(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE IX. Sentiments de Saint Augustin sur les Spectacles. » pp. 180-198
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE IX. Sentiments de Saint Augustin sur les Spectacles. » pp. 180-198

CHAPITRE IX.
Sentiments de Saint Augustin sur les Spectacles.

S. Augustin mérite une attention particulière, à bien des titres. Sa sainteté, sa sagesse, ses lumières, son autorité dans l’Eglise, donnent le plus grand poids à son suffrage ; mais surtout, ce que n’ont pas plusieurs autres Pères, il a l’expérience. Livré aux erreurs, aux passions, aux amusements du siècle, personne n’en peut parler avec plus de connaissance. Il ne doit pas même être suspect au monde : malgré ses égarements, il y fut toujours ce qu’on y appelle un honnête homme, plus judicieux, plus décent, plus utile, plus éclairé, que la plupart de ceux qui s’en donnent le nom. Il a fréquenté les spectacles dans un temps où l’idolâtrie détruite par Constantin et ses enfants, ne régnait plus sur le théâtre, et où leurs lois chrétiennes en avait réformé les abus et les scandales ; dans ces temps, où les Magistrats Chrétiens qui donnaient ces jeux ou y présidaient, et par vertu, et par intérêt, pour ne pas déplaire à leur Prince, n’auraient pas souffert ces indécences prétendues, dont on veut se faire une excuse pour sauver nos comédies, et que même les Païens n’y souffraient guère ; dans ces temps en un mot, où le spectacle était tel qu’il est parmi nous. Que pense S. Augustin du théâtre prétendu réformé ? Il nous l’apprend en cent endroits divers. Nous allons donner l’extrait des principaux.

(L. 1. Confess. C. 10.). Je péchais, ô mon Dieu, en négligeant d’apprendre ce que m’enseignaient mes parents et mes maîtres (dans la jeunesse). Ce n’était pas pour étudier de meilleures choses ; mais par amour du jeu, et pour entendre des fables, qui augmentant de plus en plus ma curiosité, et me faisant désirer de la satisfaire par mes yeux, me donnaient un goût infini pour les spectacles : « Curiositate magis magisque per oculos emicante in spectacula. » Comme ce sont les grands Seigneurs qui donnent ces jeux au peuple, presque tous les parents souhaitent que leurs enfants parviennent à une fortune qui leur en fasse quelque jour un devoir, tandis qu’ils les font châtier quand ils quittent l’étude pour les spectacles : « Hos cædi libentur patiuntur, si spectaculis impediantur à studio. » L’inconséquence fut toujours le partage des hommes : ils voient le danger, et ils y courent.

(Ibid. L. 1. C. 13.). Quelle folie et quel péché (de peccato et vanitate) de négliger des études utiles, pour m’occuper des aventures de je ne sais quel Enée, tandis que j’oubliais mes propres égarements, et de pleurer la mort que se donna Didon pour son amant, tandis que je vois d’un œil sec la mort de mon âme ? Quoi de plus misérable qu’un malheureux qui n’a pas pitié de ses propres misères, tandis qu’il verse des larmes pour des fables ! « Quid miserius misero, non miserante se ipsum, et flente Didonis mortem ! » S’excusera-t-on ici sur l’indécence des anciens Poètes ? Virgile, que S. Augustin se reproche d’avoir lu, n’est-il pas le plus chaste des Poètes ? aucun de nos comiques n’est aussi honnête que lui. Si les larmes de S. Augustin à la lecture de l’Enéide, sont des péchés et des folies, de pareilles larmes à la représentation de Didon sont-elles des vertus ? C’est cette même Didon qu’a fait, après bien d’autres, paraître sur le théâtre un Auteur célèbre, que diverses charges de magistrature, et des poésies sacrées ne permettent pas de soupçonner capable de mettre de l’indécence dans ses poésies dramatiques.

(Ibid. L. 3. C. 2.). J’avais une passion démesurée pour les spectacles du théâtre, plein des images de mes misères, et des aliments du feu de ma concupiscence : « Spectacula theatrica plena imaginibus miseriarum mearum et fomitibus ignis mei. » D’où vient qu’on aime à sentir la douleur que cause la représentation de quelque chose de funeste et de tragique qu’on ne voudrait pas souffrir ? Cette douleur fait le plaisir (c’est le chef-d’œuvre du théâtre). Quelle folie plus digne de pitié ! car on est d’autant plus touché, qu’on a les passions plus vives. La douleur de ses maux s’appelle misère, celle des maux d’autrui compassion. Mais quelle compassion peut-on avoir pour des fables et des jeux de théâtre ? L’Acteur invite à s’affliger, non pas à donner du secours aux misérables. Il est d’autant plus applaudi et se concilie plus d’attention, à mesure qu’il afflige davantage. Si son jeu laisse le spectateur tranquille, on l’abandonne, on le méprise. Aime-t-on donc la douleur ? tout le monde ne cherche-t-il pas la joie ? On aime à être attendri, c’est l’effet de l’amour que nous avons les uns pour les autres ; mais il dégénère en passion, et va se perdre dans les bouillons de la sensualité. Faut-il donc condamner toute pitié ? Non ; mais il faut lui donner un bon objet, et en éviter l’impureté. Tels étaient les sentiments de joie que me donnaient les amants sur le théâtre, lorsque par leurs intrigues ils faisaient réussir leurs désirs, ou de tristesse lorsque quelque accident venait à les séparer, quoique ce ne fussent que des fictions : « In theatris congaudebam amantibus, cum sese fruebantur, cum autem sese amitebant quasi misericors contristabar. » Aujourd’hui j’ai plus de pitié de celui qui se réjouit dans son crime, que de celui qui regrette une félicité méprisable et une volupté pernicieuse. Faut-il s’étonner si j’aimais tant à verser des larmes à la représentation de ces malheurs étrangers et imaginaires ? « Quid mirum si in arumna, aliena, falsa, sultatoria, eo vehementius alliciebat actio histrionis, quo lacrimæ mihi excutiebantur. » J’étais une brebis égarée et infirme qui ne pouvait souffrir le bercail : « Infelix pecus aberrans à grege suo et impatiens custodiæ suæ. » Etait-ce vivre, ô mon Dieu ! « Talis vita numquid vita Deus meus ? » Ainsi S. Augustin condamnait ce qu’il y a de moins répréhensible au théâtre, ce que l’Auteur et l’Acteur s’applaudissent, comme du chef-d’œuvre de leur art, d’avoir le plus vivement excité la pitié dans la tragédie. Mais c’est que le monde l’envisage avec les yeux de la passion, et ce Père le regarde en Chrétien.

(Ibid. L. 6. C. 7. et 8.). Le gouffre des mœurs des Carthaginois, démesurément épris des spectacles, avait absorbé mon ami Alype dans la folie du cirque : « Gurges morum Carthaginentium quibus servent spectacula absorbuerat, etc. » Je regrettais un jeune homme de si grande espérance, qui se perdait par là ; mais je ne savais comment le corriger. Un jour qu’il vint dans ma classe, la matière que je traitais m’engagea à parler contre l’aveugle fureur des spectacles. J’en fis voir le danger et le ridicule, et je me déchaînai contre ceux qui s’y livraient. Alype, à qui je ne pensais pas, prit ces paroles pour lui, et en profita si bien par votre grâce, ô mon Dieu, qu’il s’arracha au profond abîme où il aimait à se plonger et à s’aveugler, et n’y revint plus : « Proripuit se ex fovea tam alta in qua libenter mergebatur, et miserabili voluptate cæcabatur. » Etant allé à Rome étudier le droit, quelques-uns de ses condisciples entreprirent de le mener au spectacle, dont il avait une horreur extrême. Il eut beau s’en défendre, on l’y entraîna malgré lui. Je n’y serai que de corps, leur dit-il ; mes yeux et mon cœur ne s’ouvriront point à ces horreurs : « Adero absens ; numquid animam et oculos in spectacula potesti intendere. » En effet, il tint toujours les yeux fermés ; plût à Dieu eût-il aussi fermé les oreilles ! Tout à coup le peuple pousse un grand cri. Entraîné par la curiosité, Alype ouvre les yeux, et fait à son âme une plaie plus profonde que celle que reçoit le gladiateur. Plus téméraire que fort dans ses résolutions, parce qu’il comptait sur lui-même, et non sur vous, ô mon Dieu ! ce ne fut plus le même homme, il fit comme tous les autres, et retomba si bien dans son ancien désordre, qu’il y revint assidûment, et y en emmena d’autres : « Accidit miserabilius, nec jam erat ille qui venerat, abstulit inde secum insaniam, qua stimularetur redire, non tantum cum illis, sed pro aliis, et alios trabens. » Il s’est pourtant converti à la fin ; mais fort longtemps après.

On voit dans cet exemple la fragilité de la jeunesse, le danger des mauvaises compagnies, la fureur des spectacles, la difficulté de s’en corriger, le péché de ceux qui y vont. Vainement dirait-on qu’il s’agit là des horreurs de l’amphithéâtre. Le théâtre n’est que plus dangereux, on n’y trouve que les attraits de la volupté. La cruauté révolte bien des gens, le plaisir attire tout le monde ; on rougirait d’imiter l’un, on se fait gloire de se plonger dans l’autre. Ce Saint fait lui-même la comparaison au L. 1. de Civit. Dei (L. 3. C. 32.). Le démon, dit-il, prévoyant la chute des horreurs du cirque, a eu l’adresse de lui substituer le théâtre. Peste encore plus sensible et plus dangereuse, qui fait périr, non les corps, mais les mœurs : « Astutia spirituum nefandorum pestilentiam longè gravierem (le théâtre) qua plurimum gaudet non corporibus, sed moribus curavit immittere, et delicata sub intravit insania. »

(L. 1. de Civit. Dei. C. 30. 31. 32. 33.). S. Augustin répond aux objections des Païens contre la religion chrétienne, qu’ils disaient avoir attiré les malheurs de l’empire, en particulier par la cessation ou la réforme des jeux du théâtre, dont les Dieux étaient fort irrités. Le christianisme leur fut donc toujours opposé, la scène était donc alors réformée, et la licence des Païens ne subsistait plus. Ce Saint ne leur est pas moins opposé, et fait voir par le témoignage du plus grand homme de bien qu’ait eu la République, déclaré tel par le décret du Sénat, que c’est au contraire le théâtre qui a perdu l’empire. Scipion Nasica, votre Pontife, que vous n’oseriez regarder en face, arrêterait vos murmures. Vous désirez l’abondance et la paix, non pour en faire un bon usage, mais pour vous livrer sans obstacle à toute sorte de voluptés. Mais ce grand homme ne voulait pas qu’on ruinât Carthage, pour laisser un exercice à la valeur, et fermer l’entrée à l’ambition, à l’avarice, à la corruption des mœurs, que le repos et l’abondance font naître. Aussi depuis la chute de cette puissante rivale de Rome, toute sorte de guerres et de calamités ont désolé et enfin perdu la République. Cet homme, dont la vertu si unanimement reconnue doit nous être toujours présente, empêcha le Sénat de bâtir un théâtre, et par un discours très sage de laisser énerver et corrompre les mœurs pures d’une ville guerrière, en introduisant le luxe et les spectacles des Grecs. Son discours et son autorité furent si efficaces, que le Sénat fit enlever tous les sièges que l’on avait préparés pour voir le spectacle : « Hujus verbis commota senatoria providentia, etiam subsellia quibus in spectaculo civitas uti cœperat, prohiberet apponi. » Avec quel zèle eût-il totalement aboli ces jeux, si éclairé des lumières de la foi, il eût connu combien étaient méprisables les dieux que le peuple croyait honorer par ces fêtes ! « Quanto studio ab urbe ludos ipsos scenicos abstulisset, si, etc. » Sachez donc, vous qui l’ignorez ou le dissimulez, et qui murmurez contre votre libérateur que ces jeux scéniques, ces spectacles d’impureté, cette licence de vanité, sont l’ouvrage de vos faux Dieux. Il vaudrait mieux adorer Scipion que les Dieux : valaient-ils leur Pontife ? Ecoutez, si l’ivresse de l’erreur vous laisse encore quelque lueur de bon sens : les Dieux ordonnent le théâtre pour vous préserver des maux du corps, et leur Pontife l’abolit pour préserver vos âmes de la corruption du vice. Si quelque étincelle de raison vous fait préférer l’âme au corps, jugez qui mérite mieux votre culte : « Pontifex propter animarum cavendam pestilentiam scenum construi prohibebat. » Mais ce que la postérité aura peine à croire, la corruption était si grande, l’aveuglement si profond, qu’après le sac de Rome les amateurs du théâtre, fugitifs, étant venus à Carthage, allaient en foule se passionner au spectacle : « Animos miserorum tantis obcacavit tenebris, tanta deformitate fœdavit, ut Romà vastata, quos pestilentia illa possiderat, in theatris quotidie certatim pro Histrionibus insanirent. » O insensés, l’univers entier est étonné et affligé de vos malheurs, et vous, quelle fureur ! vous chercher le théâtre, vous le remplissez, vous y faites plus de folies que jamais. Voilà la peste, voilà le renversement de la probité et des mœurs, dont voulait vous préserver Scipion en abolissant le théâtre. Ce n’est pas dans la force des murailles, mais dans la pureté des mœurs, que cet homme sage faisait consister le bonheur de la République. Cependant la malice du démon l’emporta sur sa sagesse : « Hanc labim et pestem, probitatis et honestatis eversionem metuebat Scipio, quando construi theatra prohibebat. »

(Ibid. L. 2. C. 8. 9. 10. 11. 29.). Il parle d’abord des infamies qui se commettaient sur les bords du Tibre dans la fête de la grande Déesse, et il remarque que les Comédiens étaient chargés de ce cérémonial, et s’en acquittaient si bien que leurs propres mères (c’est beaucoup dire) auraient eu honte d’entendre dans leurs maisons ce qui se disait dans les rues : « Scenicos ipsos domi suæ proludendi causa coram matribus suis agere pudet, etc. » Il passe de là au théâtre. Si vos Dieux étaient des Dieux véritables, ils vous donneraient des règles de mœurs et de vertu. Mais où les donnent-ils ? Ce n’est pas dans leurs temples et leurs fêtes, on n’y en parle jamais, comme chez les Chrétiens, où l’on prêche la plus pure morale. C’est sur le théâtre, direz-vous, et il est vrai que vos comédies et vos tragédies sont châtiées et ce qu’il y a de plus tolérable dans votre religion : « Et hæc sunt tolerabiliora comediæ et tragediæ nulla verborum obscenitate compositæ. » (Voilà notre théâtre.). Qu’importe d’en bannir la grossièreté des paroles, si le vice en action y présente partout de mauvais exemples ? « Multa non verborum, sed rerum, turpitudine. » Enseignerez-vous la chasteté, en représentant l’adultère de Jupiter ? qui ne sera plus porté à faire ce qu’il voit autorisé par l’exemple des Dieux, que ce qui est ordonné par les lois ! Un jeune homme dans Térence voyant cet adultère peint dans un tableau, s’écrie : Pourquoi ne ferais-je pas ce que fait le maître des cieux ? « Quis non sibi potius ea sectanda arbitretur quæ actitantur ludis auctoritate divina, quam quæ legibus scriptitantur ? »

Scipion parle ainsi dans les livres que Cicéron a écrits sur la République. Jamais le théâtre n’eût fait tolérer ses désordres, si l’usage ne l’avait introduit. Quel est celui que la comédie n’a pas osé attaquer ? « Quem non vexavit ? cui pepercit ? » Qu’à la bonne heure elle se joue d’un scélérat de la lie du peuple ; mais qui peut souffrir qu’on s’en prenne à ce qu’il y a de plus distingué, un Périclès, un Caton ! Par la loi des 12 tables la réputation des citoyens n’est pas abandonnée à la licence des Poètes il n’est permis de parler de personne qu’en justice, avec de bonnes preuves, et donnant à l’accusé la liberté de se défendre. Non, ajoute Cicéron, il ne convient à la scène de parler ni bien ni mal de personne : « Veteribus displicuit laudari quemquam in scena vel vituperari. » Les Grecs étaient ici plus conséquents que les Romains. En permettant de diffamer les Dieux par la représentation de leurs crimes, ils laissaient la liberté de diffamer les hommes : les hommes méritent-ils plus de respect que les Dieux ? « Nimis superbum fuit famæ parcere principum, ubi suæ famæ parvi numina noluerant. » Mais, dites-vous, ce ne sont que des fables. Vous n’en êtes que plus impie de leur imputer de faux crimes. Quoi ! il ne sera pas permis de calomnier un homme en place, et il sera permis de calomnier les Dieux ? Mais qu’importe au démon qu’on lui impute des forfaits, pourvu que ces idées et ces exemples, vrais ou faux, comme autant de filets où les hommes se laissent prendre, les entraînent dans la damnation ? « Maligni spiritus etiam flagitia quæ non admittunt de se dici volunt, dum tamen homines his opinionibus velut retibus ad supplicium suum trahant ? » Les Grecs, par une conduite honteuse, à la vérité, mais conséquente, bien loin de regarder les Comédiens comme infâmes, les élevaient quelquefois aux honneurs, ne croyant pas pouvoir mépriser des hommes dont le métier honorait les Dieux : « Græci turpiter quidem, sed Diis suis omnino consequenter. » Ce qui devait faire sentir combien ces Dieux étaient méprisables qui se croyaient honorés de la représentation de leurs crimes : « Quomodo non detestandi Dii qui inter honores sua celebrari flagitia poscerent ? » Les Romains, moins conséquents, mais plus décents, en laissant subsister un culte qui faisait leur religion, ont déclaré les Comédiens infâmes, les ont même exclus du rang de citoyens et de toutes les tribus, comme remarque Cicéron :  »Romani suæ dignitatis memores et pudoris cum artem ludicram scenamque totam probro ducerent, etiam tribu moveri voluerunt actores. » O cœur vraiment Romain, plein de sagesse et de noblesse, digne de toutes les louanges ! « Præclara sane, Romanis laudibus annumeranda prudentia ! » Il n’y manque qu’une chose, c’est de se suivre soi-même, et de ne pas adorer des Dieux dont on déclare infâmes les Prêtres et le culte. Concluons par ce raisonnement bien simple. S’il faut honorer les Dieux, disent les Grecs, il faut honorer les Comédiens, cela est juste ; ces deux infamies sont unies. Mais, disent les Romains, les Comédiens sont infâmes et méprisables. Donc, disent les Chrétiens, ces Dieux sont infâmes et méprisables. Tout le reste de ce livre développe cette même doctrine. Le ch. 20. fait le portrait de la licence des mœurs de Rome, introduite avec le théâtre, inconnue pendant quatre cents ans dans les beaux jours de la République. Que d’abondantes richesses fournissent à nos profusions, en nous mettant en état d’opprimer les pauvres et les faire servir à notre faste ; que le peuple applaudisse, non aux Magistrats qui cherchent ses intérêts, mais à ceux qui font de la dépense, et lui donnent des fêtes. Sans les honorer sincèrement, qu’on leur fasse servilement la cour, que chacun fasse ce qui lui plaît, pourvu qu’il ne vole ni ne tue, sans que la justice s’embarrasse des bonnes mœurs. Qu’on bâtisse de superbes maisons, qu’on les meuble magnifiquement, qu’on fasse de grands repas, qu’on joue nuit et jour, qu’on chante et qu’on danse de tous côtés, que les théâtres soient ouverts, que les femmes de mauvaise vie soient en grand nombre. Ceux qui vous procureraient cette vie, seraient vos véritables Dieux, etc. Faut-il remonter au temps de S. Augustin pour trouver l’original de ce tableau ? Enfin il termine ce livre (C. 20.) par exhorter les Romains à renoncer à leurs Dieux et à leurs théâtres. Peuple célèbre, enfants des Régulus, des Scipion, des Fabius, éveillez-vous, voici le jour de la vérité, soupirez après la céleste patrie, où vous régnerez bien plus glorieusement que dans la capitale du monde. Ce n’est ni le feu de Vesta ni Jupiter Capitolin, mais le vrai Dieu, qui vous donne cet empire, qui ne connaît ni bornes dans sa puissance, ni terme dans sa durée. Ce ne sont pas des Dieux, ce sont des démons que vous avez adorés. Vous avez commencé de sentir la vérité lorsque dans le temps que vous vouliez les honorer par les jeux du théâtre, vous avez déclaré infâmes les Acteurs qui les représentaient. Délivrez-vous de ces esprits immondes, qui ont comme consacré leur ignominie. Vous avez dégradé les Comédiens, éloignez ces Dieux qui se plaisent dans la représentation de leurs crimes, soit qu’ils soient véritables, ce qui est le comble de l’infamie, soit qu’ils soient faux, ce qui serait le comble de la calomnie. Vous avez bien fait de mépriser tous ces histrions, éveillez-vous entièrement, sentez que la divine Majesté ne peut être honorée par un métier qui déshonore ceux qui l’exercent, qu’on ne verra pas dans le ciel ces Dieux dont les adorateurs ne sont pas reçus au nombre de vos citoyens. Si vous voulez parvenir à cette céleste société, fuyez la société des démons. Il est indigne d’un honnête homme de reconnaître des Dieux qui se plaisent aux hommages des gens infâmes. La véritable piété, qui seule peut faire votre véritable gloire, ne souffre pas une engeance infâme que le Censeur a chassé de vos tribus, et dont la société vous couvre de confusion : « Bene, quod histrionibus et scenicis societatem civitatis patere noluisti, evigila plenius nullo modo his artibus placatur divina majestas quibus humana dignatus inquinatur, etc. »

Paul Orose, disciple de S. Augustin (L. 4. C. 21. Histor.), ouvrage utile, bien écrit, mis au nombre des livres Ecclésiastiques par le Pape Gélase, traite contre les Idolâtres le même sujet que ce Père dans la Cité de Dieu, et fait voir que les malheurs des temps viennent de la corruption du théâtre : « Theatra incusanda, non tempora. » Par une profonde méchanceté le démon a demandé des sacrifices, où il se nourrit moins de la chair des animaux que de la perte des vertus : « Profundo malignitatis argumento sacrificia flagitans, quibus non tam cruore pecorum, quom profligata virtute pascerentur. » Les vertus sont les victimes qu’on immole à l’autel de l’impudicité : « Ad aram luxuria virtutum victimas trucidantes. » Vous qui ne goûtez que la volupté, osez blasphémer le Dieu qui la défend, et vous vous réjouissez de la perte de vos âmes. Scipion Nasica empêcha le Sénat de bâtir un théâtre, et fit vendre tout l’attirail des décorations qu’on avait préparées. Rien de plus pernicieux, disait-il, à un peuple belliqueux que ce qui nourrit la paresse, le luxe et le vice : « Inimicissimam bellatori populo, ad nutriendum desidiam, luxuriæ comentum. » Qu’on rougisse d’avoir moins de vertu que ce grand homme, qu’on se plaigne moins de nos ennemis que du théâtre : « Non de hostibus, sed de theatro conquerantur. »

On trouve cent traits pareils dans les ouvrages moraux de S. Augustin (Psalm. 32.). Réjouissez-vous, Justes, dans le Seigneur ; celui-là plaît à Dieu à qui Dieu plaît. Les injustes se réjouissent dans le siècle, les impies, les pervers, les infidèles. J’ai honte de le dire, mais il n’est que trop vrai : les Comédiens leur plaisent plus que Dieu : « Impiis, iniquis magis et facilius pantomimus placet quam Deus. » De quoi vous entretenez-vous jusques dans les Eglises ? d’un Athlète, d’un Cocher, d’un Comédien. Quelle vanité, quelle folie ! Occupez-vous de Dieu : il vaut mieux que tout ce qu’il a fait, il est plus beau, plus fort, plus grand que tout ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, de plus fort. Mais nous mourrons d’ennui, si nous ne voyons pas des spectacles. En voilà dans Dieu et dans ses ouvrages plus dignes de vous que le théâtre et le cirque. (Psalm. 53.). Je vous louerai, Seigneur, non comme ces insensés amateurs des folies du théâtre qui devraient rougir, et souvent malgré eux rougissent de leurs éloges : « Non quemadmodum à studiosis theatricarum nugarum, et omnes plerumque erubescunt. » (Psalm. 103.) Faites l’aumône, même à l’homme pécheur. Voilà deux choses ; l’homme, qui est l’ouvrage de Dieu ; le pécheur, qui est l’ouvrage de l’homme. Donnez à l’ouvrage de Dieu, non à celui de l’homme. Mais comment faire cette séparation ? Donner au pécheur, c’est donner parce qu’il vous plaît par son péché. Mais qui le fait ? Plût à Dieu n’y eût il point qui le fissent, et qu’on ne le fît pas publiquement ! Pourquoi donnez-vous aux Comédiens ? Vous aimez, vous nourrissez en lui ce qu’il y a de mauvais. Celui qui donne aux Comédiens, aux femmes débauchées, est-ce à l’ouvrage de Dieu que vous donnez, ou à leur crime ? Voilà un bon Acteur, vous l’aimez, vous lui applaudissez, vous vous dépouilleriez pour lui, vous le regardez comme votre fils. Mais, direz-vous, vous me faites injure. Pourquoi injure, si ce n’est parce que ce que vous aimez et applaudissez en lui est une chose honteuse ? « Quare injuria, nisi quia iniquitas et turpitudo ? »

Si ce n’était qu’un homme, et non un Comédien, vous ne lui donneriez pas. Vous honorez donc le vice, non la nature ; vous donnez, non à l’homme, mais à un métier infâme : « Non homini donas, sed arti nequissimæ ; honoras vitium, non naturam. » (Psalm. 147.). Nous avons nos spectacles, aussi bien que vous. Lorsque après la pièce on voit cet antre profond du théâtre vomir une foule de gens perdus de vices, pleins des folies qu’ils viennent de voir, se repaissant, s’applaudissant de choses, non seulement inutiles, mais pernicieuses et empestées, qui rencontrent des serviteurs de Dieu, ils en ont pitié, et s’écrient qu’ils sont malheureux d’être privés de ces plaisirs. Insensés vous-mêmes, nous avons dans la céleste Jérusalem des objets bien plus ravissants : « Cùm dimisso theatro cœperit evomi ex illa cavea turba perditorum memoriam suam pascentes rebus pestiferiis, etc. » Il entre ensuite, et dans bien d’autres endroits, dans le détail des merveilles que Dieu a faites dans le monde et dans la religion, et qu’il prépare dans le ciel, et il fait voir combien ces divins spectacles sont supérieurs à ceux que donnent les hommes, par la grandeur, la beauté, le plaisir, la vertu.

(Serm. 18. de verb. dom.). Un bon Chrétien ne va point au spectacle. Pour réprimer ses passions, il court, il crie, comme l’aveugle de l’Evangile, après Jésus-Christ, et non pas après le théâtre (Tract. 100. in Joann.). Porter de l’argent aux Comédiens, c’est un crime énorme, on y est souvent applaudi, mais c’est parce que le monde loue le pécheur dans ses iniquités : « Donare Histrionibus, vitium est immane, non virtus. » (L. 2. C. 1. et 2. ad Catech.). Le démon vous propose l’appas des spectacles et des honteuses voluptés, pour reprendre par le plaisir ceux qu’il avait perdus. Fuyez les spectacles, fuyez ces cavernes du démon, pour n’être pas pris dans ses chaînes : « Fugite spectacula, fugite caveas turpissimas diaboli, ne vos vincula teneant. » (L. 1. C. 33. de Consens. Evang.). Vous vous plaignez que les temps sont mauvais, parce que les théâtres tombent, ces honteux abîmes, cette profession publique du vice, ces séjours des démons ; mais c’est par la disette occasionnée par le mauvais et sacrilège usage qu’on avait fait de ses biens, en les construisant. Est-ce un grand malheur d’être dépouillé des biens dont votre impudicité abusait ? « Cadunt theatra, cavea turpitudinum, publicæ professionis flagitiorum, mœnia damonum. » (Serm. 46. in Ezechiel.). A Dieu ne plaise que nous vous disions : Dieu ne veut pas vous perdre, réjouissez-vous, mangez, buvez, allez à la comédie, il n’y a point de mal, Dieu est miséricordieux. Ce serait vous tromper, et nous perdre nous-mêmes.

(Serm. 51. de Concor. Matt.). La miséricorde de Dieu est si grande, qu’il reçoit à pénitence les plus grands pécheurs, non seulement ceux qui vont à la comédie, mais les Comédiens même. Tandis que ceux-ci vous donnent des spectacles de vice au théâtre, il vous offre dans l’Eglise le spectacle de sa passion et de sa mort, et de celle des Martyrs. Combien aujourd’hui ont balancé à quel des deux ils iraient ! Les uns, en venant ici, ont vaincu le démon ; les autres, allant au théâtre, ont été vaincus : « Qui ad Ecclesiam cucurrerunt, vincerunt diabolum ; qui elegerunt amphiteatrum, victi sunt. » (Serm. 90. de verb. Ev.). Quelle est la robe nuptiale qu’il faut apporter à la communion ? C’est la charité ; mais n’appelez pas charité la liaison qu’ont entre eux les méchants, les voleurs, les Comédiens, et ceux qui les fréquentent : « Non quacumque charitas … qui simul latrocinia vel maleficia faciunt, qui Histriones amant, aurigis clamant. » (Serm. 159. de verb. Ap.) Tout ce qui flatte les sens, n’est pas mauvais ; les viandes permises, et celles qui sont offertes aux Idoles, le chant des psaumes, les chansons des Comédiens, les spectacles de la nature et ceux du théâtre, tout cela plaît ; l’un est permis, et l’autre défendu : « Delectant spectacula naturæ et spectacula theatrorum, psalmus, laus et cantica Histrionum ; hæc licita, illa illicita. » (Serm. 332. in natal. Mart.) Dieu nous ordonne de nous entr’aimer. Est-ce comme ces amis de théâtre ou de cabaret ? Non : la mauvaise conscience fait toute leur liaison : « Diligunt in vicem qui Histriones spectant, qui in popinis se inebriant, mala conscientia sociati. » (Serm. 199. in Epiph. Dom.) Les démons se plaisent aux cantiques de vanité, aux impuretés du théâtre, à la cruauté du cirque, aux partis qui se forment pour un Comédien, pour un Cocher. Faire ces choses, c’est offrir de l’encens au démon : « Ista facientes, thura ponunt dæmonibus. » (Hom. 21. L. 50. Homid.) Pères et mères, lorsque vous voyez vos enfants, par un amour criminel, aller aux spectacles, châtiez-les, et priez Dieu pour eux avec plus de soin, puisque vous les voyez négliger leur vocation de Chrétien, et courir après la vanité et le mensonge : « Quandò videtis filios vestros ad spectacula currere, castigate eos, et abundantius Domino supplicate pro eis. » (Ps. 147.) Vous vous plaisez à voir les Acteurs : malheur à vous, si vous ne vous corrigez. Qui voit les Acteurs avec joie, ne verra le Sauveur qu’avec douleur : « Videbunt Salvatorem, et contristabuntur. » (Epist. ad Marcellin. 5. alias 138.) C’était un Seigneur Africain qui lui avait proposé quelques difficultés sur la religion. Il lui dit (art. 14. et 18.) : Rien de plus malheureux que le bonheur des pécheurs, qui fait un châtiment de l’impunité, et fortifie leur corruption, leur véritable ennemi. Mais les hommes pervers et rebelles mettent la félicité dans la magnificence des bâtiments, sans prendre garde à la ruine des âmes, ils bâtissent des théâtres, et renversent les fondements des vertus. On applaudit aux combats des Gladiateurs, et on se moque des œuvres de miséricorde ; on entretient la débauche des Comédiens, et on laisse manquer les pauvres du nécessaire ; on blasphème la doctrine de Dieu et on décrie les Prédicateurs qui condamnent cette infamie publique, et on adore ces Dieux prétendus qui se plaisent à des spectacles de théâtre qui déshonorent le corps et l’âme. Si Dieu permet les désordres, c’est alors qu’il est plus irrité ; s’il les laisse impunis, c’est alors qu’il punit plus sévèrement, et la misère qui tarit la source des débauches est un effet de sa miséricorde : « Theatrorum moles extruuntur, et effodiuntur fundamenta virtutum ; luxuriantur Histriones, et necessaria vix habent pauperes ; theatrica corporum et animorum dedecora celebrantur, et blasphematur Deus, etc. » Quelles horreurs d’exposer sur un théâtre public les amours des Dieux, les adultères de Jupiter, les infamies de Vénus, vrais ou faux ! Quels Dieux qui se plaisent à voir représenter ce qu’ils devraient punir ! (Ajoutons, quels Magistrats qui le souffrent !) « Deorum probra in theatris spectanda proposuit, ubi plura crimina quam numina et Dii viderunt patienter quæ vindicare deberant. »

Dans le livre 7. (C. 6. de la Musique) après avoir montré que dans la plupart des Comédiens qui plaisent le plus par leur chant, il y a très peu de science, même de la musique, parce que ce n’est ordinairement que la beauté naturelle de la voix, une routine, un exercice, qui n’est qu’un pur mécanisme, où l’esprit a très peu de part, ce qui est très vrai, de même que dans la danse, les instruments et tous les arts, où l’on voit tous les jours que le plus grand Musicien chante désagréablement, le plus grand Poète débite mal, le plus savant Architecte ne taillerait pas une pierre, qu’ainsi quelque honneur qu’on veuille faire à la poésie, à la musique, les exécuteurs, c’est-à-dire les Comédiens, ne sont que de purs artisans, S. Augustin ajoute un paradoxe, qu’un Comédien ne peut jamais être un bon Musicien : « Sicut Histriones sine scientia satisfacere posse voluptati aurium popularium, ita nullo modo Histriones esse posse musicæ studiosos peritosque. » Cette proposition est fausse, dans l’idée que nous avons de la musique : un Comédien peut l’aimer et la savoir parfaitement, quoique cela soit rare, car la plupart sont très ignorants. Ils ont les grâces de la voix, de la figure, du mouvement, et l’embellissement de l’exercice, ce qui n’est qu’un pur mécanisme, et ne suppose aucune science. Mais au temps de S. Augustin la musique était une science très profonde et très étendue, elle embrassait toute l’harmonie en général, non seulement des sons, mais de la poésie, de la prose, des nombres, des mouvements, des choses naturelles, etc., en un mot tous les rapports de proportion qui forment un bel accord, une harmonie. Il est bien évident qu’aucun Comédien n’a, ni ne veut, ni ne peut avoir ces vastes, ces profondes connaissances : « Nullo modo esse posse musicæ studiosos peritosque. »

Autre raison de S. Augustin, qui est encore une question de nom. Un homme qui est dans l’erreur, qui ne sait pas apprécier les choses, n’est pas savant. Or tout homme qui se sert de la science et de la vérité par intérêt ou par passion, préfère le plaisir et l’argent à la vérité et à la science. C’est donc un ignorant qui ne connaît pas le prix des choses : « Qui putat melius esse quod deterius est, scientia ejus caret. » Or personne n’est plus conduit que les Comédiens par des motifs bas et corrompus. Il n’y en a pas un qui agisse par amour de la vérité, de la science, de la vertu. S’il en était quelqu’un qui écoutât ces motifs supérieurs, ce prodige exciterait nos éloges. Mais ils ne pensent tous qu’à l’argent, à la volupté ; ils n’estiment les pièces qu’autant qu’elles sont lucratives, et qu’elles excitent les passions. Ils préferent donc ce qu’il y a de plus bas, de plus criminel, à ce qu’il y a de plus noble et de plus saint. Ce sont donc de francs ignorants qui ne connaissent pas le prix des choses : « Nemo Histrionum qui non sibi finem in pecunia constituat, necesse est ergo musicam nescire Histriones. » Cependant, comme on peut agir contre sa foi, ses lumières et sa conscience, et préférer ce qu’on sait et qu’on croit être mauvais, « video meliora proboque, deteriora sequor », il est certain qu’on peut être savant et pécheur, et par conséquent savant et Comédien, mais ce ne sera jamais de la vraie science, incapable de préférer la terre au ciel, le démon à Dieu, la volupté à la vertu, l’intérêt à la vérité ; et c’est de cette science mauvaise, et véritablement fausse, que l’Ecriture a dit que tout pécheur, fût-il le plus habile homme, et à plus forte raison que tout Comédien est un ignorant : « Omnis peccans est ignorans, impius ignorat scientiam. Prov. 29.

Fin du Premier Livre.