(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre VI. Machiavel. » pp. 198-214
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(1778) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre vingtieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre VI. Machiavel. » pp. 198-214

Chapitre VI.

Machiavel.

LE célebre Machiavel, auteur dramatique & acteur pantomime, se moquoit de tout, & ne respectoit rien. Il écrivoit bien, avoit de l’esprit & des connoissances, mais ni mœurs, ni religion, ni pudeur. Sa Politique n’est qu’un extrait de l’histoire fait avec trop de vérité, dans le goût de malignité qui lui est propre : il déchire les voiles de la politique & la réduit en art trop à découvert : sans doute ce qui l’a rendu odieux, & a fait passer son nom en proverbe. Il est bon pour la tranquilité publique & le maintien de la subordination, que la conduite des princes demeure couverte de nuages. La charité ne veut pas tant d’éclaircissemens, à plus forte raison le respect dû aux princes, qu’on n’est que trop porté à blâmer, ne permet pas de percer les utiles ténebres que tout a intérêts d’épaissir. Le roi de Prusse a fait un livre contre Machiavel, & le justifie par sa conduite ; ses guerres sont la réponse à les écrits : ce livre vivant est lui-même un trait de Machiavélisme. L’artifice du florentin est d’arborer les dehors de l’humanité, de la probité, de la religion, pour endormir ses gens, cacher son jeu. & aller plus surement à ses fins. A-t-on besoin de prendre des précautions, quand on a la garantie d’un tel livre ?

Le matérialiste la Metrie a fait contre ses confreres les médecins une satyre sanglante intitulée le Machiavélisme, le brigandage de la médecine, où les traitant tous d’ignorans & de gens sans foi, ne cherchant que leur intérêt, il les accuse de lui sacrifier la santé & la vie des malades. Les médecins le firent chasser. Tel est le livre des Maximes de la Rochefoucault, sur tous les hommes en général, qu’il accuse de n’agir que par amour-propre, mais bien plus élégamment, avec plus de finesse & de modération. Machiavel, avec plus d’art, d’ordre & de suite, a mis en système le principe général, plus politique que chrétien, que les princes doivent tout sacrifier à leur intérêt fortune, honneur, vie des hommes, mœurs, religion, probité, bonne foi, pour régner sous les dehors de la vertu. Philippe de Macédoine disoit un mot qui lui fait peu d’honneur : On amuse les enfans avec des jouets, & les hommes avec des traités & des sermens. Cette philosophie de Berlin étoit aussi celle de Louis XI. & celle du livre de l’Esprit par Helvetius.

Un autre secret du Machiavélisme, c’est d’amuser les peuples par des spectacles, pour les distraire sur les malheurs publics, ce qui procure par-tout tant de protection à Thalie. Frederic, au milieu de la désolation d’une ville prise d’assaut, fu jouer la comédie à Dresde. Aucune ville n’avoit plus besoin de ces distractions que Boston, capitale des colonies angloises : aussi les officiers de l’armée royale y faisoient jouer & y jouoient eux-mêmes continuellement des comédies. Le 5 janvier 1776, veille des Rois, le théatre fut plus rempli qu’à l’ordinaire. On avoit annoncé une piece nouvelle analogue à l’état de la ville, le Blocus de Boston, composée par un officier de marque, par conséquent parfaite, quoique cette expédition dramatique ne soit pas trop de son métier. La toile levée, les officiers habillés pour leur rôles, arrivent tumultueusement sur la scène. On entend de loin des coups de fusils, qui, joins à l’air embarrassé des acteurs, parut un coup de théatre si naturel, que tout le monde y applaudit. Malheureusement ce n’étoit pas un jeu : les américains avoient pris ce moment pour attaquer la garde, & l’avoient forcée. La piece ne fut point jouée, Arléquin prit la fuite, fit semblant de courir aux armes, au grand regret des spectateurs, des acteurs, de l’auteur & de ceux qui furent tués ou blessés. Après l’action on n’eut plus de goût pour reprendre un spectacle devenu trop tragique. La même chose arriva à Antioche : les Perses en embuscade saisirent le temps où tout le monde étoit au théatre, entrerent sans peine, & prirent la ville que le théatre avoit rendue sans défense. Quoiqu’en disent nos officiers petit-maîtres, l’exercice des coulisses n’aguerrit que pour les combats de Venus.

Machiavel composa plusieurs comédies qui eurent du succès : elles sont satyriques & licencieuses, c’est le plus grand titre à la gloire dramatique. Elles plurent au cardinal Bibiana & au cardinal Jean de Médicis, depuis Pape Léon X, qui les firent représenter à Rome. Léon, éleve dans le faste & le luxe des Médicis, maison qui a fait tant de mal à la France & à l’Eglise, & a occasionné les plus grands progrès du Luthéranisme & du Calvinisme, Léon s’attachoit plus à la pompe du spectacle qu’à la décence & à la pureté des mœurs. Machiavel, nommé secrétaire & historiographe de Florence, en composa l’histoire, bien écrite, mais qui n’est qu’une tragédie perpétuelle, un tissu de factions, de conjurations, d’assassinats, de crimes de toutes especes. L’historien y jouoit un rôle fort triste. Soupçonné par les Médicis d’être un des conjurés, il fut emprisonné, souffrit une question cruelle. Il n’avoua rien, & faute de preuve, fut relâché, mais destitué de ses emplois & chassé de sa patrie, il mourut dans la misere. Outre ses comédies & son histoire de Florence, ses poësies érotiques des plus licencieuses, il a composé des contes infames, tels que l’Asne d’or, où il a copié Lucien & Apulée dans toute leurs infamies, Beelphegor, dont Lafontaine a fait un de ses contes dans le même goût, & Mandragore, piece de théatre la plus licencieuse. Croiroit-on que Rousseau l’a mise en vers pour le théatre où elle n’a pas réussi il la fit imprimer à Londres. Elle est dans ses œuvres. C’étoit dans sa jeunesse, & avant sa conversion : elle en porte la date sur le front. Il a tâché de réparer ses égaremens par sa belle Traduction des Pseaumes.

Machiavel étoit naturellement comédien & satyrique : c’est le goût de sa nation. On y est journellement inondé de pasquinades, jusques sous les yeux du Pape & contre le Pape même. Il étoit très-opposé à la faction des Médicis, qui vouloient asservir Florence, & y réussirent enfin, perfas & nefas, à force de guerres civiles, d’assassinats, d’intrigues sans nombre, qui forment l’histoire la plus chargée & la plus odieuse : on pourroit en tirer vingt tragédies. Les florentins, naturellement amateurs de la liberté regardoient l’usurpation des Médicis comme les romains regardoient l’invasion & la tyrannie de César. Machiavel ne cessoit de donner les plus grands éloges à Brutus & à Cassius ses meurtriers ; il en avoit lui-même souffert les plus mauvais traitemens, ces traits ne se pardonnent pas, la colere suffit & vaut un Appollon. Sa Politique, son Prince, ses Discours sur Tite-Live, ne sont pas des ouvrages dogmatiques, malgré l’air de systême qui y regne, mais une satyre déguisée sur le ton de conseil & de traité. Je ne doute pas même que l’histoire qu’il avoit écrite n’eût exalté son imagination & rempli sa mémoire d’horreurs politiques qu’il y verse à pleines mains. On a dit qu’il avoit pris pour son héros Cesar de Borgia, fils naturel d’Alexandre VI, qu’il avoit eu avant que d’être Pape. Il en fait le plus grand éloge, & le préfere à tous les princes de son temps & le leur donne pour modele : ce qui est très possible & très-vraisemblable. Ce n’est qu’un artifice pour mieux décrier les Médicis qui lui ressembloient. Borgia étoit un scélérat pour qui il n’y avoit rien de sacré ; quoiqu’il fût sous-diacre, & qu’il eût été archevêque de Valence & cardinal, il avoit rempli l’Italie de mille crimes pour se faire un état. L’auteur entasse crime sur crime, pour donner un plus rude contre-coup aux Médicis, sous le nom de Borgia & le voile d’un éloge. Il savoit bien que Borgia étoit trop connu & trop odieux par son pere & par lui-même, pour être cru dans ses louanges & dans ses exhortations, mais que tout seroit appliqué à ceux qui, selon lui, ne lui ressembloient que trop. Les hérétiques tournent contre l’Eglise tant de désordres qui dans ce siecle ont déshonoré le Vatican : la conclusion seroit plus juste de dire, il faut que l’Eglise soit bâtie sur des fondemens bien solides, pour n’avoir pas été renversée par des si violentes secousses.

Cet écrivain étoit sans religion ; son impiété perce de tout côté dans ses œuvres. Il en vouloit sur-tout au S. Siége, & ce n’est pas un motif rare dans nos incrédules : ils ne peuvent souffrir cette autorité respectable qui les condamne, & que tout mécréant combat & affecte de mépriser. Trois Papes de son temps avoient favorisé les Médicis, deux de cette maison, Léon X & Clément VII, directement & par intérêt, Alexandre VI indirectement, par son exemple & ses menées en saveur de son Borgia, qui animoit & appuyoit les florentins, Clément d’ailleurs, contre lequel il avoit conspiré, & étoit accusé d’avoir conjuré, l’avoit fait dépouiller de ses emplois, chasser de sa patrie & mourir dans l’indigence. Ces Papes avoient menagé l’alliance des Médicis avec la maison de France, qui fut pour elle un puissant appui. Qu’on ramasse tous ces traits dans une tête exaltée & naturellement caustique, on aura le mot de l’énigme & le fil du Machiavélisme. Amelot de la Houssaye qui l’excuse, le roi de Prusse qui le combat, ont manqué le but. Ce n’est qu’une satyre, & par sa tournure systématique, c’est un livre très-dangereux.

Les françois, qui avec raison se déchaînent si vivement contre lui, n’ignorent pas que leur histoire est pleine de Machiavélisme. Les Maires du Palais lui doivent l’élévation de la seconde race, Louis XI en suivoit les principes, Catherine de Médicis les poussoit encore plus loin, le cardinal de Richelieu en étoit le partisan, & jouoit autant les comédies politiques que celles qu’il faisoit composer par les cinq auteurs. Louis XII, le Pere du Peuple, étoit l’ami déclaré, le protecteur, l’allié de Borgia, son zélé défenseur, qui lui fournit des troupes dans ses usurpations, l’attira en France, lui donna le duché de Valentinois, le maria, quoique bâtard & sous-diacre, avec la sœur du roi de Navarre, grand-pere d’Henri IV, il le fit dispenser de son vœu de continence, comme lui-même fit dissoudre son mariage avec la Bienheureuse Jeanne de France, fille de son prédécesseur, pour épouser sa maitresse, comme fit depuis Henri VIII, roi d’Angleterre. Dans les guerres d’Italie, Louis se ligua & fit la guerre pour & contre avec le Pape, l’Empereur, le roi d’Espagne, les Vénitiens, les Suisses, les Génois, & perdit toutes ses conquêtes. Il assembla un concile à Pise contre le pape Jules II, & voulut faire pape le cardinal d’Amboise son ministre. Ayant pris prisonnier Louis Sforce, duc de Milan, il l’enferma dans une cage de fer pendant dix ans : tourment plus cruel que de lui faire trancher la tête. Tout cela n’étoit-il pas le Machiavélisme ? & peut-on avec justice combler l’un d’éloges & charger l’autre d’anathêmes ?

Le Prince de Machiavel n’est donc qu’une satyre des princes de son temps, comme les ouvrages de l’Aretin, ou plutôt une comédie de caractere, comme le Misantrope, le Tartuffe, le Joueur, le Glorieux, le Méchant ; comme Dom Guichotte, le Diable boiteux, Gil-Blas de Santillanne, le Roman comique, &.c. On n’auroit qu’à composer ou décomposer ces ouvrages, supprimer ou ajouter la division en actes & en scènes, & des noms d’acteurs ; ce seroit dans les uns une comedie toute faite, dans les autres une histoire ou un roman. On peut faire toutes sortes d’ouvrages systêmatiques dans ce goût, comme l’Abbé commandataire, l’Evêque de Cour, le magistrat, le militaire, le négociant, le ministre ; c’est-à-dire, ramasser tout ce qu’on pourra des vices & des défauts de chaque état, l’oppression des foibles, la vénalité de la justice, la bassesse de l’adulation, le despotisme de la grandeur, le luxe de l’opulence, l’hypocrisie, la mauvaise foi, le masque de la gravité, la molesse de la volupté, la présomption de l’ignorance, les coudre, les découper, en faire un systême, & dire, voilà l’évêque, l’abbé, le magistrat, le financier, l’officier, &c. voilà des comédies. Chaque état, chaque homme a son Machiavélisme, plus ou moins fort, plus ou moins éclatant, selon les circonstances. Tout le systême de Machiavel, bien analysé, se réduit à trois points : 1°. s’emparer de ce qui est à notre bienséance, royaumes, provinces, terres, autorité ; 2°. employer tous les moyens possibles, sans s’embarrasser de la religion, de la probité, de la conscience, des promesses, des traités ; 3°. en arborer cependant les apparences, en faire profession, tout promettre, pour endormir les gens & venir plus aisement a ses fins : ce n’est que la friponnerie mise à couvert & réduite en systême. Il ne fait que développer, lier méthodiquement sous de grands noms, appuyer de brillans exemples, appliquer à de grands objets la conduite journaliere des malhonnêtes gens de tous états, dans ce qui les intéresse, c’est l’injustice réduite en art.

C’est le grand art des plaideurs & l’objet des procès. On veut s’emparer du bien d’autrui, on met en œuvre toutes sortes de chicanes, on les couvre du grand voile des loix & des formes. Les loix & les formes ne sont que la condamnation & le préservatif du Machiavélisme légal ; les canons n’ont plus que les loix ne font que le combattre dans l’ecclésiastique avide de dignités & de bénéfices, qui supplante un innocent, dépouille un possesseur, exprime comme d’une éponge le revenu, sous prétexte de la gloire de Dieu. Les cours sont pleines de Machiavélistes, dont le zele apparent pour le service du prince cache ses manœuvres, pour se décrier & se détruire mutuellement, s’enlever la faveur & les graces. Le négociant a beau avoir toujours dans la bouche la droiture & la bonne foi, Machiavel monte avec lui sur son vaisseau & navige avec lui aux Indes, avec lui il veut envahir tout le commerce, il monopole pour mieux débiter ses denrées, il trompe le vendeur & l’acheteur sur le prix & sur la qualité des marchandises. A la guerre, il sonne avec la trompette, il tire avec le canon, il ravage, il brûle, il massacre tous les drapeaux de la gloire & de l’intérêt de l’Etat : les conditions les plus basses ont leur Machiavélisme ; on en voit le germe jusque dans les enfans. Un plus grand détail seroit inutile, tout en-est imbu. On crie contre lui quand il nous blesse, on le pratique quand il nous sert.

Le Machiavélisme joue sur le théatre quelques rôles à chaque scène : il n’est point de piece où on ne trompe, où l’on ne dépouille quelqu’un par violence ou par artifice ; la tragédie le fait en grand par des princes, des seigneurs, des ministres, des troupes, par l’effusion de sang. Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, &c. doivent à ces horreurs leur célébrité. Les comédies l’exercent en petit par des valets, des confidens, des fourbes. L’ambition, l’amour, la jalousie, la colere dirigent tout, prennent tous les moyens, se couvrent de tous les masques. Les comédies de Moliere, de Regnard, &c. sont pleines de fripons, & c’est ce qui en plait le plus, ce qui en forme l’intrigue. Quand y a-t-on consulté la justice, la religion, la conscience ? Le théatre n’est qu’une école de friponnerie. Ne faisons point tant le procès au politique italien : qu’on recueille tout ce que le théatre fait ou débite contre la probité, qu’on le lie avec ordre, qu’on en fasse un systême, on ira plus loin que le Prince florentin.

Le Machiavélisme littéraire des auteurs, le Machiavélisme galant des actrices n’est pas moins dangereux ; les écrivains se déchirent sans cesse, cabalent, s’intriguent, font gémir la presse, le sang coule sur la scène tragique, les brochures inondent le parterre, les actrices rivalent, se disputent un seigneur, un financier, un fils de famille, étalent leurs charmes & leur licence, font espérer leurs faveurs, aiguisent leurs traits ; la toilette est l’arcenal, les foyers le champ de bataille. Les objets sont différens, les armes ne sont pas les mêmes, mais c’est le même esprit la même fureur, les mêmes principes, les mêmes effets, par-tout un vrai Machiavélisme, comme parmi les animaux, les oiseaux se battent à coups de bec, les bêtes féroces se déchirent avec leurs griffes, les chiens mordent, les chevaux donnent des coups de pieds, les bœufs frappent à coups de cornes : c’est toujours l’instinct du Machiavélisme.

Il n’est pas nécessaire de dire qu’un comédien, un amateur n’écoutent ni la probité, ni la religion. Faut-il chercher la vertu sur la scène ? La trouve-t-on dans la coquetterie ? On n’y en trouvera que quelque légere apparence. On fait beaucoup valoir quelques sentences jettées au hasard dans un rôle, démenties un moment après, étouffées sous un tas d’erreurs & de crimes, qu’on parera fierement de grands mots. Le théatre est une école des mœurs, Moliere est un sage réformateur. C’est encore un des préceptes de la politique du Prince. Piquez vous de religion, faites profession de vertu, parlez-en avec zele. Une actrice fait la prude, un comédien fait parade de beaux sentimens, les joujous amusent, attirent la confiance, facilitent les manœuvres.

Machiavel fut non-seulement auteur, mais encore acteur : il composoit des comédies & les jouoit. Ces deux talens sont souvent réunis, quoique dans des dégrés différent Racine & Moliere avoient l’un & l’autre : Racine forma la Champmelé & les Demoiselles de Saint-Cyr, Moliere étoit à la tête de sa troupe. Machiavel sur-tout réussissoit dans le pantomime, il rendoit la démarche, les gestes, le ton de voix de ceux qu’il vouloit copier, & en faisoit une caricature piquante. Un acteur doit avoir ce talent, &, pour bien rendre son rôle, accompagner les paroles de ce langage. Mais, quoiqu’il ne soit pas en état de faire comme Novere un piece entiere en pantomime, tous les hommes, mêmes les enfans, le peuple, les muëts & les étrangers, qui ne savent pas la langue du pays, parlent & entendent naturellement ce langage : la passion l’enseigne, les femmes sur-tout y sont éloquentes, parce qu’elles ont plus de délicatesse & de sensibilité. Les comédiens, qui y joignent l’étude & l’exercice, y sont des grands orateurs. Machiavel y ajoutoit un caractere caustique & malin qui l’embellissoit : il en fait un principe de la politique. La gravité, la modération, la droiture apparente sont un vrai pantomime ; l’hypocrisie en est un comme le pantomime est une sorte d’hypocrisie : les yeux, les mains, les allures, le ton de la voix sont autant de peintures qui rendent ou déguisent les sentimens, selon le besoin, & quelquefois, malgré tous les efforts, les trahissent.

Outre la licence, la malignité, l’irréligion, excès communs à tous les théatres, dont on ne se défend gueres, celui de Machiavel en a deux que l’on ne veut pas avouer, quoiqu’aussi communs, le plagiat & les personnalités. Quoiqu’on ne nomme personne, ce qui occasionneroit bien des corrections un peu vives, on désigne si bien les personnages, comme Aristophane, qu’il est aisé de lever le masque : ce qui est arrivé cent fois à Moliere. Moliere même les nommoit quelquefois, comme Pourceaugnac & Georges Dandin. Il en coûta cher à Machiavel, à qui cette liberté fit des ennemis redoutables qui le firent chasser de sa partie. Dans un gouvernement monarchique, on est plus mesuré, les voies de fait plus rares & moins violentes, les portraits sont moins prononcés ; d’ailleurs la vanité, la difficulté de se venger sont semblant de ne pas s’y reconnoître. Le poison du théatre n’est pas moins dangereux, ni les haines moins irréconciliables. Pour le plagiat, Machiavel ne s’en défendoit pas, on ne s’en défend gueres en France, Corneille & Moliere ont les plus grandes obligations au théatre espagnol, Racine à celui d’Euripide ; le vol dramatique est notoire, & tous les jours on se le reproche. Encore si on n’alloit butiner que de bonnes choses, comme l’abeille sur des fleurs : mais, au contraire, ce qu’il y a de plus licencieux, de plus voluptueux est par préférence au pillage ; l’opéra fourrage la mythologie païenne, les italiens, les françois, outre les théatres anglois & italiens, vont se pourvoir dans les Contes de Lafontaine, dans Marmontel, dans Grécourt, &c. ; Lafontaine lui-même a écumé Bocace, Rabelais, la reine de Navarre, &c. Telles sont nos richesses dramatiques ; le vice seul a intérêt de ramasser ces trésors, ce sont ses Indes, son Perou, son Mexique, où les poëtes vont faire bonne cargaison, c’est le commerce florissant de la scène. Ne faisons point le procès à Machiavel : ses émules, ses imitateurs sont si communs ! Plusieurs historiens assurent qu’il mourut athée : un homme de théatre est capable de tout. Mais laissons ces horreurs qui ne sont pas si rares : elles sont trop affligeantes pour un cœur chrétien.

Il vient de paroître un livre plein de calomnies & d’impiétés, intitulé l’Esprit de Clément XIV, où l’on s’efforce de justifier le Machiavélisme par l’autorité de St. Thomas, dont on rapporte un long passage, & par l’autorité de ce pape, par qui on le fait attribuer à ce saint. C’est une suite de la comédie que joue Caraccioli, par des prétendues lettres qu’il lui attribue & qui sont indignes de lui. On a vengé la mémoire de ce pontife par une Apologie, où l’on démontre l’injustice, le ridicule, le faux de cette attribution. La doctrine horrible de ce passage, qui va plus loin que le Machiavélisme, est tout-à-fait opposée à l’esprit de ce saint qui étoit plein de douceur & de charité, & même à ses ouvrage, puisque, dans son Traité du Gouvernement, il est bien plus favorable à la liberté qu’à la tyrannie & au Machiavélisme. Ce passage ne se trouve point dans ses Œuvres théologiques. Baile, qui en cite un pareil sans le rapporter, le suppose, dans le commentaire du saint sur la Politique d’Aristote, & tout le monde sait que dans ces sortes d’ouvrages un traducteur, un commentateur explique la doctrine de son auteur sans l’approuver. Approuve-t-on l’idolatrie, quand on explique les fables des dieux & des déesses dans les poëtes païens. Le Prince n’est de même qu’un commentaire satyrique des Médicis & des Borgia, déguisé sous un air de systême, comme le Satyricon de Petrone est la satyre de Néron. Voici ce passage : Il faut faire mourir les plus puissans & les plus riches, parce qu’ils peuvent se soulever contre le tyran ; il est aussi nécessaire de se défaire des grands esprits & des hommes savans, parce qu’ils peuvent par leur science trouver les moyens de ruiner la tyrannie. Il ne faut pas même qu’il y ait des écoles ni aucune congrégation où l’on puisse apprendre les sciences ; car les savans ont des inclinations pour les choses grandes ; ils sont courageux & magnanimes, & est se soulevent facilement contre les tyrans. Il faut que les tyrans fassent ensorte que leurs sujets s’accusent les uns les autres, se troublent eux-mêmes, & que l’ami persécute l’ami ; qu’il y ait de la discussion entre les riches, & de la discorde entre le peuple & les opulens ; ils auront moins de moyens de se soulever. Il faut aussi rendre les sujets pauvres, établir de grands subsides & en grand nombre, pour les appauvrir. On doit susciter des guerres civiles & étrangeres ; les royaumes se soutiennent par les armes. Un tyran ne doit se fier à personne : il ne doit pas paroître cruel à ses sujets, il se rendroit odieux & occasionneroit des soulevemens. Mais il doit se rendre vénérable par quelque éminente vertu ; & s’il n’a pas cette qualité excellente, qu’il en fasse le semblant, en sorte qu’on croie qu’il la possede. L’auteur ajoute cette réflexion, qui n’auroit pas échappé à Baile, si ce passage étoit véritable. Ce passage de S. Thomas donnoit occasion au S. Pere d’observer que Machiavel dans son Prince n’est que le commentateur de S. Thomas, & que si l’un est sanctifié & l’autre réprouvé, pour avoir présenté les mêmes idées, c’est que l’Eglise romaine a toujours deux poids & deux mesures, & que son intérêt dicte ses décisions. Il est bien plus naturel & plus chrétien d’en conclure qu’il n’est ni de S. Thomas, ni du Pape, ni même de Machiavel, qui n’a fait que copier Aristote.

Il n’est pas même d’Aristote, dans lequel on a tout puisé : c’étoit l’oracle du temps, toute la philosophie n’étoit que l’explication de ses sentimens. Ce fameux philosophe, dans sa Politique, S. Thomas & tous ses commentateurs favorisent par-tout le gouvernement monarchique, comme le plus convenable & le plus utile, & condamnent la tyrannie comme un gouvernement injuste, ainsi que les moyens qu’emploient les tyrans pour s’élever & se maintenir. Mais voici l’artifice & la mauvaise foi du prétendu confesseur du Pape, à qui très-injustement il a la témérité de l’attribuer. Aristote, lib V. cap. 11 & 12, rapporte les artifices dont se sont servis les tyrans de la Grece en grand nombre. Ces moyens sont épars dans son livre, traités au long & appuyés par des exemples & des réflexions, on les a ramassés & abrégés, on y a ajouté & retranché, on en a fait un corps, & donné sur un ton dogmatique ce qui n’est qu’historique, on l’a mis sur le compte de S. Thomas, & on le lui fait attribuer par le cordelier Ganganelli. Est-il vraisemblable qu’un grec, ennemi des tyrans, en eût fait l’éloge ? qu’un précepteur d’Alexandre ait enseigné la tyrannie ? & qu’un saint religieux d’un ordre florissant, honoré de la confiance & de la faveur de S. Louis, en eût donné des leçons ? Ce ne sont que des calomnies mal-adroites : je n’en crois pas M. de Caraccioli auteur ; son style n’est pas si nerveux, il ne regne pas tant d’ordre & de suite dans ses prolixes ouvrages.

L’auteur, apparemment homme de théatre, a supprimé à dessein deux moyens qu’Aristote dit a oir été employés avec succès par les tyrans ; l’un, de faire de grandes largesses aux comédiens, aux étrangers, aux femmes de mauvaise vie, scortis & peregrinis & histrionibus donat effuse , pour amollir les citoyens & les rendre vicieux, foibles, pusillanimes ; l’autre, d’occuper les peuples par des bâtimens, des peintures, des statues, pour les appauvrir, en inspirant le luxe & la magnificence qui engage dans des folles dépenses, & ne pas leur laisser dans l’oisiveté le loisir de réfléchir sur leur état & de cabaler contre lui. Sur quoi il cite les monstrueuses pyramides que firent bâtir les rois d’Egypte, les édifices, les prosusions de Pysistrate, de Cypsele, de Polycrate & autres tyrans de la Grece, qui disoient comme l’Ecriture le dit de Pharaon : pour opprimer le peuple, il faut l’accabler de travaux ; saisons lui faire du mortier & de la brique pour tous nos bâtimens ; obligeons-les à construire deux villes. Sémiramis fit élever en l’air des jardins immenses par des colonnes énormes, les empereurs de la Chine firent environner leur empire d’une muraille de quatre cens lieues, Auguste changea la ville de Rome & la bâtit toute de marbre. L’histoire est pleine de ces traits : rien n’est nouveau sur la terre ; tous les tyrans ont opprimé les peuples de bien des manieres. On a tort de faire honneur à Machiavel de sa Politique, il ne fut qu’un plagiaire d’Aristote, il n’a fait que recueillir les traits ordinaires des usupateurs, non-plus que Bodin, Juste Lipse, Grotius, Besolde, Danies, & tous les écrivains politiques, ainsi que tous les auteurs dramatiques. Le vrai Machiavélisme est dans le cabinet des princes & dans le cœur des ambitieux, comme le vrai théatre est dans la lubricité des libertins.

Telle fut la politique des Romains qui leur fit conquérir le monde : c’est un vrai Machiavélisme nuancé de quelques vertus Quelle fut encore la politique de César, d’Auguste, de Tibere qui détruisit la république, en particulier le luxe, le faste, les spectacles, le libertinage, en amollissant les peuples. Le livre de M de Montesquieu & de tant d’autres, sur la grandeur & la décadence des Romains, ne sont que des traits de Machiavélismes. On vient de découvrir à Arles un ancien théatre bâtit par les empereurs, qui le démontre. C’étoit une faveur qu’on accordoit aux grandes villes pour corrompre les mœurs dans tout l’Empire. Ces théatres furent détruits par les barbares ; les ruines qui en resterent furent prises dans la suite pour un amphithéatre ou pour quelques temples des dieux. Ce qu’on a trouvé en fouillant est un autel de Vénus, qu’on plaçoit au milieu du théatre avec sa statue, afin que les spectateurs eussent toujours devant les yeux l’objet le plus infâme, pour en repaître leur cœur dépravé. Ce qui même ne suffisoit pas pour satisfaire une passion insatiable, dont la jouissance même irrité la soif : les spectateurs, au milieu de la pièce s’écrioient en furieux, que les actrices soient dépouillées, nudentur mimæ  : ce qui ne coûtoit rien à ces âmes qui ne montoient sur la scène que pour exciter les passions.

Tous les théatres étoient dédiés à Vénus, & on y offroit des sacrifices pour sanctifier la débauche qui s’y commenttoit. Tertulien l’appelle sacrarium Veneris, arx omniun turpitudinum consistorium impudicitiæ , le sanctuaire, le fort, l’asyle, le temple, le sénat de toutes le turpitudes On avoit d’abord pensé que c’étoit l’autel de Diane : mais le théatre n’est point la place d’une déesse qui passoit pour la déesse de la chasteté, ne souffroit auprès d’elle que des personnes chastes.