(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE VI. De la Religion sur le Théâtre. » pp. 120-142
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE VI. De la Religion sur le Théâtre. » pp. 120-142

CHAPITRE VI.
De la Religion sur le Théâtre.

Nous osons le dire, au risque de déplaire aux amateurs du théâtre, l’objet le plus essentiel à l’homme, c’est la religion. Son bonheur éternel, son bonheur même temporel en dépendent. C’est la gloire, la volonté de son Créateur, de son Sauveur, de son Père. Peut-on donc trop sévèrement proscrire un spectacle public qui en sape les fondements, en éteint l’esprit, en combat les maximes, en fait mépriser les mystères ? C’est apparemment sans le vouloir que les Auteurs et les Acteurs font à la religion ces plaies profondes. Ils ne s’en aperçoivent pas, ou ne veulent pas s’en apercevoir. Deux ou trois pièces sur mille paraissent faites dans la vue de défendre les droits de Dieu, le Festin de Pierre, les Philosophes, le Préjugé à la mode, mais sans succès, et avec un succès contraire. Le plus grand nombre des autres sont le renversement du christianisme. Le théâtre a plus répandu l’esprit d’irréligion que le Dictionnaire de Bayle et l’Encyclopédie ; le théâtre, qu’on dit épuré, a formé les Déistes et les esprits forts.

Rendons justice aux Jansénistes, ils furent toujours les ennemis du théâtre. C’était leur rôle, ils font profession de la morale sévère. Les Jésuites font représenter des pièces dans tous leurs collèges, c’était assez pour les condamner : la gazette ecclésiastique ne manque pas d’en faire une honnête mention, quoique cependant les collèges Jansénistes à Paris et ailleurs en représentent, aussi bien que les Jésuites, qui ne valent pas mieux ; que les Dames de la grâce aillent au spectacle, comme les autres ; et que l’Auteur du Dictionnaire portatif donne avec une exactitude et une complaisance infinie la vie de tous les Auteurs dramatiques, l’éloge et l’analyse de leurs pièces. Mais il est vrai que leurs Ecrivains ont toujours fortement et même solidement attaqué le théâtre. (Nicole, Traite de la Comédie. Lettres sur les Spectacles. Dugué, Institution d’un Prince. Racine, Histoire Ecclesiastiq. etc.). Les Molinistes ne les ont point blâmés là-dessus. Cette unanimité que l’amitié et la déférence n’ont point dictée, est un grand préjugé contre la comédie. Le Journal de Trevoux (octob. 1714. art. 126. pag. 711.) sans contredire le fond, veut rendre leurs intentions suspectes. Il prétend que « Nicole ne composa son traité que pour se venger du grand Corneille, qui se déclarait hautement contre la nouvelle secte. » En effet il prend dans Corneille tous les vers qu’il cite comme contraires aux bonnes mœurs. Je ne sais où les Jésuites ont pris cette anecdote. Il faut croire qu’ils en avaient de bonnes preuves, quoique sur le compte de Port-Royal ils soient un peu sujets à caution.

Il suffirait de nourrir les passions, et surtout l’impureté, pour détruire la religion dans les cœurs. L’impiété et la débauche marchent d’un pas égal : l’un est nécessairement le principe ou l’effet de l’autre. Un homme sans religion sera bientôt sans mœurs, et un libertin ne tardera pas à faire naufrage dans la foi. Le théâtre réunit tout : l’irréligion et le libertinage en ont jeté les fondements, et par un juste retour il en a étendu l’empire. Mais ce n’est pas seulement par cette attaque indirecte, peut-être la plus efficace, c’est par bien d’autres endroits qu’il montre son zèle à saper le christianisme. 1.° Il en écarte avec soin et le langage et les idées. A quelque pièce pieuse près, en très petit nombre, dont les rôles exigent un jargon dévot, je défie de rien trouver au spectacle qui ne convienne aussi bien à des Païens qu’à des Chrétiens, qui n’eût pu paraître sur la scène de Rome ou d’Athènes, comme sur celle de Paris. Y a-t-il un mot de Jésus-Christ, de son Eglise, de ses mystères, des vertus évangéliques, l’humilité, la mortification, la pauvreté, le recueillement ? Je suis persuadé que le lecteur rit de ma réflexion. Ce langage serait barbare au théâtre. J’en conviens. Voilà précisément de quoi je me plains. Quel pays, où il est ridicule de parler de Dieu, et où les objets les plus importants sont insupportables ! Sont-ce donc des Athées qui regardent, paient, composent, représentent, justifient des exercices publics où il n’est pas permis de paraître Chrétien ? Pour les pratiques de piété, signe de la croix, messe, office, sermon, prière, jeûne, oserait-on les nommer, peut-on en soutenir l’idée, si ce n’est pour s’en moquer ? On y parle de tout, repas, sommeil, toilette, parure, visite, commerce, mariage, étude ; la religion seule y est proscrite. La connaît-on ? en a-t-on ? Elle n’est pas mieux connue dans les belles compagnies, il est vrai. Est-ce là faire leur éloge ? elles ont le goût du théâtre. Le raffinement de l’impiété ne va-t-il pas quelquefois jusqu’à changer les notions des choses à faire de la comédie une bonne œuvre, et à travestir l’irréligion en respect pour la religion ? Les siècles grossiers, avec plus de simplicité et de droiture, allaient au spectacle, mais convenaient qu’on faisait mal d’y aller ; ils y mêlaient les mystères à leur mode, la déshonoraient, il est vrai, parce que le théâtre est inalliablem avec la religion, mais ne s’avisaient pas d’être les défenseurs et les panégyristes de l’anéantissement de toutes les idées de la piété. Le raffinement d’un théâtre poli ne peut s’accommoder de cette gothique franchise : le remords et la honte d’un vice avoué troublent la douceur du plaisir. Pour concilier, s’il était possible, la passion et la loi, il faut ériger la passion en vertu, et faire disparaître les vertus véritables, pour laisser sur l’autel la seule idole du plaisir. Ce n’est plus même tant pour calmer une conscience dont le théâtre ne s’embarrasse guère et enseigne à se débarrasser, c’est plutôt pour avoir droit de tourner les gens de bien en ridicule, et se faire gloire de l’irréligion, qu’on en prend l’esprit et qu’on s’en donne les airs.

2.° On fait plus, on tourne la religion en ridicule. Une des plus fameuses pièces de Molière, le Tartuffe, ne fut faite que dans ces vues. Un mélange monstrueux d’irréligion et de piété, de modestie et d’obscénité, de maximes chrétiennes et de principes de débauche, en forme le scandaleux tissu, et ce sont les endroits où le parterre applaudit davantage. Toute la France fut étonnée, on cria de tous côtés ; la piété du Roi en défendit deux fois la représentation. La défense dura deux ans ; enfin, à force de sollicitations, de placets, de protections, Molière, à la faveur de quelque prétendu changement, obtint la liberté de la représenter. On donna dans le même temps la comédie de Scaramouche Ermite, qui jouait ouvertement la religion : elle n’a pas été imprimée, sa platitude la fit tomber. L’apologie de Molière dans les placets et les brochures qu’il fit courir, est risible. On y dit que les Prédicateurs se plaignirent par jalousie, parce qu’un des personnages y prêche mieux qu’eux. Je ne sais pourtant quel Prédicateur voudrait prêcher ainsi. Ces Messieurs, qui n’entendent jamais parler de Dieu, peuvent admirer quelques rhapsodies de morale. Molière s’en prend à M. de Lamoignon, premier Président du Parlement de Paris, qu’il taxe d’hypocrite, et qu’il dit n’avoir empêché la représentation de la pièce, que parce qu’il y était joué. Tout le monde sait sa maligne équivoque, lorsque la défense étant venue au moment qu’on allait commencer, Molière s’avançant sur le théâtre, dit : « Nous allions vous jouer le Tartuffe, mais M. le premier Président ne veut pas qu’on le joue. » Trait le plus insolent et le plus injuste, dont tout le monde fut indigné. M. de Lamoignon était le Magistrat du royaume le plus estimé et le plus respectable. Son suffrage contre cette comédie dit lui seul infiniment plus que Molière et tous les Comédiens du monde ne pourraient dire en sa faveur. Mais les Comédiens savent-ils respecter quelque chose, agir et parler qu’en Comédiens ?

Baillet (Jugement des Poètes, art. 1420.) parle ainsi : « Molière est un des plus dangereux ennemis que le monde ait suscités à l’Eglise. Il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses acteurs, qu’il avait fait pendant sa vie dans celui de ses spectateurs. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à son école, on y apprend aussi les maximes ordinaires du libertinage contre les sentiments véritables de la religion. Elles sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que dans son Tartuffe, où il mène ouvertement à l’irréligion. C’est la plus scandaleuse de toutes ses pièces. Il y a prétendu comprendre, dans la juridiction de son théâtre, les droits qu’ont les Ministres de l’Eglise de reprendre les hypocrites et la fausse dévotion. On voit bien par la manière dont il a confondu les choses, qu’il était franc novice dans la dévotion, dont il ne connaissait que le nom. Les Comédiens sont des gens décriés de tous les temps, que l’Eglise regarde comme retranchés de son corps ; mais quand Molière aurait été innocent jusqu’alors, il aurait cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu voulait se servir de lui pour corriger le vice. Tertullien a eu raison d’appeler le théâtre le royaume du Diable. Faut-il pour trouver le remède, aller consulter Belzébuth, tandis que nous avons des Prophètes en Israël ? etc. ». On dira peut-être que Baillet est récusable sur les affaires du Tartuffe, puisqu’il était Bibliothécaire de M. de Lamoignon qu’on y avait joué. Cela peut être. Mais en cela il ne parle que comme les gens de bien, et ce n’est pas seulement sur le Tartuffe, c’est sur la comédie en général, où il n’avait pas le même intérêt, que ce dénicheur des Saints, qui n’était pas superstitieux, a tenu le langage de la piété. M. Bossuet sur la comédie ne ménage pas davantage ce maître du théâtre. « Il faudra que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière. La postérité saura peut-être la fin de ce poète Comédien, qui en jouant son malade imaginaire, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque les dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : ’Malheur à vous qui riez, vous pleurerez’. » C’est un jugement bien différent de celui de ses adorateurs, il est bien d’un autre poids.

Le théâtre Anglais est dans ce goût d’irréligion. On y joue fréquemment les choses saintes. En voici un exemple sur mille, rapporté dans la vie de Dona Olimpia, belle-sœur du Pape Innocent X. (page 91.) « Il fut joué à Londres devant Cromveln, une comédie intitulée le Mariage du Pape, où l’on disait que le Pape ayant voulu épouser Dona Olimpia, et elle le refusant, le trouvant trop laid, il lui donna une clef. Le présent lui ayant paru trop petit, il les lui offrit toutes deux, ce qu’elle accepta, et l’épousa. La comédie fut terminée par un ballet de Prêtres et de Moines, qui se réjouissaient de pouvoir se marier aussi. Lorsqu’il lui offrit une clef, elle lui demanda si c’était celle du paradis ou de l’enfer. Il répondit du paradis. Donnez-moi celle de l’enfer, car je ne veux pas que dans un moment de mauvaise humeur vous puissiez m’envoyer en enfer, et il la lui donna. » Rien de tout cela ne me surprend dans un pays où l’on n’a aucune religion, où pendant longtemps on a donné tous les ans à la populace l’indécente et ridicule farce d’un Pape de paille brûlé à la place de Londres. Mais s’attend-on dans un royaume catholique de voir la religion en spectacle sur un théâtre ?

Le concile de Carthage (canon 17.), parlant des spectacles, défend aux Chrétiens d’aller dans des lieux où l’on entend des blasphèmes et des invectives contre la religion : « Ubi sunt blasphemia et maledicta, Christiani non accedant. » Du temps de Trajan et de Dioclétien, le théâtre mêlant sa voix à celle de Celse et de Porphyre, blasphémait ouvertement le christianisme, comme il paraît par le martyre de S. Genest, qui se convertit en jouant le sacrement de baptême. Mais dans le temps de ce concile, les Empereurs chrétiens, qui avaient purgé le théâtre, ne l’auraient pas souffert, les Comédiens ne l’auraient pas osé. Les Païens qui furent plus longtemps au théâtre qu’ailleurs après l’établissement du christianisme, et les mauvais Chrétiens, qui ont toujours composé les troupes, ne donnaient que des pièces comme les nôtres, où sous une enveloppe légère de galanterie, on lançait des traits contre la religion et la vertu. On les mettait dans la bouche d’un Acteur, qu’on faisait semblant de combattre, dont le sel piquant contrasté avec le sérieux dégoûtant et maussade d’un homme sage et pieux était un nouveau comique. Voilà ce qu’avec raison le concile traitait de blasphème et d’invective, et défendait aux Chrétiens d’écouter. Sous un Roi très chrétien, nos Déistes dramatiques n’auraient garde de hasarder d’impiété ouverte ; la guerre ne se fait que d’une manière indirecte et détournée, encore plus pernicieuse. Nos Apôtres de l’hôtel de Bourgogne sont admirables, lorsqu’à la faveur de quelques mots raisonnables que dira un Acteur ordinairement subalterne, ils s’imaginent avoir trouvé un passeport à la licence théâtrale. Eh quel est l’impie, quel est le débauché, qui ne dit quelque parole honnête ! Les plus grands Déistes, les plus déterminés Athées, sèment dans leurs conversations et dans leurs livres quelques traits de religion ; il en est dans Spinoza, dans Vanini, dans la Métrie. Les plus violents hérétiques parlent quelquefois respectueusement de l’Eglise ; les libelles les plus diffamatoires accordent quelque bonne qualité à ceux qu’ils décrient, le plus insensé a des intervalles de raison. Si ces éclairs de vérité, ces apparitions de vertu suffisent, il n’est plus de mauvais livre, de mauvaise compagnie ; on peut tout voir et tout entendre.

3.° Ainsi parlait tout le public, lorsque parut le Festin de Pierre, nouvelle batterie que dressa le théâtre contre la religion, en faisant semblant de la défendre. Qui peut supporter, disait-on, la témérité d’un Histrion qui plaisante de tout ce qu’il y a de plus saint, tient école de libertinage, et rend la majesté de Dieu le jouet d’un valet de théâtre, qui en rit et en fait rire ? Et ne pensez pas que les ennemis de la comédie soient les seuls à le dire ; l’Auteur des Mémoires sur la vie de Molière, ou plutôt son panégyriste, en convient. « La multitude, toujours avide du merveilleux, dit-il, séduite par le jeu des Actrices, frappée d’une nouvelle espèce de tragicomédie, fit grâce à ce mélange monstrueux de religion et d’impiété, de morale et de bouffonnerie » (Histoire du Théâtre, tome 9. année 1665. page 345.). Je croirai, si l’on veut, que Molière avait quelque bonne intention, et peut-être voulait réparer ses fautes ; le dénouement de la pièce est une juste punition de l’impiété.

Mais il n’y réussit point et ne pouvait y réussir. Un Comédien n’est pas fait pour défendre la religion ; le Saint Esprit, qui descendit sur les Apôtres dans le Cénacle, ne descend pas sur les Comédiens. Le phénomène d’une pièce qui a quelque chose de religieux, est un ridicule de plus. On en appelle à cent autres pièces pleines d’infamie, et à la conduite des Acteurs qui y répond, et souvent à cent autres endroits de la même pièce, qui détruisent le peu de bien qui s’y est glissé. Qu’est-ce encore que ce mélange affreux de blasphème, et de quelques mots de dévotion, de morale et de crimes, de pruderie et d’obscénité, où le mal l’emporte cent fois sur le bien ? et dans quelle bouche place-t-on ce prétendu bien ? dans celle du maître, homme d’esprit, homme de condition, qui ne traite qu’avec mépris toutes les réflexions pieuses qu’on lui fait faire ? Non. Le dévotion est reléguée dans la bouche d’un valet, d’un paysan, qui dit quatre mots dans son jargon maussade, et ne paraît qu’un importun ennuyeux et ridicule ; le crédit et l’agrément sont tous pour l’impiété ; la tristesse, le dégoût, le mépris pour la piété. De pareilles défenses ne sont que des insultes. S. Paul en avertissait son disciple Timothée. Evitez les discours vains et profanes ; ils répandent, comme la gangrène, la dépravation des mœurs et l’irréligion : « Prophana et vaniloquia devita, multùm enim proficiunt ad impietatem ; sermo eorum, ut cancer, serpit. » Eh ! que penser, dans un siècle où les apparitions des morts, les possessions du Démon, les flammes de l’enfer passent pour des rêveries, bonnes, comme dit Boileau, pour amuser des enfants et des femmes, que penser d’un revenant affublé d’un linceul, que Molière fait venir sur le théâtre parler à son athée, et l’inviter à souper avec lui dans l’autre monde ? A quoi servent cette mascarade et ce sarcasme, qu’à ridiculiser la créance d’une autre vie ?

Cette comédie du Festin de Pierre fait la matière du second cas, verb. Comédie, Dictionn. de Lamet et Fromageau, où il est nettement décidé qu’on ne peut la représenter sans péché mortel, et qu’on doit refuser l’absolution aux Acteurs (si jamais ils la demandent). Elle y est parfaitement caractérisée dans la demande et dans la réponse. « Cette comédie est très pernicieuse, le sujet et la manière dont il est traité sont détestables ; elle est remplie d’obscénités et d’impiété. Non seulement elle représente les vices les plus horribles, mais elle apprend à les commettre. Celui qui fait le personnage d’athée se moque de Dieu ouvertement. La religion y est partout insultée ; et quoiqu’on y introduise un misérable fripon de valet qui fait semblant de prendre parti pour elle et de la défendre. Il s’en acquitte d’une manière si impertinente et si badine, qu’il détruit par de fades plaisanteries tout ce qu’il dit en sa faveur, afin de répandre du ridicule sur les choses les plus saintes. Tous ses discours sont une nouvelle dérision. Il est vrai que l’Athée périt à la fin ; mais l’Auteur déclare dans sa préface que son but a été de réjouir les spectateurs, et non de leur inspirer l’horreur de l’impiété et du crime. » (Ce trait a été supprimé dans quelques éditions.) « Cette pièce ne peut donc être trop censurée, et il est certain qu’on ne peut la jouer sans un très grand péché. » En effet, comme le remarquent les Docteurs de Sorbonne qui signèrent cette décision le 13 décembre 1676, c’est ordinairement du côté de l’impureté que l’on a condamné le théâtre, et c’est en effet son grand désordre. Mais l’impureté est-elle seule à craindre ? est-elle un plus grand mal que l’irréligion et l’athéisme ? L’irréligion et l’athéisme ne sont-ils pas même les plus grands appuis de l’impureté ? quels progrès ne font-ils pas dans le monde ? est-il douteux que la licence du théâtre n’en grossisse tous les jours l’abominable torrent ?

4.° L’irréligion s’y étale encore, et à découvert, sous prétexte de la nécessité du rôle. Dans toutes les pièces où l’on introduit quelque personnage d’une religion différente ou équivoque, comme le Mahomet, la Zaïre, les Américains de Voltaire, il n’y a point d’impiété qu’on ne mette dans leur bouche. On la présente dans le jour le plus frappant, avec les objections les plus séduisantes ; on en fait naître l’occasion avec soin, on la saisit avec empressement, on en fait débiter les principes avec complaisance. C’est leur rôle, dit-on. A la bonne heure ; mais est-il bien convenable de présenter au public de pareils rôles ? C’est le rôle d’un crocheteur de débiter les ordures des halles ; oserait-on, sous ce prétexte, le faire monter sur le théâtre ? Mais le bon goût ne le permet pas. Non sans doute. La religion et la vertu, qui sont le vrai, le bon goût, permettent aussi peu les ordures de l’irréligion. On a beau les parer de la pompe des vers, et les mettre dans la bouche de quelque Prince ; sont-ce moins des infamies, et n’en sont-elles pas plus dangereuses ? Les ordures des halles dans la bouche d’un Prince seraient-elles bien reçues ? les impiétés y sont-elles moins indécentes ? Ces mauvais raisonnements, ces imprécations, ces blasphèmes, ces sarcasmes sur les Ministres, ce mépris des choses saintes, quels coups mortels à la religion d’une foule de spectateurs, ou déjà impies, ou du moins libertins, et par conséquent très disposés à le devenir, ou ignorants et trop faibles pour résister aux prestiges d’un sophisme, aux secousses du doute, aux assauts de l’erreur ! C’est aussi tout ce qu’ils en rapportent, l’incrédulité : c’est tout ce que savent de la religion la plupart des acteurs et des spectateurs, des doutes, des objections, des railleries.

La piété a toujours regardé comme un des plus grands dangers pour la foi la lecture des livres hérétiques et l’entretien des gens sans religion. L’Eglise a dans tous les temps employé toute son autorité pour éloigner des fidèles ce subtil poison, jusqu’à défendre, d’après l’Apôtre, toute communication avec les hérétiques : Hæreticum hominem devita. L’expérience ne justifie que trop et sa douleur et ses alarmes : c’est par là que le venin de l’erreur a infecté les royaumes entiers. Eh ! que sont ces scènes irréligieuses qu’on dit nécessaires au rôle, que des extraits de ce qu’il y a de plus séduisant dans les mauvais livres ? Qu’est-ce alors que le théâtre ? une école d’erreur, un prêche d’impiété, une chaire de pestilence, où l’on entend ce qu’on n’oserait lire ni écouter ailleurs ? On a blâmé les controversistes qui ont mis les objections dans un grand jour, et n’y ont répondu que faiblement ; on a fait ce reproche, quoique très mal à propos, au Cardinal Bellarmin et à l’Abbé Houteville, ou plutôt on le fait indifféremment, et sans les avoir lus, à tous les livres de controverse, pour accréditer la mauvaise doctrine, en décréditant ceux qui la combattent, et faire regarder comme indissolubles des difficultés qu’on dit si mal résolues. Tout cela arrive en effet sur le théâtre, où l’Auteur et l’Acteur, très ignorants en théologie, et la plupart sans religion, épuisent leur adresse à fondre Baile dans les scènes, faire valoir ses difficultés, et affaiblir les réponses, qu’ils donnent pour les seules ; et en dégageant l’impiété du sérieux ennuyeux des livres, ils la mettent à portée de tout le monde, et pour la faire boire à longs traits, la parent des grâces de la poésie et de l’action. C’est ce qu’on reprochait à Euripide dans la tragédie d’Ixion, dont la comédie du Festin de Pierre est la copie. On fait dans l’une et dans l’autre vomir contre la Divinité les plus horribles imprécations. Athènes en fut scandalisée, et le Poète Grec en convint : il ne se défendait, non plus que le Poète Français, qu’en disant que c’était le rôle de l’Acteur, et qu’à la fin de la pièce il faisait expirer le coupable sur la roue. L’Aréopage ne se payait point de ces raisons, et plus d’une fois ce sage Tribunal défendit la composition et la représentation des pièces de théâtre dans toute la Grèce. Le Sénat Romain fut souvent aussi sévère : il fit un jour enlever tous les sièges de amphithéâtre ; mais il ne pût réussir à détruire le théâtre, la fureur du peuple l’emporta sur ses sages résolutions. Si je ne puis comprendre qu’il se trouve des Auteurs Chrétiens capables d’inventer de pareils rôles, de composer de tels vers, d’écrire, de faire réciter des blasphèmes, je comprends aussi peu qu’il se trouve des Acteurs Chrétiens qui puissent se résoudre à les débiter. Ne craignent-ils pas que la foudre les écrase ? ne frémissent-ils pas en attaquant un Dieu ? Mais c’est par jeu. Mais peut-on se faire un jeu d’insulter la Divinité ? la Divinité est-elle faite pour être jouée ? Un Historien n’oserait rapporter en détail les blasphèmes des impies, il coule légèrement et marque son horreur quand la vérité des faits l’oblige d’en parler, et on ose les apprendre par cœur, les débiter publiquement, les animer de la voix et du geste, en paraître persuadé, animé, transporté, car enfin un Acteur se pique d’entrer et doit entrer en effet dans les sentiments qu’il exprime. Un Chrétien peut s’étudier à se montrer athée, impie, hérétique de gaieté de cœur ! pense-t-il à désavouer intérieurement ce qu’il prononce avec transport ? comment au contraire peut-il jouer un rôle pieux, et faire des actes de religion que son cœur désavoue ? Un rôle dévot dans un libertin est révoltant, un rôle impie est scandaleux : l’hypocrisie profane les autels, l’impiété les renverse. Une Actrice oserait-elle prendre un rôle de femme publique, et débiter des saletés grossières ? et on ose prendre celui d’un impie, et vomir des blasphèmes ! l’un est-il plus supportable que l’autre ? la décence des mœurs est-elle plus recommandée que le respect pour la religion ?

6.° La religion reçoit des coups dangereux jusques dans les pièces toutes Païennes. Le culte et le mépris des fausses Divinités contribuent à l’ébranler : leur culte est une idolâtrie renouvelée, leur mépris, quoique très juste, dans le rôle des Acteurs est un blasphème. Le premier accoutume à partager les hommages, et affaiblit l’idée de cette unité suprême et incommunicable qui exclut le plus léger partage, le second dégrade la Divinité. Peut-on n’être pas choqué de voir leurs adorateurs s’en jouer, les insulter, les maudire ? L’exemple du blasphème, même dans les fausses religions, laisse une impression d’impiété ; on apprend insensiblement à ne plus craindre ce que l’on voit si aisément braver. N’est-ce pas une objection des impies, que toutes les religions ne sont que des liens de politique, dont chacun dans son cœur se moque, et dont le Dieu qu’on adore s’embarrasse fort peu ? La piété des Païens nous instruit ; l’Ecriture s’en sert pour nous confondre : « Transite ad insulas Cethim, et ipsi non sunt Dii. » Leur irréligion facilite, prépare celle des Chrétiens.

Autre trait d’impiété auquel je n’ai jamais pu m’accoutumer. C’est la comparaison des hommes avec les Dieux. Ou on les adore, ou on les méprise. Si on les adore, la comparaison est un sacrilège : si on les méprise, c’est un ridicule. Le Poète doit rougir de l’attentat, ou le Héros du parallèle. Quel spectacle ! des hommes se mesurer, disputer avec leurs Dieux, les traiter cavalièrement, les combattre ! Le divin Homère et tous les Poètes sont pleins de ces extravagances : Amphytrion lutte avec Jupiter, Mercure avec Sosie, Mars se bat avec Diomède, Vénus est blessée par Ajax, etc., et on les invoque, on les adore, on leur offre des sacrifices ! peut-on être aveugle jusqu’à ne pas sentir le ridicule et la contradiction du culte qui anéantit, et du parallèle qui égale ? peut-on avoir un goût si faux pour se repaître de chimères si palpables ? Les farces du Pont neuf ont du moins de la vraisemblance : ces pompeuses tragédies n’ont pas même le bon sens. Cette comparaison de l’homme avec Dieu, dont l’audace frappe et surprend, passe pour du sublime ; elle n’est qu’un délire : le monstre de la Poétique d’Horace, composé d’une tête de femme et d’une queue de poisson, est moins ridicule. Les Poètes et les Peintres ont tout droit d’inventer ; mais il ne leur est pas permis d’unir les oiseaux aux serpents, les agneaux aux tigres, et on fera plus de grâce à la comparaison bien plus éloignée de l’homme à la Divinité ! « Non ut serpentes avibus geminentur tigribus agni. » Ce parallèle fait tout le sublime de la plus grande partie des pièces de Corneille.

« Oui, je jure des Dieux la puissance suprême,
Et pour dire encor plus, je jure par vous-même, »

dit Cornelie aux cendres de Pompée. Mettre des cendres au-dessus de la puissance suprême des Dieux qu’on adore, est-il rien de plus faux et de plus insensé ? Cette pensée, tournée et retournée, est répétée en mille endroits dans ses tragédies : a-t-elle pu être admirée ? Ce fou qui aux petites maisons se disait le Père éternel, cet autre qui se croyait Jupiter, ne parlaient pas plus follement. Tel fut le crime et la témérité du premier Ange de se dire égal au Très-Haut. Milton l’enchâsse à chaque page dans son Paradis perdu. Il faut penser comme l’Ange des ténèbres pour trouver de la beauté dans ces délires. La gigantesque taille de Polyphème dans la fable, et de Gargantua dans Rabelais, est plus supportable : un homme sera plutôt égal à une montagne qu’il n’approchera de la Divinité. Mais la religion souffre de ces sottises : en se familiarisant avec l’impiété même Païenne, on s’apprivoise bientôt avec le mépris de la religion et du Dieu véritable.

D’un autre côté, un cœur chrétien peut-il sans frémir, voir dégrader son Dieu jusqu’à transporter à des Idoles les attributs de la divine Majesté, leur offrir un culte, des vœux, des sacrifices, le ciel s’ouvrir pour en faire descendre, eh qui ? la vertu sans doute. Bon, la vertu ! vient-elle sur le théâtre ? C’est une Actrice. Une Actrice venir du ciel ! on ne l’y aurait pas devinée. Un cœur chrétien peut-il voir lancer la foudre à un Acteur, entendre prostituer le langage de la religion, entendre appeler le Démon éternel, tout-puissant, digne des autels ? Qui a donc enfanté ce jargon, lequel fait à peu près tout ce que savent dire et redire les Poètes ? sont-ce des gens d’esprit, des gens sensés, des gens pieux ? Ils le détestent, il est venu des petites maisons ou de l’ivresse des Bacchantes. Mais nous outronso les choses, dira-t-on. Non : une comparaison fera sentir l’impiété de cette conduite et la justice de nos reproches. Mettons le Roi, l’Etat, les maximes du gouvernement, à la place de Dieu, de l’Eglise, de la morale évangélique. Le Roi souffrirait-il qu’on traitât ses sujets de Majesté, qu’on leur rendît les honneurs royaux, qu’ils portassent le sceptre et la couronne ? Il ne leur permet pas même de porter ses couleurs et ses livrées : et il sera permis de contrefaire la Divinité ! Dieu est trop grand pour être le jouet de l’homme. Tout en souffre, on s’accoutume à regarder comme indifférent ce qu’on voit indifféremment attribué à Dieu et aux Idoles ; la religion n’est plus bientôt qu’un amusement et un badinage. Un spectacle si monstrueux remplit l’esprit et le cœur d’idées et de sentiments qui ébranlent toute religion. Personne sans doute n’adore Jupiter ; mais tout le monde apprend à ne plus croire, aimer, adorer Jésus-Christ. De là on passe aux objets des passions, on tient aux femmes le même langage, on a pour son plaisir, son trésor, les mêmes sentiments, et ce n’est plus un jeu, ce sont les vraies Divinités du cœur. Revenons. Souffrirait-on à la Cour, tolérerait-on dans un Etat policé, dans la plus libre République, qu’on parlât des Princes, des Parlements, des Etats généraux, des maximes de l’Etat, comme l’on parle de Dieu, des Ministres, de son Eglise, de la morale évangélique, sur nos théâtres, sous prétexte de quelque rôle nécessaire à la pièce ? Qu’on aille à Venise parler ainsi du gouvernement, à Constantinople de Mahomet, à la Chine, au Japon, des Bonzes, des Pagodes, de l’Empereur : les Athéniens ne purent le souffrir, les Magistrats s’armèrent de leur autorité pour arrêter cette licence, et avec raison. On ne peut trop maintenir le respect dû aux Puissances, aux lois de l’Etat : je loue infiniment le zèle de ceux qui leur font rendre un si juste devoir ; je voudrais seulement que Dieu ne fût pas moins respecté, ses lois moins observées, sa morale moins révérée, sa religion, ses Ministres, son culte moins protégé : le Créateur et tout ce qui appartient à son service, le mérite-t-il moins ? « Nolite tangere Christos meos. »

Les Protestants ont été si frappés de ces bonnes raisons, que malgré l’opposition des sentiments, l’animosité de parti, et l’usage qu’ils ont souvent fait de la comédie pour jouer le papisme, ils ont constamment parlé du théâtre comme les Catholiques : unanimité qui n’est pas une preuve médiocre de la vérité. Quelques-uns de leurs Auteurs, comme quelques-uns de nos Casuistes, l’ont toléré (Meisner. Philosoph. sobr. Balduinus, in Casibus L. 4. C. 1.), mais aux mêmes conditions, et encore plus sévères, que nos Casuistes tolérants. Il est vrai que les spectacles sont soufferts dans les pays protestants, comme dans les catholiques, que l’on y va partout, que leurs Prédicateurs ne sont pas mieux écoutés que les nôtres sur cet article ; mais ils n’en sont pas moins défendus dans leurs synodes que dans nos conciles, par leurs bons auteurs que par nos sages moralistes : tant il est vrai que la spéculation s’accorde peu avec la pratique, la créance avec les mœurs, dans toutes les religions.

Le livre de la discipline des Eglises Réformées, imprimé à Genève en 1667, parle en divers endroits de la comédie (C. 4. art. 18 et 28. des Reglem.). Elle dit. « Les livres de la Bible, soit canoniques ou autres, ne seront transformés en comédies et tragédies. » Voilà contre les pièces prétendues saintes, Esther, Athalie, Abraham, etc. « Ne sera loisible aux Fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, jouées en public ou en particulier. De tout temps elle a été défendue aux Chrétiens, comme apportant corruption de foi et de bonnes mœurs, surtout quand l’Ecriture sainte y est profanée. Quand ès collèges il sera jugé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire, on le pourra tolérer, pourvu qu’elles ne soient point en l’Ecriture sainte, que Dieu n’a point donnée pour être jouée, mais prêchée, que cela se fasse rarement, par l’avis du colloque qui examinera la composition. » C’est ce qui a été ordonné par les synodes de Montpellier, Figeac, Nîmes, Vitré, S. Maixant, etc. Voetius rapporte les synodes de Dordrect, de Middelbourg, de La Haye, de Leyde, de Zélande, qui ont proscrit la même chose. Dans le synode de Leyde la cause du théâtre fut plaidée solennellement par quelques Professeurs qui demandaient la permission de représenter dans leurs collèges, ce qui leur fut refusé. Le synode de Zélande fit demander à leurs Hautes Puissances qu’on fît une défense générale de jouer pour les Provinces Unies, et qu’on y abolît le théâtre. Plusieurs Auteurs en ont parlé au long, et même fait des traités exprès. Danéus, célèbre et habile Protestant (Ethic. Christian. L. 2.) ; Perkins, autre Ministre très distingué, (Anathom. Conscientia. C. 3.), se déclarent hautement contre les spectacles par ces deux raisons sensibles. L’Apôtre défend de prononcer le nom du crime ; pourrait-il en approuver l’intrigue, les sentiments, l’occasion, la représentation ? « Ne nominetur in vobis. » Jésus-Christ assure qu’on rendra compte au jugement d’une parole inutile ; pense-t-il qu’il fera grâce aux vers, aux scènes, aux gestes, aux danses, chants, etc., très inutiles pour le moins, et certainement pis qu’inutiles ? « De omni verbo otioso reddent rationem in die judicii. » Pierre Martyr (Loci communes), Rivet, fameux Ministre (de l’Exode, C. 10. sur le sixième commandement) ; Pictet (Morale), et quantité d’autres décident la même chose. Voetius (de excess. mundi, 6. command.) en fait un fort long traité. Vincent, Ministre de la Rochelle, a fait approuver son livre contre la comédie par douze Ministres de diverses Eglises.

Le plus singulier est Guillaume Prinn, Anglais, qui a composé contre le théâtre un gros in-folio, intitulé, Histrionomatrix, où sans doute il y a bien du fatras, mais qui fait évidemment connaître ce qu’on pense dans la réforme. Voltaire, qui s’est déclaré pour le théâtre, contre les dangers duquel il avait autrefois écrit, comme il s’est déclaré contre la religion qu’il avait jadis professée, parle ainsi de ce Prinn (Lett. 23. sur les Anglais.). « Du temps de Charles I. dans les guerres civiles commencées par des rigoristes fanatiques, on écrivait beaucoup contre les spectacles, d’autant plus que Charles et la Reine sa femme, fille de Henri IV, les aimaient extrêmement. Un Docteur, nommé Prinn, scrupuleux à outrance, qui se serait cru damné, s’il avait porté une soutane au lieu d’un manteau court, selon l’usage des Presbytériens, s’avisa d’écrire un fort mauvais livre contre d’assez bonnes comédies qu’on représentait très innocemment devant le Roi. Il cita les Rabbins et quelques passages de S. Bonaventure, pour prouver que l’Œdipe de Sophocle était l’ouvrage du malin ; que Térence était excommunié ipso facto ; que Brutus était un Janséniste, et avait tué César pour avoir composé une comédie ; que tous ceux qui assistaient au spectacle étaient des excommuniés qui renonçaient à chrême et baptême. C’était outrager le Roi et toute la famille royale. Les Anglais respectaient alors le Roi ; ils ne voulurent pas qu’on parlât d’excommunier ce même Prince à qui depuis ils firent couper la tête. Prinn fut cité devant la chambre étoilée, condamné à voir brûler son beau livre, dont le P. le Brun a composé le sien, et lui les oreilles coupées. »

Il n’y a pas un mot de vrai dans ce récit, comme on peut le voir dans Rapin Thoiras, et tous ceux qui ont écrit l’histoire d’Angleterre. Ce Docteur était un très savant homme, qui a fait de fort bons ouvrages. Son livre contre la comédie est rempli d’érudition ; on n’y trouve aucun des ridicules raisonnements qu’on lui prête, et dont le ridicule retombe tout sur Voltaire, puisqu’il est impossible qu’il les ait faits. Le livre de Jansénius n’avait pas encore paru, un Protestant ne connaît ni le chrême ni l’excommunication de l’Eglise, ni l’autorité de S. Bonaventure. Prinn était un Presbytérien déchaîné contre l’Episcopat et le Roi Charles, qu’il peut bien avoir voulu satiriser ; mais ce livre ne fut point du tout la matière de son procès. C’était uniquement ses excès contre les Evêques qui le firent maltraiter. Les Anglais ne se sont jamais embarrassés des écrits contre la comédie. Quant au P. le Brun, on a tort de le traiter de plagiaire. Cet habile homme n’avait aucun besoin du docteur Prinn pour faire son livre, bien meilleur que celui de l’Anglais, qu’il n’avait peut-être jamais vu, et qui n’est guère connu en France. Mais dans tout ce qui regarde la religion, le mensonge et le fiel tiennent la plume chez Voltaire.

La ville de Genève, centre du calvinisme, qu’on ne dira pas dirigée par des Moines, a été si fidèle à la discipline établie par les synodes, qu’elle n’a jamais souffert la comédie. Le Dictionnaire encyclopédique (verb. Comédie) a blâmé la sévérité des Genevois, et leur a conseillé d’appeler des troupes de Comédiens pour être dans leur ville les prédicateurs et les modèles de la sainteté. M. Rousseau, citoyen de Genève, quoique amateur et compositeur, a pris la défense de sa patrie contre les Encyclopédistes, quoiqu’il fût de leur nombre, et a fait pour la défense de la vérité et de la vertu un ouvrage digne de la plume la plus éloquente. M. d’Alembert, pour lui répondre, a rempli plusieurs Mercure de colifichets littéraires, de pompeux éloges des grâces, des talents, et surtout de l’héroïque chasteté des Actrices. En a-t-il convaincu les gens de bien ? en a-t-il persuadé ceux qui fréquentent ces vénérables Vestales ? le croit-il lui-même ?

Bayle, quoique Ministre, n’était Protestant que de nom, puisque selon lui-même il protestait contre toutes les religions. Mais du moins n’était-il pas dévot ; la licence de son Dictionnaire en écarte bien loin le soupçon : que ne dit-il pas de la vie et des mœurs de Molière, de Poisson, et de tous les Acteurs et Actrices qui tombent sous sa main ? Son style caustique a beau jeu. Voici comme il parle de la comédie (République des Lettr. Mars 1684. p. 203.). « Bien des gens disent fort sérieusement à Paris que Molière a plus corrigé de défauts à la cour et à la ville, lui seul, que tous les Prédicateurs ensemble, et je crois qu’on a raison, pourvu qu’on ne parle que de certaines qualités qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût, comme l’humeur des prudes et des précieuses, de ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui ont toujours quelque pièce de leur façon à montrer, etc. Voilà les défauts dont les comédies de Molière ont un peu arrêté le cours, car pour la galanterie, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité, et les autres crimes, je ne crois pas qu’elles leur aient fait beaucoup de mal. On peut même assurer qu’il n’y a rien de plus propre à inspirer la coquetterie que ses pièces, parce qu’on y tourne continuellement en ridicule les soins que les pères et les mères prennent de s’opposer aux amours de leurs enfants. »

L’Abbé d’Aubignac, auteur, amateur, modérateur du théâtre, dont il a donné des règles dans sa Pratique, dit en parlant de Polyeucte de Corneille. « Depuis peu Baro a mis sur la scène le martyre de S. Eustache, et Corneille celui de Polyeucte et de Théodore. Je ne les approuve point ; mais du moins ils doivent éviter deux choses que j’ai toujours remarqué avoir un mauvais succès. 1.° Il ne faut jamais faire des invectives contre la religion, comme dans le Polyeucte de Corneille, où Stratonice, qui n’est qu’une suivante, et quelques autres Acteurs font plusieurs discours en faveur de l’idolâtrie, et disent une infinité d’injures atroces contre le christianisme. Cela fit un si mauvais effet, que le Cardinal Richelieu ne le put jamais approuver. 2.° Qu’il prenne garde de n’y pas mêler des galanteries et d’y faire paraître des passions qui donnent de mauvaises idées aux spectateurs, et les portent à des pensées vicieuses. Ce mélange fait qu’elles deviennent odieuses par la sainteté du sujet, ou que la sainteté du sujet est méprisée par le goût de la coquetterie. C’est la faute où Corneille est tombé dans Polyeucte, où parmi tant de propos chrétiens, et des sentiments de religion, Pauline, femme du Martyr, fait avec Sévère son amant un entretien si peu convenable à une honnête femme, qu’il en est ridicule. Elle lui dit plusieurs fois qu’elle l’a aimé tendrement et qu’elle l’aime encore, qu’elle n’a épousé Polyeucte que par devoir, que la vertu succombait en sa présence, etc. Mais c’est un des endroits de Corneille qui pèchent contre le jugement, et ne ravissent que ceux qui se laissent abuser aux faux brillants. » Soit défaut de jugement ou de piété, cette faute est ordinaire dans toutes les pièces où l’on s’avise de parler religion et vertu. Il y a toujours quelque Acteur qui fait la fonction de celui qu’on appelle à Rome l’Avocat du Diable, et qui fait plus de mal que tous les beaux discours qu’on prête à d’autres Acteurs. Faut-il que la religion soit toujours maltraitée, lors même qu’on fait semblant de la défendre ?