(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE VII. De l’idolâtrie du Théâtre. » pp. 143-158
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE VII. De l’idolâtrie du Théâtre. » pp. 143-158

CHAPITRE VII.
De l’idolâtrie du Théâtre.

L’origine du théâtre n’est ni édifiante ni brillante ; il est l’ouvrage de l’idolâtrie, de la débauche, de la malignité et de la folie. Ces désordres de l’humanité qui l’ont enfanté de concert, y règnent encore, quoiqu’un peu déguisés et parés avec art. Cette extraction peu honorable touche médiocrement les Comédiens ; ils ne se piquèrent jamais de noblesse, moins encore de bonnes mœurs, de religion, de sagesse et de charité. Contents de recevoir de l’argent, quelque main qui le présente, ils n’ont jamais donné d’embarras à d’Hozierp pour se faire une généalogie illustre, ni à Buzembaumq pour calmer leur conscience scrupuleuse. Ils s’embarrassent tout aussi peu que je fouille dans les siècles passés pour y déterrer leurs titres, et que je suive les branches de cet arbre généalogique pour compter les quartiers et leurs alliances. Je me borne ici à l’idolâtrie ; j’en ai déjà parlé dans le chapitre précédent. Voici ce qui me reste à dire sur cette source empoisonnée des spectacles.

Quand on considère la dépravation des mœurs, qui fut toujours l’âme du théâtre, on regarde comme un paradoxe ridicule que les comédies aient été des exercices de religion pour honorer la Divinité, et les Acteurs une sorte de Prêtres chargés de ce culte. En effet, s’il s’agissait de la religion Judaïque, ou de la religion Chrétienne, ce serait une impiété et une extravagance, puisque rien ne leur fut jamais plus opposé. Mais les idées du paganisme étaient bien différentes ; les spectacles représentaient les actions, ou plutôt les vices de ses Dieux infâmes. La corruption des mœurs en était une partie ; présenter le tableau de leurs désordres, c’était chanter leurs louanges ; les imiter, c’était les honorer : « Quod Divos decuit, cur mihi turpe putem ? » Les chansons, les jeux, les récits, les représentations de leurs combats, de leurs métamorphoses, de leurs crimes ; voilà leurs solennités. Telles les Orgies, les Bacchanales, les Lupercales, les Mystères de la bonne Déesse. C’étaient à la fois des exercices de piété et des amusements ; voilà toute la mythologie en action, c’est l’olympe descendu sur le théâtre. Voyez Valer.Max. (L. 2. C. 4.), Macrob. (Saturnal. L. 1. C. 20.), et tous les anciens Auteurs.

La loi des douze tables, par piété ou par politique, rendit à Rome tous les spectacles des exercices religieux. Cette loi ordonnait qu’on y modérât la joie dissolue du peuple, et pour y mieux réussir, qu’on consacrât tous ces jeux à la religion : « Ludis publicis popularem lætitiam moderanto, eamque cum divorum honore junquato.. » Dès lors, tous les lieux destinés aux spectacles furent dédiés à quelque Divinité. On y construisit un autel, on y offrait des sacrifices au Dieu tutélaire, quelquefois même on y élevait un temple, comme celui de Neptune au cirque, celui d’Hercule à l’amphithéâtre, de Vénus au théâtre. Quelque Prêtre de la Divinité devait y présider, et sur la fête, et sur les Prêtres inférieurs (les Comédiens). Un collège de Prêtres du premier ordre était chargé d’ordonner l’appareil, et de veiller à l’exécution ; si on manquait à quelque cérémonie, il fallait recommencer le spectacle. On s’engageait par vœu de la donner, dans quelque action importante. L’histoire Romaine est pleine de ces ridicules et impies dévotions, vouées dans les calamités publiques, dans un jour de bataille, au siège d’une ville ; les Vestales même y avaient un rang distingué. L’idolâtrie enfanta donc le théâtre, et se l’appropria. L’Eglise avait sans doute dans cette idolâtrie une raison essentielle d’interdire, dans les premiers temps, le théâtre aux fidèles, ou plutôt ils se l’interdisaient eux-mêmes, s’ils étaient fidèles. Mais cette raison cessa à la chute du paganisme. Les Empereurs Chrétiens n’y souffraient plus rien d’idolâtrique ; il ne fut plus toléré que comme amusement. Les Pères de l’Eglise, S. Augustin, S. Thomas, etc., ne cessèrent pourtant pas de le condamner, tant ils le croyaient intrinsèquement vicieux, indépendamment de l’idolâtrie ; et les premiers, qui le virent idolâtre, Tertullien, S. Cyprien, etc., outre le culte des Dieux qu’ils y réprouvent, y trouvent mille autres raisons de proscription qui n’ont jamais cessé.

Pouvait-il n’être pas essentiellement vicieux, puisqu’il fut élevé sous les auspices de Vénus, et lui fut toujours consacré ? Hercule présidait aux combats des Gladiateurs, Neptune aux batailles navales ; Diane à la chasse ; mais tous les théâtres étaient dédiés à Vénus, elle seule préside aux intrigues théâtrales. La scène, dit Tertullien, est le sanctuaire de Vénus : Sacrarium Veneris. Pompée lui dédia son théâtre ; il n’osa pas même le bâtir sous le nom de théâtre, par la crainte des Censeurs, qui ne le souffraient qu’à regret. Il éluda leur sévérité en le bâtissant sous le nom de temple de la Déesse de Paphos. Ce qui pour la perte des bonnes mœurs ne revient que trop au même. Aussi voit-on Ovide, Properce, et les autres Docteurs de Cythère, conseiller la fuite ou la fréquentation du théâtre de Pompée, selon qu’on veut conserver ou perdre la chasteté.

« Tu modo Pompeia lætus spatiare sub umbra,
 Cùm sol Herculei terga leonis adit. »

(De Art. amand.)

« Tu neque Pompeia spatieris castus in umbra,
 Nec cùm lascivum sternit arena solum,
Colla cave inflectas ad curvum obliqua theatrum. »

Toutes ces folies religieuses furent grossièrement exécutées ; mais tout se perfectionne quand la passion se satisfait. Ces jeux superstitieux et ridicules devinrent des fêtes brillantes ; les croquis furent des tableaux magnifiques, et les tombereaux des théâtres superbes. Les dépenses en furent énormes : on fit venir de tous côtés tout ce qu’on pût trouver de plus habile, c’est-à-dire, de plus fou, de plus impudent, de plus bouffon. Le plus célèbre, qui vint de Toscane à Rome, s’appelait Hister, Histro, ou Histrio, peu importe. On donna son nom aux Comédiens, on les a appelés Histrions. On avait d’abord eu pour eux une sorte de vénération, comme pour des Ministres des Dieux ; mais leurs vices et les désordres de leurs fêtes les firent mépriser et traiter d’infâmes, quoiqu’on conservât par religion, par amusement et par politique, des spectacles dont la sagesse et la vertu ne s’accommodèrent jamais. Cette idée de religion ne leur sauva pas une infamie si bien méritée. Le christianisme n’a point changé, il a augmenté ces idées ; l’infamie subsiste, et n’est que plus méritée, puisqu’ils osent se dire Chrétiens. Ils sont Prêtres des mêmes Dieux ; même culte, mêmes objets, mêmes fêtes, mêmes crimes ; Vénus, Adonis, Jupiter, Endymion, etc., ne règnent pas moins sur le théâtre. Nous ne croyons pas, dites-vous, à ces Divinités. Vous n’en êtes que plus coupables de les célébrer et de les imiter : les sages Païens n’y croyaient pas plus que vous, et ne les laissaient qu’en rougissant adorer au peuple, vous les leur faites aimer.

Après les premiers désordres d’une licence rustique, qui sur les tombereaux de Thespis furent dans la Grèce le germe du théâtre, le spectacle ayant pris une forme régulière, fut assez châtié du côté des mœurs, et n’alarma les Magistrats que par la licence de la satire. A Rome il fut d’abord plus réservé ; la gravité Romaine, la sévérité des Censeurs, n’auraient eu garde d’y souffrir la dissolution et la débauche. Le théâtre était innocent, et même pieux dans les principes du paganisme : on y célébrait les Divinités reconnues, on y débitait la morale reçue, on y représentait des événements consacrés, on y rendait un culte autorisé dans l’Etat. C’était la théologie du temps : la corruption des mœurs, qui en était, comme aujourd’hui, le fruit nécessaire, n’était pas regardée avec les mêmes yeux que par les Chrétiens ; il s’en fallait bien que chez eux les regards, les désirs, les paroles, les pensées fussent des crimes, comme ils le sont sous l’Evangile. C’en serait assez pour les bannir à jamais, puisque ce malheur y fut toujours inévitable ; mais il s’en faut bien que chez eux ni chez nous ces bornes même soient longtemps respectées. Tout empire : le luxe introduisit la licence, le théâtre leur donna des ailes, elles vengèrent l’univers vaincu : « Sævior armis, luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. » Enfin sous les Néron, les Caligula, les Héliogabale, le désordre étant monté à son comble, le spectacle, qui en fut toujours et un effet et un principe, ne connut plus les lois de la pudeur, jusqu’à ce que les Empereurs Chrétiens éteignirent cet incendie, ou plutôt jetèrent quelque poignée de cendres sur ce brasier, en le renfermant dans certaines bornes de bienséance. Ils le mirent sur le pied où il est aujourd’hui que la grossièreté en est bannie. Il s’y soutint en Orient et en Occident jusqu’à l’extinction des deux empires, et même sous les Princes Wisigoths, comme le rapporte Cassiodore. Je dis quelque poignée de cendres : on a beau réformer le théâtre, on a beau couvrir le feu, il ne change point de nature, il brûle toujours, le moindre souffle le rallume, les étincelles en volent, il faut l’éteindre absolument.

Il est pourtant vrai que cette consécration religieuse ne dura pas toujours ; ce ne fut que dans les premiers siècles, où l’on n’avait à Rome que des théâtres mobiles, qu’on dressait à l’occasion de quelque fête publique, pour donner des jeux à l’honneur des Dieux. Mais depuis que par des théâtres fixes, construits à demeure, les représentations théâtrales devinrent journalières, et par conséquent indépendantes des fêtes, elles ne furent plus que des amusements, et non des actes de religion, que dans certains temps où elles concouraient avec des fêtes, quoique les autels des faux Dieux y demeurassent toujours. Car telle fut la marche du théâtre. D’abord (dit Tacite, L. 14. C. 20. et Juste Lipse dans ses Comment.) le peuple était debout, soit parce que les jeux n’étaient qu’une chose passagère, où on ne cherchait pas tant de commodités, soit parce qu’on ne voulait pas laisser accoutumer le peuple à tant de dissipation et de mollesse, et afin qu’on ne se laissât emporter à ces plaisirs dangereux, et qu’on n’y passât les journées entières : « Stantem populum spectavisse, ne si consideret, dies totos theatro continuaret. » Quelqu’un ayant commencé de construire un théâtre fixe pendant la censure de Messala et de Cassius, Scipion Nasica, par ordre du Sénat, fit tout démolir, et vendre à l’enchère tous les matériaux, les sièges et les meubles (Val. Max. L. 2. C. 4.) Les Censeurs s’étaient constamment opposés à ces constructions ; mais les mœurs commençaient déjà si fort à se corrompre, que ces deux Censeurs les favorisèrent, et qu’il fallut toute la sagesse et le crédit de Scipion pour engager le Sénat à s’y opposer : « Præcipitantibus moribus, extruxerunt ipsi Censores. » Pompée après ses victoires était trop puissant pour trouver le même obstacle ; il bâtit un superbe théâtre de pierre. Après lui Auguste et Balbus en bâtirent. A leur exemple, il en fut bâti une infinité dans tout l’empire. Malgré son autorité, Pompée fut fort blâmé, et peut-être aurait-il tôt ou tard reçu quelque affront ; mais, comme nous l’avons dit, il s’avisa d’y bâtir un temple à Vénus et de le lui consacrer : « Pompeium à majoribus incusatum quòd mansuram theatri sedem posuisset. » Cette innovation de Pompée paraît à Tacite l’époque de l’entière dépravation des mœurs, par le goût et l’habitude du théâtre qu’elle inspira, l’occasion et la facilité qu’elle donna de rassembler et d’étaler au public tout ce qui était le plus propre à le corrompre : « Abolitos paulatim patrios mores funditus everti per accitam lasciviam, ut quodcumque corrumpi, et corrumpere queat, in urbe videatur degeneretque juventus gymnasia, et otia et turpes mores exercendo. » Je ne sais pourquoi on n’a pas craint dans plusieurs collèges d’imiter cette innovation de Pompée, en y construisant des théâtres à demeure, comme si ce n’était pas assez d’en élever dans l’occasion, quand on voulait donner quelque pièce. Depuis ce temps-là on voit distinguer dans les Auteurs les jeux sacrés qui se donnaient en l’honneur des Dieux, et les jeux ordinaires du théâtre ; les jeux sacerdotaux, où devait toujours se trouver quelque Prêtre qui offrît des sacrifices, et où il était défendu aux bouffons et aux mimes de se trouver, et les jeux profanes, auxquels Julien l’Apostat défendait aux Prêtres d’assister, pour imiter, disait-il, la retenue et la modestie des Prêtres Galiléens (c’est-à-dire Chrétiens). Ce qui nous apprend combien le Clergé était alors éloigné des spectacles, et combien les sages Païens eux-mêmes les regardaient comme contraires aux bonnes mœurs, quoique fondés d’abord par religion, et ne représentant que des objets pour eux religieux.

Cette origine Païenne doit rendre le théâtre abominable aux Chrétiens, qui font profession d’avoir une horreur extrême pour l’idolâtrie, comme l’enseignent tous les Pères. Les premiers fidèles, comme dit Rufin (L. 2. C. 20.) et tous les Historiens, brisaient, brûlaient les idoles, renversaient les autels et les temples, arrachaient jusqu’aux vestiges d’un culte superstitieux, souvent au péril de leur vie, comme Moïse, qui brûla le veau d’or, en jeta les cendres au vent, et les fit boire au peuple. Tels les Rois d’Israël et de Juda, fidèles adorateurs du vrai Dieu, détruisaient les hauts lieux, coupaient les bois sacrés, anéantissaient les idoles. Les Empereurs Chrétiens ont suivi leurs traces ; ils ont renversé de fond en comble les monuments de l’idolâtrie. Si la beauté de l’architecture a fait épargner quelque temple, on en a fait des Eglises, comme le Panthéon à Rome, la Maison quarrée à Nîmes, etc. S’il subsiste quelque statue des Dieux, on n’en trouve que dans les cabinets des curieux, comme un antique monument des folies humaines. Un vrai pénitent ne fait pas plus de grâce à l’idolâtrie du vice : il va, comme Madeleine, arroser de ses pleurs, essuyer avec ses cheveux, embaumer de ses parfums les pieds du Sauveur ; matière, occasion, danger, image, souvenir du péché, il voudrait tout immoler. Comment un vrai Chrétien peut-il souffrir, louer, aimer, représenter l’une et l’autre idolâtrie dans ces spectacles, qui sont toujours pour les hommes une source intarissable de péchés ?

Car enfin le théâtre ressuscite et perpétue le système depuis longtemps aboli du paganisme ; on y représente les mêmes événements, les mêmes Divinités y règnent, on leur adresse les mêmes vœux, on leur offre le même culte, on leur tient le même langage ; mêmes idées, mêmes sentiments, mêmes tableaux, mêmes cérémonies, tant de pièces, de Proserpine, Amphytrion, Iphigénie, Isis, Bacchus, Atys, Cybèle, etc. De bonne foi, si les Païens les avaient composées, qu’auraient-ils dit, qu’auraient-ils fait autre chose ? Toutes celles d’Euripide, de Sophocle, de Sénèque, sont-elles différentes des nôtres ? Les nôtres ne sont que des imitations, souvent des traductions des leurs. La mythologie est toute l’étude des Poètes, et le fond où ils vont puiser. Si nos pièces avaient été composées de leur temps, qu’aurait-on eu à y changer ou ajouter pour les jouer ? Décorations, paroles, habits, acteurs, tout eût été du goût des Païens. Un Païen qui viendrait de l’autre monde, y trouverait sa religion : un des premiers Chrétiens y verrait les mêmes horreurs qui lui faisaient détester le théâtre. On n’a pas besoin de remonter à son berceau pour trouver l’idolâtrie, elle y habite encore toute entière. Je ne parle pas de l’esprit faux et frivole qu’inspire et qu’entretient l’étude continuelle des fables et des chimères, du mauvais goût que donne le tissu de folies et de crimes dont on se repaît comme de quelque chose de bien merveilleux, des entraves qu’il met au génie, en persuadant que tout le beau, le sublime, l’agréable est renfermé dans ce petit nombre d’objets sans cesse répétés et ressassés, qui n’ont plus que de la fadeur. Je parle de la religion, qui pour peu qu’on ait de zèle pour la gloire du vrai Dieu, ne peut qu’être ébranlée, affligée, scandalisée, de voir revivre et parer de toutes ses grâces, des monstres et des absurdités qu’elle s’est fait une gloire de noyer dans le sang d’un million de Martyrs.

L’idolâtrie des passions dont ce paganisme grossier n’était que l’appui et l’enveloppe, ne s’est pas moins emparée du théâtre. C’est là qu’on lui offre le culte le plus religieux, qu’on suit ses lois, qu’on parle son langage. On lui immole les cœurs, on chante ses exploits, on célèbre ses fêtes, on fait gloire de ses faveurs. M. Chamberlan (Tit. I. du Philosophe malgré lui), ouvrage sensé et ingénieux, dit, en parlant du théâtre : « Dans nos réduits champêtres, la voix mélodieuse d’un musicien, les sons enchanteurs d’un instrument dangereux, ne versent point la mollesse dans nos cœurs, comme dans ces temples somptueux d’où la vertu ne peut approcher sans crainte, où Bélial est la Divinité qu’on adore, et l’honneur la victime qu’on immole, l’indécence et la débauche le seul but où tendent ses adorateurs.« » Quel triomphe pour le vice ! la vertu n’y paraît qu’enchaînée à son char. Voyez cette Actrice, si la pudeur ose la regarder. Voilà la Prêtresse de Vénus : sa parure sacerdotale est bien conforme à son ministère ; l’indécence de son fard et de ses nudités en est la perfection. Ses regards, ses gestes, sa voix, sa mollesse, annoncent sa dévotion. Quel tendre enthousiasme ! la Prêtresse d’Apollon sur son trépied, saisie de son Dieu, se livre à des convulsions insensées. Les Prêtresses de Bacchus, couronnées de pampre, courent les campagnes le thyrse à la main. Les Prêtresses de Cythere, enivrées de délices, dans une douce langueur, par leurs chants, leurs danses, leurs discours, leurs attitudes, exhalent le feu sacré dont elles sont embrasées. Que leur sacerdoce est respecté ! que leur zèle est efficace ! qu’elles font de prosélytes ! Aussi instruisent-elles par leurs exemples, attachent-elles par leurs faveurs, retiennent-elles par leur adresse. Parmi cette multitude d’élèves et d’adorateurs, combien va-t-on voir éclore de maîtres et de maîtresses, formés de leurs mains, qui vont répandre et perpétuer leur gloire ! Voyez ces loges peuplées d’amateurs, qui viennent à l’envi puiser à la source ; ils écoutent religieusement leurs savantes leçons, forment leur goût à leur toilette, se familiarisent avec leurs fonctions religieuses, apprennent à secouer le joug d’une incommode décence, à braver les lois gênantes de l’Evangile et de l’honneur, à se débarrasser d’un importun remords, et employer mille ruses pour faire réussir leurs projets, tromper la jalouse vigilance d’un père, d’une mère, d’un mari, d’un maître, et tourner en ridicule leur gothique régularité et leur dévot radotage.

La comédie, ou, pour mieux réaliser les choses, une Actrice brillante, la le Couvreur, la N… est bien représentée par la femme de l’Apocalypse (Ch. 16 et 17.), non seulement d’une manière allégorique, mais très littéralement et avec ses couleurs naturelles. La pourpre, le fin lin, l’or, l’argent, les pierreries, les parfums, tout est chez elle dans le plus grand luxe et la plus molle sensualité. Sa tête est ceinte de plusieurs diadèmes ; elle joue toutes les Reines et les Princesses de la terre, elle porte à sa main une coupe pleine de volupté, qu’elle fait boire à tout le monde ; une foule de beaux esprits, enivrés de ses attraits, s’épuisent pour assaisonner et faire goûter le breuvage empoisonné, par tout ce qu’ils peuvent imaginer de plus séduisant. Les grands du monde y vont avaler le poison à longs traits. Les trois concupiscences y étalent leurs objets enchanteurs. La magnificence des habits et des décorations flatte la concupiscence des yeux. Cette coupe, pleine de toute la corruption de la volupté, réveille la concupiscence de la chair. Les applaudissements, l’assemblée choisie, la fierté des discours, la hauteur des sentiments, les hommages, disons mieux, les adorations qui élèvent au plus haut des cieux cette Déesse, nourrissent l’orgueil de la vie. Quel empire sur tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ! Les sept têtes qui l’environnent sont les sept péchés mortels dont chacun y trouve sa matière et son exercice. Les dix cornes sont les passions, qui toutes y sont excitées. Cette bête sur laquelle elle est montée, est le théâtre, sur lequel pompeusement étalée elle donne ses lois, lance le feu de ses regards et les traits perçants de la lubricité de ses gestes, et enlève par les sons harmonieux de sa voix. Cette bête est montée du fond de l’abîme de l’idolâtrie et du vice, qui en furent l’origine, en ont assuré les progrès et perpétué la durée, et y règnent souverainement encore, jusqu’à y recevoir le culte suprême des sentiments, le sacrifice du cœur et de la conscience, et à faire du langage sacré de la religion le jargon aussi ridicule qu’impie de ces climats empestés. Cette femme et cette bête prononcent mille blasphèmes, ils sont écrits sur son corps et sur ses habits, le théâtre en retentit perpétuellement. Il y a peu de pièces, où quelques Acteurs dans l’excès de leur rage, n’en vomissent grand nombre. Athalie, cette pièce d’ailleurs si belle, a des scènes entières où l’on ne fait que blasphémer. C’est une impie qui les prononce, dit-on. Sans doute : un homme de bien connaît-il ces horreurs ? Mais les gens de bien peuvent-ils prendre plaisir à les entendre, même dans la bouche des impies ? Ecouterez-vous avec plaisir des injures contre votre père, des insultes contre votre Roi, même dans la bouche de vos ennemis ? Et des blasphèmes contre Dieu vous réjouissent ! ne sont-ils pas pour l’homme de bien mille fois plus insupportables que les rugissements des lions, les hurlements des loups, les sifflements des serpents, dont personne assurément ne s’avisera de former un concert pour flatter l’oreille ? Combien même de pièces ne sont que des leçons d’irréligion ! On y dégoûte des choses saintes, on y tourne en ridicule les vertus chrétiennes : c’est un nouveau paganisme au milieu de l’Eglise. Les gens de bien persécutés sont ces Martyrs dans le sang desquels elle se baigne : le sang des innocents qu’elle séduit et qu’elle fait mourir à la grâce, crie-t-il moins vengeance contre la main qui l’a versé ?

Sortez de Babylone, mon peuple, fuyez ce théâtre, où vous n’entendez que des discours, où vous ne voyez que des exemples de tous les vices. Eloignez-vous de ces infâmes prostituées, qui ne sont que trop au dedans ce qu’elles font gloire de paraître au dehors, ne sentent et n’inspirent que trop ce qu’elles représentent. Fuyez promptement, fuyez, si vous ne voulez être enveloppé dans le redoutable châtiment qui pend sur sa tête. Elle tombe au fond de l’abîme, comme une meule au fond de la mer. Qu’elle trouve dans les brasiers éternels le juste salaire de ses prostitutions et de ses scandales, qu’on lui rende tout ce qu’elle a fait. Ses crimes sont montés jusqu’au ciel ; qu’elle soit aussi profondément confondue qu’elle s’est impérieusement élevée ; que ses tourments répondent à ses délices, sa misère à son opulence, ses larmes à sa joie profane, son désespoir à sa présomption : « Quantum in deliciis fuit, tantum date illi tormenta. » Tous les peuples, saisis d’étonnement, s’écrieront : Malheur, malheur à vous, infâme prostituée, si fière de vos attraits, de vos talents, de vos parures, de votre gloire, de votre volupté ; dans un moment vous ne serez plus. Et vous, âmes saintes, objets de son mépris et de ses persécutions, réjouissez-vous, enfin le Seigneur vous a rendu justice, et l’a châtiée. Ou plutôt, plaise au ciel que rentrant en elle-même elle déteste ses voies perverses, et abandonne son infâme métier, et nous édifie autant par son repentir, qu’elle nous a scandalisés par ses désordres. Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie.

La mort de la le Couvreur sous le pinceau de Voltaire peint vivement ces vérités. Tout le monde sait que cette fameuse Comédienne, sur le refus du Curé de S. Sulpice de l’enterrer en terre sainte, fut jetée dans un fossé au bord de la Seine. Cette excommunication, cette horreur de l’Eglise, cet éloignement des Chrétiens, cette privation de prières, d’honneurs funèbres, de sépulture, cet abandon à Satan, voilà une image, hélas ! trop vraie de la séparation de Dieu, de la réprobation et condamnation aux flammes éternelles. Que pense, que dit ce Poète, aussi méprisable par son irréligion, que célèbre par son génie ?

« Muses, grâces, amours, dont elle fut l’image,
O mes Dieux et les siens !…
 Ces bords ne seront plus profanes ;
Ils contiennent ta cendre, et ce triste tombeau
 Est pour nous un temple nouveau :
Voilà mon S. Denis, oui, c’est là que j’adore
 L’esprit, les grâces, les appas :
Je les aimai vivants, je les encense encore. »

Est-ce un Chrétien qui tient ce langage ? Non : c’est un amateur du théâtre. Est-ce à un Chrétien qu’on le tient ? Non : c’est à une Actrice. Voltaire parle à la le Couvreur.

En suivant même l’application ordinaire de cette vision de l’Apocalypse à la ville de Rome, le théâtre n’y perdrait rien. Il est certain que la fureur des spectacles a été un des plus grands désordres, et une des principales causes de la perte de cette grande ville, et même de l’empire Romain, en Orient et en Occident, et elle produira les mêmes pernicieux effets, surtout pour la religion, partout où elle sera dominante. Les spectacles amollirent le courage de ces guerriers invincibles, et les rendirent le jouet des barbares. Les mœurs si pures des Lucrèce, des Virginie, des Scipion, ne sont que des rôles de théâtre. Ces rôles font rire dans le plus sérieux tragique, lorsqu’on les voit joués par nos Actrices. La N… une Lucrèce qui se tue pour avoir perdu la chasteté ! Elle est la parodie vivante de son personnage. Toute la métempsychose de Pythagore ne lui rendrait pas assez de vies pour en immoler une à chaque aventure. Le théâtre fit connaître et répandit le luxe dans Rome, occasionna les profusions insensées qui ruinaient les maisons les plus opulentes. Il tourna à la frivolité et à la débauche ce peuple si grave et si vertueux, ce peuple dont la majesté éclipsait celle des Rois, dont l’autorité disposait des couronnes, dont la prudence donnait des lois à l’univers. On aurait vainement cherché Rome dans Rome comédienne. Auguste, qui la connaissait bien, s’en moquait, et regardant ce peuple immense qui remplissait l’amphithéâtre : Les voilà, disait-il, ces hommes faits pour gouverner : « Romanos rerum dominos gentemque togatam !  »

La religion se trouve aussi mêlée dans l’origine du théâtre, soit qu’on ait voulu attirer le peuple à la piété par l’appas du spectacle, soit que l’homme, et surtout le Chrétien, soit naturellement entraîné à mettre partout la religion : intention bonne sans doute, et dont la grossièreté du siècle doit faire excuser les moyens aussi imprudents qu’indécents. Le théâtre fut d’abord parmi nous un exercice religieux. Le peuple ajouta aux solennités ecclésiastiques, et y ajoute encore en bien des endroits, des chants, des danses, des feux de joie, des illuminations, des représentations muettes, avec des statues, des mystères de Jésus-Christ et des actions des Saints. De là il est aisé de passer aux représentations animées du théâtre. Il se forma des troupes de Comédiens qui pour se donner un air de piété, se nommaient les Confrères de la Passion. Des Pèlerins plus aguerris, plus enthousiasmés, plus charlatans que d’autres, en furent les héros : « Jouaient les Saints, la Vierge et Dieu par piété », dit Boileau. Tout se perfectionne, et tout dégénère. Le spectacle, d’abord grossier et sans règle, devint régulier, poli, agréable, et mérita d’être adopté par les passions d’un goût plus délicat : il devint l’hôtel de la comédie. Mais aussi les impiétés, les obscénités, les bouffonneries se mêlèrent aux moralités et aux mystères, et par un mélange monstrueux déshonorèrent la religion, qu’on avait d’abord voulu honorer. On en rougit ; mais au lieu de supprimer le mauvais, et de ne conserver que ce qu’il y avait encore de pieux, on fit tout le contraire, on supprima tout ce reste de religion qui embarrassait la passion, et on mit le vice à son aise. Cette ombre de piété se dissipa, le vice régna sans obstacle, le théâtre Païen fut rétabli :

« On vit renaître Hector, Andromaque, Illion. »

La politesse du siècle fit élaguer cette forêt et bannir les grossièretés dégoûtantes, et ne conserva que ce qui pouvait plus efficacement flatter et séduire. La religion n’y a plus paru que comme un amusement qui vient quelquefois varier la scène, en fournissant des sujets.