(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre IV. Maurice de Saxe. » pp. 118-145
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(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre IV. Maurice de Saxe. » pp. 118-145

Chapitre IV.

Maurice de Saxe.

M rs. d’Espagnac & Turpin parlent ainsi de la naissance de Maurice comte de Saxe : il fut l’unique fruit des amours d’Auguste II. roi de Pologne & electeur de Saxe, & de la comtesse de Konismark, suédoise. L’un & l’autre étoient parfaits. Qui en doute ? Ils ont produit le plus grand homme. Auguste fut le prince le plus accompli de son siecle, Maurice fut le héros du sien. La flaterie tenoit dans le même temps ce langage bannal de vingt autres princes. Le czar Pierre, Louis XIV, Charles XII, Stanislas lui auroient-ils donné la préférence ? La comtesse comptoit des héros parmi ses ancêtres ; la beauté fut le moindre des dons qu’elle reçut de la nature ; supérieure à son sexe par l’assemblage de tous les talens qui forment le grand homme, l’Europe l’eût comptée parmi les premiers souverains, si sa naissance l’eut appellée au gouvernement d’un empire. Si je n’ai pas une couronne, il suffit de la mériter, disoit-on du prince de Condé, qui étoit bien plus grand homme que la galante suédoise.

Mais comment la console-t-on de n’être pas sur le trône ? Par la gloire d’avoir eu un bâtard. Si elle n’eut point de couronne , dit-on, elle eut du moins la gloire d’asservir un grand roi. Il eût été plus glorieux de le maintenir sur le trône d’où Charles XII. le fit descendre. Née tendre & sensible (Voilà de grands & de rares talens dans une femme), ses foiblesses semblent avoir été annoblies par celui qui en fut l’objet & par celui qui en fut le fruit. Ces lettres d’annoblissement ne sont par rares dans les cours des princes. La noblesse des crimes est inconnue dans la religion. Je me trompe : l’auteur nous dit que les demi-dieux ont eu cette tache originelle ; la naissance d’Hercule n’a point flétri la mémoire d’Alcmene. On respecte des fautes & des erreurs dont on retire le fruit, & le merveileux les consacre . C’est en effet une grande merveille qu’une femme ait un enfant naturel ! la religion doit s’empresser à la consacrer. Mais quelle religion ? Celle qui adore Hercule s’appuie sur des sables & honore les actrices. L’auteur de cet ouvrage n’est-il pas un païen ? Il a tort cependant de se borner aux demi-dieux, Mars, Apollon, Mercure, Bacchus, Cupidon, Minerve, Diane, Venus, les Muses, ne sont pas plus légitimes qu’Hercule, ni moins propre à annoblir, à consacrer, à diviniser la débauche des héroïnes dont les fautes merveilleuses ont eu un si grand objet, & produit un si beau fruit. La mythologie n’est fondée que sur la débauche ; presque tous les dieux ne sont que des bâtards, & tous sans exception, jusqu’au vieux Saturne, ont eu des bâtards. Affoiblir les idées & l’horreur que le christianisme nous donne de l’impureté, & faire disparoître l’infamie par des adulations, des fables, des impiétés, des crimes, est-ce respecter l’Evangile & les mœurs ? C’est l’esprit du théatre, & celui du libertinage : les crimes ne sont que des jeux.

Voltaire & tous les apologistes du théatre font les étonnés de la contradiction qui se trouve entre l’infamie légale des comédiens & la considération dont ils jouissent ; du moins dans la capitale, car dans les provinces la loi & le public sont toujours d’accord. C’est une contradiction en effet fort commune dans le monde entre les sentimens & la conduite, la religion & les mœurs. Un homme sage peut-il ne pas regarder avec mépris ce que la loi couvre d’infamie, & se lier avec les ennemis de la vertu ? Voltaire conclud que les comédiens ne sont point imfames : il devroit en conclure que le vice aveugle sur l’honneur comme sur la conscience, & qu’un suffrage dicté par le libertinage n’est d’aucun poids. Il y a bien plus de contradiction entre les anathêmes prononcés contre les bâtards & les femmes qui se laissent séduire, & la considération où ils sont l’un & l’autre dans le grand monde, qui se croit plus éclairé & qui est plus aveugle que le peuple, chez qui le fruit, les auteurs, les complices du crime n’occupent que la place qui leur est due. On est impunément, on est avec honneur la maîtresse d’un grand, la distributrice des graces, le mobile des affaires, l’objet des adorations. Quelles sont les femmes légitimes pour qui on ait les mêmes égards ?

Le Plutarque françois, M. Turpin, rapporte, on ne peut plus agréablement, une aventure plaisante du comte de Saxe avec l’actrice le Couvreur, tant célébrée par Voltaire & par mille autres. Le comte de Saxe, dit-il, avoit un tempéramment violent qui le livroit aux femmes (aussi étoit-il fils de l’amour) : mais, peu constant dans ses goûts, il ne cherchoit qu’à les varier, & souvent sans délicatesse. Ses passions étoient des faillies d’un cœur facile à s’enflammer & facile à s’éteindre. La le Couvreur, actrice célebre qui aimoit le Comte & en étoit aimée, instruite de la situation critique de son amant, lorsqu’il alla en Courlande faire valoir ses prétentions sur ce duché, avoit en sa faveur fait le sacrifice de son mobilier, dont elle tira 40000 liv. & les lui envoya. C’étoit une restitution. (Ce trait est héroïque). Lorsque le Comte revint à Paris, la reconnaissance & l’amour le conduisirent chez l’actrice plutôt que chez le Roi : il alla descendre chez elle, sans se donner le temps de défaire ses bottes, ni de réparer les désordres d’un grand voyage. On ne peut marquer plus d’empressement : c’étoit un tartare qui revenoit d’une course. L’héroïne étoit retenue dans son cabinet pour des affaires pressées. Se trouvant seul dans l’appartement, il apperçut sur la cheminée une lettre ouverte, écrite par un amant favorisé, le neveu du cardinal T., qui se lamentoit sur le retour d’un rival qui l’alloit supplanter. Comment ferons-nous pour nous revoir ? Je laisse à l’amour & à votre cœur le soin d’en ménager les moyens. Le Comte, qui dans son voyage avoit eu bien d’autres maîtresses, fut peu affligé de sa défaite. L’amante infidelle entre & se jette dans ses bras avec un épanouissement de joie qui en eût imposé à un amant moins instruit. Au lieu d’éclater en reproches vulgaires, il reçoit ses caresses avec un transport aussi vif & aussi sincere. Mais craignant de lui laisser appercevoir son dépit, il faut , lui dit-il, que je vous quitte pour reparoître dans un état plus décent. Dans un moment je suis à vous. Il la quitte ; &, au lieu d’aller chez son baigneur, il se rend chez son rival, qui ne s’attendoit pas à cette visite, & lui propose de monter dans un fiacre avec lui. Cette invitation ressembloit à un appel sur l’arêne : il fut accepté. La surprise fut encore plus grande lorsqu’il vit qu’on le menoit chez la le Couvreur, à qui le Comte dit en l’abordant, Ma tourterelle, (ironie plaisante) vous ne serez plus embarrassée des moyens de revoir Monsieur, le voilà, c’est moi qui vous l’amene ; c’est au vaincu à couronner le vainqueur. L’amante confondue pleure, & veut héroïquement se poignarder. C’est le dénouement ordinaire des tragédies, familier à l’actrice. Ressource bannale aussi absurde que fausse d’un poëte qui ne sait comment se tirer d’affaire ; c’est moins le dénouement de la piece que celui du poëte. L’héroïne n’en mourut pas plus que sur le théatre ; on l’arrêta, on lui promit son pardon. Le Comte étoit coupable de trop d’infidélités pour ne pas excuser celles des autres ; assuré de trouver par-tout des dédommagement, il fut bientôt consolé de ses pertes : le théatre même l’en consola.

Maurice, dit-on, a étendu les limites de l’art de la guerre, par le recueil de ses Rêveries : en voici une qui mérite bin le titre. Ce grand guerrier pensoit que les spectacles & les fêtes étoient propres à distraire le soldat de la réflexion sur les dangers & les fatigues de son métier, comme la politique d’Auguste amusoit le peuple romain par des jeux, pour faire oublier son usurpation & le poids des impôts. Maurice avoit toujours dans son camp une troupe de comédiens à ses pages ; il entretenoit ainsi la gaieté & avec elle la valeur, & faisoit diversion par ce libertinage aux raisonnemens politiques sur ses opérations. La veille d’une bataille il avoit toujours un spectacle à donner : c’en étoit le premier signal. A peine étoit-on sorti de la fête qu’il falloit marcher à l’ennemi. Ce systême a été adopté en paix & en guerre, chaque garnison & chaque camp a son état major d’acteurs & d’actrices. Si ce n’est pas là de la saine morale ni de la bonne tactique, il y a du moins de l’esprit de savoir couvrir ses goûts, ses passions, sa frivolité du voile du bien public. La vie du comte de Saxe est pleine de ce qu’on appelle foiblesse, & que sa religion n’approuva pas plus que la religion catholique. On les trouve dans sa vie par M. d’Espagnac.

Il fit pourtant une bonne œuvre au théatre, la seule peut-être dont les annales du spectacle fassent mention. Une dame qui, sur la réputation de la galanterie de Maurice, croyoit pouvoir s’en faire un amant, lui écrivit & lui donna rendez-vous à l’opéra. Maurice, charmé de la bonne fortune, fut très-exact à l’assignation. La dame qui avoit emprunté tous les secours de l’art pour s’embellir, ne doutoit pas de sa victoire. Elle étoit ou fit semblant d’être mécontente de son mari ; pour entrer en matiere, elle lui conta ses malheurs, & le pria d’y apporter quelque remede de la maniere la plus pathétique. Quelle femme sortant de la toilette ne compte sur la victoire ? Celle-ci se trompa. Maurice comprit bien qu’elle ne demandoit qu’à se venger de son mari : mais, soit que la dame ne lui parût pas assez belle, ou qu’il craignît de se compromettre avec son mari, ou que son cœur fût pris ailleurs, le comte de Saxe fit le dévot, tourna tout du côté de la religion, mena la dame chez le curé de Saint Paul son pasteur, pour la consoler & la remettre dans le bon chemin, dont elle avoit grande envie de s’écarter. Le Curé fit son devoir, la dame ayant manqué son coup, se rendit sans peine, & fut remise à son mari.

M Turpin, qui ne peut nier dans son héros une débauche publique & scandaleuse, dont lui-même se faisoit honneur, s’efforce de l’excuser. Excuse qui est un nouveau scandale, & sur des raisons frivoles qui sont de vrais désordres 1°. Maurice tiroit parti de sa légereté en saveur de la gloire, sachant vaincre en héros les mêmes passions auxquelles il cédoit en homme vulgaire. C’est en effet un acte bien héroïque de voltiger d’objet en objet, de quitter une femme dont on est dégoûté pour en prendre qui plaît davantage : l’héroïsme à ce prix est bien commun. Peut-on en avoir, peut-on en donner des idées si monstrueuses ? Quelles leçons dans le nouveau Plutarque ! 2°. Maurice tiroit aussi parti de ses débauches pour sa fortune ; c’étoit un volle sous lequel il se déroboit aux yeux de l’envie : sa qualité d’étranger lui suscitoit des jaloux. Les grades dont on l’honoroit paroissoient à la cour une usurpation-sur leurs droits. On excuse les défauts, mais on ne pardonne pas la supériorité. Il croyoit cette vie libertine propre à calmer la jalousie ; il aimoit qu’on le crût assoupi dans le sein des plaisirs ; il accréditoit à dessein les bruits de son libertinage ; & pour fournir des alimens à la malignité, il faisoit des soupers dans des maisons suspectes. Quand on lui représentoit le scandale honteux de cette vie, c’est , disoit-il, pour donner le change à l’envie . Les journaux ne veulent point prononcer sur ses éloges : ce doute ne fait honneur, ni au héros, ni au panégyriste.

Le lettre de Mad. de Pompadour parlent plusieurs fois du comte de Saxe : en voici des extraits. D’abord il est fort loué ; c’étoit l’homme du jour, l’homme de la cour : ses victoires, ses talens guerriers le méritoient. Après sa mort il est décrié pour ses mœurs & sa religion : il ne le méritoit pas moins. Elle le mit au-dessus de Turenne & de Condé. Je ne sais s’ils étoient aussi grands qu’on les représente : vous êtes plus utile. Ils ont fait dans des guerres injustes des conquêtes dont on n’a tiré aucun avantage : ils attaquoient & vous défendez. Tout cela est faux & outré. Condé avoit autant de valeur & de génie, Turenne avoit plus de sagesse de religion, de probité que Maurice, qui n’en avoit point. Tous deux défendoient le royaume aussi-bien que lui, leurs victoires étoient aussi glorieuses & avantageuses, & bien davantage. Elle-même, quelques lettres après, appelle les guerres de Maurice injustes, ridicules, puériles Elle dit à Monsieur de Lowendal, si les infirmités nous privent du brave Maurice, vous nous rassurez, on ne s’appercevroit pas qu’il fût mort . En effet, M. de Lowendal le valoient bien : mais il n’étoit qu’en second, & sur un moindre théatre Mais voici du vrai. On a chanté le Te Deum sur la bataille de Lawfelt. Je n’aime point cette cérémonie, qui me paroît injurieuse à Dieu : comme si quelqu’un alloit remercier un bon pere d’avoir eu le bonheur d’égorger ses enfans. Il seroit plus juste de lui en demander pardon.

Voici le revers de la tapisserie. On dit, Monsieur le Maréchal, qu’au milieu des travaux & des fatigues de la guerre, vous trouvez encore des momens pour faire l’amour. Je suis femme & ne vous blâme pas ; l’amour fait les héros & les rend sages. Du moins ceux du théatre, qui sont tous amoureux : car par-tout ailleurs, selon le Sage, l’amour rend foux même les plus sensés. Mulieres faciunt apostatare sapientes. Charles XII. est le seul qui n’ait jamais aimé : il en a été puni, il est mort fou & malheureux. Qu’il ne se flatte pas de l’honneur de la scène. Les anciens germains disoient qu’il y a quelque chose de divin dans une femme ; je suis plus que de leur avis, je pense que la grandeur de Dieu brille avec plus d’éclat sur un beau visage que dans le cerveau de Neuton. Tout cela peint parfaitement le héros & le panégyriste, les vrais originaux du tableau. En formant l’Ecole militaire, dont elle se donne la gloire dans une de ses lettres, elle auroit dû, selon ses principes y faire bâtir un appartement pour les beaux visages, où la Divinité brille avec plus d’éclat que dans toutes les découvertes mathématiques ; ses éleves y seroient allés prendre des leçons d’héroïsme.

Elle rajeunit des vieux bons mots qu’on trouve par-tout, qu’elle donne pour nouveaux & sublimes, en appliquant à Maurice ce qui avoit été appliqué à Turenne, à Condé, à Vendôme, à Villars, comme celui-ci d’un gascon, dit-on, qui ne donnoit pas à ces héros le titre de Monsieur. Est-ce qu’on a jamais dit, M. Alexandre, M. César, M. Achille ? En voici un dont elle s’applique le mérite, & qu’elle met sur le compte du prince de Conti : ce que je ne garantis pas. Le Roi témoignant sa surprise de ce que la France ne produisoit plus de grands hommes, & que les deux héros du temps, M. de Saxe & M. de Lowendal, étoient étrangers. C’est , dit le Prince, depuis, que nos femmes se donnent à des laquais. Ce mot, dit-elle, est méchant, mais a quelque chose de vrai. Elle supprime l’autre partie, & nos seigneurs à des actrices . Elle eût trouvé cette partie encore plus méchante & aussi vraie.

Le brave Maurice est mort : cette perte est un malheur public. Le maréchal de Villars apprenant que le duc de Bervick avoit été tué d’un coup de canon au siège de Philisbourg, s’écria, cet homme a toujours été heureux. Le pauvre Saxe n’a pas eu ce plaisant bonheur des héros, car il est mort dans son lit comme une vieille femme, tel que M. de Catinat, ne croyant rien, n’espérant rien. (Sans doute, ceux qui travailleront à l’éloge de Catinat, pour obtenir le prix de l’académïe, supprimeront ce trait peu glorieux à sa mémoire. J’ai eu occasion de le voir souvent, & je crois avoir bien saisi son caractere. Il n’étoit grand qu’à la tête des armées, par-tout ailleurs il avoit la petitesse des ames vulgaires : ce qui me rappelle ce mot de la Bruyere : il est difficile d’être héros aux yeux de son vâlet-de-chambre . Voilà une grandeur bien petite & de courte date. Mais il a été couronné à l’opéra des mains d’une belle actrice ; voilà l’immortalité bien assurée : mais malheureusement une autre actrice a détruit cette immortalité, & l’a tué par un excès de plaisir Cher & cruel théatre ! vous donnez la vie & la mort.

Les deux dernieres années de sa vie c’étoit un cadavre ambulant dont il ne restoit plus rien que le nom. Il n’étoit pas délicat dans ses plaisirs, tout lui étoit bon : ce sont les débauches qui l’ont tué plutôt que la vieillesse & les fatigues de la guerre Cependant, malgré toutes ses foiblesses qui sont l’apanage de l’humanité (cette dame est indulgente pour les foiblesses de l’humanité) c’étoit un grand homme à qui la France doit peut-être sa conservation (sans lui la bataille de Fontenoi étoit perdue. J’ai vu cette misérable rapsodie (son éloge) ; s’il vivoit encore, il rougiroit de la maniere plate & ridicule dont on le loue : il n’y a que ceux qui sont capables d’imiter les grands hommes qui soient capables de les louer. Je prens l’éloge d’un sot pour un affront : mais les éloges d’un homme d’esprit qui divinisent sans restriction un homme que la débauche & l’irréligion ont dégradé, ne sont-ils pas un affront à la religion & à la vertu, & ne blessent-ils pas les bonnes mœurs.

A propos du pauvre Saxe, il avoit quelque-fois des idées singulieres. Je lui demandai un jour, pourquoi il ne s’étoit jamais marié ? Madame , dit-il, comme le monde va, il y a peu d’hommes dont je voulusse être le pere, & peu de femmes dont je voulusse être l’époux. Cette réponse n’est pas galante : il y a pourtant quelque apparence de raison. Il disoit aussi qu’une femme n’étoit pas un meuble propre pour un soldat. Malgré cela, il entretenoit des filles qui l’ont tué, & c’est une comédienne (la Favart) qui lui a donné le coup de grace. Jugez par-là de ses compagnes Voilà un célibataire philosophe peu zélé pour la population Le célibat philosophique est-il plus sacré que celui du clergé ? Ce trait du lutheranisme & de la philosophie dont il faisoit professions, ne fut jamais semé par les mains de l’Evangile, de la bienséance & de l’humanité On aura beau remonter à la loi naturelle, on n’y en trouvera pas l’approbation.

Il est mort luthérien, continue la Marquise catholique, lettre 42, il ne sera pas enterré à Saint-Denis ; les préjugés de notre religion ne permettent pas de lui donner place dans le tombeau de nos rois (elle est fort au-dessus des préjugés cette pieuse dame). Les prêtres disent qu’il est hérétique (ils ont grand tort, les luthériens ne le sont pas ; pour moi j’aime de pareils hérétiques à qui les actrices donnent le coup de grace), je souhaite que Dieu nous en envoie encore un semblable (pour faire honneur au célibat) En revanche, en place des honneurs religieux, son cadavre, qui n’étoit plus ambulant, fut comblé des honneurs militaires depuis Chambort jusqu’à Strasbourg, où, au bruit de l’artillerie, il fut pompeusement conduit & enterré dans une chapelle luthérienne. Les filles des mémoire ont élevé un tombeau de marbre, des statues, des trophées, à un héros qui avoit toutes les petitesses des hommes-vulgaires . Décoration théatrale à laquelle les soldats ajoutent une scène ridicule : ils vont éguiser leurs fabres au tombeau ; comme si les cendres de Maurice, répandant leurs influences à travers le marbre, devoient donner du tranchant à leurs épées, de la force à leurs bras, du courage à leur cœur : à-peu-près comme à Montpellier on fait endosser la robe de Rabelais aux jeunes docteurs en médecine, laquelle aussitôt les rend aussi habiles qu’Hypocrate & Galien.

La Marquise se trompe sur le mariage de Maurice, & il la confirme dans son erreur par sa réponse peu galante. Maurice fut marié, mais peu de temps : il rompit son mariage par l’adultere & le divorce. Il voulut se remarier à d’autres, ses débauches rompirent tout, & lui firent manquer les plus grands établissemens, entr’autres la duchesse douairiere de Courlande, qui depuis a été Czarine, eut la foiblesse de devenir amoureuse de lui. Elle l’eût fait duc de Courlande, & depuis impératrice de Russie, elle l’eût fait monter sur le trône. Mais, bien loin de la ménager, dans le temps même qu’elle lui sauva la vie & le combla de bienfaits, il se livra à la débauche sous ses yeux, jusqu’à séduire ses propres filles d’honneur. La Princesse en fut si fort & si justement outree, qu’elle passa de l’amour au mépris, & ne voulut plus en entendre parler, malgré tous les mouvemens qu’il se donna pour rentrer en grace. Une jeune veuve d’Allemagne, de la premiere qualité, avec des biens immenses, des plus aimables & des plus vertueuses, vouloit l’épouser : mais quand elle eut appris ses honteux débordemens, elle ne voulut plus d’un époux si indigne d’elle. Si on appelle un tel personnage grand homme, les idées de notre siecle sont bien différentes de celles du genre humain, de la religion & de la vertu.

L’envie de combattre l’Eglise romaine a fait faire aux protestans des difficultés sur l’indissolubilité du mariage, contraires au bien public & à leurs propres intérêts Ils disent qu’en défendant le divorce, l’Evangile a excepté le cas de l’adultere, exceptâ fornicationis causâ : auquel cas il doit être permis de rompre & de se marier ailleurs. L’Eglise catholique, sur la tradition des peres, explique différemment ce passage, permet la séparation des mariés, si elle est jugée nécessaire ; mais croit que, dans tous les cas, le lien légitimement contracté est indissoluble. Nous ne traitons point ici la controverse : mais il est certain que le bien public s’oppose à cette liberté. Non-seulement un nombre infini de mariages seroient rompus tous les jours, mais il n’en est point qui ne pût l’être, si l’infidélité étoit un moyen légitime de dissolution. Toute femme mécontente en seroit la maitresse, le mari ne le seroit pas moins : car enfin la loi doit être égale ; le lien est commun, l’obligation est la même. Que deviendroient les enfans ? Quel seroit le sort des familles, des princes, des états, si leur état flotant au gré du hazard, dépendoit du caprice, de l’inconstance, des crimes des deux époux ? Ne pourroient-ils pas même se concerter à commettre d’un commun accord un adultere pour se séparer. Le roi de Prusse, qui, dans son code, pour quatorze raisons de dissolution, nommément pour celle de l’adultere, a rendu le mariage de tous les contrats le plus incertain & le plus fragile, ménage aussi peu le bien public que la religion.

Le comte de Saxe a réalisé ces allarmes, & fait voir que les suppositions n’étoient pas chimériques. Dégoûté de sa femme, il lui dit fort militairement, nous ne nous convenons pas, il faut nous séparer, la loi du pays nous le permet pour cause d’adultere, je me charge de remplir la condition. A tel jour, à telle heure, en tel endroit, vous me trouverez avec une femme. Prenez avec vous des témoins & des magistrats, faites-en dresser procès-verbal, que vous présenterez au juge ; demandez la dissolution du mariage, j’y consentirai : nous voilà libres. Le rendez-vous fut accepté, le crime constaté par des témoins occulaires, toutes les formalités remplies, & la dissolution prononcée. Il est difficile de porter plus loin la scélératesse du héros & la flatterie du panégyriste. On n’a pas encore vu dresser sur le théatre ce singulier procès-verbal, qui seroit un joli coup de théatre & un beau dénouement, quoiqu’il y en ait souvent d’équivalent. Le grand Moliere, ce précepteur du genre humain, ce Saint réformateur, ne fait-il pas dans l’Amphitrion un pareil procès-verbal à Mercure & à Sosie, sous les fenêtres d’Alcmene, ainsi que Georges Dandin. Il en fait même un honneur à la femme d’avoir gagné le cœur de Jupiter, & au mari d’être entré dans une maison de qualité, les loix le condamnoient à mort ; mais soit indulgence du Prince, soit négligence du Magistrat, à qui l’on disoit comme le Sauveur, que celui qui est sans peché, lui jette la première pierre l’adultere étoit impuni. Maurice triompha hautement du sien Le Roi son pere, qui n’étoit pas plus scrupuleux que son fils adultérin, il lui envoya sa grace, sans qu’il la demandât ; & pour lui marquer encore mieux qu’on ne faisoit qu’un jeu & une farce de son crime, il trouva sa grace sous sa serviette.

La vie de ce héros de Cythere devroit n’être qu’un tissu d’aventures galantes. Il a attaqué plus de femme que de villes, & commis plus d’adulteres que gagné de batailles, tout grand guerrier qu’il étoit, ses lauriers sont cachés sous un tas de myrtes : cependant il y en a fort peu. C’étoit un débauché crapuleux, sans goût, sans délicatesse, à qui tout étoit bon. Sa maison, quoique maison royale, n’étoit, avec ses meubles magnifiques, sa riche argenterie, sa belle architecture, ses vastes appartemens, n’étoit qu’une vile & grossiere guinguette, où son éclat, sa hauteur, sa gloire sont ensévelis dans la songe, & dont aucun panégyriste n’a pu le tirer, sans se souiller lui-même les mains. Mais quand on fait peu de cas du vice, quand on en fait un mérite, il en coûte peu de louer les vicieux. C’est le langage de son historien, pag. 59. Si j’entreprenois sa vie galante, ce seroit un ouvrage infini. Il a toujours passé pour l’homme le plus robuste de son siecle ; le nombre des sacrifices qu’il offroit journellement à Cythere, sans déranger ses autres occupations, lui a valu parmi les dames une réputation dont elles eussent envié seulement la moitié pour leurs maris.

Voici quelques traits que l’historien a voulu sauver de l’oubli que mérité une vie si dépravée. Une fille d’une famille honnête ayant passé la nuit chez le Comte, attendoit le matin pour s’en retourner sans être connue, lorsque la maison fut investie pendant le siège qu’il soutint, ayant des affaires plus pressées que la sortie de sa maitresse ; il la confia à son valet-de-chambre, qui crut ne pouvoir mieux la faire évader que de la déguiser en homme, lui donner un habit de son maître & la descendre avec une corde dans un jardin voisin. Les assiégeans, qui la virent descendre, reconnurent l’habit du Comte. Son déguisement même la trahit : les soldats crurent que le Comte cherchoit à s’échapper, coururent à lui la baïonnette au bout du fusil, la prirent & la menerent au commandant. Les pleurs que versoit abondamment cette malheureuse fille, sa beauté, sa jeunesse la firent bientôt reconnoître. Bien loin de la laisser aller, comme elle le demandoit avec instance, l’officier la garda, l’emmena avec lui ; assez peu délicat pour s’accommoder des restes du Comte, mais plus délicat que lui sur les loix de l’honneur, il fit ce que le Comte n’a jamais fait, il l’épousa.

La Duchesse, instruire du danger d’être pris que couroit le Comte, lui envoya sa garde qui le sauva, lui donna un appartement dans son palais, le fit servir à ses dépens, eut pour lui les plus grandes attentions, envoyoit tous les matins à son lever un page pour s’informer de sa santé, & un officier prendre ses ordres ; elle fit un voyage à Riga, pour engager son concurrent à ce désister de ses prétentions sur le duché de Courlande, & à Petersbourg, pour calmer la Czarine, & la prier de retirer ses troupes qui s’étoient emparées du duché. Il ne tint qu’à lui d’épouser la Duchesse, & tout le monde s’y attendoit : ce qui l’auroit rendu paisible possesseur de la Courlande, & l’auroit dans la suite approché du trône de la Russie : le vice est trop aveugle pour connoître ses intérêts même temporels Au lieu de lui marquer son amour & sa reconnaissance, il viola les loix sacrées de l’hospitalité, & l’offensa mortellement en débauchant sous ses yeux quatre de ses filles d’honneur, des premieres maisons du pays. La derniere qui fut découverte fit découvrir les trois autres.

L’appartement du Comte, vis-à-vis celui de la Duchesse, en étoit séparé par une vaste cour, les filles étoient logées à rez-de-chaussée à côté de leur maitresse. Il étoit convenu avec celle qu’il aimoit, que tous les soirs, quand tout le monde seroit retiré, il iroit la chercher à la fenêtre qui étoit fort basse, & que tous les matins avant le jour, il la rameneroit. Tout réussit pendant quelque-temps : mais un jour, un malheureux jour que la terre étoit couverte de neige, le Comte, qui étoit fort & galant, la porta sur ses épaules, pour lui épargner la fraîcheur de la neige. Comme il la reportoit le matin, passa une bonne femme avec sa lanterne allumée : elle fut essayée de cette rencontre, & se mit à crier. Le Comte, surpris aussi, donna un coup de pied à la lanterne, pour la jetter par terre & éteindre la lumiere ; l’autre pied lui manqua ; & il tomba dans la neige avec sa charge. La vieille redoubla ses cris, la sentinelle accourut, les acteurs furent découverts, & la scène divulguée par toute la ville. On la conta à la Princesse pour la divertir : elle en fut indignée, & ce trait joint à ce qu’elle savoit déjà, elle n’eut que du mépris pour Maurice.

Il fit sa premiere campagne de Cythere, du moins que l’on connût, à Lille en Flandres, à l’âge de douze ans. Il étoit encore jeune : mais aux ames bien nées la valeur n’attend pas le nombre des années . La premiere conquête fut une ouvriere de dentelles ; du moins pour lui elle n’étoit pas précoce. C’étoit une innocente d’une ignorance parfaite : encore il fallut bien des efforts, bien des ruses, même user de surprise pour la corrompre. Il l’enleva, & lui fit faire ses couches à l’insçu de ses parens. Il en eut une fille qui mourut bientôt après. C’est le seul enfant qu’on lui connoisse : car, quoiqu’il ait vécu avec les femmes plus qu’avec les soldats, & qu’il fût l’homme le plus propre à la population, il étoit trop épuisé, trop aguerri, trop usé pour être pere. Cette fille fut mise dans un couvent : on n’a plus entendu parler d’elle. Pendant cinq à six mois que dura cette intrigue, écrite avec la plume d’un jeune romancier, on fait écrire tous les jours ces deux amans, comme la Mancini à Louis XIV, des lettres galantes, & on en donne deux pour modeles, dont aucune n’est l’ouvrage de ces enfans. Le jeune allemand savoit trop peu le françois, pour écrire si correctement ; il ne savoit pas même écrire. La petite ouvriere, qui n’en savoit pas davantage, étoit trop sage, trop modeste, trop naïve, trop bourgeoise, pour étaler des sentimens si délicats, si tendres, si prudens. On s’est égayé à leurs dépens, & on a composé des lettres pour eux, pour répondre à une paternité fort précoce, qui n’attend pas la puberté. Il en avoit si peu composé, qu’on nous dit qu’il n’avoit jamais voulu rien étudier, & qu’à peine savoit-il lire. Il étudia un peu dans la suite l’art de la guerre, mais fort peu par ses exploits. Il ne savoit que manier le fleuret & monte à cheval.

La comtesse de Konismark sa mere, suédoise, d’une naissance distinguée, avoit le mérite des femmes, de la beauté, de l’esprit, des talens, faisoit des vers françois, médiocres à la vérité, mais assez bons pour une étrangere ; elle eut même des vertus, son cœur fut disputé quelque-temps. Mais comment se défendre des poursuites, de la tendresse, des fêtes, des présens du prince le plus galant, dont la médiocrité de sa fortune lui rendoit les faveurs nécessaires ? Elle joua trois rôles très-propres au théatre : elle fut la sultane favorite du roi de Pologne, électeur de Saxe, son ambassadrice auprès de Charles XII, & doyenne des religieuses de Quedlimbourg, bénéfice considérable que son amant ajouta fort dévotement aux pensions qu’il lui faisoit : usage des biens ecclésiastiques que les canons n’autorisent pas. Quand je dis religieuse, j’ai égard à l’état de cette abbaye lors de sa fondation par l’empereur Henri l’Oiseleur, de sa confirmation par le Pape, lorsqu’après la mort de l’Empereur, sa veuve s’y renferma & y passa saintement le reste de sa vie, & pendant plusieurs siecles, jusqu’à ce qu’étant devenue luthérienne, elle se sécularisa. Mais, malgré la prétendue réforme, voit-on sans rire ou plutôt sans pitié, la sultane favorite passer du lit du prince au chœur de religieuses, du bal, de la comédie, parée en nymphe, à l’office divin, habillée en chanoinesse, souvent à son côté Maurice son fils, qu’elle menoit avec elle ? Il a doublement joué la comédie. Cependant ce petit chanoine n’a pas eu le goût d’entrer dans le clergé ; on lui eût bientôt trouvé un gros bénéfice dans quelque église réformée, peut-être même dans celle de Quedlimbourg, par une seconde réformation : il n’en eût pas moins servi dans les armées de son pere, comme sa mere le servoit dans ses amours ; il eût réuni le panache du casque aux cornes du bonnet-quarré. Il eût pu joindre sa décoration ecclésiastique & militaire au livre de ses rêveries. Mais l’électrice de Saxe ne rioit pas de bon cœur de toutes ces farces : mais elle eut la sagesse de ne pas faire jouer le sifflet.

La qualité d’ambassadrice plénipotentiaire au près de Charles XII. n’est pas moins ridicule. On lui en fait un mérite comme d’une preuve d’habileté dans la négociation ; mais cette risible indécence n’est qu’une preuve de foiblesse dans le prince qui l’a choisie, & d’une aveugle vanité dans celle qui l’accepta. Un amant entêté du mérite de son Aurore (c’étoit le nom de baptême de l’ambassadrice) s’imagine que tout le monde la voit avec les mêmes yeux que lui, qu’on ne pourra rien refuser à ses charmes ; l’amour propre, non moins aveugle, ne trouve rien au-dessus. Ils se tromperent tous deux : la négociation ne fut qu’une comédie. Solvuntur risu tabulæ tu missus arbis. C’étoit mal connoître Charles XII : il en fut offensé ; c’étoit une insulte. Prince vainqueur de la Saxe, de la Pologne, de la Russie, qui détrônoit les rois, devoit-il être traité en petit-maître des coulisses qui traite avec une actrice ? Prince le plus chaste, le plus frugal, le plus austere, qui menoit la vie la plus dure, & ne vouloit voir aucune femme : il faut avoir toute l’ivresse de la passion pour croire qu’il remettra ses intérêts entre les mains d’une femme ; eh ! quelle femme ? qu’il ne connoît que par son libertinage. C’est donner bien de l’importance à la toilette, & mal calculer les forces de son artillerie. Vénus vient avec une grande pompe à l’armée de Charles. Il auroit pu tourner la députation en plaisanterie, & pour toute audience lui donner le bal : mais il refusa de la voir. Elle ne se rebuta pas, & fut l’attendre sur un grand chemin où il devoit passer. Dès qu’il l’apperçut, il la salua & tourna la bride de son cheval, sans s’arrêter ni lui dire un seul mot. Elle se consola en lui faisant des vers. On les a conservés dans la Vie de Maurice, pour la rareté du fait : ce sont les seuls qu’on connoisse de la façon d’une ambassadrice.

C’est même la seule personne qu’on trouve dans l’histoire envoyée en cette qualité par des rois, même par des reines, comme Elisabeth, Christine, &c. à l’exception de la maréchale de Guebriant, qu’Anne d’Autriche, mere de Louis XIV, envoya en Pologne. Mais quelle différence entre ces deux femmes ! La Maréchale, toujours sage, de la plus grande réputation, engagée dans un mariage légitime, fut chargée de mener la princesse de Gonzagues au roi de Pologne, qui l’avoit épousée par procureur, emploi convenable à son sexe. La dame de Guebriant étoit sa dame d’honneur, chargée de veiller sur sa conduite, & d’en répondre à son mari ; elle eut besoin de la garantie d’une dame de ce mérite. Sigismond, prévenu contre la princesse, n’en vouloit pas, & fut sur le point de la renvoyer en France. Ces difficultés, qu’on avoit prévues, firent ajouter à la qualité de dame d’honneur, la seule qu’on lui avoit accordée, le titre d’ambassadrice, pour négocier avec plus de succês avec un roi, à laquelle un homme eût été moins propre. La Maréchale termina tout heureusement. Y a-t-il le moindre rapport avec la Comtesse suédoise ?

La favorite eut ses revers aussi : le plus beau trône n’en est pas exempt. Elle accoucha du fils de Mars. Le Roi en eut une joie infinie, il y crut voir sa ressemblance, & l’aima toujours. Il l’appella Maurice, par dévotion sans doute à ce fameux saint, guerrier & martyr, chef de la Légion Thébaine. On se trompe ; ce fut, dit l’historien, en mémoire du château de Mauricebourg, où il triompha des résistances de la Comtesse, comme les héros romains, Scipion l’Afriquain, l’Asiatique, prenoient le nom des pays conquis : Pendant les couches, le triomphateur eut pour elle les plus grands soins & la plus constante assiduité. Tout changea bientôt de face : cette mere infortunée eut une maladie dégoûtante dont on n’a jamais pu la bien guérir. On la nomma modestement une fievre lente, continuelle & putride, qui le dégoûta sans retour. Il eut toujours pour la Comtesse beaucoup d’égards, mais il s’éloigna peu-à-peu, & bientôt l’abandonna tout-à-fait. Elle quitta la cour où elle devenoit inutile, & elle y fut même forcée. Son infidele devint amoureux à Vienne d’une femme mariée, dans un bal ou comédie. Son mari l’ayant surpris avec elle, aulieu de s’offenser, la méprisa & la lui laissa. Il l’enleva, emmena sa proie en triomphe à Dresde, la présenta à l’Electrice & à toute sa cour. La nouvelle dame abusant de sa faveur, traita mal la divinité dont elle renversa les autels. Aurore ne put soutenir ce spectacle, la fievre putride augmenta elle mourut bientôt après. Son fils lui survécut plusieurs années, porta de tous côtés la double guerre qui l’a rendu célebre, & vint mourir à Chambort d’une sueur continuelle & putride. Malgré la force de son tempéramment, les innombrables assauts qu’il avoit livrés, pires que la bataille de Fontenoi, l’ont enfin abattu, & l’actrice Favart lui a donné le coup de grace. Enfin il est réduit en poudre : & ce grand phénix des guerriers, sous une forêt de lauriers, n’a pu se garantie du foudre.

Il fut bientôt consolé de la mort de sa mere ; par le mobilier immense de la succession, provenant du libertinage ou plutôt de la prodigalité de l’Electeur. Personne ne la lui disputa, quoique bâtard : ce fruit du crime ne tenta point les parens, gens de bien & d’honneur ; & sans doute le pere n’eût point souffert que son fils en fût privé. Il étoit si considérable qu’il mit le Comte au-dessus de ses affaires, quoique ses dépenses & ses dettes fussent énormes. La le Couvreur, actrice de la comédie françoise, son amante, lui rendit un pareil service, en vendant pour lui 80000 livres de ses bijoux. Pour se former une idée des richesses que la passion avoit accumulées, il faut connoître l’Electeur son pere. Ce prince que personne n’égaloit en magnificence & en galanterie, avoit voyagé dans toutes les cours de l’Europe, & par-tout s’était rendu célebre par ses exploits. De retour à Dresde, le hasard lui fit voir sa belle Aurore : il en devint éperdument amoureux, & fit ce qu’il put pour la gagner ; mais elle résista quelque-temps, & fit payer cher-sa défaite. Enfin elle accepta une fête à qu’il lui donna à Mauricebourg Le bal, la comédie, les repas, les présens, les parures, qui peut tenir contre d’ennemis ligués qui attaquent en même-temps un cœur ? Berg-op-zoom se seroit rendu. Maurice fut fils de la comédie. Ce fut celle de Psyché, piece très-médiocre, il est vrai, mais qui peignoit l’Electeur sous le nom de l’Amour, & la Comtesse sous celui de Psyché. Aussi Maurice fut toujours grand amateur du théatre & des actrices, quoique d’un goût peu délicat. Il le devoit par reconnoissance, le théatre lui avoit donné la vie. Il lui fit le plus grand honneur que des histrions aient jamais reçus : il les introduisit dans les camps & les incorpora dans les armées ; les actrices devinrent amazones, il les traînoit avec lui dans ses opérations. Cet usage s’est si bien établi, qu’il n’y a point d’armée qui n’ait son régiment de comédiens & sa compagnie de comédiennes. C’est une des rêveries du comte de Saxe.

Le jour pris pour la fête, l’auteur envoya à Aurore un habit d’une richesse immense (ce sont les termes de l’historien), & une garniture de diamant d’un grand prix, un écrin en contenant aussi de magnifiques, & une caleche des plus galantes pour elle & plusieurs autres pour les dames de la cour. Quand on fut arrivé au milieu de la forêt, on découvrit un palais superbe, on s’arrêta à la porte, Diane en sortit avec ses nymphes, pour accueillir la demi-déesse & l’inviter à entrer ; on se place dans un sallon orné de peintures représentant les amours & les aventures de Diane. Dans un moment on voit d’un coup de baguette, comme dans les contes des fées, le parquet du sallon, s’ouvrir, & monter une table chargée de mets exquis ; peu de temps après un bruit de fifres & de musettes annoncent le dieu Pan, qui vient à la fête, avec les dieux champêtres. C’étoit l’Electeur & les seigneurs de la cour déguisés. A la fin du repas des cors de chasse amenent un cerf aux abois, que les piqueurs faisoient passer devant l’Electeur. Les dames courent aux fenêtres & veulent le suivre ; elles trouvent à la porte des chevaux & des caleches ; le cerf court se précipiter dans l’étang ; les dames trouvent des gondoles qui les portent dans une isle au milieu de l’étang où le cerf va mourir ; elles voyent faire la curée. Au bout de l’isle se trouve une grande tente à la Turque, où vingt-quatre jeunes turcs superbement vêtus offrent des rafraîchissemens dans des corbeilles de vermeil. Un autre coup de baguette fait sortir de la tente les grands officiers du serrail ; le Grand-Turc étoit au milieu d’eux tout éclatant de pierreries : c’étoit encore l’Electeur déguisé avec ses seigneurs. Il jetta à la Comtesse un mouchoir richement brodé, & la fit asseoir avec lui sur un sofa, le reste de la compagnie s’assit sur des carreaux de velours ; une troupe de bateleurs & de sauteurs des deux sexes amuserent, en attendant la piece réguliere. On revient au château entouré de janissaires & d’officiers du serrail à cheval ; Sa Hautesse conduit la Sultane à l’appartement qui lui etoit préparé avec des meubles neufs d’une richesse extraordinaire ; le lit de damas aurore brodé d’argent étoit admirable, des amours en relîef en soutenoient les rideaux, divers tableaux représentoient les amours de Titon & d’Aurore, contre le costume turc. Vous êtes ici souveraine, lui dit le Sultan, je ne suis que votre esclave. Il la mena à la comédie de Psyché. Le souper suivit la comédie, la Sultane se mettant à table, trouva sur son assiette un bouquet de diamans, de perles, de rubis, d’émeraudes, comme reine du bal, qu’elle ouvrit avec son amant après le souper. Cette fête dura quinze jours, & fut suivie de beaucoup d’autres dans le même goût jusqu’à ses couches. Il est inutile d’en faire un plus long détail.

On est étonné de ces folles dépenses : l’Electeur n’étoit pas encore roi de Pologne, il ne possédoit que son électorat, qui, quoique considérable, ne pouvoit pas à beaucoup près y suffire, il a fallu écraser les peuples. Or je demande si l’oppression des peuples, la dissipation des finances, une vie si frîvole & si libertine, sont bien propres à faire un grand prince ? Faut-il étre surpris si Charles XII. le vainquit si souvent ? Mais elles sont très-propres à former à la débauche un bâtard né sous ces auspices, élevé dans ces principes, à qui on donne ces leçons & ces exemples. Aussi s’est-il toujours montré digne de sa naîssance, qui jamais ne lui assurera l’admiration de la postérité. Il est surprenant que, dans toutes les guerres que sa famille a eu avec le roi de Suede & le roi de Prusse, qui toutes furent si malheureuses, ce grand guerrier ne soit jamais venu à son secours, & n’y ait joué aucun rôle : mais il n’est pas surprenant que le grand Frederic, ayant pris Dresde, chassé l’Electeur, fait prisonnieres sa femme & ses filles, il ait mené le même jour à la comédie une famille si comédienne. Il est lui-même si comédien !

La derniere comédie qu’à fait jouer le maréchal de Saxe, la plus difficile & la moins divertissante, a été son oraison funebre, qu’on a jugé à propos d’imprimer. Heureusement pour les orateurs catholiques, on n’a pas exigé d’eux cet éloge d’étiquette, qui auroit profané l’église & la chaire de vérité par des mensonges ou par l’abus de la parole divine. La sainteté du lieu & la grandeur du ministere ne permettoient de louer que des vertus chrétiennes, dont on ne trouve aucun vestiges dans une vie païenne, qui commença par le crime, continua & finit par les excès de la débauche, accablée de maux honteux que la continuité du vice avoit causés. Le ministre protestant, qui osa se charger de ce honteux panégyrique, ne fut pas moins embarrassé : la réforme, quoique plus indulgente sur l’incontinence, n’a jamais approuvé l’adultere, ni cette corruption de mœurs qui, depuis le berceau jusqu’au tombeau, souilla tous les pas de Maurice. Il falloit se jetter sur ses qualités guerrieres & ses victoires, quoique bien exagérées : car il fut quelque temps l’homme à la mode. Que ne fit-il pas ? que fit-on sans lui ? Il fallut supprimer tout le reste, c’est-à-dire, les trois quarts de sa vie. Quel personnage qu’il faut si fort mutiler pour le supporter ! Qu’ils sont aveugles les guerriers qui se font gloire de lui ressembler ?

Ses obseques étoient des singularités. On transporta son corps de Chambort à Strasbourg sut un char pompeux, ou plutôt des vers qui se nourrissent de quelque reste de poussiere, dans un cercueil scellé bien hermétiquement : car qui auroit pu en soutenir la puanteur ? Ce voyage dura un mois. Il étoit escorté de troupes bien armées, qui précédoient, accompagnoient & suivoient. Outre les mousquets des soldats, on traînoit plusieurs pieces de canon, comme dans une armée qui va donner bataille à la mort. Toute cette artillerie tiroit d’espace en espace, dans toute la route, pareille décharge à son entrée dans la ville, dans le temple, dans le tombeau, comme pour tuer la mort. Car à quoi servit tout ce bruit, ni au mort, ni aux vivans ? La mort, si on peut le dire, s’en moquoit. Ce n’est pas lui, c’est moi que vous célébrez : toute sa gloire, fondée sur la mort, est expirée. Vous voyez la victime que j’ai immolée, & que j’enferme dans ma prison éternelle. Vous perpétuez mon nom & mon triomphe plus que le sien. Vous ne pouvez parler de lui qu’en disant, il a fait mourir tant de milliers d’hommes, il est mort lui-même.