(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre premier. Remarques Littéraires. » pp. 11-51
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(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre premier. Remarques Littéraires. » pp. 11-51

Chapitre premier.

Remarques Littéraires.

LE Journal d’Agriculture, septembre 1768, ouvrage périodique où l’on trouve beaucoup de choses utiles, dans un Essai sur la Richesse & sur l’Impôt, cite avec les plus grands éloges un trait de l’Encyclopédie. V. Economie politique, tom. VII.

Qu’on établisse de fortes taxes sur la livrée, sur les équipages, sur les glaces, sur les lustres, sur les ameublemens, sur les étoffes & la dorure, sur les cours & les jardins des hôtels, sur les spectacles de toutes especes, sur les professions oiseuses, comme baladins, chanteurs, histrions, en un mot, sur cette foule d’objets de luxe, d’amusement & d’oisiveté qui frappent tous les yeux, & qui peuvent d’autant moins se cacher que leur seul usage est de se montrer, & qu’ils seroient inutiles s’ils n’étoient vus. Qu’on ne craigne pas l’injustice ou la diminution de ces impôts : c’est bien mal connoître les hommes que de croire qu’après s’être laissés une fois séduire par le luxe, ils y puissent jamais renoncer : ils renonceroient cent fois plutôt au nécessaire, & aimeroient mieux mourir de faim que de honte. Les riches voudront toujours se distinguer des pauvres, & l’état ne sauroit se former un revenu moins onéreux & plus assuré Si le riches renoncent à leurs dépenses superflues, pour n’en faire que d’utiles, alors l’assiette des impôts aura produit l’effet des meilleures loix somptuaires

Croiroit-on que cette même Encyclopédie qui met les spectacles au nombre des objets de luxe & d’oisiveté, sur lesquels il faut asseoir les impôts, qui traite les baladins, chanteurs (l’opéra), histrions, de professions oiseuses dont le seul usage est de se montrer  ; croiroit-on, dis-je, que cette même Encyclopédie fasse l’apologie & le plus grand éloge du théatre, conseille à la ville de Geneve, qui n’en a jamais eu, d’en bâtir un, de soudoyer une troupe de comédiens, comme la chose la plus nécessaire à l’état, une école de vertu & de politesse, ce qui a occasionné une dispute très-vive entre d’Alembert & J. J. Rousseau, a fait composer par celui-ci un des meilleurs ouvrages contre les spectacles. Ces grossieres contradictions ne surprendront point, si on réfléchit que c’est un ouvrage à pieces rapportées par trente différentes mains, Chaque ouvrier dans son article a suivi ses idées & ses goûts : l’un a des mœurs, l’autre en manque, l’un est chrétien, l’autre déiste, l’un est enthousiasmé de la scène, peut-être amant de quelque actrice, l’autre est indifférent & sensé.

Dans le fond, il est vrai qu’un impôt sur les spectacles ne seroit point à charge au public, soulageroit les pauvres, & produiroit un revenu considérable à l’état. Charge volontaire, dont personne n’auroit à se plaindre, dont la levée facile ne coûteroit rien, & produiroit le plus heureux effet, si elle pouvoit dégoûter d’une occasion prochaine de tant de péchés. Qu’on juge de son immense produit, par les fortunes rapides & les dépenses énormes de plus de cent comédiens des trois spectacles de Paris. Ne fit on qu’épargner ce qu’il en coûte pour soudoyer les histrions, bâtir & entretenir leurs sales, le royaume y gagneroit des millions. Mais, non : c’est un objet sacré. Qui oseroit y toucher ?

Les nouvelles publiques, décembre 1774, disent, le deuil du feu Roi étant fini, les comédiens françois & italiens vont recommencer leurs voyages à la cour, pour jouer devant le Roi & la Famille Royale. S. M. s’étant fait rendre compte des dépenses qu’occasionne chaque représentation d’un opéra à Versailles, & cédant aux principes d’économie dont elle s’est faite une loi, a déclaré que la Famille Royale se rendroit désormais dans cette capitale, pour jouir de ce spectacle. S. M. a fixé en même-temps la somme qu’elle feroit payer pour chaque représentation où la cour & les personnes qui obtiendront des billets de MM. les Gentilshommes entreront gratis. C’est un avantage pour les acteurs qui n’auront pas la peine de se déplacer, & qui seront également bien payés. Le public aura plus souvent le spectacle auquel le théatre de la cour faisoit diversion, & la présence du Roi le rendra plus décent.

On a débité, 1774, un catalogue des livres de M. de Pontevert, qui vient de mourir : c’est un gros volume qui contient plusieurs milliers d’articles. Qui croiroit que cette immense collection qu’on a mis en vente ne renferme que des pieces de théatre, imprimées ou manuscrites, de toutes les nations & de tous les siecles, depuis Thespis jusqu’a Vadé, depuis les grecs & les latins jusqu’aux russes. C’étoit l’unique étude du feu Comte, & l’emploi utile d’une fortune considérable dont il jouissoit, & que Dieu ne lui avoit pas donné pour cet usage. Non hos quæsitum munus in usus. Le Mercure, qui appelle riche & précieuse cette collection extravagante, croit avec raison que c’est la plus nombreuse qui ait jamais été faite : personne n’est en même-temps assez riche & assez fou. Ce seigneur , dit-il, connu par son goût & ses talens, s’en étoit fait une occupation & un amusement pendant 25 ans. Le voilà devant Dieu à qui il a rendu compte de son temps, de son bien, de ses amusemens, de ses occupations. Cet amas de comédies a-t-il grossit le trésor de ses mérites ? Lui a-t-il assuré une gloire éternelle ? N’aimeroit-il pas mieux aujourd’hui avoir répandu ses biens dans le sein des pauvres que dans les mains d’Arlequin, étudié la loi de Dieu que le théatre ?

Chacun a sa manie de collection, la même erreur les fait errer diversement  : celle du théatre est une des plus dangereuse. J’ai connu un homme en place qui avoit à ses gages des rubanniers de Paris, & achetoit des échantillons de tous les rubans qui paroissoient chaque année : il les colloit sur la feuille d’un grand livre. J’ai vu des fleuristes qui avoient le même goût pour les fleurs : ils colloient ainsi les feuilles de tulipes ; ils avoient formé une bibliotheque de ces livres curieux, & tapissé leurs appartemens de ces riches couleurs. D’autres faisoient le même honneur aux aîles de papillons, qu’ils alloient cherchant & voltigeant après eux. On en voit ramassant les coquilles & en remplissant des cabinets, comme l’empereur Caligula, qui mena une armée sur le bord de la mer, & fit charger tous les soldats de coquilles, comme d’un riche butin. Domitien couroit après les mouches & les tuoit. Il est seul, dit un de ses courtisans à qui ce bon mot couta la vie, il n’y a pas une mouche avec lui. Ne quidem musca.

On a beaucoup raillé l’abbé Goujet, homme très-instruit dans la bibliographie, d’avoir recueilli les noms, & donné une idée des ouvrages oubliés des anciens poëtes françois, morts depuis long-temps, & aussi-tôt retombés dans leur tombeau après cette résurrection momentanée. On vient de renouveller ce miracle & avec le même succès, en faveur des Troubadours, qui le mérite aussi peu, peut-être moins. L’infatigable M. de Saint-Palais y avoit employé quarante ans, & poussé ses recherches jusqu’à remplir quinze volumes in-folio de ces miseres gothiques. Ce coup-d’œil doit doit effrayer le plus intrépide lecteur. Qui oseroit affronter cette vaste mer, & braver tous les orages de l’océan du mauvais goût ? Illi robur & æs triplex erat qui fragilem truci commisit. L’abbé Millot a eu le courage & le bonheur d’en faire la traversée, & de réduire les quinze in-folio à trois in-douze. S’il eût eu encore le courage de ne donner que ce qui en vaut la peine, il se fût réduit à une brochure de vingt ou trente pages. Mais comment se résoudre à perdre le fruit d’un si énorme travail ? C’est encore beaucoup qu’il ait fait la grace au public de le réduire à trois in-douze. Les troubadours étoient les tabarins du onzieme siecle, qui, comme les chantres du pont-neuf & les vendeurs d’orviétan, couroient les villes, chantan de mauvais vers de leur façon, en leur langue : la plupart étoient provenceaux. On n’avoit alors rien de mieux, & ils ne pensoient, ne parloient que de leurs amours. A ce titre ils étoient bien venus, même dans les cours des souverains du temps, alors fort nombreux en France, & fort libertins. Plusieurs leurs firent l’honneur de les imiter, composerent aussi des vers. L’abbé Millot en cite, & là-dessus bâtit un grand édifice de noblesse, de mérite, de célébrité, dont ni leurs mœurs, ni leurs ouvrages ne sont dignes : mais il est naturel à tout éditeur, traducteur, commentateur, compilateur de faire valoir son travail & son zele.

L’épidémie des drames , dit le Journal de Trévoux, février 1775, a gagné l’Allemagne. Puisse-t-elle n’y pas faire le même ravage qu’elle a fait parmi nous ! Le poëte passe les bornes du terrible ; pour être aussi follement atroce qu’il est possible, il se dégage des entraves d’Aristote, & s’éleve fierement au-dessus de toutes le regles théatrales. Le principal héros, presque enfant au premier acte, tombe dans la caducité avant la catastrophe. Il y a neuf actions principales dans la piece, outre une foule d’actions indécentes. Le théatre change à chaque scène ; le spectateur a le plaisir de parcourir de contrée en contrée les quatre coins du globe. Il n’y a ni unité de temps, de lieu, d’action ni d’intérêt, ni même de ton, ni de couleur. Une scène atroce est suivie d’une scène du plus bas comique. Des héros au ton guindé s’entretiennent avec des valets, dans le style le plus grossier. Les acteurs sont de toutes les conditions, guerrier, prêtre, moine, magistrat, artisan, courtisanne, honnête femme, veuve, &c. A travers tant de folies, on trouve pourtant des morceaux qui décelent le plus rare talent, des situations, des plus grands intérêts, des descriptions de la plus grande vérité. Le journaliste prouve cette grave accusation que mérite le théatre anglois, de tous le plus féroce : il le prouve par un drame allemand intitulé : Goëls à la main de fer, qui vient d’être imprimé à Leipsick. Cependant le théatre germanique ne le mérite pas toujours ; les pieces régulieres & décentes de Métastasio y sont bien accueillies. Il est vrai que ce sont des tragédies & que la comédie se donne bien plus de licence. Il ne seroit pas étonnant que, sur un théatre qui ne fait que de naître, le génie d’une nation très-libre & très-indépendante ne secouât imperceptiblement le joug des regles.

Elle le recevra avec plaisir des mains de Moliere : car la Molieromanie, sur les pas de César & de Louis XIV, a passé en triomphe le Rhin, comme l’anglomanie a traversé la Manche. M. Bitaubé & l’académicien de Berlin a enrichi le recueil de son académie d’un immense panégyrique de Moliere, qui enchérit sur tout ce qu’en ont dit Champfort, la Harpe & tous les enthousiastes de Moliere, qui, d’un libertin & d’un tabarin, font un dieu. C’est le pere de la comèdie, c’est le plus grand comédien de son siecle, que dis-je ? de tous les siecles, de toutes les nations, supérieur à Corneille & à Racine. Ils étalent les passions des grands ; Moliere appelle les passions les plus variées de la vie commune : Thalie n’est plus jalouse de Melpomene. Quelle variété de caracteres ! Un monde entier sort de ses mains. (C’est un bien petit monde.) Quelle force dans les traits ! quel contraste ! comme il saisit les nuances les plus délicates ! Il déploie tous les replis du cœur. Il a porté la scène à son comble, &c. M. Bitaubé a ramassé tout ce qui s’est dit en faveur de son héros, l’a augmenté à sa maniere, & ne finit point Il ne se borne pas à en faire un grand comédien (ce que personne ne conteste), il veut à toute force en faire un grand homme, par ses héroïques vertus : c’est un saint qu’il faut placer dans le martyrologe. Les luthériens pourroient le faire au défaut des catholiques. C’est un grand homme par les plus rares talens de toute espece ; un oracle, l’orateur le plus éloquent de tous ceux qui de son temps illustrerent la France. Elle avoit pourtant alors les Bossuet, les Fénélon, les Bourdaloue, les Fléchier. Bagatelle ! Qui approche de l’éloquence des avocats de Pourceaugnac ? Le barreau a-t-il entendu rien de plus sublime que ce trait, La poligamie est un cas, est un cas pendable  ? Bien plus, il est supérieur à Corneille, à Racine, à Despreaux, non-seulement pour l’élévation du génie, mais par l’élégance, la noblesse, la correction du style. Risum teneatis amici ? Le témoignage de cet allemand fait le plus vif reproche à ceux qui osent déprécier Moliere, y trouver un nombre infini de grossieretés, de platitudes, de mauvais vers, de fausses rimes, de bouffonneries, d’obscénités, que l’académicien brande-bourgeois n’a pas sans doute apperçu, ou plutôt qu’il a pris pour des beautés. Les visigots auroient pensé de même.

La plupart des journalistes sont eux-mêmes adorateurs de cette vieille idole, ou font semblant de l’être, pour prendre le ton du jour ; & la plupart des auteurs comiques, pour rabaisser leurs contemporains, par un parallele banal & humiliant, & ne manquent pas de s’étayer du témoignage allemand que l’académie de Berlin a fait imprimer, pour remplir le vuide de son recueil, & en faire acheter des exemplaires à Paris, à la gloire du grand Pocquelin : par-tout un peu de charlatanerie. Les poètes dramatiques savent mieux que d’autres débiter leur orviétan.

Malgré ce monde de merveilles & de panégyriques, on ne cesse de se plaindre que Moliere est abandonné, qu’on ne l’imite point, qu’on joue rarement ses pieces. Le même M. Bitaubé avoue de bonne foi la défaite de son héros, dont tous les jours ce mauvais goût flétrit les lauriers. Une comédie dans le goût du Moliérisme est un prodige. Il plaint tristement les françois de la confiance avec laquelle ils se croient plus éclairés que les autres nations dans la sublime science du théatre, à mesure qu’ils tombent dans la barbarie & la décadence du goût, & ne conçoit pas la bizarrerie de notre empressement pour ce genre bâtard qui déshonore la scène, ces drames lugubres si tristement élégiaques, si ridiculement ingénieux ; tandis que nous avons les chef-d’œuvres à la Moliere. Le goût des comédiens même, qui ne devroient parler, agir & penser que Moliere, est si dépravé qu’on ne le joue presque pas. Je ne dis pas les italiens, l’opéra, les boulevards, qui ne l’ont jamais connu : mais tous les théatres de provinces & de sociétés qui ne jouent que des nouveautés ; l’hôtel même de la comédie françoise s’est cru obligé de faire un réglement pour en donner au public quatre ou cinq pieces par an, & les annoncer long-temps à l’avance. Quoi ! ce génie créateur, cet écrivain inimitable, si fécond, si charmant, si amusant, il faut des ordres pour le faire jouer, des invitations pour le faire écouter quatre ou cinq fois l’année ! On pourroit faire une jolie piece sous le titre, l’enthousiasme & l’abandon réunis .

Il y a pourtant encore un théatre fidele à les priviléges en Russie. Le sieur Diderot, malheureux sur la scène françoise, où il a donné des drames qui ne sont pas, dit-on, à la Moliere, est allé se consoler à Petersbourg. Il a été bien reçu de l’Impératrice, toute encyclopédiste, & même défrayé : article qui vaut mieux que le meilleur poëme du créateur de la comédie. Il s’y occupe à composer des pieces pour les couvens, entre autres pour celui des Dames nobles. Ses pieces toutes Molieristes seront sans doute mieux reçues ; &, malgré le goût du siecle & la fureur du théatre, les connoisseurs n’ont pas oublié la bonne comédie. On vient de réimprimer à Paris le Théatre de campagne, par l’auteur des Proverbes dramatiques, en quatre gros volumes contenant vingt-huit pieces que le Mercure a données la plupart en détail, avec éloge en faveur des sociétés de province qui aiment ces amusemens innocens si utiles à la jeunesse , dit-on, selon le jargon ordinaire. Comment donc se plaint-on du mauvais goût qui néglige le sublime Moliere ? C’est bien le moyen d’entretenir ce goût corrompu, que de fournir au public cette nuées de pieces si faciles à composer, à apprendre, à exécuter. Le théatre françois semble s’être ligué contre lui : de cinq cens pieces qui sont restées, dont tous les almanachs donnent la liste, il n’y en a qu’une douzaine de Moliere ensévelies sous un monceaux d’autres, qui laissent à peine la liberté de se souvenir de lui, pour l’aller pêcher dans ce gouffre.

Quelque vaste que soit le recueil des éloges de Moliere, il se feroit un recueil double & triple de ce qu’on a dit contre lui en tout genre, sur ses mœurs, sa religion, sa malignité, sa licence, son tabarinage, son mauvais style, ses mauvais termes, ses plagiats, &c. Ses meilleures pieces & ses plus beaux morceaux, aussi-bien que ses farces, ne sont que des copies : si on prenoit la peine de ramasser tout ce qu’il a pris dans les comiques qui l’ont précédé, il ne resteroit presque rien qui lui appartînt. Le Journal de Trévoux, dans l’endroit même où il vante & admire avec le plus d’enthousiasme la scène de l’avare où le pere se trouve l’usurier de son fils, il avoue ingénument que cette scène, presque divine, est prise de la belle plaideuse, de Boisrobert. Mais, ajoute-t-il pour se consoler, Moliere est comme Virgile, qui ne dédaigne pas de fouiller dans le fumier d’Ennius . C’est un tailleur qui découd un habit espagnol & en taille un habit françois, un peintre qui ramasse des tableaux, & en changeant quelques traits du visage, quelques plis des habits, les vend pour les portraits de ceux qui les paient.

L’historiographe Marmontel, quoique bien payé, ne s’occupe gueres de la composition de son histoire : il est vrai qu’il a pour lui l’exemple de deux grands hommes, Boileau & Racine, historiographes comme lui, qui comme lui n’ont pas enrichi les fastes de la nation ; à moins qu’on ne regarde le théatre comme le grand objet de nos annales. Car cet ingénieux académicien consacre tout son temps à la scène, à des contes, à la galanterie, non pas sans doute grossierement licentieuse. Ce n’est pas le ton de la politesse ; mais la plus séduisante, par les sentimens, les expressions, les situations. Les trois théatres sont enrichis de ses productions, ordinairement ingénieuses, mais toujours dangereuses pour la vertu.

La derniere qui a paru est un opéra, Céphale & Procris, dont le fonds est pris des métamorphose d’Ovide, où la musique ajoute ses dangers à ceux du sujet, de la poësie & du spectacle. Les situations toutes critiques ne présentent aux yeux & aux cœurs que des images voluptueuses ; une nymphe dans un bois écartés, désarmée & sans défense, dans l’état le plus galant, se cache pour contempler avec liberté un jeune homme qu’elle aime, qui s’y trouve seul aussi Elle se montre, l’aborde & l’invite à l’aimer. Cependant l’amante aimée arrive, & devient jalouse avec raison, d’autant mieux fondée dans sa colere, qu’elle étoit nymphe de Diane, espece de religieuse dans la mythologie, qu’elle avoit fait vœu de virginité, & que son amant l’a séduite & lui a fait violer son vœu : circonstance scandaleuse & inutile qui n’est point dans Ovide, & qu’on ajoute pour embellir la piece : car rien n’embellit plus que la profanation d’un vœu de religieux. Tout cela est suivi d’un cœur & d’une danse de jeunes nymphes à demi nues, autour du jeune homme & de la religieuse ; danse bien propre à inspirer la virginité. En violant mes vœux, qu’ai-je fait ? Mon bonheur. Mon cœur blessé d’un trait de flamme, résiste & combat vainement ; rien n’est si beau que mon amant, rien n’est si tendre que mon ame. Fait pour l’amour, jeune & charmant, n’est si beau que mon amant. Ces sentimens, ces cantiques ne sont pas des leçons de vertu.

L’Aurore amoureuse de Céphale, paroit endormie sur un lit de rose, dans son palais, au milieu de sa cour ; c’est-à-dire, d’une troupe d’actrices aussi libertines, aussi indécentes qu’elle. Elle s’éveille, & leur fait confidence de sa passion. Tout y applaudit Qui en doute ? Elle ordonne que tout cherche à plaire à son amant qu’elle a fait enlever. Embellissez ma cour, ajoutez à mes charmes. Elle l’appelle dans son délire, il ne paroît pas. Quelle inquiétude ! Il arrive enfin, la troupe discrete disparoit & les laisse seuls. L’Aurore lui fait le plus tendre aveu, les plus séduisantes avances : mais il aime ailleurs ; tous ses efforts sont inutiles. L’Aurore au désespoir le quitte, monte sur son char & va annoncer le jour. Ce tableau trop vrai est-il encore une leçon de vertu ?

Nouvelle scène : dans un bois solitaire, l’auteur & l’amour aiment les bosquets) Procris, amante de Céphale, vient le chercher ; &, en attendant, s’abandonne à des souvenirs flatteurs. Témoins de ma naissante flamme, de l’Amour asyle charmant, Temple où je reçus le serment qui combloit les vœux de mon ame, rendez, rendez-moi mon amant ; sans lui, dans mon inquiétude, je ne puis plus vivre un moment. Ne le voyant pas, elle se livre à la Jalousie qui paroît personnifiée, &, par des fausses confidences, il lui fait croire infidele. Il arrive, elle se cache pour l’épier ; Céphale la prend pour une bête féroce, & la blesse mortellement Connoissant son erreur, il veut se tuer lui-même, il la prend entre ses bras, il est inconsolable : mais l’Amour vient à son secours, il agite son flambeau : ce Dieu tout-puissant opere le plus grand miracle, il ressuscite Procris, & l’unit avec son amant. Une fête termine le spectacle à l’ordinaire. Si M. Marmontel appelle cette piece une école de vertu, & ces situations des images décentes, il faut nécessairement changer la signification des termes ou les regles de l’évangile.

C’est une vieille question agitée entre les auteurs, si la tragédie doit toujours être écrite en vers : car pour la comédie, il n’est pas douteux qu’elle ne puisse & peut être ou doive être écrite en prose. La plupart des pieces de Moliere, de Dancour, de Favart, de Boissi, tout le théatre italien sont écrites en prose. Dans celles qui font versifiées, les vers y font si souvent brisés, interrompus, si simples, si prosaïques, sans mesure, sans harmonie, qu’ils ne sont presque pas de vers. C’est une conversation entre bourgeois qui ne pensent pas à invoquer Apollon. C’est la même raison dans les conversations tragiques : les princes ne parlent pas plus en vers que les bourgeois, & jamais les passions, ni des grands, ni des petits, n’ont emprunté le langage des muses. Cependant c’est l’usage, & la majeté du cothurne s’en accommode mieux, dit-on. Lamothe, qui a fait des tragédies en prose, d’ailleurs quoique bonnes, n’a pas réussi, non-plus que quelques-autres qui l’ont suivi. Affaire de mode.

La tragédie grecque a dû être en vers : les dieux y jouent toujours quelques personnages, on doit les faire parler majestueusement comme les oracles, & on leur parle par des hymnes & des cantiques. La poësie est le langage des dieux. Les nôtres, il est vrai, ne sont pas si divines ; mais ce sont toujours des héros, des princes, qu’il faut aussi faire parler le plus noblement qu’on peut. C’est de même dans le latin. On suivoit la même religion dans l’une & l’autre langue. Les vers ne sont guères distingués de la prose, sur-tout les vers de théatre qui ne sont ni hexametres ni pentametres, & la quantité étant très-marquée, la prose approche fort du metre. Nos vers ont la distinction de la rime & de l’hémistiche, qui les fait mieux sentir. Le sens doit finir avec le vers : il est difficile de s’y méprendre, une oreille exercée les sent dans la prose même à la seule prononciation. Cependant la bonne déclamation tâche d’effacer ce méchanisme, en prononçant les vers comme la prose : ce qui forme une contradiction ridicule. Exiger des vers & faire disparoître cette versification ! Cette contradiction est encore plus bizarre à l’opera, où l’on veut absolument des vers, & où la musique anéantit encore plus la mesuré & la rime, qui d’ailleurs, dans des petits vers & des vers libres le sont encore moins que dans les vers héroïques à rimes plates de quelques écrivains distingués, les endroits pathétiques, les sentimens vifs, les maximes, les endroits communs & de remplissage. On veut la pompe des vers pour les uns, la simplicité de la prose pour les autres ; sur quoi même on n’est pas d’accord : les uns croient que la majesté des endroits sublimes demande le langage des dieux, comme la majesté du trône, l’éclat du faste, & que les autres peuvent être laissés dans les haillons prosaïques de la bourgeoisie. Au contraire, il en est qui pensent que la sublimité du premier se soutient assez par elle-même ; mais que les lieux communs ont besoin d’être montés sur les échasses du Parnasse, pour mériter d’y figurer.

Mais l’usage en est établi, la poësie regne dans le tragique, les chef-d’œuvres de Corneille & de Racine (beaux noms que l’usage met par-tout) sont tous en vers : voilà le ton du jour. Les meilleures pieces seroient rejettées sans l’étiquette. Je suis persuadé cependant que peu-à-peu on surmonteroit cet obstacle, qu’enfin la prose regneroit sur la scène aussi-bien que les vers, qu’à la fin même elle chasseroit un langage qui n’est pas naturel dans la société, qui anéantit plus de beauté qu’il n’en met au jour, & augmente infiniment le travail de la composition. Mais qui osera braver cet écueil, & risquer sa gloire ? Qui sera même capable de le faire avec succès ? Corneille & Racine mêmes, s’ils revenoient au monde avec des chef-d’œuvres, ne voudroient pas tenter cette révolution, & n’y réussiroient pas.

Voici un jolie portrait de la prètendue décence la comédie : Une nymphe au souris malin tenant un masque dans la main, ses yeux respirent l’enjouement, l’esprit, la fine raillerie ; une légere draperie qui couvroit son buste charmant, en dessinoit correctement les contours & la symmétrie  ; c’est-à-dire, les attraits les plus séduisans de la volupté. A ce prix, la parure la plus recherchée sera la plus décente, la toilette en est une école. Pris du Temple de la Gloire, par, &c. auteur de plusieurs comédies.

En voici un autre de l’Art d’aimer du Sieur Bernard. Ne chantons point de Lampsaque de & Caprée, ni de Crisis les lascives fureurs, ni de Flora les nocturnes horreurs ; qu’ici l’Amour épurant son systême, nud, mais décent, plaise à la pudeur mème ; que Vénus donne à Vesta des désirs. Je veux des mœurs compagnes des plaisirs. Qu’à d’autres chants soit aussi réservée de Sibaris la molesse énervée, des Amadis les respects insensés, & du Lignon les bords toujours glacés. Peignons l’Amour comme on peint une belle, d’un jour aimable éclairons son tableau, vrai, mais flatté, tel qu’il est, mais en beau. Voilà le théatre & toute sa décence. Ecarter les excès grossiers de Caprée, de Crisis, des Sibarites, qui, dans une nation polie, ne plairoient à personne. Mais, quoique peint en beau, & par conséquent flatté, c’est toujours l’Amour tel qu’il est, c’est le même fonds du vice, & un plus grand danger pour la vertu. Au reste, cette union de la nudité & de la décence, de l’Amour & de la pudeur, des mœurs & des plaisirs, de Venus & de Vesta, de l’innocence & des désirs ; ces chimeres font penser qu’en composant cet ouvrage, le Sieur Bernard étoit déjà tombé dans l’enfance. Il est certain que, dans les principe du christianisme, ce sont des folies : c’en est une bien déplorable de les réaliser dans la conduite.

Voltaire convient des défauts de ses drames, quoique la plupart meilleurs que ceux de nos jours : mais cet aveu, qui lui a coûté, il ne le fait qu’aux dépens des amateurs. Je me vois obligé, dit-il, de servir l’ignorance. J’écris en insensé ; mais j’écris pour des foux. Le public est mon maître, il faut bien le servir, il faut, pour son argent, lui donner ce qu’il aime. J’écris pour lui, non pour moi-même, & cherche des succès dont je n’ai qu’à rougir. Lopez de Vega avoit dit la même chose du théatre espagnol. Voltaire n’a fait que traduire ses vers en françois. Le Marquis Albigati, qui rapporte l’un & l’autre dans la préface de son théatre, le dit encore du théatre italien. On est forcé pour plaire de se conformer au goût du public. Il en est de même des mœurs. Les amateurs, sont-ce des libertins, il faut par-tout de la galanterie ; le caractere du libertinage décide du genre de licence. La politesse du grand monde veut des voiles ; les boulevards, la foire sont moins délicats : mais il faut, par-tout du vice, & malheureusement la plupart des poëtes ont sur les mœurs le même goût que le public, & ils entretiennent celui du public, ils secondent les actrices qu’ils aiment, & ils en sont trop bien secondés. Le monde le plus-brillant n’a pas le goût moins dépravé, & les femmes qui rient sous l’éventail ne sont pas les plus chastes vestales.

Qu’un petit-maître est une sotte espece ! Il va, revient, est là-haut, est là-bas, il parle, il chante, il bat des entrechats, siffle, ricane, effleure la tendresse, tire un flacon, caresse son plumet, content de lui, dit des fadeurs aux belles, d’un pied léger fait trois pas de ballet, tourne la tête, arrange ses dentelles. A l’œil vulgaire il paroît un bijou, le sage dit, ah la bête ! ah le fou ! Que diroit le chrétien, s’il voyoit les élans, les transports, les désirs de son cœur, les tableaux, les écarts, les folies de son imagination sur les objets du vice ! Ces vers sont tirés des nouveaux contes soi-disant d’un cousin de Rabelais, qui croit se faire honneur d’appartenir à ce libertin, qui devroit en rougir, s’il lui appartenoit, & qui doit bien plus rougir d’avoir la foiblesse de s’en faire honneur.

Le Nécrologe des hommes célebres parle de M. de Pontdeveille, auteur de plusieurs comédies & d’autres ouvrages aussi frivoles, qui ne lui sont qu’une très-médiocre célébrité. Il eut, dit-on, le malheur de tomber entre les mains d’un précepteur dont le pédantisme lui inspira un dégoût pour l’étude, qu’il ne put jamais vaincre : c’est-à-dire, que son précepteur, homme sage, vouloit le faire étudier, & le corriger de sa dissipation & de sa paresse, & qu’il fut incorrigible. A ce prix, les régens & les précepteurs qui font leur devoirs, sont des pédans à qui il faut imputer le libertinage de leurs écoliers La gaieté & les talens de celui-ci suppléerent aux études. En effet, il a composé des comédies & des chansons : c’est un beau supplément. Ses premiers essais furent des chansons contre les rudimens & les racines grecques ; aussi ne savoit-il ni grec ni latin : mais il faisoit des vers bouffons. Il avoit pour ce genre une facilité incroyable,

Les parens, aussi pédans que le précepteur, ne s’accommodoient point de ce beau talent ; ils le destinoient à la robe, & lui avoient acheté, une charge de conseiller au parlement. Il retarda sa réception tant qu’il put : enfin, ne pouvant plus reculer, il alla, selon l’usage, demander des conclusions à M. de Fleuri, procureur général, qu’il trouva dans ce moment occupé. Le récipiendaire l’attendit dans une chambre voisine. Pour charmer son ennui, il se mit à danser la danse des Chinois dans l’opéra d’Issé, qu’on jouoit alors, & l’accompagnoit des attitudes grotesques de cette danse. Tout à coup le cabinet s’ouvre, le procureur général sort, & se mit à rire de la saillie du candidat ; ses conclusions ne furent pas données. Les parens du danseur sentirent qu’il n’étoit pas propre à un état si sérieux, & lui acheterent une autre charge. La même aventure est arrivé à… d’une maniere inverse. Un plaideur qui attendoit le procureur général dans son anti-chambre, le vit habillé en arlequin, dansant la danse d’arlequin, avec tous les lazzis dont l’ornoit Dominique, &, sans lui parler, se retira.

M. de Pontdeveille a eu part, dit-on, au roman de Mad de Tencin. C’est un fort petit mérite de travailler à des romans avec une dame qui, après avoir fait profession & vécu plusieurs années en religieuse, quitte son état pour se livrer au monde, & composer des romans. Dame aureste, qui traitoit de bêtes les beaux-esprits dont elle se servoit, & sa petite cour de sa ménagerie, & leur donnoit chaque année des culottes pour étrennes. Un enthousiaste du spectacle, un comédien, un romancier, un poëte comique est-il bien propre à rendre la justice ? Heureusement il y renonça, & plût-à-dieu que tous ceux qui lui ressemblent eussent la sagesse de ne pas monter sur le tribunal que leur goût pour la comédie déshonore, & de ne pas se déshonorer eux-mêmes en passant des coulisses aux fleurs-de-lys, au grand préjudice du public, qui ne voit qu’en gémissant ses biens, son honneur, sa vie dans les mains d’un comédien.

Une amatrice du théatre, amie de ce poëte, ne le quitta point dans sa derniere maladie, sans doute pour le préparer à une sainte mort, à la place du curé dont on ne parle pas : les les amies du théatre sont fort dévotes. Le jour qu’il mourut, une autre amatrice pria la dévote à souper, & la prévint qu’on répéteroit chez elle un nouvel opéra. Je ne puis , dit-elle, quitter mon ami qui est à l’agonie, mais je tâcherai de m’échapper un moment. A huit heures du soir elle arriva : l’opéra étoit commencé. A son arrivée la musique s’arrêta, la maitresse de la maison courut au-devant d’elle, tout le monde s’empressa. Hé bien ! Madame, comment se trouve votre ami. Ah ! répondit-elle en soupirant & versant des larmes, vous croyez bien que s’il n’étoit pas mort, je ne serois pas ici. Admirez le prodige de l’harmonie & la constante fidélité des amitiés du théatre ; la musique recommence, les larmes s’essuient, on est charmé de la beauté des chacones, on ne pense plus à son ami, il est mort. On veut que le théatre rende le cœur sensible, parce qu’il arrache un moment quelques larmes ; & moi je dis qu’il endurcit : la légereté qu’il inspire efface toute sensibilité, celle même qu’il vient d’exciter.

Dans le Journal du mois de mai 1768, dans l’Economique de Xénophon, dont on donne la traduction, il est dit en parlant de Socrate, il avoit reçu de la nature une trempe d’ame qui le fortifioit contre tous les évenemens. Quoique la philosophie eût reçu dans sa personne un outrage sensible, à la représentation de la comédie des Nuées, composée par Aristophane, il ne s’en émeut pas davantage, il conserva même sa gaieté ordinaire, & se contenta de dire que c’étoit un homme reconnu pour un conteur de fadaises, qui bâtit des châteaux dans les nuées. Pour faire sentir le peu de mérite que donne la richesse, dont tout le monde est enthousiasmé, il vit venir le cheval d’Alcibiade dont tout le monde admiroit la beauté. On couroit en foule au devant de lui, on le regardoit avec surprise, on ne tarrissoit point sur son éloge. Je m’approchai de l’écuyer , dit-il, je lui demandai combien ce cheval avoit de rente ? L’écuyer me riant au nez & me regardant d’un air de pitié, me répondit, êtes-vous fou ? un cheval a-t-il des rentes ? Depuis ce temps-là j’ai marché la tête levée, & me suis dit à moi-même, on peut avoir du mérite, & faire dire du bien de soi, sans avoir des rentes.

Dans un pot-pourri que le Mercure de décembre 1774, rapporte comme un ouvrage à l’honneur du nouveau Roi, après mille folies sur les coquettes, les prudes, les bergeres, le bal, le brelan, l’intendant d’un seigneur, les gascons, les normands, les femmes, les maris infideles, qu’on donne comme autant d’effets du nouveau regne, le chansonnier en vient au comédiens. Désormais l’acteur, loin de trancher du ton du prince, sans air protecteur, recevra le modeste auteur. Chloé, qu’on vit si mince dans son premier état, Chloé se souviendra des sabots qu’en province jadis elle porte, & n’attendra pas pour se corriger qu’on la pince, mais dans ses ébats montrera des goûts plus délicats. Je ne blâme pas ce portrait qui est très-juste ; mais je vois avec peine qu’on profane le nom du Prince, pour le faire servir de cadre. Est-il bien glorieux pour un Roi rempli de bonnes qualités, qu’on caractérise le bonheur de son regne par ces miseres ? N’est-ce pas un beau fleuron à ajouter à sa couronne, qu’une femme de mauvaise vie, devenue plus délicate dons ses goûts, ne se livre plus, comme la Bejar, belle-mere de Moliere, qu’à des personnes de condition ; & les livres périodiques devroient-ils en quelque sorte dégrader la couronne, en y attachant de si méprisables fleurons ? Et, pour leur propre honneur, devroient-ils montrer un si mauvais goût ? Louis XVI seroit à plaindre si sa sagesse & ses vertus ne se montroient que par ces objets.

Dans la notice que le Sieur Pingeron donne de la personne & des ouvrages d’Ignace Jones, qui bâtit le palais de Wittehal, le palais des festins, où l’on donne à manger aux ambassadeurs & aux princes étrangers ; l’auteur dit que l’infortuné Charles I étoit un homme de plaisir, qui tenoit à Wittehal une cour brillante, que tous les arts agréables concouroient à embellir les fêtes nombreuses qu’il y donnoit. Le poëte Jonson composoit les drames, Jones étoit chargé des décorations, un autre de la musique. La Reine y dansoit avec les dames & les jeunes seigneurs. Elle étoit françoise, & inspiroit ce goût à son mari : goût bien différent de celui du savant Jacques I. son pere, de la piété de Marie, de la grossiere & cruelle débauche de Henri VIII., mais fort semblable à celui de la fameuse Elisabeth. Cette vie ne plaisoit pas aux anglois, qui, depuis près d’un siecle, étoient dans les horreurs des guerres civiles & des changemens de religion. Malgré toutes ces fêtes, le monarque infortuné déplut à la nation ; &, par le dénouement le plus tragique qui fût jamais, passa du théatre sur l’échaffaud. On ne retrouve gueres à ces traits un prince qui, dans son apologie & son testament, se donne pour un homme très-pieux. Comment concilier la dévotion avec une vie de théatre, sur-tout dans un roi occupé des plus grandes affaires, & qui doit l’exemple de toutes les vertus ?

Hogard, peintre célebre, étoit le Calot d’Angleterre. C’est, dit l’auteur du mémoire, le Scarron de la peinture, par ses idée burlesque. Il vante fort comme un chef-d’œuvre le tableau d’une cuisine de cabaret, où, au milieu de plusieurs marmitons, on voit une hôtesse en colere, un moine affamé, & des voyageurs françois qui se disputent une piece de bœuf rôti. Ces objets font peu d’honneur au peintre, & ne méritent pas notre attention. Mais ce qui la mérite, c’est l’utile dessein qu’on attribue à ce peintre de corriger les mœurs par les tableaux grotesques, des divers excès où font tomber les vices. Il fit dans ces vues la vie d’une courtisanne, depuis son entrée dans le monde jusqu’à sa mort. Elle est séduite par une entremetteuse, elle passe par les mains de plusieurs amans dont elle essuie les caprices, elle est enfermée & fustigée dans la maison de force de Londres (l’auteur prétend que cette maison étoit autrefois le palais d’Henri VIII. où se sont commises les plus grandes débauches : il est juste qu’il serve à expier la débauche). Cette femme tombe malade des suites de son libertinage, & meurt dans les plus horribles douleur. Ainsi cet ivrogne au cabaret, qui boit sans mesure, fait cent folies, tombe à demi-mort, est emporté chez lui, y est chargé d’injures par sa femme. Un homme emporté dont on représente les accès de fureur, un apprentif paresseux qui devient voleur & se fait pendre. Ce sont des suites de tableaux où se voient les excès, les folies, les ridicules, les malheures de toutes les passions : une galerie où ils seroient ramassés seroit un traité de morale, & vaudroit des sermons. On disoit de lui, castigat pingendo mores, comme on dit de la comédie, castigat ridendo mores . Ce sont des comédies en peintures, comme les comédies sont des tableaux en action. Hogard est un Moliere : ces tableaux peuvent produire un bon effet, pourvu que la décence y soit gardée ; car si l’on peint à découvert les crimes de la courtisanne, ils feront beaucoup de mal : & tel est le poison de la comédie. Elle censure quelque vice & le tourne en ridicule ; mais l’indécence des actrices & des paroles, les décoration des objets, en font commettre de plus grands ; les tableaux qu’on y voit, les aventures qu’on y joue sont l’opposé de ceux de Hogard. Des intrigues heureuses, les plaisirs de l’amour, les débauches des dieux & des héros, la morale licentieuse, les sentimens étudiés, &c. aulieu de détourner du vice, par ces vues comme le peintre, on l’enseigne, on le saisit, on y invite par l’étalage de ses attraits les plus séduisans.

Le Mari Sylphe est une farce en prose, en deux actes, mêlée d’ariettes & de chansons. Elle est prise d’un conte de Marmontel mis en drame, &, ce qui ajoute bien à la farce, un conseiller au parlement de…….. l’a composée, l’a fait jouer & imprimer. C’est une femme qui n’aime point son mari, quoiqu’elle l’estime & vive décemment : mais elle aime un Sylphe, à qui elle rêve nuit & jour, à qui elle dit & de qui elle croit entendre mille douceurs. Le mari, qui en est éperduement amoureux, qui voudroit voir en elle des transports, c’est-à-dire, les folies des actrices, est au désespoir de la trouver si froide à son goût. Il découvre, par le moyen d’une femme de chambre, l’extravagance de sa femme ; &, pour la faire revenir à lui, il se déguise en sylphe. Sa femme donne dans le piége, &, sous le nom du prétendu sylphe, aime & caresse son mari. Il se fait connoître, lui déclare sa supercherie, elle lui pardonne, & l’aime enfin à son gré, Cette idée n’est pas nouvelle : il y a nombre de contes & de pieces comiques où, sous un nom, un masque, une figure empruntée, un mari se fait aimer de sa femme, qui en aimoit un autre ; il n’y a de nouveau que l’idée de sylphe, & un air de furie & de merveilleux qui le rend sans vraisemblance & ridicule.

Il n’y a point de femme assez imbécille pour être la dupe d’un artifice si grossier ; il faut être imbécille soi-même, & croire les spectacteurs imbécilles, pour en composer, représenter, & se persuader qu’on en soutiendra le spectacle, sans se moquer du mari, de la femme & de l’auteur. On met dans la confidence un foule de personnes, un coup de baguette fait trouver dans l’appartement de madame des robes, des fleurs, des odeurs ; cette dame est transportée dans les airs à sa maison de campagne, couchée dans un bosquet de son jardin, sans s’en appercevoir ; son sylphe lui parle, lui chante derriere la tapisserie, derriere une charmille, cette femme, jeune folle spirituelle, est comme furieuse de voir son sylphe, prend tout cela pour un rêve, n’a pas la curiosité d’aller regarder derriere la tapisserie & la charmille ; ne connoît pas la voix de son mari qui l’aime à la folie, & ne néglige rien pour se faire aimer, &c. La corruption du cœur aveugle l’esprit & fait oublier les regles de l’art comme les loix de la vertu.

Ce qui est aussi peu croyable & plus indécent, un conseiller au parlement, M.F.C.D.L.P.D.T., oubliant ce qu’il doit au public & à lui-même, a composé, fait jouer, donné au public, & débiter sous son propre nom cette absurde folie ; un autre magistrat chargé de la librairie, l’a approuvée & permis d’imprimer. Ce conseiller d’un ancien parlement, que sa disgrace n’a pas rendu sage, a-t-il pu ne pas sentir qu’il justifioit par-là la sévérité du Prince sous laquelle il gémissoit alors ; qu’un corps qui seroit composé de comédiens ne peut être trop-tôt supprimé. Heureusement il est le seul tabarin : ses confreres le désavouent.

Autre délire : il se dédie sa piece à lui-même, & se parle à lui-même sous le nom de ma chere personne. Il donne pour raison, avec franchise, cette vérité : Personne ne voudroit accepter la dédicace d’une si mauvaise piece, personne ne me donnerroit des louanges que son auteur aime & désire. Je suis le seul qui m’ait rendu ce doux service. Il finit en disant, pardon, ma chere personne, de vous avoir quitté si long-temps. Je suis sans complimens ; on n’en fait pas avec soi-même. Votre très-affectionné serviteur, Moi-même .

Il lance en passant des traits contre le nouveau parlement. Si les accessoires & la décoration ne sont qu’en raison de la place que l’on occupe ou du merite que l’on a, bien des gens qui se pavanent au premier rang, seroient obligé d’en descendre, & de se vêtir de la maniere la plus simple.   Je ne sai si le métier de tabarin est une place supérieure à celle de président & de conseiller, si les accessoires & les décorations des comédiens sont plus en raison du mérite que le mortier & la robe, & donnent plus de droit de se pavaner sur le théatre ou dans une épître dédicatoire que sur le tribunal. Du reste, cette farce est très-lubrique, très-licentieuse dans les pensées, les songes, les expressions, les lazzis du maître & des domestiques : cette espece de décoration est sans doute en raison de la vertu de l’auteur & des acteurs.

Cyrano de Bergerac, auteur dramatique, avoit eu querelle avec le comédien Montfleuri ; &, de son autorité, lui avoit défendu de monter sur le théatre. Je t’interdis pour un mois , lui dit-il. Montfleuri n’eut aucun égard à cette défense. Deux jours après, Cyrano de Bergerac le vit paroître, retire-toi , lui cria-t-il, si tu veux vivre . Montfleuri qui connoissoit sa folie se retira, crainte de pis. Bergerac triomphant disoît de lui, ce coquin-là fait le fier, parce qu’il est si gros qu’on ne peut le bâtonner tout entier .

Une dame avoit un fils fort débauché, qui s’étoit fait comédien par libertinage, comme bien d’autres ; la troupe vint jouer dans la ville ; son fils fut reconnu, elle en fut outrée, & alla à la comédie incognito. On joua Beverlai ou le Joueur anglois, image parfaite d’un libertin qui en jouoit le rôle d’après nature. A tout moment elle disoit, le voilà ce coquin, il est toujours le même, il n’a point changé . Quand elle lui vit, au dernier acte, lever la main pour massacrer son enfant, elle se leva, & s’écria d’une voix terrible, avec le frémissement de la nature : Arrête, malheureux, ne tue pas ton enfant, je le prendrai plutôt chez moi. Jamais coup de théatre ne fut plus frappant. Elle alloit s’élancer de sa loge, si on ne l’eut arrêtée : ce qui causa la plus grande émotion dans l’assemblée, & fit défendre la piece. Merc. août 1774.

Les italiens trouverent moyen de s’introduire à l’opéra ; leur musique y causa un désordre qui ne finit que par leur expulsion. Ils se vangerent par des parodies : on parodioit tous les opéra pour les ridiculiser. Ils auroient formé une bibliotheque d’opéra comiques. Quel dommage ! la cruelle mort enleva le parodieur : on ne l’a pas remplace. Audinot, acteur italien, ayant eu quelque bruit, fut renvoyé. Il s’est vengé d’une autre maniere : il a fait des marionnettes qu’il appelle comédiens de bois. Il les a habillées comme les italiens, & leur a fait jouer des pieces italiennes Cette plaisanterie a attiré beaucoup de monde. Audinot s’est enrichi : rien n’est mieux payé que les folies. Les trois théatres se sont plaint de cet avorton dramatique qui leur enleve leurs pratiques. Jalousie de métier. Ces héros, ces dieux, ces princes de la scène ne sont pas indifférens à la recette : ils ont fait un procès à des morceaux de bois. C’est un peu déroger à la noblesse, à la philosophie du théatre.

La comédie italienne ne fit d’abord que voyager en France. Les premiers acteurs qui vinrent à Paris, appellés Gelori, jouerent aux Etats de Blois, qui en furent très-mécontens, Henri III. qui les avoit appellés, en fut au contraire si content qu’il les combla de présens, se joignit à eux, & eut, parmi toutes ses foiblesses, celle de monter sur leur théatre & de jouer avec eux. Le parlement fit fermer le théatre & le Roi le fit ouvrir. Les troubles du royaume s’etendirent sur eux, ils furent forcés de repasser les monts. Une seconde troupe quelques années après, une troisieme ensuite, une quatrieme que Henri IV. fit venir de Piémont, eurent le même sort. Louis XIII. permit à une cinquieme de venir en France, elle ne réussit pas mieux. Le cardinal Mazarin en appella une sixieme qui s’en retourna. Il en vint une septieme qui s’unit aux comédiens françois, & jouoit avec eux alternativement, on s’en dégoûta Ils s’unirent à l’opéra ; celle-là se soutint plus long-temps : elle fut supprimée en 1697. Enfin en 1716, le duc d’Orléans régent en forma une qui subsiste encore. L’histoire qu’on vient de donner de ce théatre ne commence qu’à cette époque ; on a méprisé tout ce qui précede. Tissu d’extravagance & de libertinage qui ne mérite que l’indignation des honnêtes gens. Cette derniere troupe est moins grossierement corrompue, mais l’est toujours beaucoup encore : la dépravation est enracinée, essentielle, innée dans la profession de comédien ; ils ne sont pas plus sage en Italie qu’en France. Ils ont pourtant eu un honnête homme, Louis Riccoboni, qui a inutilement tenté de les réformer, & les a quittés.

L’opéra d’Azelan de M. Lemonier, musique de Roques. Cet opéra pris d’un conte de Voltaire, n’est qu’une petite intrigue de galanterie. C’est un jeune homme à qui un protecteur qui faisoit sa fortune, avoit fait promettre avec serment de ne pas épouser une personne qu’il aimoit, & qui, à l’ordinaire, entraîné par son amour, manque à son serment & à sa promesse, continue à l’aimer & l’épouse. Le fonds est très-peu de chose : il a fallu pour fournir trois actes implorer le secours du machiniste, & faire jouer toutes les machines, magiciens, démons, dieux, génies, pluie de feu, foudre, tremblement de terre ; on a même fait venir une épisode des amours de Bacchus & d’Ariadne, qui tient un acte, par une belle entrée triomphante qu’on leur accorde. Au milieu de tout ce cahos, Agathine est toujours fidele à Azelan. Qu’importe à ma tendresse extrême qu’on enchaîne mes pas dans ce triste séjour ! l’asyle où je pourrai voir en paix ce que j’aime, sera toujours pour moi le temple de l’Amour. Tout se jette à ses pieds, jusqu’à Bacchus même, quoique dieu & amant d’une autre. Quand on parle de serment, le dévot Azelan répond en acteur d’opéra : Le serment d’aimer une belle, est un serment sacré comme on le fait aux dieux. Une maitresse est en effet la vraie, l’unique divinité. Agathine a le mien, & j’y serai fidele. Vous m’offrez vainement d’être heureux dans les cieux, je n’y veux pas régner sans elle. L’Amour descend du ciel & couronne leur constance : il change le cœur du protecteur qui s’y opposoit & l’oblige de consentir à leur union, & tout est en fête. Danse, musique, orchestre, pas de trois & tout le charivari de l’opéra. Vestris, la Guimard y font des merveilles. Qui en doute ? Le Mercure en remplit plusieurs pages.

Ces fadeurs, ces absurdités, ces tapages, qui forment tous les opéra, ne sont qu’un voile qui couvre tout le secret de celui-ci. On a voulu justifier la désobéissance d’un fils, à qui son pere déclare qu’il n’approuve pas un mariage mal assorti, qu’une aveugle passion veut faire, qui lui promet son héritage, s’il abandonne son actrice, le menace de le déshériter s’il désobéit, lui fait promettre d’éteindre sa folle passion. Vaines promesse ! la passion va toujours son train, le mariage s’accomplit, le pere est forcé d’y souscrire. C’est le fonds de cent comédies. On veut justifier encore un religieux apostat, qui, malgré ses vœux, se livre au vice, ne peut résister à l’amour, ce premier vœu de la nature, supérieur à toutes les loix, veut tenir le serment qu’il a fait à sa maitresse, divinité qui doit l’emporter sur tous les dieux. C’est Ericie, Mélanie, Euphemie transportées à l’opéra, où elles n’avoient pas paru encore. Nous avons assez parlé de cette scandaleuse doctrine, qu’on tâche d’établir par les artifices du théatre. Chaire de pestilence, que le démon s’efforce d’élever, & fait rouler des françois aux italiens, à l’opéra, aux boulevards & aux marionnettes.

Les nouvelles publiques, novemb. 1774, ont annoncé comme un évenement remarquable, qu’à Bruxelles on a célébré la fête de S. Charles, dont le Prince gouverneur porte le nom ; & comment ? par l’opéra d’Emelinde, composé par Poinsinet, corrigé par Sedaine, musique de Philidor. On n’en peut, dit-on, trop louer la composition & l’exécution. L’opéra de Paris est jaloux d’avoir été prévenu ; mais il ne manquera pas de s’enrichir de ce chef-d’œuvre. S. Charles ne célébroit pas ainsi ses fêtes, & ne s’est jamais attendu qu’on honorât la sienne d’un tel panégyrique. C’est une profanation. Qu’on célebre par des spectacle, les victoires, les entrées des princes, ces jeux ont du moins quelque chose d’analogue à leur destination : mais quel rapport ou plutôt quel contraste de l’entrée d’un saint dans le ciel avec un opéra ? On a pris son nom au baptême, on le porte par piété, on l’invoque, on célébre sa fête, pour s’en faire un protecteur, & s’animer à suivre ses exemples. Est-ce bien l’honorer & mérites sa protection, est-ce bien étudier ses vertus & marcher sur ses pas, que de solemniser sa fête par des folies & des exemples du vice ? L’amour du théatre est une ivresse qui ferme les yeux sur les premiers principes de la religion, & fait dévorer avec plaisir les contradictions les plus absurdes & les plus indécentes. La Flandre n’est pas la seule où l’on solemnise la fête des saints comme celle des dieux du paganisme ; cette liturgie est suivie dans toute l’Europe, au grand préjudice de la religion & des mœurs.

Voici un trait remarquable du discours de M. Sicard à l’Académie Françoise. Il ne suffit pas d’accoupler des rimes en actes, & d’en revêtir des idées triviales, des images parasites de l’ancienne mythologie, agréables par elles-mêmes, mais devenues trop insipides par un emploi trop répété, espece de jargon que les jeunes gens prennent pour de la poësie, & qui n’en est que le ramage. Il faut satisfaire à l’esprit aussi-bien qu’à l’oreille, & ne s’adresser à l’imagination que peut arriver plus surement à l’ame. On peut dire la même chose des images triviales de la pastorale, troupeaux, ruisseaux, musettes, &c. du jargon de la galanterie, qui se donne pour de la tendresse, adorable, graces, Vénus, fers, &c. des grands mots qu’on prend pour de la philosophie, humanité, bienfaisance, tolérance, sensibilité, superstition, &c. Toutes ces images parasites sont devenus insipides par un emploi trop répété, elles ne font que du ramage, sur le théatre plus qu’ailleurs, où on l’entend si souvent, à l’opéra où l’on n’en entend pas d’autre : c’est un gasouillement de serins qui redisent toujours la même chose, & satisfait l’oreille, mais non le cœur, & ne parvient pas jusqu’à l’ame. Voilà le verbiage : parler beaucoup sans rien dire ; on s’en moque avec raison N’est-ce pas le caractere de la plupart des poësies ? On le reproche aux femmes : mais les amoureux qui les entretiennent sont-ils moins coupables qu’elles ? Les conversations ne sont que du verbiage, la plupart des pieces de théatre ne le font pas moins. Parler peu, à propos, des choses utiles, le bon esprit, la raison sont ici d’accord avec la piété. On peut dire, in multi loquio non deerit peccatum .

Il est naturel que la vanité, commune à tous les hommes, soit plus exaltée dans une tête dramatique : la plupart des gens de théatre ont un besoin pressant du succès, leur fortune, leur vie en dépend ; la scène leur donne du pain. L’habitude journaliere des applaudissemens leur fait tourner la tête. Et quels applaudissemens ? De tout le monde, des gens les plus distingués à la cour, à la ville, de tous les poëtes dont la veine coule pour eux à grands flots, de tous les écrivains périodiques qui embouchent pour eux la trompette, & font connoître dans tous les royaume des noms obscurs faits pour rire, Clairon, la Hus, le Kain, &c. & ceux qu’ils se donnent, Arlequin, Scaramouche, &c. la beauté de la salle, la richesse des habits, la magnificence des décorations, la nombreuse compagnie, enflent leur ame, & leur donnent d’eux-mêmes des idées gigantesques. Quiconque est toujours en spectacle, & voit les yeux du public fixés sur lui, se croit quelque chose de grand. Tout homme monté sur un théatre est élevé sur des échasses d’où il regarde de haut en bas comme des pygmées tous les humains qui l’admirent : sa tête est nécessairement une girouëtte placée à la pointe d’un clocher, qui tous les vents agitent. Je ne parle point de la vanité des actrices : toutes les jolies femmes, & souvent celles qui ne le sont pas, sont de vrais ballons remplis de vent ; à plus forte raison celles qui communément ont plus de races que les autres, qui savent mieux les embellir, les mettre en jour, les faire valoir. Une actrice n’est pas une personne vaine, c’est la vanité elle-même. Dans l’ivresse, les hommes ont la folie de renforcer le vent, par la fadeur des leurs éloges, l’excès de leurs hommages, & l’enthousiasme de leur passion. Une si forte dose d’encens des tourbillons si violens de fumée étourdissent la plus insensible idole qu’ils élevent sur l’autel. Aussi ont-ils tous un air de fierté, de présomption, d’arrogance, qui les décele au premier coup-d’œil, sans attendre leur conversation qui ne les trahit pas moins.

Il est vrai que ces idées villageoises, ces paysans, ces pâtres, ces chevres ont quelque chose de roturier, & semblent déroger à la noblesse de la pourpre, de l’épée, du mortier de président. Comment les gentilshommes titrés peuvent-ils s’occuper & même applaudir à ces bassesses, & nos seigneurs les comédiens y descendre ? L’infamie que les loix ont attaché à ces bergers de théatre, forme bien une autre dérogation aux yeux de la vertu. Mais, hélas ! c’est le sort de l’humanité D’Adam nous sommes tous enfans ; la preuve en est connue, & que tous nos parens ont mené la charrue . La noblesse du théatre, avec les mêmes dégrés, elle n’a rien à reprocher à nos gentilshommes : du tombereau de Thespis & de la lie qui le barbouilloit, elle est montée au plus haut point de l’illustration & de la parure. Et si l’on compulsoit les registres d’Amathonte, combien trouveroit-on d’acteurs & d’actrices entés dans les arbres généalogiques, à qui des grands seigneurs doivent le jour, quoique d’Hosier ait la cruauté de n’en faire aucune mention.

Le discours de M. de Busson, lors de la réception de M. le maréchal de Duras à l’académie françoise, à la place du sieur Belloi ; ce discours, parmi les beautés qui naissent sous la plume de cet homme vraiment éloquent, donne une idée juste du sujet de nos tragédies. Que peut indiquer , dit-il, ce concours successifs de poëtes à toujours représenter l’héroïsme sous les traits de l’espece humaine encore informe ? Que prouve cette présence éternelle des acteurs d’Homere sur notre scène ? Que le fol amour de la fable cette enfin de l’emporter sur la tendre vénération que l’homme sage doit à la vérité. Quelle comparaison entre le bon & le grand Henri & le petit Ulisse ou le fier Agamemnon, entre nos potentats & ces rois de villages, dont toutes les forces réunies feroient à peine un détachement de nos armées ! Quel peut être l’effet de l’espece humaine, non-seulement informe, mais corrompue à l’excès, dont on souille sans cesse la scène ; de ces fables scandaleuses & ridicules des dieux & des déesses du paganisme, dont on étale les débauches ? Que sont toutes les fables de la mythologie que des adulteres, des incestes, des vices de toute espece, placés sur les autels ? Quel peut-être , continue-t-il, l’objet utiles des représentations théatrales, que d’échauffer le cœur & d’élever l’ame entiere de la nation, par les grands modeles qui l’ont illustrée. C’est une exagération plus qu’oratoire, de mettre l’ame entiere de la nation aux pieds du théatre y prenant des leçons d’héroïsme. Il n’y a pas la deux-centieme partie de la nation qui le fréquente, il n’y a pas la deux-centieme partie de la nation qui le fréquente, il n’y a pas la deux-centieme partie dont une tragédie échauffe le cœur, éleve l’ame à l’héroïsme. L’enthousiasme de la scène aveugle les hommes les plus éclairés, ou peut-être leur fait oublier la tendre vénération que l’homme sage doit à la vérité. Milton, le Tasse, le Camoëns se sont écartés de la route battue ; ils ont su mêler habillement l’intérêt de la religion dominante à l’intérêt nationnal, ou à un intérêt plus universel ; presque tous les dramatiques anglois ont puisé leurs sujets dans l’histoire de leur pays ; la plupart de leurs pieces sont appropriées aux mœurs angloises ; elles ne présentent que le zele pour la liberté, l’amour de l’indépendance. En France, le zele pour la partie, l’amour pour le Roi joueront toujours les principaux rôles. Ce qu’a fait M. de Belloi , &c. C’est donc bien tard que les françois, si zelés pour leur Roi, ont songé à pénétrer leur cœur. M. de Belloi a commencé de parler, & les étrangers lui en avoient donné l’exemple. C’est Voltaire qui a ouvert la carriere dans sa Henriade : encore même ce patriote Voltaire, dans la Mort de César, dans Mahomet, dans la plupart de ses pieces, parle en anglois, en républicain, & dément tout ce qu’il avoit dit dans sa Henriade. Corneille, Racine, Crébillon, &c. n’étoient pas moins républicains. C’est bien diminuer la gloire du théatre, dont l’objet & le vrai but doit être d’échauffer le cœur & d’élever l’esprit de la nation, par les grands exemples & les beaux modeles qui l’ont illustrée . Il a donc manqué son but & perdu son objet de vue, jusqu’au sieur du Belloi, qui l’a redressé par son Siége de Calais. C’est mal soutenir le rôle de panégyriste. Que penser d’un spectacle si vanté, qui ne commence d’être bon que depuis cinq ou six ans, malgré tant de chef-d’œuvres qu’on donnoit pour une école de mœurs. Les plus grands hommes ne sont pas toujours d’accord avec eux-mêmes.

Il s’est fait beaucoup de tableaux, beaucoup d’ouvrages sur l’état des hommes à la naissance du monde soit selon la vérité de l’histoire d’Adam & d’Eve, dans la Genese, comme Milton, &c. soit dans les fables de la mythologie, sous les noms de Promethée, de Pandore, de Deucalion, de Pyrrha, comme le théatre de Saint-Foix, & depuis peu Colardeau, poëme de l’homme, d’après l’histoire naturelle de Buffon. Quel goût peut-on trouver dans un sujet qui n’a rien de neuf & de piquant, sans variété, sans intrigue, sans dénouement, qui ne présente que deux acteurs, dont le rôle exige une nudité que le théatre n’oseroit représenter ? Il n’y a d’autre plaisir que celui ce voir des nudités devant les yeux ; du moins dans l’imagination, dont le libertin se repaît, de suivre mollement la gradation des idées & le développement des mouvemens de la sensualité ; que le poëte appelle, aller de surprise en surprise & d’essais en essais . C’est-à-dire, de savourer à longs traits tout ce qui allume le feu de l’impureté ; & cependant encore on dit fierement qu’on suit les loix de la décence, parce qu’on s’abstient de termes grossiers, quoiqu’on fasse les peintures les plus voluptueuses, les descriptions les plus lascives, & qu’on ne perde pas de vue les objets les plus indécens. Mais Colardeau & Saint-Foix sont des hommes de théatre, c’est tout dire. Nous avons parlé des comédies du premier, voici l’esquisse du poëme.

La création du couple humain, son étonnement à la vue du spectacle de la nature, sa premiere sensation, le développement de ses idées, l’ivresse de se jouissances, & tout cela d’après une fiction assez plate & très-inutile de quelques vieux tableaux trouvés dans les ruines de quelque palais, qu’un prétendu sage lui fait voir, & sur lesquels il bâtit sa théogonie. Cette théogonie est prise de la statue de Pygmalion, dans les métamorphoses d’Ovide, qui s’anime par dégrés, conformément au systême de l’abbé de Condillac, sur l’origine des idées & des sensations. Systême absolument contraire à la vérité, puisque l’Ecriture nous apprend que l’homme & la femme ont été créés avec toutes les perfections de l’esprit & du corps, & formerent leurs enfans par l’éducation & l’exemple Ce systême arbitraire ou plutôt chimérique, sont comme le roman des tourbillons de Descartes, où l’on examine, non comment le monde a été fait, mais comme on s’imagine qu’il a pu se faire. Ces jeux d’esprit sont bien dangereux dans ce siecle, contre les intentions sans doute de l’abbé de Condillac ; puisque le matérialiste en abuse, pour faire voir que l’on peut venir par le méchanisme des organes.

Ovide attribue à Venus le miracle de la statue de Pygmalion, & Colardeau fait honneur du sien à l’Amour & au penchant naturel des deux sexes Selon lui, l’un & l’autre éperdus, préoccupés, distraits, s’élevent, & d’un pied chancelant & timide, marchent abandonnés au destin qui les guide . Sur quoi, présentant le corps humain dans toutes ses attitudes, il en trace la création par l’anatomie de ses beautés, ces muscles, prononcez ces veines, foyers toujours brûlans de passions . Il faut que celles de ce poëte soient bien vives : il ne le dissimule pas. J’occupe ma raison du plaisir de mes yeux. Il ne doute pas que ces beautés ne lancent leurs traits sur les cœurs, n’excitent les mêmes mouvemens par les regards mutuels de l’homme & de la femme : l’un & l’autre plongés dan un confus délire, se parcourant d’un œil avide & curieux, tout leur être jouit, leur ame est dans leurs yeux, au feu de leurs regards leurs esprits sont brûlans , &c.

Son vieux peintre étoit trop complaisant pour dérober aux yeux ces merveilleux objets. Le peintre n’avoit pas, sous un voile imposteur, de la belle Pandore enséveli les charmes ; l’innocence étoit nuë, & l’étoit sans allarmes ; elle s’enveloppoit de la seule pudeur. La beauté n’a rougi qu’en perdant la candeur. De la nudité même elle orne un front modeste. Il dit pourtant ailleurs, en parlant du front, la pudeur l’entourant de l’ombre des cheveux, s’éleve & s’applanit ce front majestueux . C’est une contradiction, mais fort pardonnable : ce qui l’est moins, c’est ce vers adressé à Dieu, Toi, qui m’offres dans toi l’image de moi-même , & rappelle le fameux sonnet du miroir. Miroir, peintre & portrait . L’auteur n’a pas prétendu exposer le sentiment du Pere Malebranche, qui croit qu’on voit tout en Dieu. C’est un galimatias absurde & une impiété. L’homme est fait à l’image de Dieu, mais Dieu n’est pas fait à l’image de l’homme.

Il parcourt les différentes especes de sensations : la femme en est l’objet universel, supérieur à tout, qui les fait tous éprouver le plus délicieusement. Rien à l’égal de toi n’est beau dans la nature ; j’admirois le soleil brillant au haut des cieux, un jour plus enchanteur étincelle à mes yeux. J’ai respiré l’encens & le parfum des roses, qu’il en est de plus doux sur tes levres mi-closes. Les oiseaux ont chanté sous l’ombre de ces bois, mais les oiseaux n’ont pas les charmes de ta voix. Le nectar, le parfum, tout ce que j’ai goûté, & la terre & les cieux, tout cede à ta beauté. Il prétend, d’après le grand maître Ovide, que la femme y est encore plus sensible. Avec bien plus de charme & plus de volupté, Pandore l’avouoit cette essence invisible. Car est-il douteux au théatre que le vice ne soit le bonheur suprême, & qu’une femme ne soit la vraie divinité qu’on y adore ? Ivre de mes plaisirs, ah ! je respire à peine Mon être est-il changé ? m’as-tu donné le tien ? Ta voix me la rendroit (la vie), je renaîtrois par toi. Peut-être le pouvoir qui te créa si belle, de mon ame en tes yeux alluma l’étincelle ; pour mon bonheur sans doute il voulut te former ; il t’a faite pour plaire, & c’est à moi d’aimer , &. &c. &c.

N’en voilà que trop de ces folies qui ne finissent point, dont l’absurdité fait pitié à l’homme sage, & la licence fait gémir le chrétien. Que signifient ces paroles, l’ame est une étincelle allumée au feu des yeux d’une femme  ? L’ame n’est une intincelle que pour un matérialiste, & elle ne s’allume aux yeux d’une femme que pour un monstre de vice qui ne connoît que cette vie de péché. Mais si l’ame de l’homme a reçu la vie aux yeux d’une femme, la femme a donc été été créée avant l’homme ? Quelle fin de l’un & de l’autre ! La femme n’existe que pour plaire, l’homme que pour l’aimer. Quelle religion a donné au Créateur des vues si basses ? Que signifie ce galimatias, mon être est-il changé, m’as-tu donné le tien ? L’homme est-il devenu femme ? Il n’a que trop raison de le dire ; la volupté amollit, effémine, change si bien les hommes qu’elle en fait des femmes. Les acteurs, les petit-maîtres, les amateurs ne sont-ils pas des femmes ? Il appelle son état une ivresse : il ne dit que trop vrai, il ne dit pas assez, c’est une vraie démence. Assurément cet ouvrage n’est pas celui d’un homme sage : la raison & la vertu pensent & parlent bien différemment.