? Les Confrères ajoutaient des bouffonneries à la religion, mauvaise broderie sur une riche étoffe ; aujourd’hui on sème quelque mot de religion sur le fond de la passion, c’est une perle dans le fumier. Tous les deux ont tort : le mélange monstrueux du sacré et du profane est un sacrilège ; mais avec cette différence que le nouveau théâtre a aussi peu de bon que l’ancien avait de mauvais : toute la réforme consiste à supprimer un reste de piété, pour donner le champ libre au crime, et à prendre quelquefois un masque de religion. L’un est un homme de bien qui s’oublie, l’autre un scélérat qui se contrefait. Mais le théâtre ne plaît qu’autant qu’il flatte la corruption : dès que le vice n’en fera plus l’assaisonnement, qui daignera s’y trouver ?

Le mal avait gagné dans bien des Eglises, où certains jours de l’année, pour une plus grande solennité, on introduisait ces pieuses représentations, auxquelles dans la suite on mêla toute sorte d’extravagances, même pendant l’office divin, et par les Ecclésiastiques et les Religieux, avec la plus grande indécence ; ce qui les fit avec raison appeler la fête des Fous. La Faculté de Théologie de Paris les condamna, les Papes les défendirent (C. 5. de vit. et honest. Cleric.). Plusieurs Conciles se déclarèrent avec force, entre autres celui de Bâle, et la Pragmatique sanction (Tit. de Spectaculis tollend.). Ainsi mal à propos, pour faire l’apologie du théâtre, et donner du ridicule au Clergé, imputerait-on à l’Eglise des excès qu’elle a toujours réprouvés. Elle fut mal obéie : ce qui est du goût de la passion ne s’abolit pas aisément. Peu à peu cependant ces folies ont disparu : il n’en reste guère que dans les processions de la ville d’Aix : le Cardinal Grimaldi tâcha de les réformer, mais ne pût les détruire. Il parut en 1742 un livre intitulé, Histoire de la fête des Fous, où M. du Tillet ramassa grand nombre de ces extravagances, en inventa beaucoup, et, par une dépense bien inutile, les fit représenter dans quantité d’estampes grotesques. Il eût pu faire des volumes : les histoires sont pleines des délires des hommes ; on en voit tous les jours ; et sans sortir de sa famille et de son cœur, chacun pourrait faire une collection considérable. Un pareil recueil, et plus étendu, avait été donné au public par Erasme, dans son Eloge de la Folie, et par Antoine Spelta, dans sa Sage Folie. Ces tableaux sont humiliants pour l’humanité. Ceux qui roulent sur les choses saintes, ou les Ministres de l’Eglise, produisent un mauvais effet, en inspirant du mépris pour eux et pour la religion. Les Protestants par ce moyen se sont confirmés dans leur aversion pour le culte Catholique, et l’ont inspirée à bien d’autres. C’est un des grands abus du théâtre. Les choses saintes ne sont pas faites pour être jouées et servir d’amusement au peuple.

« De la foi d’un Chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
L’Evangile à l’esprit n’offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités :
Et de vos fictions le mélange coupable,
Même à ses vérités donne l’air de la fable. »

(Boil.)

On pourrait faire de même l’histoire des folies du théâtre, des caprices, des ridicules, des vices, des acteurs, des auteurs, des pièces. C’est bien là la véritable fête des fous, elle n’a mérité ce titre que parce qu’on a transporté le théâtre dans l’Eglise. MM. Parfait l’ont donnée au public sous un autre titre ; car qu’est-ce que l’histoire du théâtre, que l’histoire des folies humaines mise en action par des fous et des libertins ?

Le mélange du sacré avec le profane ne convient pas mieux aux romans et aux poèmes épiques. L’un nuit à l’autre. La sainteté de la religion fait mépriser la frivolité de la fable, les gens de bien en sont indignés ; ou, ce qui est plus ordinaire et bien triste, le goût de la corruption fait mépriser la sainteté de la religion. Que n’a-t-on pas dit contre les anciens Légendaires qui par le faux merveilleux qu’ils ont répandu dans les vies des Saints, quoique par des vues bien différentes des Romanciers et des Poètes, ont jeté un air de roman sur les choses les plus certaines et les plus édifiantes, et ont contribué au funeste ravage que fait le pyrrhonisme ? Tout le monde a blâmé, avec Boileau, dans le Tasse, l’Arioste, le Camoëns, Sannazar, Milton, ce bizarre assemblage d’Anges et de Démons, de Saints et de faux Dieux, de fictions et de mystères, d’aventures galantes et de vertus héroïques. Si ces Auteurs ont voulu servir la Religion, ils ont mal réussi, ils n’ont fait au contraire que l’avilir, en dégradant les objets les plus respectables.

« Ce n’est pas que j’approuve en un sujet Chrétien,
Un Auteur follement idolâtre et Païen…
Et fabuleux Auteurs, n’allons point dans nos songes,
Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges. »

M. le Camus, Evêque du Bellay, à bonne intention sans doute, quoi qu’en dise le P. Patouillet (Réalité de Bourgfontaine, Tome 2. page 5.), composa quantité de pieux romans. M. Palafox, Prélat de sainte mémoire, en a fait quelque autre. Ces fictions dévotes, dans le goût de leur temps, peuvent avoir édifié quelques bonnes âmes, mais sont depuis longtemps oubliées. Un Minime d’Avignon a donné depuis peu de pareilles historiettes, assez bien écrites, qu’on lit dans quelques pensionnats de Religieuses. Je loue son zèle, mais ces mélanges sont peu goûtés.

Souffrirait-on à la Cour, ni même dans un Etat policé, qu’on jouât le Roi, les Princes, les Magistrats même des autres royaumes, non seulement par la crainte de la satire, mais encore, ne jouât-on que leurs belles actions, pour ne pas blesser le respect qui leur est dû, et familiariser le peuple avec ses maîtres, en les lui donnant en spectacle ? Dieu, ses mystères, sa parole, ses Saints, ses Ministres, méritent-ils moins des égards respectueux ? les choses saintes courent-elle moins de risque en les familiarisant, ou plutôt les déshonorant jusqu’à en faire le divertissement du parterre ? Disons mieux, le peuple court-il moins de risque de perdre, à son grand malheur, tout esprit de religion ? C’est bien là qu’on peut dire avec le Duc de Montausier à Louis XIV, qui lui demandait ce qu’il pensait d’un opéra nouveau où on l’avait beaucoup loué : « Je pense dit-il, que Votre Majesté mérite tous ces éloges ; mais je ne puis comprendre qu’elle souffre qu’ils soient chantés par une troupe de faquins, et que l’on célèbre ses vertus dans le temple du vice et de la débauche ». Permettrait-on à la populace d’approcher la personne du Prince ? on choisit pour le servir ce qu’il y a de plus distingué. Il se pare de ses plus riches habits ; oserait-on s’y montrer avec des haillons ? Le théâtre lui-même ne le souffrirait pas dans les grands rôles. Alexandre se respectait assez lui-même pour ne permettre qu’à Appelle de faire son portrait, et à Praxitèle ses statues. Une décoration profane, l’état, les mœurs des Comédiens défigurent encore plus les choses saintes ; un Ministre des autels, et un Comédien ; le caractère d’un Saint, et un métier infâme ; les fonctions des Anges, et l’emploi du démon ; une Eglise, et une salle de spectacle ; qui peut soutenir l’horreur du contraste !

Rousseau le Poète, dans ses Lettres (Let. 1.) rapporte ce fait. Moreau de S. Cyr avait entrepris de donner un opéra spirituel (comme le concert spirituel, c’est-à-dire dont toutes les pièces auraient roulé sur des sujets de piété). Le privilège qu’il avait obtenu, allait à faire représenter des comédies saintes de la même manière dont on joue à l’Hôtel de Bourgogne avec des intermèdes ou des chœurs (Etait-ce dans Moreau piété ou ruse, et la religion y eût-elle gagné ?). On a trouvé le moyen d’en empêcher l’exécution, et on a fort bien fait, le Roi a révoqué le privilège. L’Hôtel de Bourgogne agissait-il par piété ou par jalousie ? Si c’était piété, que ne suivait-il cet exemple, et que ne se déterminait-il à ne donner que des pièces saintes, et à les représenter saintement ? Le même Auteur, dans une autre Lettre, rapporte un trait fort plaisant. « Je vis, dit-il, à Bruxelles, Madame l’Archiduchesse à la comédie, ayant dans sa loge deux Jésuites à ses côtés. C’était une compagnie fort singulière ; l’un dormait très profondément, l’autre les lunettes sur le nez disait son bréviaire fort dévotement et sans distraction. » Tout cela m’a bien l’air d’un conte fait à plaisir ; mais ce qui est très réel, il n’avait qu’à aller au théâtre du collège, il y eût vu des Régents bien éveillés, composant des comédies, exerçant les acteurs, soufflant dans les coulisses, et lisant Molière et Racine sans lunettes.

Si jamais on eut dû et pu avec fruit fondre les choses saintes en pièces dramatiques, c’eût été dans les premiers siècles de l’Eglise, quand les persécutions eurent cessé. On aurait attiré les Païens par la beauté du spectacle, peut-être en eût-on converti, comme les Païens faisaient de leurs pièces un exercice de religion. Les beaux esprits ne manquaient pas au christianisme, S. Grégoire de Nazianze a composé plusieurs poèmes et des espèces de tragédies. Les Empereurs Chrétiens les auraient favorisés, le zèle de Constantin, de Valentinien, de Théodose, contre les spectacles idolâtres, se serait aisément tourné en faveur des spectacles Chrétiens, qui auraient pu contribuer à la chute des autres. Mais jamais les premiers fidèles ne respectèrent assez peu la religion pour l’abandonner aux yeux et aux oreilles profanes de l’amphithéâtre ; ils étaient trop sages pour en courir le risque. Les choses saintes méritent la plus respectueuse circonspection.

Le théâtre aurait pu servir à jouer les faux Dieux, et à tourner le paganisme en ridicule ; la matière était abondante, on n’aurait fait qu’imiter le caustique Lucien, qui dans ses dialogues se moque de tous les Dieux. On le pouvait sans risque depuis que Constantin avait fait monter le christianisme sur le trône des Césars. Tertullien et les autres apologistes avaient bien osé s’en moquer dans les temps des persécutions, les Païens avaient si souvent joué le christianisme et ses mystères. Le fameux S. Genest y fut subitement converti, et de Comédien devenu Chrétien abjura le paganisme et le théâtre, et mérita la couronne du martyre. A propos de S. Genest, on demande pourquoi les troupes de Comédiens ne font pas célébrer une fête, comme les corps de métier ; ils auraient dans ce Saint un patron de leur corps, comme les Savetiers dans S. Crépin. La raison en est simple ; quelle Eglise aurait voulu de tels Confrères ? quel Prêtre aurait osé dire la messe pour des gens notoirement infâmes ? quel Prédicateur aurait pu prêcher ce Saint sans condamner la profession, puisqu’il ne s’est sanctifié qu’en y renonçant ? Mais on n’a pas eu occasion de les refuser ; connaissent-ils les exercices de piété ? ils ne célèbrent que les fêtes de l’amour et de Bacchus.

Le ridicule des Dieux du paganisme est le seul point de vue qu’il soit permis de mettre sur la scène. Jamais la religion ni les mœurs n’approuveront qu’on les y expose avec les attributs de la Divinité, les adorations, les vœux et les sacrifices : c’est tout ce que pouvaient faire leurs adorateurs. Parmi des Chrétiens qui les connaissent et font profession de les mépriser, c’est une impiété et un scandale. Quel spectacle pour la vertu, que Jupiter, Mars, Vénus, sur les autels avec leurs adultères, leurs fureurs, leurs débauches ! car il n’y a pas autre chose à en dire, et on n’en dit pas autre chose en effet. Au lieu de les ridiculiser et de les faire détester, on les loue, les honore, les admire, on leur rend un culte suprême, on les propose à l’imitation publique, si bien et si grossièrement qu’on loue les Rois, les héros, les gens de mérite, en les comparant à ces Dieux. Quel éloge pour un Prince ! c’est un Jupiter qui lance la foudre, un Mars qui répand la terreur, un Neptune qui commande aux flots. Ses belles qualités sont bien chimériques, si elles n’ont pas plus de réalité. Quel éloge pour l’oreille d’une Princesse ! c’est une Vénus, elle règne à Paphos, elle traîne à sa suite les amours et les grâces ; ne craint-elle pas que la comparaison ne paraisse trop juste ? M. de Montausier trouvait Louis XIV déshonoré d’être loué par des Comédiens, est-ce un panégyrique glorieux d’être comparé à ces monstres ?

Je m’étonne qu’aucun Poète comique n’ait fait valoir ce fonds de comédie, il eût pu tirer des folies des Dieux de fort jolies pièces, plus jolies et plus piquantes que ces pièces puériles, et mille fois ressassées jusqu’à la fadeur, où l’on chante leurs louanges. Le théâtre ne connaît pas ses richesses, il cherche des sujets, il se répète, et en voilà une infinité. Mais il semble qu’on ait pour ces Dieux un religieux respect. Molière même, qui ne s’embarrassait ni des Dieux ni des hommes, après quelque trait de ridicule dans son Amphytrion et dans sa Psyché, leur fait une réparation d’honneur et leur rend hommage comme ses confrères. Pour moi, je ne comprendrai jamais qu’il soit permis de faire semblant d’être idolâtre, de blasphémer par jeu, de transporter à des créatures pour se divertir, les honneurs dus à la Divinité. Je ne comprendrai jamais que quand on a de l’honneur, de la pudeur, de la religion, on puisse être flatté de se voir comparer au Dieu de la fureur, à la Déesse de l’impudicité : un Chrétien, Jupiter ! une Chrétienne, Vénus !

Les Protestants, au commencement de leur prétendue réforme, usèrent de cet artifice pour tourner en ridicule les cérémonies, les Saints, les Religieux, les Prêtres Catholiques, ce qui ne leur réussit pas ; ils l’ont fait en Angleterre contre les Quakers avec aussi peu de succès : et les libertins qui ont quelquefois essayé de jouer la religion, n’ont pas été plus heureux. C’est la judicieuse réflexion de M. Bernard (Histoire des ouvrages des Savants, année 1696. article 7.). Après avoir longtemps poursuivi les Quakers par de rigoureux châtiments, on s’avisa de les jouer sur le théâtre de Londres, et il faut convenir que leurs extases, leurs soupirs, leurs grimaces, leur grossièreté, leur contenance affectée, leurs principes outrés, donnaient beau jeu aux plaisants. Si jamais la scène a dû faire des conversions, c’est dans des excès aussi ridicules, qui ne méritaient que la risée publique ; mais on n’arrête pas par là les progrès de leur secte. « Les Comédiens, dit cet Auteur, sont de minces apôtres ; jamais ils ne serviront ni à combattre l’erreur, ni à établir la vérité ». (Histor. Quakeriam).

Je ne sache pas que les Catholiques aient usé de représailles, et vraisemblablement ils n’auraient pas mieux réussi, quoiqu’ils eussent trouvé une matière abondante dans les fureurs du Baron des Adrets, la morale licencieuse de Bèze, la polygamie du Landgrave, les bouffonneries et le mariage de Luther, les amours tragiques d’Henri VIII, dans la papauté d’Elisabeth, Papesse de l’Eglise Anglicane, bien mieux que dans la chimérique Papesse Jeanne, puisque celle-ci, fût-elle aussi réelle que Blondel la démontre fausse, elle ne l’eût été que par hasard, trompant par son déguisement, au lieu qu’Elisabeth le fut publiquement, par système, pendant tout son règne, ce qui eût bien valu le Pape de paille que l’on brûlait tous les ans à Londres en cérémonie. Je n’ai vu dans ce goût que les deux comédies de la Femme Docteur, et du Saint dévalisé, composées par un Jésuite contre le Jansénisme, et leur critique par un Janséniste. Ces pièces n’ont été jouées sur aucun théâtre public, et je doute qu’on les eût goûtées, quoiqu’il y ait des scènes très comiques. Ce mélange de religion et de comédie, de controverse et de ridicule, de sérieux et de frivole, ne doit plaire à personne. La nouvelle pièce des Philosophes par M. Palissot, a pourtant été applaudie ; mais je crois que le fond d’orgueil et de mépris du genre humain, dans le caractère et dans le système qui rend les esprits forts aussi odieux que ridicules, a formé un intérêt personnel, a piqué la curiosité, et gagné les suffrages à une pièce remplie de grandes beautés. On l’a retirée, et l’on a bien fait ; elle risquait de ne pas se soutenir.

Ce qui m’étonne, c’est de voir les dévots même amateurs et défenseurs de ces pièces. Si les Ecclésiastiques et les Religieux doivent s’abstenir des spectacles, les gens qui font une profession particulière de piété, qui sont censés plus recueillis, plus mortifiés, plus attentifs à leurs devoirs, éloignés des plaisirs du monde, en garde contre les occasions du péché, pleins de respect pour les choses saintes, ne scandalisent-ils pas quand ils prennent part à ces plaisirs pour le moins suspects ? Ils le paient cher ; la raillerie ne manque pas de faire sentir le contraste de la dévotion et de la comédie, si peu faites pour être unies.

Mais n’est-il pas permis et même recommandé aux Chrétiens de se réjouir dans le Seigneur ? Gaudete in Domino semper. Pourquoi donc nous priver d’une infinité de traits amusants que peuvent fournir ces sortes de pièces, d’autant plus piquants, que la plupart des hommes trouvent un goût singulier dans ce qui touche la religion, et que la religion en est comme la sauvegarde ? La perte de ces traits divertissants est légère, et ce serait les acheter bien chèrement, si c’était aux dépens de la vertu. Ce n’est pas se réjouir dans le Seigneur d’en faire une matière d’amusement ; le véritable objet de la joie Chrétienne, c’est le souvenir de ses miséricordes, la vue de ses bienfaits, l’espérance de la félicité éternelle : « Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi, in domum Domini ibimus. » Ce n’est pas, il est vrai, un langage à tenir aux Comédiens ; ils le prendraient pour un délire. Je le tiens à ceux qui par un esprit de religion voulant des pièces pieuses, doivent être pleins de ces sentiments. Les bouffonneries les impiétés, vous inspirent-elles donc une sainte joie ? Elles ne peuvent que la détruire, et causer la plus vive douleur de l’offense de Dieu, et les remords les plus amers. Affermi-t-on bien la confiance sur des promesses et des biens dont on ne parle que par divertissement ? est-ce sur un théâtre que Dieu a fait ses promesses, et que les Apôtres les ont publiées ? C’est bien à lui à nous consoler dans nos peines, à nous encourager dans nos combats, à nous soutenir dans nos faiblesses, à nous faire mépriser les plaisirs du monde, les voies étroites de la mortification ! Vous n’avez que des paroles, disait Job, « verbosi amici mei ». Vous ne me contez que des fables, disait le Prophète : Narraverunt mihi iniqui fabulatione sed non ut lex tua. »

Jamais le théâtre ne peut employer convenablement les choses saintes, parce qu’il n’en a pas l’esprit, et qu’il en a un tout opposé. L’Ecriture ne prêche que l’amour et la crainte de Dieu, et le théâtre n’inspire que l’amour de la créature. Là on combat les passions, on méprise ses plaisirs et les vanités ; ici on les favorise, on étale les attraits et les pompes. Fuir les occasions, les rechercher ; mortifier ses sens, les satisfaire, s’occuper de la présence de Dieu, l’oublier ; veiller sur soi, se dissiper ; penser aux fins dernières, en écarter l’idée ; s’humilier et se détacher de tout, nourrir l’orgueil, l’ambition, la cupidité ; pardonner, se venger ; plaire à Dieu, plaire au monde, etc., voilà deux morales dont la religion et la comédie présentent le contraste perpétuel. Il semble qu’on n’ait voulu faire qu’un évangile contraire, créer une morale opposée à celle de Jésus-Christ. Le théâtre est la parodie des livres saints.

Mais est-il fait pour y prêcher toutes ces moralités ? Oui sans doute, du moins quand il s’empare des divines Ecritures, qu’il ose faire parler les Prophètes et agir les Saints, s’approprier le langage de la Divinité, et représenter des événements qui n’ont été consignés dans nos saints livres que pour servir à notre instruction. Peut-on changer leur destination divine, pour en faire un usage contraire ? Il faut que l’opposition du théâtre à l’esprit de Dieu soit bien entière, puisqu’on n’y saurait souffrir que les faits y paraissent avec leurs vraies couleurs ; les sentiments, les idées, les règles de la sainteté n’y sont goûtées qu’avec l’assaisonnement du vice : les vertus ne peuvent monter sur la scène que masquées. Et n’est-ce pas la condamnation générale de la comédie ? le Chrétien connaît-il de lieu et de temps où la piété soit déplacée et l’Evangile ridicule ? Sans doute on ne parle pas toujours morale, mais il n’est jamais permis de la proscrire ; on n’alarme pas toujours le pécheur, mais on ne doit jamais l’aveugler ; on ne prêche pas toujours la pénitence, mais il ne faut jamais en détourner ; on peut inspirer l’amour et la joie au juste, mais jamais la dissipation, la folle joie, l’amour profane, et ce n’est que par un abus sacrilège qu’on emploie à l’entretenir ce qui ne fut fait que pour le réprimer. Sans doute rien n’offre à l’esprit, au cœur, à l’imagination, des traits plus sublimes, des sentiments plus touchants, des spectacles plus merveilleux, que l’histoire Sainte ; mais comme la magnificence des palais des Princes n’est pas faite pour réjouir la populace, la magnificence de la divine parole est encore moins faite pour amuser les pécheurs. Serait-ce respecter le lieu saint, que d’y donner des rendez-vous criminels ? les actions des Saints, que d’en tracer des peintures obscènes ? les oracles des Saints, que d’en composer des centons, des badinages impies ? Tel ce sacrilège qui dans les expressions de l’amour divin cherchait de quoi faire des déclarations infâmes ; tel ce Peintre scandaleux qui choisit les histoires de Joseph, de Bethsabée, de Suzanne, pour renouveler les horreurs d’Arétin et des Carache ; tel l’impie Hérode, curieux de voir Jésus-Christ, non pour se ranger sous sa loi, mais pour repaître ses yeux de quelque prodige, mais pour s’en jouer et le renvoyer couvert, en dérision, d’une robe blanche : « Sprevit eum cum exercitu tuo. »

N’en dis-je pas trop ? Non : c’est l’esprit, c’est le goût, c’est l’intention de tout ce qui compose le spectacle. Quel auteur, quel acteur, quelle actrice donnent des pièces pieuses pour instruire, toucher, sanctifier les hommes, et procurer la gloire de Dieu ? quel spectateur y va pour glorifier Dieu, s’instruire et s’édifier ? On ne veut que plaire et s’amuser, et trouver peut-être quelque prétexte pour excuser la comédie par un vernis de piété. Y eût-il quelque Poète, amateur, ou Comédien singulier, qui eût des motifs si purs ; ce serait un prodige. Mais qui serait assez bon pour les attribuer au grand nombre ? Monté sur le ton du vice, il ne sera pas si tôt l’Apôtre de la vertu ; le spectacle n’en est pas même susceptible. Cet assemblage raffiné de tous les aliments de la passion, ne peut nourrir que la passion ; jamais la vertu ne portera la main sur ce fruit empoisonné, elle cesserait d’être vertu. Le serpent a beau par ses artifices écarter l’idée du crime, et y répandre des traits de ressemblance avec la Divinité ; instruire par ses chutes passées, la vertu se fiera-t-elle dans le centre du crime à de frivoles promesses qui la trompèrent dans le séjour de l’innocence ? « Eritis sicut Dii. »

Souffrirait-on au théâtre des décorations qui représenteraient les mystères de la religion, les Apôtres, les Martyrs ? et on voudrait en autoriser la peinture animée ? Qu’un Peintre s’avise de prendre un théâtre pour le fond de son tableau, et qu’il y peigne le sacrifice d’Abraham, la passion de Jésus-Christ, quelle indécence, dira-t-on, quelle folie ! non seulement parce qu’il pèche contre la vraisemblance et le costume, mais parce qu’il insulte la religion et la vérité. Ce tableau, fût-il de Raphaël ou de Michel-Ange, ne serait souffert que comme les grotesques de Callot, c’est-à-dire comme une extravagance. Que serait-ce, s’il donnait un masque à Abraham, s’il peignait la Madeleine, la Sainte Vierge, fardées et découvertes comme nos actrices, si dans un coin du tableau il mettait des danseurs et des danseuses ? Ce Peintre serait regardé comme un impie, qui aurait voulu jouer la religion. Mais que ferait-il, que ce que fait la comédie ? La pièce est un tableau animé. Corneille et Molière sont des Peintres, et de grands Peintres, mais de vrais Callots, toutes les fois qu’ils traitent de la piété. Les intermèdes, les farces, les danses, le fard, les nudités, les décorations, la Chammelé, voilà le grotesque qui dégrade la religion.

On blâme, avec raison un Religieux, un Ecclésiastique qui se permet, je ne dis pas des discours obscènes, mais même des frivolités et des bouffonneries, ce que les canons appellent, bouffonnes et gaillardos. S. Paul les condamne dans la bouche même des laïques, Scurrilitas stultiloquium. A plus forte raison sont-elles infiniment opposées à la sainteté de l’état Ecclésiastique, et déplacées sur des lèvres qui prononcent les paroles divines de la consécration et des sacrements, et annoncent les grandes vérités du christianisme. Est-il moins indécent de voir les choses saintes sur des lèvres vendues au crime, toujours ouvertes à l’impiété, et qui n’exhalent que l’odeur empestée de la passion ? C’est une autre sorte de sacrilège, selon l’expression de S. Bernard : « Illis aperire nefarium assuefacere sacrilegium. » C’est jeter les choses saintes aux chiens, et les pierres précieuses devant les pourceaux. Si le premier profane la sainteté de la personne par de mauvais discours, l’autre profane la sainteté de la parole par la corruption de la personne. Jeter l’ordure sur les vases sacrés, ou les vases sacrés dans l’ordure ; quel des deux est le plus criminel ?

Les ordonnances de nos Rois et les arrêts des Parlements ont constamment défendu, sous peine de prison et de punition corporelle, de porter sur le théâtre, non seulement les ornements sacerdotaux, mais même les habits ordinaires des Ecclésiastiques et des Religieux : les paroles de l’Ecriture sont-elles moins respectables ? les actions des Saints doivent-elles être plus livrées aux Actrices ? (Ordonn. d’Orléans, art. 25. Ord. de 1641.) Les ordonnances ne parlent pas de l’usage ordinaire de ces habits, mais je suis persuadé qu’on ne souffrirait pas qu’un Comédien parût dans le monde habillé en Abbé ou en Moine, et une Comédienne en Religieuse. Les ordonnances ne parlent pas non plus des rôles Ecclésiastiques ou Religieux, qu’on aurait pu, en les déguisant, introduire sur la scène, sans encourir les peines, puisque la loi ne les défend pas ; mais on voit bien que c’est l’esprit de la loi, et toutes les fois qu’on a pris de pareilles licences on ne l’a pas fait impunément, et d’ailleurs un rôle sans un habit conforme est ridicule et sans agréments.

Les Empereurs Chrétiens avaient fait de pareilles défenses. (L. Mimæ. C. de Episc. Audien. L. 12. de usu Scyllarum. C. Theod. L. 15). Ces lois sont plus détaillées que les nôtres ; elles interdisent aux actrices les habits modestes des filles consacrées à Dieu. Les Religieuses n’étaient pas encore cloîtrées, et n’avaient pas des vêtements particuliers qui les distinguassent des laïques et des Religieux des autres ordres. Ces habits communs dans le temps de leur institution, ne sont devenus singuliers que par le changement des modes que les Religieux n’ont pas suivi. Ce n’était dans le temps que l’habillement ordinaire, mais plus modeste, tel que l’a toujours été celui des personnes pieuses, et que le sont ceux des Communautés nouvelles des Miramiones, Dames de la Foi, de l’union Chrétienne, de la Croix, de la Providence, des Sœurs grises, peu différents des autres. C’est jusque là que ces Princes portaient leur respect pour la religion. Ils ne croyaient pas convenable que des Actrices portassent des vêtements si opposés à leur profession, ce n’eût été sans doute que pour s’en moquer, peut-être pour se déguiser et n’être pas connues, et par là ouvrir une porte au crime, dont la honte eût rejailli sur les honnêtes filles, dont elles auraient profané la robe : « Mimæ, quæ ludibrio corporis sui quæstum faciant, habitu virginum non utantur. »

On fait souvent dans le monde un parallèle malin de la conduite équivoque et des manières mondaines de quelques Prédicateurs, avec la divine parole qu’ils annoncent. On a raison, le contraste est insoutenable. L’Eglise a toujours condamné ce mélange peu édifiant de la chaire et du théâtre, du caractère de Ministre et des œuvres d’un Comédien. C’est bâtir d’une main, et détruire de l’autre. Mais si l’apparence est révoltante, la réalité est-elle plus tolérable ? le Prédicateur le plus mondain approche-t-il d’une Actrice ? Après tout, il n’altère pas la vérité, il n’en fait pas un frivole amusement, il ne débite pas un moment après la morale la plus lubrique et la plus impie ; la chaire ne sert pas tour à tour à un sermon et à une farce ; un jour aux discours pieux, un autre aux amours de Jupiter. Le Comédien défigure, joue, parodie les choses les plus saintes avec une indécence irréligieuse ; il débite sur la même scène le bien et le mal, la vertu et le vice. C’est la source dont parle S. Jacques, d’où coulent des eaux douces et amères, la bénédiction et la malédiction.

Mais, dira-t-on, pourvu que le théâtre instruise et édifie, qu’importe d’où vient l’instruction et l’édification ? On peut profiter des plus mauvais sermons débités par les plus mauvais Prédicateurs. Nicole l’a fait voir dans un Traité exprès. Dieu arrache la vérité des bouches les plus impies ; Caïphe lui-même prononça des oracles. Le théâtre édifier, et instruire des choses saintes ! y pense-t-on ? et depuis quand ce prodige inconnu à tous les siècles ? Non, il ne porta jamais à la piété, lors même qu’insolemment paré des livrées de l’Evangile, il s’efforce d’en parler le plus pompeusement. Ce n’est pas le moyen que Dieu a choisi pour opérer notre salut, c’est plutôt celui que l’enfer a inventé pour le détruire. C’est bien, disait S. Jérôme, aux intempérants à prêcher le jeûne, aux voleurs à exhorter au désintéressement, aux Actrices à donner des leçons de chasteté : « Delicatus magister es qui pleno ventre de jejuniis disputat, accusare avaritiam et latro potest. »

Dieu a donné à son Eglise, dit S. Paul, des Docteurs, des Prophètes, des Apôtres ; jamais il n’a envoyé des Comédiens. Est-ce au théâtre qu’on trouvera cette lumière céleste, cette onction divine, ces grâces surnaturelles, qui convertissaient les idolâtres, et qui convertissent les pécheurs ? Le Saint Esprit n’y descendit jamais, il y a bien loin du théâtre au cénacle, où il remplit les Apôtres. C’est le Démon qui donne aux Comédiens la mission : Allez, leur dit-il, enseignez le vice à toutes les nations, apprenez-leur à faire ce que je vous enseigne et que je vous fais faire à vous-mêmes ; je vous suggérerai ce que vous aurez à dire, et je serai avec vous jusqu’à la fin des siècles. Ce singe de la Divinité, qui s’est fait adorer dans tous les temps sur le théâtre, n’exécute que trop ces funestes promesses. Tertullien rapporte qu’une femme Chrétienne étant allée à la comédie, y fut possédée du Démon, et que le Démon répondit, quand on l’exorcisait : « J’ai eu droit de m’en saisir, je l’ai trouvée dans ma maison. » C’est dans l’Eglise que la parole de Dieu s’annonce avec fruit, touche et nourrit les âmes, et non pas aux coulisses, aux foyers, à l’orchestre, dans les décorations, les danses, les intrigues. Ce n’est point, dit S. Paul, aux artifices de l’éloquence, aux insinuation de la sagesse humaine, que les Prédicateurs même doivent avoir recours ; c’est dans la force de l’esprit et de la grâce de Dieu, que se recueille une abondante moisson. Serait-ce donc, à plus forte raison, dans l’indécence des nudités, dans l’expression des passions, les fourberies des valets et des soubrettes, qu’on ramasserait de quoi remplir les greniers du Père de famille ? Non, non : la modestie, la dignité, la sévérité, la sublimité, la charité de l’Evangile, ne se trouveront jamais dans la frivolité, la mollesse, la dissolution, la malignité de la scène : Non in persuabilibus humanæ sapientiæ verbis.

Mais, ajoute-t-on, on va rarement au sermon, on vient fréquemment au spectacle ; un zèle ingénieux qui met tout à profit, ne pourrait-il pas par ces pièces pieuses, faire suppléer l’un à l’autre, instruire et convertir les peuples ? Je ne crois pas qu’on ait jamais proposé cette objection d’une manière sérieuse, elle est trop ridicule ; quelle chaire, quel sermon, quel Prédicateur ! voilà une mission nouvelle, inconnue à tous les siècles. Que les Evêques envoient donc des troupes de Comédiens, au lieu de Missionnaires ; qu’au lieu de Ministres, les Séminaires forment des Acteurs. On en forme bien dans les collèges, on leur dicte les règles de la composition, on leur en donne des modèles. Qu’au lieu de sermon à l’Eglise, on mène le peuple à la comédie pour le catéchiser : combien la Gaussin fera-t-elle pousser de soupirs de dévotion, et verser de larmes de componction ! Les femmes des Quakers dans leur fanatisme seraient plus propres à inspirer la vertu, que toutes les Actrices de Paris ; ces femmes ont des mœurs, une Actrice a des vices ; elles ont un extérieur pieux, l’Actrice n’a que le rouge, les nudités, la coquetterie ; ces femmes ne parlent que de bonnes choses, elles sont sincères, zélées, fidèles, l’Actrice ne tient que des discours galants, passionnés, dissolus, elle prend toute sorte de formes pour plaire, séduite et corrompre.

« Pour corriger les mœurs et régler leur raison,
Les Chrétiens ont l’Eglise et non pas le théâtre. »

(Godeau.)

On a porté la sévérité jusqu’à défendre aux Organistes de jouer pendant l’office divin des vaudevilles, des pièces profanes, des chansons tendres, des airs d’opéra, qui ne peuvent que distraire le peuple de l’attention au service, refroidir sa dévotion, par les sentiments qu’ils inspirent, et lui rappeler les mauvaises paroles composées sur ces airs : défense presque partout mal observée, soit par le goût du joueur, le plus souvent sans piété ; soit par disette et stérilité, la plupart ne sachant point d’autres airs, et n’étant pas en état d’en composer. Le Pape Jean XXII va plus loin, il défend même les motets à l’Eglise. (Extrav. com. de vit et honest. Cleric.). La description qu’il en fait pourrait être la matière d’une dissertation sur la musique du quatorzième siècle, que nos historiens et auteurs de la musique ont négligée. Il y parle de la mesure, des soupirs, des doubles croches, des quintes, des quartes, de la basse fondamentale, etc. Il s’étend beaucoup sur la gravité convenable au chant de l’Eglise, la manière respectueuse dont on doit l’exécuter, et les dangers d’une musique molle, efféminée, trop vive et légère, ordinaire à la musique profane, qu’il traite de nouvelle, c’est-à-dire peu connue de son temps. Jugeons, à plus forte raison, si ce Pontife eût approuvé l’usurpation et la profanation des choses saintes, faite par le théâtre, plus profane que tous les motets : « Novellæ scholæ discipuli temporibus mensurandis invigilant, novis notis intendunt, fingere suas malunt, in semibreves cantant, notulis percutiunt, hoquetis intersecant, discantibus lubricant, motetis vulgaribus inculcant, fundamenta despiciunt, ignorant super quo ædificant, etc. »

La Bruyère, homme du monde, pense de même dans ses caractères. Les motets, les te Deum, les beaux saluts, les solennités brillantes, cessent d’être des actes religieux, et deviennent, selon lui, des scandales, quand l’appareil du théâtre s’y mêle. « Déclarerai-je ce que je pense d’un beau salut, dit-il énergiquement (Chap. de quelques usages) ? Décorations profanes, places retenues et payées, motets distribués, comme les pièces au théâtre, rendez-vous, entrevues, causeries, murmures, quelqu’un monté sur une tribune, qui y parle familièrement, sans autre zèle que d’amuser le peuple, des voix, un orchestre ; m’obligera-t-on d’appeler ce spectacle un office d’Eglise ? » Ne peut-on pas dire que c’est substituer une autre fête de fous à celle qui a été abolie, mais fête plus artiséei, plus régulière, plus systématique, plus criminelle ? Et on voudra me persuader que ces pièces, appelées saintes, sont utiles à la religion, contre laquelle tout semble s’y être ligué ?

Ces vérités, quoiqu’évidentes, ces mauvais effets, quoique très réels, frappent peu de personnes. Les gens de bien se flattent d’arrêter quelque péché, et d’arracher quelque proie à l’enfer, en supprimant les passions criminelles et substituant des objets pieux ; peut-être espèrent-ils de réformer la scène, et de convertir les Comédiens, en les tournant du côté de la religion. Belle chimère d’un zèle peu éclairé ! Les gens du monde s’en moquent, et croient y trouver du moins avec la tranquillité de leur conscience, leur apologie et celle du spectacle. C’est une espèce de capitulation qu’ils font avec la vertu. Soyez satisfaite, cessez vos exhortations et vos reproches, laissez-nous le théâtre, venez y figurer avec nous, en goûter les plaisirs et en partager les honneurs. Les impies raffinés raisonnent plus juste ; ils comptent triompher de la vertu, en paraissant l’accueillir. La mettre sur la même ligne avec le vice, c’est la décréditer, l’égalité du traitement la déshonore. Rien n’avilit plus un honnête homme, que de le confondre dans la foule des gens sans honneur. Quel plus beau jeu pour le vice, que d’être associé à la vertu, dans les mêmes lieux, les mêmes temps, le même exercice, par les mêmes personnes, qui sans changer de sentiment ni de conduite, mais seulement d’habit et de masque, jouent indifféremment tous les rôles ! La tolérance générale qui résulte de cette indécente liaison, fait le système courant de nos esprits forts et des pécheurs endurcis. On peut dire d’eux ce que Madame de Sévigné disait de Racine (Tom. 6. Lett. 16.), quoique peut-être un peu trop fort, car Racine fut toujours honnête homme : « Racine aime Dieu comme sa maîtresse, il est pour les choses saintes comme pour les profanes, tout lui est égal. »

Jésus-Christ allant chez le Prince de la Synagogue pour ressusciter sa fille, y trouva des joueurs de flûte et une troupe de gens qui la pleuraient, selon l’usage du temps, où l’on avait des pleureurs à gages, et un orchestre qui jouait des airs tristes et lugubres, Tibicines, et turbam, tumultuantem Tout ce qui sent la comédie n’est ni dévot ni sage. On était allé chercher le Sauveur pour faire un miracle, on l’attendait de lui, tout le regardait comme un Dieu, et cependant les gens de théâtre le respectent si peu, qu’ils se moquent de lui : Deridebant eum. Aussi les chassa-t-il tous, et ne voulut point opérer de miracle en leur présence. Dieu n’aime point le tumulte et le spectacle, quelque innocent que fût celui-ci, disent trois grands Interprètes de l’Evangile, S. Ambroise, S. Jérôme, et S. Chrysostome. Jugeons si un spectacle où tout ne parle, ne chante, ne représente que les passions, peut jamais lui plaire. Il n’y est pas mieux traité, plus que jamais on le combat, on le méprise, on se moque de lui. Retirez-vous, ce n’est pas au milieu de vous que je répands mes grâces et opère des prodiges : Recedite.

Doit-on blâmer ceux qui composent de ces sortes de pièces, comme ceux qui les représentent ? Sans doute, si c’est pour les faire représenter ; mais si on se borne à la composition ou à la lecture, on peut les traiter comme tout autre ouvrage d’esprit, ou tout autre tableau. Les Saints et Dieu même l’ont fait : le livre de Job et le Cantique des Cantiques sont des espèces de drames qu’on n’a jamais joués, qu’on n’oserait jouer, et qui ne furent pas composés pour être joués. Ces dialogues forment des scènes où paraissent divers interlocuteurs. S. Grégoire de Nazianze et plusieurs Saints en ont faits, que le théâtre ne s’est jamais appropriés, et qu’on ne lui destina pas. Il est bien des sortes de tableaux : la prose est moins vive que la poésie ; l’harmonie, la mesure, la hardiesse des images, des figures et des inventions rapproche plus de la nature ; la peinture, plus frappante que la poésie l’est moins que la sculpture, qui rend la figure au naturel. Mais la représentation théâtrale réunit tout, enchérit, l’emporte sur tout : ce sont des hommes et des femmes véritables, qui parlent, sentent, agissent ; c’est à la fois la poésie, la danse, la musique, la peinture, la sculpture, mille fois plus vives que sous les plus savantes mains, puisqu’elles sont animées. Il ne peut être permis de représenter que ce qu’il est permis de penser, de dire et de faire, puisque c’est réellement faire, dire et penser. On peut parler des crimes, peindre des criminels, pourvu qu’on le fasse décemment ; les paroles, les couleurs ne font ni bien ni mal. Mais l’homme, obligé à la religion et à la vertu, ne peut les blesser, même pour se divertir ; les contrefaire, c’est les réaliser. Peut-on faire semblant d’outrager Dieu, et n’est-ce pas déjà l’outrager, que d’en faire le semblant ? Le ciseau même et le pinceau, si par leur immodestie ils sont une occasion de chute, ne sont plus innocents. A plus forte raison ces tableaux animés, si chargés et si vifs, doivent être d’autant plus religieux et modestes, que leurs effets sont plus rapides. Mais ceux qui les présentent le sont-ils jamais ? pourraient-ils se résoudre à l’être ? leur peinture peut-elle l’être ?

Il est moralement impossible qu’un Comédien, une Comédienne, remplissent un rôle pieux. Ces rôles comportent de l’humilité, de la modestie, de la religion, de la charité, en un mot, les vertus chrétiennes : en ont-ils l’idée ? Je sais qu’un Comédien, comme un caméléon, prend toutes les couleurs, entre dans tous les sentiments, exprime toutes les pensées. Il n’y a point de gens plus hypocrites et, selon leurs termes, plus tartuffes, c’est-à-dire qui sachent mieux se contrefaire. Voyez cette Actrice ; elle rit, elle pleure, s’irrite, s’apaise ; tantôt les charmes de la douceur, bientôt les emportements de la colère, on la prend tour à tour pour une grande Princesse et pour une misérable soubrette ; c’est une prude qui fait des leçons de modestie, une Agnès, qu’un mot, un regard font rougir ; une coquette qui tend des pièges à tout le monde ; une effrontée qui se permet les paroles, les parures, les manières les plus licencieuses. Elle est tout ce qu’elle veut.

Quoique cette perfection de jeu soit rare, je la suppose ; je n’en soutiens pas moins, que l’Acteur et l’Actrice les plus habiles et les mieux exercés se tireront mal d’un rôle pieux. Qu’ils peignent toutes les passions, à la bonne heure ; ils les sentent, ils y sont livrés, leur cœur en est le premier théâtre, de l’abondance du cœur la bouche parle, la nature agit et tient le pinceau ; les intrigues, les galanteries font tout le tissu de leur vie ; ils font sur la scène ce qu’ils font ailleurs. Mais ils sont absolument étrangers dans le pays de la vertu ; pour la jouer naturellement, il faudrait les transformer. Ils ont beau tâcher de s’y naturaliser, c’est l’accent, l’air, la couleur du pays, qu’on ne prend et qu’on ne perd jamais, qui les trahit malgré eux. Ils ne joueraient pas la vertu, s’ils la pratiquaient, s’ils la connaissaient. La vertu ne souffre ni fard ni nudité ; quelle Actrice y renoncerait ? fût-elle couverte d’un voile de Carmélite, jamais la mollesse ne représentera la mortification ; la vanité ne rendra point l’humilité ; la débauche produit-elle la chasteté ? la frivolité exprimera-t-elle le recueillement ? Quelque épais que soit le voile, la mondanité, l’impudence éclateront. Un air gêné, des soupirs de commande, des regards de coquetterie, des tons de fierté, des attitudes de volupté ne sont pas les couleurs de la piété. Le beau saint que P.… ! l’admirable Suzanne que N… ! Etonnée son rôle, elle se tâtera elle-même, elle se demandera, comme Sosie, « Suis-je moi ? » Elle ne dira pas sans rire, en jouant le rôle de la fille de Jephté, « ut plangam paululum virginitatem meam ». Regretter ma virginité ! il y a longtemps que j’en suis consolée ; ai-je jamais eu besoin de consolation ? je serais inconsolable, si je l’avais encore. Vous ne me toucherez, disait Horace, qu’autant que vous serez le premier touché ; pleurez, si vous voulez me faire verser des larmes : « Si vis me flere, dolendum est prius ipse tibi. »

« Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable,
Il doit régner partout, et même dans la fable.
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ;
Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent. »

Dans les pièces de Communauté, où les Acteurs sont communément des gens de bien, on sent qu’il leur en coûte de remplir les rôles de scélérat ; la vertu, timide et déconcertée, ne s’y prête qu’à regret. Il n’est pas plus facile à un Comédien d’exécuter les rôles dévots ; il n’est pas à son aise, il le fait de mauvaise grâce. On voit de même que les personnages assortis aux caractères réussissent mieux ; un homme emporté prendra mal un ton doux et tendre, un esprit doux et modéré n’est pas fait pour les fureurs d’Oreste, le masque du vice embarrasse la vertu, le masque de la vertu ne sied pas bien au vice : Rien n’est beau, j’y reviens, que par la vérité.