(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre II. Discipline du Palais. » pp. 26-50
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre II. Discipline du Palais. » pp. 26-50

Chapitre II.
Discipline du Palais.

Je suis persuadé qu’il n’y a point de Parlement dont la discipline intérieure ne défende aux Conseillers d’aller à la comédie, qu’il n’y en a point dont les mercuriales n’aient repris ceux qui la fréquentaient, et où, selon les occasions, on n’ait sévi contre ceux qui s’écartaient d’une loi si sage. Ces Compagnies respectables sont trop jalouses des bonnes mœurs et de la décence, pour tolérer dans leurs membres un désordre si dangereux et si scandaleux. Mais comme il n’est pas permis de pénétrer dans ce sanctuaire, nous ne pouvons que présumer des règlements dont leur piété et leur sagesse ne permettent pas de douter, et de citer l’un des plus grands et des plus habiles Magistrats de France, dans un ouvrage célèbre, où il explique toute la discipline du Palais.

Larocheflavin (dans son excellent Traité des Parlements), après avoir parlé fort au long des qualités, des mœurs, de la religion, de la gravité, de la modestie des Magistrats, s’élève fortement (L. 8. C. 74. pag. 541.) contre ceux qui vont à la comédie : « Par nos mercuriales, dit-il, il est prohibé aux sieurs de la Cour d’aller voir ou écouter les Bateleurs et Comédiens, à cause des paroles et actions dissolues, lascives et scandaleuses, qu’on y voit, et afin que les Magistrats souverains ne s’aillent avilir et profaner parmi le peuple indiscret et irrespectueux. » Il entre ensuite dans un détail historique sur la différente conduite des Empereurs Romains à l’égard des Comédiens ; il prétend qu’on devrait les bannir, parce qu’ils ne font qu’amuser le peuple et le nourrir dans l’oisiveté. Cet Auteur avance qu’il est également défendu aux Magistrats d’aller au bal et aux danses, si ce n’est tout au plus aux noces de leurs plus proches parents (L. 7. C. 44.). « Entre les Romains, dit-il, danser en public était un péché quasi irrémissible, à cause de quoi l’Empereur Domitien dégrada un Sénateur de l’entrée du Sénat, pour avoir dansé publiquement. Aurélien en priva un autre, quoique son ami, pour avoir dansé aux noces de sa voisine, disant cela être indigne de la gravité de son état de s’être tant rabaissé. »

Il serait à souhaiter qu’on fît une nouvelle édition de ce livre unique, devenu rare, en retranchant un petit nombre d’expressions surannées. On y admire, avec l’érudition la plus variée, la morale la plus saine, le plus sincère amour de la justice, les vues les plus sages pour le bien public. Ce grand homme y traite de tout ce qui regarde l’état, l’institution, les membres, l’ordre, les progrès, les prérogatives de ces Corps augustes. C’était un homme du métier, puisqu’après avoir été Conseiller et Président au Parlement de Toulouse, et ensuite Conseiller au Parlement de Paris, il mourut enfin Conseiller d’Etat. Il a laisse un autre ouvrage qu’on cite tous les jours au barreau. C’est un recueil d’arrêts, où toute la jurisprudence est expliquée avec une précision et une clarté qui suppose l’esprit le plus profond et le plus juste. Il rapporte (Liv. 1. tit. 16. verb. Bateleur.) un arrêt du Parlement de Toulouse, qui « défend aux Capitoulse de permettre à aucun bouffon et bateleur, de faire dans la ville ou les faubourgs aucun jeu ou farce de comédien, ni les tolérer en aucune manière que ce soit ».

Il consacre tout le huitième livre de son Traité des Parlements à parler des mœurs et de la décence des Magistrats. Que ne dit-il pas (C. 13.) contre l’affectation des parures, les habits de couleur, les galons d’or et d’argent, les étoffes riches, les modes nouvelles ; (C. 8. et 9.) sur la sobriété, la tempérance, la fuite des grands repas et des parties de plaisir ; (C. 16.) sur le bon exemple que doivent partout donner les Ministres de la justice ; (C. 15. 34. 35. 37. 45.) sur la retenue dans leurs discours, sur le mensonge, la médisance, la raillerie, l’obscénité, la dissolution, la frivolité ; (C. 32. et 33.) sur la modestie dans toute leur conduite et leur extérieur ; (C. 43.) sur la chasse, qu’il leur interdit ; (C. 46.) sur le soin excessif de leurs cheveux, sur les frisures, les parfums, les baigneursf, les pommades, qu’à peine il permet à leurs femmes ; (C. 47.) sur la dissipation, la légèreté, les ris immodérés ? Il cite quelques vers de M. de Maniban, grand-père du premier Président du Parlement de Toulouse, qui depuis quarante ans a gouverné cette illustre compagnie avec autant de prudence et de politesse que de dignité.

La société des Comédiens a toujours paru si dangereuse et si déshonorante pour les Magistrats, que la loi Romaine leur défend d’aller jamais dans leurs maisons, non plus que dans celles des personnes infâmes (Tacit. L. 1. Annal.). Quels exemples ne verraient-ils pas, quels principes ne prendraient-ils pas en si mauvaise compagnie ? Qu’aurait pensé le Législateur, s’il les avait vus se mêler avec les Acteurs sur le théâtre, dans les coulisses, aux foyers (ce que jamais n’ont permis ni Athènes ni Rome païenne, avant les énormes dissolutions des Césars), s’il les eût vus recevoir dans leurs maisons, admettre à leur table, mener dans leurs voyages, à leurs maisons de campagne, cette engeance pernicieuse, si opposée à la sainteté de leur état ? C’est un des grands reproches que fait à Marc-Antoine, alors Sénateur, Cicéron dans ses Philippiques (12. et 13.), et comme lui toute l’histoire, que ses liaisons avec les Comédiennes, jusqu’à les traîner dans ses voyages et dans sa litière : « Inter quos ledica tua Mima pertabatur. » Ce qu’il appelle avoir perdu le bon sens, par un jeu de mots qu’on ne peut rendre en français : « Venisti Brundusium in sinum et complexum tuæ Mimulæ, cum in gremiis Mimularum mentum et mentem depeneres. » Ses débauches avec Cléopâtre, sa défaite, sa mort funeste, furent les tristes suites de son amour aveugle pour ces créatures, qui l’avaient d’abord perdu.

Il était défendu aux filles de condition, surtout aux filles des Sénateurs, de se mésallier jusqu’à épouser des affranchis ; mais une fille de la plus haute naissance qui s’oubliait jusqu’à se rendre Comédienne ou femme publique (car aux yeux de la loi c’est la même chose), dérogeait si bien à la noblesse, que les honteux mariages avec des affranchis ne lui étaient plus interdits. Elle s’était mise dans la dernière classe, rien n’était au-dessous d’elle, et la république la méprisait trop pour s’embarrasser de son sort. « Senatoris filia quæ corpore quæstum vel artem ludicram fecerit, aut Judicio publico damnata fuerit, impune libertino nubit ; nec enim honor ei servatur, quæ se in tantum scelus deduxit. » (L. 47. de rit. Nupt. L. 29. C. de Adult. L. 1. C. ubi Senator.)

Les Empereurs chrétiens, plus attentifs aux bonnes mœurs des Magistrats que la plupart des païens, ne leur ont permis de paraître au théâtre que dans certaines fêtes publiques où le spectacle faisait partie du cérémonial, et seulement avant midi, soit pour empêcher qu’ils n’y demeurassent longtemps, soit pour éviter les inconvénients qui pourraient naître de l’intempérance, s’ils y venaient après dîner, à peu près comme dans les affaires criminelles les lois veulent que les Juges soient à jeun quand ils prononcent : « Nullus omnino Judicum ludis theatralibus vacet, nisi illis tantum diebus quibus in lucem editi vel imperii sumus sceptra sortiti, hisque ante meridiem tantum ; post epulas vero ad spectaculum venire desistant. » (L. 2. cod. Theod. L. 15. de Spect.) Nos spectacles ne se donnent que le soir, plusieurs même pendant la nuit, heure tout à fait indue, qui favorise toute sorte de dissolution. A Dieu ne plaise, dit la loi 1. de offic. Rect. provin. Cod. Theod. L. 1. C. 6. qu’un Magistrat devenu l’esclave de l’amour du spectacle, donne plus de temps et de soin à ces puérilités qu’aux affaires sérieuses dont il est chargé : « Absit ut Judex editionibus spectaculorum mancipatus plus ludicris curæ tribuat, quam seriis actibus. » La loi 2. de spectac. (ibid.) défend à tous les Magistrats de rien donner aux Comédiens. Elle réserve aux seuls Consuls la liberté de leur faire quelque largesse modérée.

Les plus zélés défenseurs du spectacle ne disconviennent pas qu’il n’y ait quelquefois des pièces mauvaises, des objets séduisants et des personnes faibles, pour qui il est dangereux. N’en est-ce pas assez pour justifier les alarmes du zèle, et la délicatesse de la vertu, et condamner la témérité de ceux qui osent tendre ce piège, courir ce risque, ou l’autoriser par leur exemple ? Il vaudrait mieux qu’on leur attachât une meule de moulin au cou, que de scandaliser même les petits et les faibles : « Si scandalisaverit unum de pusillis istis. » Y eût-il des pièces honnêtes, il suffit qu’il y en ait souvent de mauvaises, pour s’en abstenir toujours. Qui peut faire ces distinctions ? qui veut les faire ? qui les fait ? qui ne se sert de ce qu’il peut y avoir de bon, pour couvrir le mauvais et tâcher de tranquilliser sa conscience ? N’y fit-on aucun mal soi-même, il suffit d’occasionner les chutes des autres, pour être coupable de scandale. Fréquenter le spectacle, c’est autoriser et l’Acteur qui joue, et le spectateur qui le regarde. La prétendue vertu dont on se flatte, ne sauvera pas. Je m’abstiendrai des choses les plus indifférentes, si elles peuvent scandaliser : « Si esca scandalisat, non manducabo carnes in æternum » (S. Paul). Malgré toutes les apologies et l’assurance affectée des amateurs, personne qui au fond du cœur ne sente ces vérités. Le théâtre est si opposé aux règles de la piété chrétienne, si généralement réprouvé par tout ce qu’il y a eu de pieux et d’éclairé dans tous les siècles, il porte si clairement sur le front l’empreinte de tous les vices, il est si évidemment l’aliment de toutes les passions, l’expérience et la conduite de ceux même qui le défendent, fait si vivement sentir combien il est funeste à la religion et aux mœurs, qu’on ne peut ni blâmer le zèle qui en éloigne les fidèles, ni dissimuler le scandale que donnent ceux qui y vont, fussent-ils eux-mêmes innocents : « Et peribit in tua scientia frater ? »

Ce scandale public devient plus criminel et plus pernicieux par l’assiduité de la fréquentation, le goût décidé, les invitations à y venir, les éloges qu’on lui donne, etc., mais surtout par le caractère de ceux qui s’y montrent, gens en place faits pour édifier, gens graves et réguliers, dont la réputation y donne un nouveau poids, un père, une mère, un maître, qui en donne l’exemple à ses enfants, ses élèves, les y laisse aller, leur fournit de l’argent ; par le caractère de ceux à qui l’on tient, famille chrétienne, communauté régulière, corps respectable, fonctions publiques, profession distinguée, etc. Le public, qui estime, qui respecte, qui craint, voit avec autant de douleur que de surprise éclipser cette réputation de sagesse, ébranler cet édifice de vertu qui lui en imposait, par des démarches qui la supposent bien faible et la rendent bien suspecte, et retombent sur le corps dont on est membre. Tel était le scandale que donnaient aux païens et aux fidèles les mauvais Chrétiens des premiers siècles qui s’oubliaient jusqu’à fréquenter la comédie. Ils passaient pour apostats : le paganisme croyait les avoir regagnés, et l’Eglise les avoir perdus. Le théâtre était un signe de séparation entre les deux religions. Tel un Religieux, un Ecclésiastique, qui déshonore son état et son ministère par son amour pour le spectacle. L’application est toute faite. Un Magistrat, père du peuple, vengeur des crimes, protecteur des bonnes mœurs, interprète des lois, oracle d’une province, dont la sagesse, la modération, la décence font le caractère, qui tient à un Corps respectable, qui remplit les plus importantes fonctions, sur qui le public a les yeux fixés, à qui il doit son respect et sa confiance, est sans doute plus que personne obligé d’édifier : les scandales portent des coups mortels sur les cœurs. Peut-il paraître au théâtre, que son état même l’oblige de proscrire, sans être censé l’autoriser, sans jeter dans la tristesse les gens de bien qui voient mépriser la vertu et triompher le vice, et remplir de joie les méchants, qui ont droit de s’autoriser dans leurs désordres par de si grands exemples, et sans tendre des pièges aux âmes faibles, dont on affaiblit les remords, et donner de l’audace aux Comédiens, dont on entretient et accrédite l’infâme profession par la même autorité qui l’a couverte d’infamie ?

Malgré cette multitude de défenses, les devoirs et les bienséances de l’état, il s’est trouvé dans tous les temps des Magistrats qui en oublient la dignité. Le fameux Libanius, quoique païen, déclame vivement (Orat. 4. pag. 62.) contre ceux qui vont à la comédie. Dans un discours qu’il fit devant Julien l’Apostat en faveur des prisonniers, dont il expose pathétiquement la misère, à peu près comme le P. Cheminais l’a fait depuis dans un Sermon sur la charité pour les prisonniers, Libanius se plaint avec vivacité de la négligence des Magistrats, qui au lieu de visiter les prisons et de pourvoir aux besoins de ceux qui y étaient détenus, et d’expédier promptement les affaires civiles ou criminelles, passaient leur temps dans des amusements et des parties de plaisir frivoles, surtout au spectacle, ce qu’il fait voir être pour eux tout à fait indécent. Qu’eût-il dit, s’ils avaient paru sur le théâtre et représenté des comédies ? « Quid ergo faciant hi qui servatores videri volunt, et currunt visuri Saltatores et Mimos ? » Voyez là-dessus la traduction latine et les notes de Godefroy, ainsi qu’en vingt endroits du code Théodosien, et comment en parle cet homme célèbre, aussi grand Magistrat qu’habile Jurisconsulte.

Libanius répond ensuite au prétexte de la nécessité, dont on se servait ; les spectacles faisaient alors partie des fêtes que tout l’empire célébrait à l’honneur de l’Empereur le jour de sa naissance et de son avènement au trône. C’était un devoir aux personnes publiques de s’y trouver en cérémonie, comme parmi nous c’est un devoir aux Magistrats de se trouver aux entrées des Princes, au sacre des Rois, etc. Vain prétexte, dit Libanius, ces occasions n’arrivent qu’une ou deux fois l’année, et vous n’êtes obligés d’y donner que quelques moments de la matinée ; au lieu que sans nécessité et avec scandale, vous qui vous dites accablés d’affaires, et vous donnez pour les protecteurs de la veuve et de l’orphelin, on vous y voit matin et soir, nuit et jour, vous vous en faites gloire, quand vous en sortez vous vous entretenez de ce qui s’y est passé. Cependant tout languit, le public souffre, la justice n’est pas rendue, les affaires s’accumulent et ne finissent point, vous vous nourrissez des vaines acclamations d’une populace insensée dont vous servez les vices, tandis que tous les honnêtes gens vous méprisent et condamnent votre négligence et votre frivolité : « Necessitas spectandi quorumdam tantum dierum et pomeridianum tempus liberum est ; hi vero quacumque diei parte veniunt. Quanto humanius foret hominibus in infortunio constitutis opem ferre, quam super vacaneis spectaculis tempus absumere, negligentes apud prudentes bene audire ! »

Ammian Marcellin, autre Païen (L. 8. p. 395.), parle d’un Magistrat nommé Olibrius, Préfet de Rome, si enivré de la passion du théâtre, qu’il y passait la vie. Cet Auteur remarque cependant que la scène était modeste, et qu’on n’y représentait rien de criminel ou d’indécent : réflexion dont nous ferons usage contre ceux qui se retranchent sur la décence prétendue du théâtre de nos jours : « Olibrius urbis Præfectus ita in spectacula exarsit ut vitam pene omnem per argumenta scenica amoresque, et si non vetitos et incestos, exegerit. »

Menochius (ibid. art. 49.) demande si c’est au Juge ecclésiastique ou au Juge laïque de réprimer et de punir les Comédiens, et en cas qu’on les tolère, à qui il appartient d’examiner si les comédies blessent la religion ou les mœurs. Il croit que c’est d’abord au Juge séculier à y mettre ordre, mais qu’à son défaut c’est à l’Eglise ; que ce crime est mixte, mixtifori, à raison du péché, du scandale et des erreurs qu’on y débite, et que c’est à l’Eglise seule à juger de la morale et de la doctrine, à approuver les pièces ou les rejeter. Ces questions n’ont pas lieu en France ; l’autorité royale a toujours réglé depuis plus d’un siècle la police des spectacles, et ne souffrirait pas que les Officiaux qui en jugeaient communément avec le Magistrat dans le seizième siècle, s’en mêlassent aujourd’hui. C’est elle qui fait examiner les pièces par les Censeurs royaux, ainsi que tous les livres qui s’impriment avec privilège. On a certainement rendu service à l’Eglise, en la débarrassant de ces affaires qui attireraient à son tribunal mille choses indécentes. Tout ce qui me paraîtrait dans l’ordre, c’est que les Censeurs royaux à qui on confie l’examen de ces pièces, ne fussent pas des gens du monde, communément assez indulgents pour le théâtre, mais des Théologiens en état de juger de ce qui très souvent y intéresse la religion et les mœurs.

Il existe au milieu du Palais un corps formé de ses propres suppôts, qui non seulement dans ses cavalcades, ses habits d’ordonnance, le titre pompeux de ses Officiers, donne au public un spectacle comique, mais qui encore a été pendant deux ou trois siècles une troupe de Comédiens, représentant des pièces de théâtre, et obligé de les représenter certains jours de l’année à l’honneur du Prince et de ses amis et féaux les gens tenant la Cour du Parlement, auxquels ils allaient les inviter par des réveille-matin et des aubades, avec des fanfares et des instruments de musique. Que devient donc cette rigoureuse discipline du Palais sur les spectacles, que nous faisons sonner si haut ? Ce n’est pas même par hasard, par libertinage, par amour des plaisirs, que le royaume de la basoche fut établi ; c’est par de bonnes lettres patentes, scellées du grand sceau en cire jaune, en lacs de soie rouge et verte, bien et dûment vérifiées et enregistrées au Parlement, ouï, et ce requérant le Procureur général du Roi, et par une infinité d’arrêts de la Cour dont il a été fait un ample recueil, et notamment, ce qui est bien plus authentique, par des libéralités du Sénat, qui pour les aider à supporter les frais des représentations, leur donnait chaque fois une somme notable, à prendre, il est vrai, sur les amendes et confiscations, par un arrêt (rendu je pense en robes rouges). Voici l’origine de cet être singulier.

Les Procureurs au Parlement, qui d’abord faisaient tout leur ouvrage, ne pouvant y suffire, prirent des Clercs, pour les aider, c’est-à-dire des jeunes gens, pour transcrire leurs écritures, et faire leurs commissions. La Cour l’approuva, et voulut que ce fût pour eux une espèce d’apprentissage où ils s’instruiraient de la procédure et se rendraient capables de prendre dans la suite des offices. Philippe le Bel goûta cette idée, et pour les animer au travail, en forma un corps en 1303, leur permit de se choisir un chef qu’il appela Roi, à peu près comme le Roi de la fève, le Roi des ribauds, des arbalétriers, etc., et des Officiers qu’il décora du titre de Chancelier, de Maître des Requêtes, de Procureur général, d’Aumônier, de grand Référendaire, grand Audiencier, etc. Et pour y maintenir l’ordre, et ne pas les détourner en portant ailleurs leurs menus différends, qui dans cette jeunesse devaient être en grand nombre, et décharger le Parlement de ce détail embarrassant, il leur donna une juridiction supérieure sur tous leurs membres, et le droit de juger en dernier ressort toutes leurs petites affaires. Il accorda au Roi le droit de porter la toque royale, de battre une petite monnaie qui aurait cours entre eux, et d’aller tous les ans couper deux arbres dans la forêt royale pour planter le mai dans la cour du palais. Les juridictions subalternes ayant voulu avoir leur basoche, il les soumit à celle du Parlement, et chaque classe du Parlement ayant imité celle de Paris, elle eut aussi sa basoche, mais moins privilégiée que celle de la Cour des Pairs. On lui accorda des étendards et des drapeaux, des sceaux d’argent pour sceller ses arrêts, et l’écusson chargé de trois écritoires d’or sur un champ d’azur timbré de casque et de morion. Un plus grand détail serait inutile ; on peut le voir fort au long dans le recueil des statuts de la basoche, dans l’histoire de Paris et dans celle du théâtre, tom. 2. pag. 78.

Une troupe de jeunes Clercs de Procureur ne put manquer de donner dans tous les plaisirs. Ce furent plus de fêtes, de festins, d’aubades, de montres, de régiments, de compagnies, entre autres ils devinrent Comédiens et Poètes, composèrent et représentèrent des pièces de théâtre. On ne connaissait alors que les Mystères des Confrères de la Passion, qu’ils voulurent imiter, et qui étaient des exercices de religion. Mais comme les Confrères avaient un privilège exclusif, il fallut par accommodement donner aux pièces des Clercs un tour et un nom différent ; on les appela des Moralités. Il y eut dans la suite communication de privilèges. Les Confrères eurent la liberté de donner des moralités, et la basoche de jouer des mystères. Il s’éleva même une troisième troupe sous le nom d’Enfants sans souci, de Prince des sots, qui représentaient des folies ou sottises ; elle s’accommoda avec les deux premières, et le public vit indifféremment sur les trois théâtres, des mystères, des moralités, et des sottises, et à dire vrai, des sottises partout. Il n’y eut d’abord rien que d’équitable et de régulier dans cette juridiction, rien que de sage et d’honnête dans ces amusements. Le Roi ni le Parlement n’en prirent aucun ombrage, ils avaient même quelquefois la bonté d’y assister.

Tout dégénère, surtout en matière de plaisir, quand le théâtre s’en mêle. Les Basochiens commencèrent d’abord par se jouer entre eux, et représenter des tours de jeunesse, dont ils fournissaient un grand nombre. Bientôt ils attaquèrent des personnes d’un rang plus élevé, et enfin rien ne fut à l’abri de leurs satires. La pureté ne fut pas plus respectée que la charité. Les galanteries, les équivoques, les obscénités se mêlèrent insensiblement aux choses saintes, qui seules paraissaient alors sur la scène. Ainsi en avaient usé les Comédiens Grecs et Romains, comme Aristophane, les Fables Atellanes, etc. Tous les théâtres se ressemblent. L’autorité publique, dit Horace, fut obligée de venir au secours des bonnes mœurs, et les Comédiens n’ayant plus la liberté de mal faire, furent réduits à garder honteusement le silence : « Desinit in vim dignum ligeregi, lex est accepta, chorus que turpiter obticuit sublato jure nocendi. » Divers arrêts du Parlement punirent les Basochiens. Un premier, qui leur défendit absolument de blesser la modestie et la réputation de personne, ayant été mal observé, un second leur défendit de jouer aucune pièce qui n’eût été examinée et approuvée par des Commissaires du Parlement. Ce second n’ayant pas plus d’effet, un troisième du 14 août 1442, condamna ces Acteurs à plusieurs jours de prison au pain et à l’eau. Un autre du 15 mai 1476, leur interdit la liberté de présenter aucune pièce au Parlement, et de demander la permission de jouer. Le Roi de la basoche et ses grands Officiers ayant désobéi, un arrêt du 19 juillet 1477, sans respect pour sa toque royale, ses mortiers, ses drapeaux, son écusson, le condamna aux verges par tous les carrefours, à la confiscation, et au bannissement. Il n’y eut plus de comédie pendant vingt ans. Louis XII leur permit de revenir. Après sa mort, nouvelles défenses du Parlement. François I les leva, et rétablit la troupe. Après la mort de ce Prince, les rigueurs du Parlement recommencèrent. Arrêt du 20 mai 1536, qui menace les Acteurs de la prison et du bannissement. Quatre ans après, en 1540, on les menace de la hart (faire pendre). Ces défenses furent renouvelées en 1545. On ajoute que si les Trésoriers de la basoche fournissaient quelque somme pour les représentations, ils en répondraient en leur propre et privé nom, et seraient punis exemplairement.

Ces vicissitudes de faveur et de discrédit firent voir, selon les circonstances des temps, le vrai génie du théâtre. D’abord, pour faire leur cour à Philippe le Bel, leur fondateur, ils jouèrent plusieurs pièces contre le Pape Boniface VIII, alors brouillé avec ce Prince. Elles avaient été composées par Lucas Grimaud, Poète Provençal. Il est vrai que les Magistrats l’avaient obligé de les jeter au feu, par respect pour le souverain Pontife ; mais il les savait par cœur. Il les rappela dans sa mémoire, les écrivit de nouveau, y ajouta de nouvelles insultes, et les porta, ou les vendit aux Basochiens. Ce trait me fait souvenir de la pénitence de Lully dans une maladie dangereuse. Son Confesseur lui ayant fait jeter au feu un opéra qu’il venait de composer, un Seigneur de la Cour lui témoigna du regret de cette perte : « Ne dites mot, Monseigneur, lui dit-il, j’ai attrapé mon Confesseur, j’en ai dans mon cabinet une copie. » Les guerres de Charles VII contre les Anglais fournirent une nouvelle matière à la Basoche. Les Anglais s’étant rendus maîtres de Paris et de presque tout le royaume, le Parlement se partagea entre Henri V, Roi d’Angleterre, et Charles, Dauphin de France. La Basoche se partagea sans doute aussi, car se prêtant tour à tour aux deux parties, on la voyait jouer tantôt le Dauphin, la Pucelle d’Orléans et les Seigneurs Français, tantôt le Roi d’Angleterre et sa Cour, la Reine Isabeau, les Princes du sang et les Seigneurs Anglais. Le théâtre est de tous les partis ; ou plutôt il n’est d’aucun que de celui de la dissolution et de la malignité. Le schisme de l’Antipape Clément VII occasionna de nouvelles scènes. Parasols, autre Poète Provençal, composa la pièce dramatique la plus bizarre, dont la représentation dura cinq jours, qu’il dédia à l’Antipape. C’était la vie entière de Jeanne, Reine de Naples et Comtesse de Provence, dont les amours, les mariages, les guerres, les crimes, la mort tragique, donnaient beau jeu au Poète. Chaque journée faisait sa pièce, et portait le nom de quelqu’un de ses maris ; l’Andriane, la femme d’André de Hongrie ; la Taranta, la femme du Prince de Tarente ; la Majorquina, la femme de l’Infant de Majorque ; l’Allemanda, la femme d’Othon de Brunswick, Prince Allemand ; enfin la Johannella, c’est-à-dire, sa jeunesse, sa mort, et les aventures de sa vie, qui n’avaient point de rapport à ses quatre maris. Cette satire, énorme par sa longueur, insolente par ses horreurs contre une tête couronnée alliée à la maison royale, fut bien reçue par l’Antipape, irrité contre Jeanne, qui tenait pour Urbain son compétiteur, et par toute la France, qui s’était déclarée pour Clément. Les Basochiens la saisirent avidement, et la jouèrent à Paris sous les yeux de la Cour avec le plus grand éclat. Louis XII, qui succéda à Charles VIII, était bon, et trop bon. Il le fut assez pour rappeler les Acteurs Basochiens que le Parlement avait honteusement chassés. Ils abusèrent bientôt de son excessive indulgence, ils jouèrent une pièce intitulée Sottise, et qui à tous égards en méritait le nom. Le Roi daigna s’y trouver, on y tourne en ridicule le Pape, les Cardinaux, les Evêques, les Religieux, grossièrement par leur nom, la noblesse, la robe, tous les états, et on porte l’audace jusqu’à satiriser le Roi lui-même en sa présence, et taxer d’avarice la sage économie que faisait ce Prince de ses revenus pour ne pas fouler ses sujets, qui lui valut le glorieux titre de Père du peuple. On le représente comme un malade altéré qui demandait à tout le monde de l’or potable pour étancher sa soif et remédier à ses maux. Le Roi n’en fit que rire, et autant par politique que par bonté, il témoigna être bien aise qu’on lui dit ses vérités, et qu’on le crût assez bon et populaire pour pouvoir prendre la liberté de les lui dire. Ces excès de licence ne sont pas aujourd’hui à craindre, l’autorité du Roi et le respect du peuple sont mieux établis ; aucun Comédien ne serait assez hardi pour attaquer son maître, il ne le ferait pas impunément. François I rétablit de nouveau les Comédiens de la Basoche, que le Parlement zélé pour le bon ordre, avait encore chassés ; mais il ne nous reste rien des hauts faits de ces Héros pendant ce règne. Nouveaux arrêts après la mort de ce Prince. Ils furent l’extinction du théâtre de la Basoche, qui ne s’est jamais relevé, non plus que la troupe des Enfants sans souci, ou du Prince des sots. Les Confrères de la Passion, dont les jeux n’étaient que des exercices de religion, furent soufferts, jusqu’à ce que mêlant le sacré avec le profane, ils méritèrent la même animadversion, et cédèrent enfin leur hôtel à une nouvelle troupe qui s’éleva au commencement du dernier siècle, et fit disparaître l’ancien théâtre, et après bien des révolutions, des séparations, des réunions avec d’autres troupes, a pris enfin l’état fixe où nous la voyons aujourd’hui. On fut fort heureux que les troupes des Basochiens et des Sots eussent abandonné la scène pendant les guerres du Calvinisme et de la Ligue ; ils auraient également joué les Catholiques et les Protestants, Charles IX et les Coligny, Henri III et les Guises, Henri IV et le Duc de Mayenne. Vrai et faux, bien et mal, religion et hérésie, tout est bon à des Comédiens. La nouvelle troupe, instruite par les malheurs des anciennes, vivant sous des Rois plus respectés et dans un siècle plus poli, ne se mêle plus des affaires publiques, et a banni la grossière obscénité. Elle ne vaut pas mieux pour le fond. La gaze légère de politesse dont elle se couvre, ne rend que plus dangereux un poison dont on se défie moins, et qu’on avale avec plus de plaisir. Mais élevée à la Cour avec la faveur la plus éclatante, par le Cardinal de Richelieu, et favorisée pendant le règne de Louis XIV par le goût que lui en avait inspiré le Cardinal Mazarin, pour l’endormir dans les plaisirs, s’il eût été possible, elle s’est solidement établie. Le Parlement a cessé ses vives poursuites, et se borne à en réprimer les abus, sans pourtant l’avoir jamais approuvée. Les Basoches de province n’ont jamais fait grande figure dans le monde, ni ne se sont mêlées de représentations théâtrales. Celle de la capitale rentrée dans l’obscurité de la chicane, ne fait plus de sensation dans le public. On peut voir l’Histoire du Théâtre (Tom. 1. et 2.) d’où nous avons tiré la plupart de ces faits, les statuts de la Basoche, Histoire de Paris, le Dictionn. des Arrêts. V. Basoche, Larocheflavin, des Parlements, etc.

En 1761 il parut en faveur du théâtre un fort mauvais ouvrage, qui fit du bruit. Un Avocat du Parlement de Paris, fol du spectacle et amant de la Clairon, se fit adresser un Mémoire à consulter sous le nom de cette Actrice, où avec un air de religion et de remords de conscience elle lui demande s’il est vrai que les Comédiens sont excommuniés, si elle peut demeurer dans son état, etc. L’Avocat, dans une longue consultation, soutenue d’un long mémoire, tranquillise la conscience timorée de la Clairon, dont il élève jusqu’aux nues la noblesse, les talents, les grâces, la religion, la vertu, la supériorité des sentiments, se répand en invectives contre l’Eglise, qu’il déclare n’avoir pas même le pouvoir d’excommunier les Acteurs, gens, selon lui, les plus utiles à l’Etat, les plus distingués, etc. Cette galanterie, que la Clairon sans doute paya galamment, fut mal reçue du public, qui n’est pas galant et n’aime pas la magistrature galante. Les Avocats furent encore moins traitables. Ils chassèrent de leur Corps le tendre consultant, le déférèrent au Parlement, demandèrent sa punition, et y dénoncèrent son ouvrage. Le Parlement, toujours plein de zèle pour les bonnes mœurs et la discipline du Palais, confirma la délibération des Avocats, fit rayer du tableau le nom du sieur la Mothe, condamna le livre au feu, et fit entrer le Bâtonnier dans la chambre, pour le charger de dire à son Corps que la Cour louait son zèle, et serait toujours disposée à appuyer de son autorité le maintien de l’ordre public et de la discipline du Palais.

On doit assurément tenir compte de sa patience au Bâtonnier qui a lu ces mémoires et en donne un extrait pour en combattre les faux principes. Je doute qu’on puisse écrire plus maussadement, parler plus obscurément, s’exprimer plus confusément, déraisonner plus grossièrement, montrer plus de témérité et d’ignorance, avancer plus d’absurdités et d’erreurs. N’eût-on égard qu’à son style, le Barreau de Paris, si fécond en Orateurs éloquents et en habiles Ecrivains, n’aurait pas dû pour son honneur souffrir dans le même tableau le nom d’Huerne de la Mothe à côté des Patrus et des Cochin. Qui peut soutenir ces innombrables répétitions de mots, de pensées, de phrases, qui font la moitié de cette assommante production ? qui n’est indigné de ces écarts aussi téméraires qu’étrangers à son objet ? Eh que fait aux Comédiens le formulaire, la constitution, la condamnation des propositions in globo, la déclaration de 1754 ? Le maladroit apologiste ! voudrait-il unir d’intérêt le Jansénisme et le théâtre ? Il le connaît mal ; Port-Royal a toujours condamné le théâtre, et Racine dans deux lettres a fait contre Port-Royal la plus vive attaque, et en particulier le Mémoire attribue l’excommunication des Comédiens au Cardinal de Noailles, et c’est en effet par ses ordres que les Curés de Paris ont refusé les sacrements et la sépulture ecclésiastique aux Comédiens. Qui peut voir, sans rire, l’Avocat aux genoux de la Clairon, lui donner du respect, et lui prodiguer l’encens, et du haut de son trône cette Princesse lui donner de la considération ? Qui peut voir sans pitié traiter d’héroïsme digne des panégyriques de l’Eglise les remords de conscience qu’elle fait semblant d’avoir de son métier de Comédienne, et l’irréligion réelle avec laquelle elle brave les censures de l’Eglise ? L’Eglise canoniser la Clairon ! l’amour rend donc enthousiaste aussi ! En attendant que nous voyions ce nom vénérable dans le martyrologe, voici des fleurettes à la Huerne. Il fait l’éloge de quelques autres Comédiennes, déclare qu’« il se borne à trois, et demande pardon aux Acteurs » de ne pas leur ériger des autels. Il croit qu’« aussi galants que lui ils ne disputeront pas la préférence au beau sexe, il ne prend que trois Actrices, parce qu’il n’y a que trois grâces ». Cependant parmi ces trois Déesses, le nouveau Paris, comme de raison, donne la pomme à la Clairon sa Vénus. On voit bien qu’un tel Jurisconsulte est peu redoutable, et que ses exploits et ses œuvres ne lui donnent pas un grand titre à la confiance du public. Voici cet arrêt si bien mérité, qui fut imprimé par ordre du Parlement, publié et affiché partout, qu’on trouve dans les gazettes, notamment celle de Hollande (art. de Paris. 12. mai 1761.), et dans les Journaux du temps.

« Cejourd’hui 22 avril 1761, les Gens du Roi, M. Omer Joli de Fleury portant la parole, ont dit à la Cour que Me. Adrien d’Aine, Bâtonnier des Avocats, demandait d’être entendu. Il fut aussitôt mandé, il entra avec plusieurs anciens Avocats, et dit à la Cour.

« Messieurs, la discipline de notre Ordre, et l’honneur de notre profession, notre attachement aux véritables maximes, et notre zèle pour la religion, ne nous ont pas permis de garder le silence, ni de demeurer dans l’inaction au sujet du livre pernicieux intitulé, Liberté de la France contre le pouvoir arbitraire de l’excommunication, terminée par une consultation signée la Huerne de la Mothe, Avocat au Parlement. A cette signature est ajoutée, contre l’usage ordinaire, la qualité d’Avocat au Parlement. Il en a abusé pour parvenir à faire imprimer un ouvrage scandaleux dont l’approbation et la permission lui avaient été refusées. La question touchant l’excommunication encourue par le seul fait d’Acteur de la comédie, sur laquelle il appartient également au Théologien et au Jurisconsulte de donner son avis, mais qui doit être traitée par l’un et par l’autre avec autant de sagesse que de lumière, cette question, disons-nous, est soutenue affirmativement, et décidée audacieusement en faveur des Comédiens par la consultation, fondée uniquement sur de faux principes, avancés dans des Mémoires à consulter, et sur des maximes odieuses hasardées dans les autres pièces qui la précèdent, notamment dans la lettre à l’Actrice, la Clairon, conçue en termes les plus outrés et les plus scandaleux. L’uniformité du style, la répétition fréquente d’expressions singulières, l’adoption des mêmes idées, et sa propre lettre, font connaître évidemment que le tout est l’ouvrage du même homme, suivant qu’il en a été convaincu dans la première assemblée, du moins il y a avoué avoir vu et retouché les Mémoires à consulter, et autres pièces, avoir écrit le tout de sa main, et avoir corrigé les épreuves. Enfin il a ratifié le tout, en faisant imprimer sur sa minute restée à l’Imprimeur et sous sa signature, sans en rien improuverg dans sa consultation. Par ce détour artificieux, l’Auteur s’est donné la coupable licence de hasarder les propositions les plus contraires à la religion et aux bonnes mœurs, et de confondre la nature et les bornes des deux puissances. Il n’y a aucune de ces pièces où il n’y ait du venin, nous oserions même assurer qu’à chaque page, pour ainsi dire, il y a des propos indécents, et des erreurs ou des impiétés. J’en citerai seulement quelques traits. On annonce que l’ouvrage est fait pour tous les citoyens qui en ont besoin si souvent, « ’surtout dans les temps de nuage et d’obscurité, que les contestations du Clergé élèvent fréquemment contre la liberté des citoyens fidèles, en les rendant esclaves d’une domination arbitraire ». Ce début audacieux découvre l’application fausse et injurieuse qu’on entend faire de ce qui sera établi dans tout l’ouvrage au sujet de l’excommunication contre les Comédiens.

« En abusant des maximes sages et en confondant les objets, on attaque l’autorité de l’Eglise, et on fait injure au Souverain. On assure que la consultation renferme en peu de mots la certitude des principes de l’Auteur du Mémoire, et qu’« elle couronne le zèle d’une Actrice digne des éloges de l’Eglise même. » On ajoute, « elle ne trouve de vraie gloire qu’à répandre dans le sanctuaire de la religion qu’elle professe, celle que la France lui défère ». Il y a plus. « La nation et la religion doivent à l’envi former l’éloge de cette femme forte qui seule prend en main la défense du citoyen fidèle. Elle nous fait voir, dit-on, que c’est depuis peu de temps seulement que les Ministres de l’Eglise usent envers la société d’une autorité arbitraire. » Enfin on tire une fausse conséquence de cette maxime vraie en matière criminelle « non bis in idem : Si l’Acteur et l’Auteur, dit-on, sont infâmes dans l’ordre des lois, il résulte de cette peine d’infamie, que la peine de la loi contre un délit détruit toute autre peine, parce qu’on ne doit jamais punir deux fois pour le même délit. ». Ainsi l’infamie prononcée par la loi contre les Comédiens les mettrait à couvert de l’excommunication de la part de l’Eglise. La mémoire du vénérable Prélat, qui pendant nombre d’années a gouverné ce diocèse avec autant de sagesse que d’édification, est traitée avec mépris, et même calomnieusement offensée, son refus du sacrement de mariage aux Comédiens est traité de scandale, ainsi que le refus de la sépulture ecclésiastique. On applaudit à la noblesse des sentiments de l’Actrice, qui la portent à rompre des fers que les seuls préjugés ont pris soin de forger. On ajoute que l’Eglise ne peut que combler d’éloges son courage mâle, vraiment et héroïquement chrétien. Il l’anime à réclamer les droits qui lui sont acquis, etc. On avance qu’elle ne peut manquer de parvenir à s’établir (la troupe) en titre d’Académie, et que dès l’instant elle ensevelira pour toujours l’ignominie que l’ignorance et une superstitieuse prévention ont élevée contre l’état de Comédien. On lui fait espérer que l’Eglise elle-même, bien loin d’autoriser ses Ministres à user d’une autorité arbitraire, s’élèvera au contraire contre la sévérité de ces zèles amers que la charité ne connut jamais. On invite le public à lire cet ouvrage, en assurant que les gens instruits seront charmés d’y retrouver leurs principes, et les autres seront charmés de s’y instruire. Les moments précieux de la Cour ne me permettent pas de faire l’analyse du second Mémoire à consulter. C’est une critique indécente de tout ce qui condamne la comédie et frappe sur les Acteurs, ce n’est qu’un tissu de propositions scandaleuses, de principes erronés, de fausses maximes, et de propos injurieux à la religion, contraires aux bonnes mœurs, attentatoires aux deux puissances. On oppose ce qui est toléré dans les états du Pape, par rapport aux Comédiens, aux usages de l’Eglise de France à leur égard, qu’on impute au pouvoir indiscret d’une anarchie effroyable. On fait la comparaison blasphématoire de la comédie, non seulement avec les panégyriques des Saints dans la chaire, mais encore avec les cérémonies de l’Eglise dans la semaine sainte, et à l’usage de certaines Eglises où la passion est chantée par trois personnes. Outre ces blasphèmes, les maximes vicieuses sur les mœurs sont poussées jusqu’à dire que la conduite des Comédiennes qui vivent en concubinage avec leurs amants n’est pas déshonorante, qu’elle est seulement irrégulière, que le concubinage était autorisé chez les Romains, et même dans les premiers siècles de l’Eglise, qu’il est toléré dans nos mœurs, et qu’il n’y a que celles qui mènent une vie scandaleuse qui doivent être rejetées. Enfin on dégrade toute sorte d’états, à l’exception du militaire, pour mettre le Comédien au pair et de niveau avec tous les autres citoyens, même avec la Magistrature.

« Voilà le précis du système confus et odieux adopté par la consultation : le tout est un ouvrage de ténèbres qui part de la même plume. La conclusion outrée de la consultation achève de révolter les esprits, et d’exciter l’indignation contre le livre entier et contre l’Auteur. Le cri public qui s’est élevé contre le livre dans l’instant qu’il a paru, nous a porté à en faire un prompt examen avec plusieurs de nos confrères, et à prendre l’avis de l’Ordre dans une assemblée générale, qui pour manifester la pureté de nos sentiments et la sévérité de notre discipline, d’une voix unanime a retranché l’Auteur du nombre des Avocats, et m’a chargé de dénoncer l’ouvrage à la Cour, dont le zèle pour la religion, les bonnes mœurs et la police publique, se manifeste dans toutes les occasions. Ainsi c’est pour remplir les vœux de l’ordre des Avocats que j’ai l’honneur de le dénoncer. »

« Après ce discours du Bâtonnier, M. Omer Joli de Fleury, Avocat du Roi, a dit que l’exposé qui venait d’être fait à la Cour du livre en question, ne justifie que trop la sensation que la distribution avait faite dans le public ; que les Gens du Roi se seraient empressés de le déférer, il y a plusieurs jours, s’ils n’avaient été instruits des mesures que prenaient à ce sujet ceux qui se dévouent sous les yeux de la Cour à la profession du Barreau ; que leur délicatesse, leur attachement aux maximes saintes de la religion et aux lois de l’état, ne leur avaient pas permis de garder le silence ; et que dans les sentiments qu’ils venaient d’exprimer, on reconnaissait cette pureté, cette tradition d’honneur et de principes qui distingue singulièrement le premier Barreau du royaume ; que les Gens du Roi n’hésitaient pas de requérir que le vœu unanime des Avocats sur la personne de l’Auteur, qu’ils rejettent de leur corps, fût confirmé par le sceau de la Cour, et que le livre fût flétri, lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice au pied du grand escalier du Palais ; qu’il fût fait défenses à tous Imprimeurs, Libraires, Colporteurs, et autres, de l’imprimer, vendre et distribuer, à peine de punition exemplaire ; que ledit François-Charles Huerne de la Mothe fût et demeurât rayé du tableau des Avocats, qui est au Greffe de la Cour, en date du 9 mai dernier ; et que l’arrêt qui interviendrait sur les présentes conclusions, fût imprimé, lu, publié et affiché partout où besoin sera. »

Les Gens du Roi retirés, la matière mise en délibération, la Cour rendit un arrêt entièrement conforme à leurs conclusions ; après quoi le Bâtonnier étant rentré avec les anciens Avocats, M. le premier Président leur fit entendre la lecture de l’arrêt, et leur dit, qu’« ils trouveraient toujours la Cour disposée à concourir avec eux pour appuyer de son autorité le zèle dont ils étaient animés pour tout ce qui intéresse l’ordre public et la discipline du barreau. » Nous n’avons rien à ajouter à un arrêt si sage ; il confirme tout ce que nous disons dans cet ouvrage, nous n’en avons même jamais tant dit.