(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre IV. Bassesse légale du métier de Comédien. » pp. 75-100
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre IV. Bassesse légale du métier de Comédien. » pp. 75-100

Chapitre IV.
Bassesse légale du métier de Comédien.

Le Journal des Audiences (Tom. 6. L. 8. C. 19.) rapporte (nous l’avons dit) une réflexion importante de M. l’Avocat général du Parlement de Paris, dans un procès qu’eurent les Comédiens en 1709 : réflexion qui fait évanouir tout ce vain étalage de lettres patentes et de titres légitimes que rapportent les apologistes du théâtre, aussi peu croyables dans les rôles de Jurisconsulte et de savant qu’ils jouent dans leurs brochures, que dans celui d’Arlequin qu’ils représentent sur la scène. « Les Comédiens, dit ce grand Magistrat, n’ont point d’état légal en France. Ils ne peuvent se flatter d’être entendus en corps, n’ayant aucunes lettres patentes, mais un simple brevet du Roi. Cependant la Cour, par grâce, n’a pas voulu user de cette rigueur (refuser l’audience) envers un corps à qui on ne donne pas même le nom de Communauté, mais de troupe, dont on ne connaît pas l’établissement par une voie juridique. » On sait le bon mot de M. de Harlay, premier Président, à qui les Comédiens venaient demander quelque grâce : l’Orateur ayant débuté par ces paroles : ma compagnie vous demande telle grâce, M. de Harlay l’interrompit, et lui dit : « avant que de répondre à votre compagnie, il faut que je consulte ma troupe », et le renvoya. Tels sont les principes du Parlement et les lois de l’Etat, de ne reconnaître pour légitime, sans lettres patentes dûment enregistrées, aucun Corps, même ecclésiastique ou académique, quoique bien plus utiles au public, et de toute une autre considération que des troupes de gens les plus libertins et les plus méprisables. Quelle existence légale ont-ils donc dans l’Etat, avec un brevet qu’aucun Parlement n’a daigné enregistrer ? Serait-ce à des Magistrats à leur donner par l’assiduité à les entendre, une autre sorte d’existence qui fait aussi peu d’honneur à la loi et à la magistrature, qu’à la religion et aux mœurs ?

La roture des Comédiens n’a pas besoin de preuve, quoiqu’ils soient tous les jours Marquis, Princes, Rois et Empereurs. Je ne pense pas qu’à Malte, Alexandre, Auguste, Titus, même avec dispense du grand Maître, pussent former aucun quartier ; les troupes ne sont composées que des gens de la plus basse lie du peuple, à moins que quelque enfant prodigue ne quitte par libertinage la maison de son père, n’aille dissiper son patrimoine avec des Actrices, et enfin garder les pourceaux. Tel le fameux Acteur Jacob, emporté par le torrent du vice, s’étant abandonné au théâtre, changea son nom pour ne pas faire tort à sa famille, qui était noble, et prit celui de Monfleury, sous lequel seul il est connu, et qui ne sera jamais inséré dans la généalogie de sa maison. Lully était Marmiton, Molière Tapissier, etc. Il est inutile d’insister sur une chose que personne n’ignore. On n’aurait garde de leur reprocher un défaut qui ne dépend pas de nous, on leur en ferait même un mérite, si s’élevant au-dessus de leur naissance, ils la faisaient oublier par leurs vertus, et la rachetaient par des talents utiles ; mais tout en eux rappelle la bassesse de leur extraction et dégraderait la plus haute noblesse. Rien de plus ignoble et de plus méprisé qu’un métier uniquement destiné et occupé à enseigner, à inspirer, à pratiquer tous les vices.

Il n’y a point d’honnête famille qui ne crût se déshonorer en l’embrassant, et se mésallier en se mariant à ceux qui l’exercent. Pour des amants et des maîtresses, on peut aisément y en prendre, la marchandise y est commune, le magasin en est abondamment fourni, elle y est même plus traitable et plus séduisante qu’ailleurs. Il y a pourtant du risque à courir pour l’honneur, comme pour la santé. C’est Pétrone qui nous en avertit : dans son Satyricon, qui n’est pas un livre de dévotion (Tom. 2. pag. 354.), pour peindre l’excès de l’infamie d’une femme de qualité qui s’était absolument oubliée, il dit qu’elle en était venue à ce comble de bassesse, que de s’abandonner à des Comédiens, qu’il compare à des esclaves et des muletiers crasseux : « Servus, aut pulvere conspersus Mulio, aut Histrio scenæ ostentatione traductus. » Le Traducteur remarque que ce mot ostentatione traductus, en peignant les fonctions de Comédien, ajoute à l’infamie. C’est une métaphore prise des criminels condamnés à mort, qu’on donnait en spectacle au peuple avant que de les exécuter, « a damnatis qui traducebantur populo spectandi ». Mais vous nous citez un Auteur mort il y a plus de seize cents ans. Que me dites-vous là ? à l’entendre parler de la conduite et de la noblesse des Comédiens, je l’aurais pris pour un Auteur moderne.

Pour des maris et des femmes légitimes, le plus mince bourgeois, s’il a des sentiments, ne s’est pas encore avisé de se pourvoir à cette pépinière, ou si quelque honnête famille, par l’aveugle entêtement d’un enfant, s’est vu obligée d’accepter une si honteuse alliance, le contrat a dû porter, par une clause bien expresse, que le futur ou la future quitterait la profession. Jamais au reste aucun Tribunal de justice n’a ordonné d’exécuter des fiançailles passées avec des Comédiens, ni ne leur a accordé des dommages et intérêts, quelque triste fruit qui en ait pu éclore. Une femme qui se livre au public, qui fait métier de séduire, peut-elle se dire séduite ? qu’a-t-elle même à demander ? En femme précautionnée, elle s’est fait payer d’avance en ruinant ceux qu’elle a pris dans ses filets. Qu’ils se marient entre eux, à la bonne heure, ils sont faits l’un pour l’autre, ils se connaissent, et par une équitable compensation ils se doivent mutuellement de l’indulgence. Nous ne pensons pas que ceux qui siègent sur les fleurs de lys démentent leur jurisprudence par leur conduite.

Le métier de Comédien fut toujours un métier d’esclave, et jamais la pureté des mœurs ni la noblesse des sentiments n’ont dû les affranchir. Platon (de Legibus L. 7.) ne souffre pas qu’un homme libre s’avilisse jusqu’à le faire. A Rome, les Comédiens et les Gladiateurs étaient des troupes d’esclaves, achetés et dressés pour cela. On regarda comme une des plus odieuses tyrannies de Néron et de Caracalla, d’avoir quelquefois obligé les Sénateurs a jouer sur le théâtre. Les gens riches avaient des bandes d’Acteurs pour leur plaisir, et faisaient représenter la comédie chez eux. Ces sortes d’hommes entraient dans le commerce, comme toute autre marchandise ; on les appréciait selon leur talent, on les prêtait, on les louait ; c’était une branche lucrative de commerce. Il y en a des troupes nombreuses à la Chine, au Japon, qui vont pour de l’argent, de maison en maison, comme nos vielleurs, sauteurs et joueurs de marionnette. Dans le royaume de Golconde, il y a des milliers d’Actrices qui font à la fois deux métiers fort semblables, dont l’un est le fruit de l’autre ; après avoir joué la comédie, elles servent à satisfaire les passions qu’elles viennent d’exciter. La sage gravité des Chinois, qui ne permet pas d’avilir la science et la magistrature, a porté une loi qui défend aux bourreaux, bouchers, Comédiens et bâtards, et à leurs enfants, d’entrer au nombre des lettrés, ni d’obtenir aucun grade, et par conséquent les exclut du mandarinat, c’est-à-dire de toute charge publique. Rome avait des lois pareilles. Parmi nous, aucun corps de Magistrature ne les souffrirait. Les Comédiens en France se prêtaient autrefois aux plaisirs du public, et allaient de maison en maison, comme les femmes de Golconde. Depuis que les décorations, devenues très considérables, ont obligé de fixer les théâtres, ils ne courent plus tant ; ils vont pourtant pour de l’argent chez les Seigneurs et dans les collèges qui les demandent, et surtout en détail les Actrices sont très portatives chez quiconque veut les acheter. Je ne sais pourquoi ils méprisent les marionnettes : que sont les marionnettes, que des Comédiens qui agissent par ressort ? que sont des Comédiens, que des marionnettes animées, et, qui pis est, mises en mouvement par le vice ? les poupées sont-elles plus immodestes ? sont-elles si dangereuses ? (Histoire des Voyages, tom. 22. pag. 99. du Halde.)

Ce n’est pas que ces hommes et ces femmes méprisables ne soient souvent et trop souvent très riches, qu’ils ne donnent dans un luxe et n’étalent un faste excessif, et ne soient reçus dans la familiarité des Grands par un aveuglement et une bassesse d’âme aussi déshonorant que déplorable. Mais un drap d’or, un vernis de Martin, quatre ou cinq laquais, sont de fort minces titres pour passer l’éponge sur les taches de l’état ; eh qui est plus richement habillé, plus accrédité, plus familièrement admis que les femmes de mauvaise vie ? Dans combien de jugements ont-elles tenu la balance ? Les courtisanes Grecques étaient en état de bâtir des pyramides, des murailles de ville, des palais de Rois. On prodigue tout à la passion ; les passions seules rendent prodigue. Cet éclat, aussi honteux que frivole, au lieu de faire oublier l’obscurité de la source, la met plus en jour, et déshonore à la fois l’insensé qui enrichit, et le crime qui est enrichi. Les honnêtes gens n’envient point aux Comédiens une pareille fortune, ils n’y découvrent que de nouvelles preuves et une nouvelle raison de roture.

Le théâtre n’était pas souffert à Sparte, il y était méprisé. Les Lacédémoniens ne pouvaient comprendre que des milliers d’hommes s’amusassent à des badinages si bas et si puérils : « Quo magis miror, disait là-dessus Pline (L. 9. Epist. 6.), tot millia virorum tam pueriliter ludentes spectare. » Il est vrai que dans quelques villes de la Grèce le théâtre ne déshonorait pas, il donnait même une sorte de considération ; mais ces exemples en petit nombre doivent être mis parmi bien d’autres dont personne ne s’autorisera. Le larcin était permis et loué quand il se faisait avec adresse ; La prostitution, consacrée à certaines Divinités, en était le culte religieux. Ce sont les mêmes Divinités que le théâtre adore, et au même titre. Est-il étonnant que la corruption du paganisme ait aussi favorisé les Comédiens qu’elle avait enfantés, et qui à leur tour par reconnaissance lui rendaient les plus grands services ? Cependant tous les Législateurs et tous les Philosophes, à Epicure près, ont proscrit le théâtre.

Il est bien plus étonnant que de pareilles idées n’aient inondé Rome et tout l’empire ; mais le Romain, naturellement grand, sage, vertueux, a toujours méprisé les Comédiens, et dans le temps même où la Grèce et l’Asie, portant l’ivresse jusqu’au comble, ne rougissaient pas d’honorer le théâtre, ce fonds de grandeur, de sagesse et de vertu, non seulement a laissé dans la roture cette vile engeance, mais l’a authentiquement couverte de la tache ineffaçable d’une infamie légale. Il faut que ces nobles sentiments de décence et de dignité qui caractérisaient les maîtres du monde, fussent bien profondément gravés dans leur cœur pour avoir survécu à leur vertu, et résisté à l’amour effréné des spectacles : « Video meliora proboque, deteriora sequor », disait un Romain qui ne les haïssait pas. Ce peuple devint vicieux, il le fut à l’excès, mais jamais assez insensé pour ne pas condamner le vice, et en mépriser la source intarissable : « Artem ludicram scenamque totam Romani in probro semper habuere » : En cela bien différents des Grecs, quoiqu’ils en eussent adopté la religion, les arts et les vices, dit Probus dans la préface des vies des Hommes illustres : « Non fuit Atheniensibus turpitudini, sed Romanis infamia, et ab honestate remota. »

On cite quelquefois à l’honneur du théâtre les sentiments de Cicéron pour Roscius. Cet homme illustre, que tout le monde sait avoir été philosophe et homme d’état, aussi bien que grand Magistrat et grand Orateur, faisait beaucoup de cas de ce fameux Comédien, que le célèbre Baron, avait, dit-on, fait revivre. Il prit vivement ses intérêts ; nous avons son plaidoyer pour Roscius Amerinus. Les louanges qu’il lui prodigua seraient suspectes. C’est le rôle d’un Avocat de louer sa partie. Mais il est vrai qu’il vivait familièrement avec Roscius, lui qui vivait dans le plus grand monde, et faisait quelquefois le défi singulier à qui diversifierait davantage l’expression de la même pensée, l’un par les paroles, l’autre par les gestes. Le Comédien n’était pas en reste avec l’Orateur. Roscius, qui était Gaulois, composa un Traité de l’éloquence du geste, qui s’est perdu, que Sanlec dans son Poème du geste, et l’Abbé Dinouard dans son livre de l’Eloquence du corps, d’après Quintilien et bien d’autres, ont tâché de nous rendre. Sans doute, quelque vil que soit le métier, un homme d’un si rare talent est estimable. On estime le pinceau du Carrache, les plaisanteries de Rabelais, quoique noyées dans un tas d’ordures. C’est un prodige ; mais un prodige plus grand encore, ce sont les mœurs de Roscius, que Cicéron dans l’Oraison pro Quintio, loue si finement en deux mots qui peignent au naturel et l’Acteur et la profession : « Roscius, dit-il, a un si grand talent pour le théâtre, qu’il ne devrait jamais en descendre, et tant de probité et de vertu qu’il n’aurait jamais dû y monter. »

Le livre 15 du Code Théodosien est presque tout employé à régler la discipline des théâtres, et chaque loi par les termes les plus méprisants semble n’être faite que pour marquer l’horreur qu’on en avait eue dans tous les temps : « Turpis conversatio, vulgaris vita, hac macula, hujusmodi fœces, scenicum prejudicium, etc. » Le Code Justinien, les Novelles, tous les Jurisconsultes, loin d’adoucir les expressions, semblent n’en trouver pas d’assez fortes. C’était pourtant le siècle où par le zèle des Empereurs Chrétiens le théâtre était le plus châtié. Le Jésuite Comitolus, homme éloquent et excellent Casuiste, L. 5. Q. 2. Respon. moral, où il se déclare sans détour ni politique contre les spectacles, semble avoir voulu ramasser tous les termes, et termine par cette péroraison sa savante Dissertation. Que n’ont-ils suivi leur confrère en ceci, comme dans tout le reste de la morale ! les Jésuites existeraient encore et feraient des biens infinis. Voici ce trait singulier, qu’on sera bien aise de voir : « De schola Epicuri deterrimos allectatores, sordidissimosque et impurissimos lusiones, omni flagitio ac libidine fœdatos, omnis virtutis ac decori hostes capitalissimos sine honore, sine existimatione, sine sensu, ore, manu, lingua, mente inquinatos, vita turpes, prebris ac obscenitate verborum infames, Ecclesiæ decretis, Imperatorum legibus notatos atque incisos, a quibus scimus in puerorum, juvenum, virorum, senum, virginum, uxorum, viduarum mentibus, rationis lumen extingui, omnemque speciem honesti rectique et mortalium animos deturbari, non dicam ex urbe ejiciendos, sed è finibus humanæ natura extirpandos. » Les Magistrats n’ont pas besoin qu’on traduise ce latin.

Il est certain qu’un Gentilhomme qui aurait la bassesse de se faire Comédien, dérogerait et perdrait sa noblesse, qu’il devrait être imposé à la taille et payer le droit de franc-fief, qu’il ne devrait plus avoir d’armoiries ni porter l’épée, et ne pourrait être reçu dans aucun corps où il faut faire preuve de noblesse. Eh ! quel corps se respecterait assez peu pour l’admettre ? Clergé, Militaire, Magistrature, toutes les portes lui seraient fermées. Il est tombé au-dessous de la plus vile roture, par la note légale de l’infamie (comme nous l’allons voir au Chapitre suivant), qui n’est pas imprimée au plus obscur paysan. Quoi de plus opposé à la noblesse que l’infamie ? L’une est la gloire de la vertu, l’autre l’ignominie du vice ; l’une distingue avec honneur parmi les honnêtes gens, l’autre dégrade au-dessous de la canaille. Cette question est traitée fort au long par Tiraqueau (de Nobilitate C. 39. n. 13.). Il décide en ces termes contre les Princes des états de Thalie : « Histriones artem illum publice exercentes quæstus causa inter sordidissimos reputantur. » Le fameux Budé, cet habile Maître des Requêtes (in L. 2. de his qui not. inf.), étend cette décision aux Comédiens qui n’exercent pas par un intérêt mercenaire (s’il en existe quelqu’un), mais par des vues bien mal entendues de vanité et d’amour de la gloire : « Etiam eos qui ambitiosa ostentatione in scenam prodeunt. »

On ne voit point d’exemple de ces dérogeances ; aucune famille n’a eu besoin de se faire réhabiliter. Tous les Comédiens ne sont que des roturiers, ils n’ont garde d’aspirer à des charges, et de s’exposer à l’affront d’un refus. On ne connaît qu’un trait trop singulier pour le passer sous silence. Lully ayant su plaire à Louis XIV, et gagner un million à l’Opéra, s’avisa d’acheter des lettres de noblesse, et un an après une charge de Secrétaire du Roi. Tout le corps des Secrétaires l’apprit avec indignation, se crut déshonoré, refusa de le recevoir, et fit au Roi des remontrances. Sa noblesse et sa charge demeurèrent longtemps dans sa cassette. En 1681, Lully joua le rôle du Muphti, dans le Ballet du Bourgeois gentilhomme, dont il avait composé la musique, et qui était son portrait : De te fabula narratur. Le Roi, qu’il divertit beaucoup, lui en fit des compliments. Lully saisit ce moment pour parler du refus qu’on faisait de l’admettre, et demanda des ordres. Le Roi, pour se divertir, les donna. Toute la Cour en murmura, tout le monde fut choqué de la forte vanité du Marmiton Musicien. Sa charge, disait-on, sera comme le turban du Mufti qu’il vient de quitter. M. de Louvois, qui était du corps des Secrétaires, en fut offensé et lui en fit des reproches, auxquels il répondit insolemment. Cependant pour faire sa cour, on continua la comédie ; les provisions furent enregistrées sans conséquence. Pour le dernier acte de la pièce, Lully donna gratis l’opéra à ses nouveaux confrères, dont une trentaine se plaça à amphithéâtre, en manteau noir et en grand chapeau, pour écouter gravement les ritournelles du Musicien Secrétaire ; après quoi il leur donna un grand repas. Ce fut la dernière fois que Lully parut parmi eux, il n’osa jamais faire aucune fonction ni se montrer à aucune assemblée. Que conclura-t-on de cette comédie en faveur de la noblesse comédienne ? peut-on mieux prouver sa roture ?

Le théâtre est plus contraire à la noblesse que le commerce, les fermes, la domesticité, les arts mécaniques, qui n’ont après tout rien que de légitime et d’honnête dans la religion et dans l’Etat, qui sont même utiles au public. Le théâtre réunit et surpasse la bassesse de toutes ces dérogeances. Se donner pour de l’argent en spectacle et aux plaisirs du public, prabere suum corpus, copiam facere sui corporis, fut toujours le métier le plus méprisable. C’est devenir esclave, louer son travail, commercer de ses peines, se vendre soi-même : encore si comme un autre artisan, c’était pour des choses permises et bonnes ; mais pour quel objet ? le plus honteux, le plus criminel, pour représenter des passions, des folies, des fourberies, des crimes. Si l’on demandait grâce pour le compositeur des pièces ou du chant, on serait plus excusable, la poésie et la musique sont des arts libéraux, et sont des productions de l’esprit et du goût. Des gens de condition ont quelquefois composé. Scipion et Lelius eurent part, dit-on, aux comédies de Térence, le Cardinal de Richelieu à celles de Tristan et des cinq Auteurs ; Germanicus (au rapport de Suétone, in Caligula N. 3.) avait fait quelque drame. Aucun cependant n’a voulu s’en avouer l’auteur, elles ont toutes passé sous le nom d’un autre. Ils rougissaient de ce qui s’était fait une ou deux fois par amusement. Mais aucun ne fut jamais acteur de profession. L’exécution mercenaire par état, amuser le premier venu pour de l’argent, par des vices et des impertinences, fut toujours la fonction la plus mécanique et la plus vile. Je croirais faire un crime de penser que des Magistrats qui connaissent la dignité de leur état, et n’en sont quelquefois que trop remplis, daignassent honorer les Comédiens de leur présence, de leur assiduité, de leurs applaudissements, de leur familiarité.

Je connais une exception à cette règle, mais je n’en connais qu’une. Marguerite de Valois, sœur de François I, et Reine de Navarre, composa six pièces de théâtre, qu’elle appelait Pastorales, deux Farces, et quatre Mystères ou Moralités dans le goût du temps. Cette Muse couronnée ne rougissait pas de s’en avouer l’auteur. Elle les faisait jouer par ses filles en présence du Roi et dé toute la Cour, et ensuite par les meilleurs Comédiens qu’elle pouvait trouver. Brantôme (Histoire des Dames illustres), Florimond de Raimond (Histoire de l’Hérésie C. de la Navarre et Béarn.), et après lui Maimbourg (Histoire du Calvinisme L. 1.), rapportent que le Ministre Rousset, qu’elle fit Evêque d’Oleron, s’insinua dans sa cour, lui fit lire la bible traduite en français, et la rendit huguenote, qu’elle composa une tragi-comédie de tout le nouveau Testament, et la fit jouer par des Comédiens, qui pour lui plaire, y mêlèrent une foule de railleries et d’invectives contre le Pape, les Ecclésiastiques et les Moines. C’est par elle que le calvinisme s’introduisit dans le Béarn et pensa s’introduire à la Cour de France, où par ses intrigues François I, son frère, qui l’aimait beaucoup, fut sur le point d’attirer Mélanchthon dans le royaume, et d’embrasser la nouvelle doctrine. Les mêmes ajoutent qu’elle se convertit douze ans après et mourut catholique. On voit par là que l’esprit de parti entra pour beaucoup dans l’honneur que cette Princesse fit au théâtre de composer pour lui. Les mœurs y eurent aussi beaucoup de part. Parmi une multitude d’ouvrages en prose et en vers de sa façon, que son valet de chambre fit imprimer sous le titre des Marguerites de la Marguerite, on trouve son Heptaméron, le plus célèbre et le plus mauvais de tous. C’est un recueil de contes dans le goût de Boccace, partagé en journées, dans lequel la Fontaine a pris plusieurs des siens qu’il a mis en vers, et quelques Poètes dramatiques des sujets de farce, mais qui la plupart plus dignes d’une Comédienne que d’une grande Princesse, ne font pas l’éloge de sa modestie. Elle y raconte sous des noms empruntés, ses propres aventures avec l’Amiral Bonnivet, qui en était amoureux, et qui se glissa dans sa chambre par une trappe. Son mari, qui n’aimait pas les vers, la maltraita. Elle le quitta, et s’en vint auprès de son frère, où les belles lettres étaient en grand crédit. C’est dommage que la gloire que le théâtre prétend tirer des personnes illustres, soit couverte de tant de nuages.

Germain Brice, dans la description de Paris, aux articles de l’hôtel de la Comédie et de la salle de l’Opéra, prétend, sur l’aventure de Lully, qu’un Gentilhomme peut, sans déroger, être reçu à l’Opéra, mais qu’il n’en était pas de même à la comédie. Piganiol de la Force, dans sa description, aux mêmes articles, rapporte aussi le privilège prétendu de l’Opéra ; mais il assure que la Comédie française jouit de la même grâce, ce qui serait très vraisemblable. Pourquoi les distinguer ? l’un vaut-il mieux que l’autre ? Mais ces deux Auteurs s’expliquent mal. Sans doute un Gentilhomme qui ira une fois chanter pour son plaisir à l’Opéra, ne dérogera pas. Les lettres de noblesse accordées à Lully en 1672, et enregistrées par ordre exprès du Roi, dix ans après, ne prouvent rien. Les lois Romaines les plus sévères n’ont jamais puni d’une infamie légale ces légèretés passagères que les Empereurs même se sont quelquefois permises. On les abandonne au ridicule attaché à l’indécence. Mais pour les Acteurs qui composent les troupes, et font le métier de représenter pour de l’argent, il n’est pas douteux qu’ils ne dérogent. Lorsque Floridor, dont Piganiol rapporte l’exemple, fut attaqué par les traitants pour le droit de franc-fief, il ne défendit sa noblesse qu’en disant n’être monté sur le théâtre que pour son plaisir, sans faire corps avec la troupe, ni tirer aucune part des représentations. Je ne garantirais pas qu’il dit vrai : le mensonge coûte peu à un Comédien, dont la vie n’est qu’un mensonge perpétuel. Il peut se faire que content de mettre à couvert le privilège de sa noblesse par cette défaite, les Juges n’approfondirent pas sa conduite ; qu’on ne compulsa point les registres de la comédie, qui peut-être alors encore mal établie n’en avait pas ou les fit disparaître ; que les traitants, à qui l’on donna l’entrée gratis, ne poursuivirent pas un si mince objet, qui d’ailleurs tirait fort peu à conséquence ; et qu’on ne fut pas même fâché de favoriser Floridor, qui était bon acteur, se faisait aimer, et par une espèce de prodige avait conservé de la probité et des sentiments. Ce cas d’ailleurs est si rare ! Un homme de condition Comédien est un phénomène ; à peine s’en trouve-t-il d’une honnête famille. Quoi qu’il en soit, ce procès n’ayant porté que sur une exception particulière, personne n’ignore au Palais qu’un pareil préjugé, aussi bien que la noblesse de Lully, ne fait que confirmer la règle. Leur noblesse n’est qu’une noblesse de théâtre.

Ces réflexions, très justes en supposant, comme l’insinue Piganiol de la Force, un arrêt définitif en faveur de Floridor, se trouvent inutiles, parce qu’il n’y a jamais eu qu’un arrêt interlocutoire du Conseil le 10 septembre 1668, qui, comme on sait, ne décide rien pour le fonds. L’Auteur de l’Histoire du Théâtre (Tom. 8. p. 221.), mieux instruit que Piganiol, nous apprend que Josias Soulas, dit Floridor, fut attaqué comme usurpateur du titre de noblesse, et sommé de produire ses titres. Il présenta requête, où il entra dans un grand détail des qualités, des emplois, des services de ses ancêtres, véritablement gentilshommes (et qui ne s’étaient jamais attendus à voir leur postérité dans une branche cadette se dégrader sur le théâtre). Mais comme sa famille, autrefois protestante, avait quitté le royaume, et que la branche aînée, qui s’était établie en Allemagne, y avait emporté tous les titres, Floridor demanda un délai d’une année pour les faire venir ; ce qui lui fut accordé, et l’affaire en demeura là. M. Parfait dit là-dessus : « Si la profession de Comédien dérogeait à la noblesse, on n’aurait pas demandé ses titres à Floridor, on lui aurait simplement allégué sa profession, et tout de suite on l’aurait condamné à l’amende, comme usurpateur de noblesse. » Cette réflexion, quoique plausible, n’est pas juste dans le fait. C’est la forme et le protocole commun des assignations de cette espèce, de demander l’exhibition des titres, sans préjudice des autres objets qu’on peut opposer dans le cours de l’instance, quand même les titres seraient valables. Le défaut de ces actes, sans autre discussion, suffit pour faire condamner un faux noble. Ce n’était pas même l’intérêt des traitants de l’attaquer du côté de la profession ; la dérogeance d’un Comédien est personnelle, et ne passe pas à la famille, elle est passagère, et ne dure que pendant qu’il exerce. Les traitants, par un moyen si incertain et si borné, auraient risqué de voir tomber leur demande, si Floridor avait quitté le théâtre, comme il le quitta en effet deux ans après, ou du moins à sa mort, sans pouvoir attaquer sa famille sur ce prétexte ; au lieu qu’en s’attachant à ses titres, ils s’assuraient, si on n’en produisait pas, un succès durable contre lui et ses descendants. Le Conseil du Roi, qui ne voulait pas nuire à une famille innocente et distinguée, lui donna le délai qu’il demandait, et cette affaire en demeura là. Tout cela ne prouve pas plus en faveur de la comédie, que la suprême dignité de Mufti en faveur du Bourgeois Gentilhomme. Heureusement pour Floridor, il se convertit ; étant tombé dangereusement malade, le Curé de S. Eustache le confessa, le fit renoncer à sa profession. Il revint de cette maladie ; mais fidèle à sa parole, il ne remonta plus sur le théâtre, et mourut quelque année après chrétiennement. On voit ainsi plusieurs Auteurs, et surtout Corneille, Racine, Quinaut, Boursault, Floridor, etc., se repentir et faire pénitence de ce qu’on ose justifier. Telle est la force de la vérité : les Apologistes du spectacle rapportent et louent ces conversions, sans penser qu’elles renversent leurs apologies. Peut-on regarder comme innocent ce que la religion fait arroser de larmes, et dont on craint de rendre compte au jugement de Dieu ?

Mais ce contraste n’est-il pas ridicule ? mépriser une profession, la noter d’infamie, et accueillir ceux qui l’exercent, aller les entendre, les applaudir, les recevoir chez soi ! Sans doute il y a longtemps qu’on s’en moque ; Tertullien le reprochait aux Romains, et on n’a depuis cessé de le faire aux amateurs. Nous l’avons déjà remarqué, rien de plus ordinaire à l’homme que l’inconséquence ; sa vie en est un tissu. Faire profession du Christianisme, et vivre dans le vice ; ramper bassement aux pieds d’un protecteur, et traiter fièrement ses égaux ; piller d’une main, et prodiguer de l’autre ; passer du palais au parterre, avoir une charge et une Actrice. Voilà l’homme. La loi que l’on viole, les sentiments qu’on combat par les œuvres, sont-ils moins certains ? La comédie fût-elle plus fréquentée, les Actrices plus accréditées, elles n’en sont pas moins infâmes. La Bruyère dit (C. des jugements) : « La condition des Comédiens était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs : qu’est-ce chez nous ? On pense comme les Romains, on vit comme les Grecs. » Il dit ailleurs (C. de quelques usages), « quoi de plus bizarre ! une foule de Chrétiens se rassemble dans une salle pour applaudir à une troupe d’excommuniés qui ne le sont que par le plaisir qu’ils leur donnent. »

C’est une question chez les Jurisconsultes si ces deux mots, infamis, inhonesta persona, marquent deux choses différentes, quoique ordinairement réunis, et je le crois avec le plus grand nombre. Mais cette distinction est inutile ici, parce que les lois donnent également et généralement ces deux titres aux Comédiens (L. 23. C. de Nup. L. 1. de bis qui notant inf.).

Fréron (Année Littéraireoctobre 1760) donne l’extrait d’une brochure singulière, où pour remédier à l’inconvénient de la roture et de l’infamie des Comédiens, on propose un expédient qui, je crois, sera peu du goût de la noblesse d’épée ou de robe. L’Auteur voudrait que les troupes ne fussent composées que de Gentilshommes et de Demoiselles bien titrées, à peu près comme les Chapitres de Lyon, de Strasbourg, de Rémirémont, comme l’Ordre de Malte et des Maltaises. On irait prendre dans cette illustre pépinière les grands Magistrats, les Généraux, les Ministres. Ce serait un établissement fort honorable pour les Demoiselles ; elles auraient pour dot bien flatteuse les applaudissements du public ; les plus grands Seigneurs, épris de leurs talents et de leurs grâces, étalés dans le beau jour du théâtre, et bien sûrs d’y trouver de grandes maîtresses dans les mystères, des sentiments et des plaisirs, se croiraient heureux d’apporter aux pieds de ces Déesses leur fortune et leurs charges, etc. Cette idée comique fournirait la matière d’une jolie pièce sous le titre du Comédien Gentilhomme ou de la Comédienne Demoiselle Les divers rapports de l’Etat avec les différents rôles de Princesse, de Soubrette, de Colas, de Pierrot, de Poète, de Scaramouche, etc., feraient naître plus d’incidents et plus amusants que le Bourgeois Gentilhomme de Molière. Sans doute l’Auteur de la brochure aura mis son idée à profit, car c’est un versificateur que l’Arlequin de Berlin, qui propose au Gouvernement cet admirable système, bien digne de son inventeur. Fréron s’en moque, et le relègue dans la République de Platon, et c’est encore lui faire grâce. Un homme sensé ne peut parler ainsi sérieusement l’Arlequin et les raisonnements à l’Arlequine, pour prouver la dignité et la sainteté de la comédie, ne sont bons que pour les petites maisonsi. Je pense que ce n’est qu’une ironie pour se moquer du théâtre, de la vanité de quelques Comédiens, et de l’imbécillité de leurs apologistes.

Roderic, Evêque de Zamora, dans son Speculum vitæ humanæ (L. 1. C. 31.), fait ce portrait peu flatteur du théâtre. La gravité y est rare, la modestie ne s’y trouve pas, la frivolité, la vanité, les folies, les mensonges, les paroles inutiles, y sont communs ; là se trouvent la dissolution, les mauvais regards, les libertés indécentes. La joie y est courte et bien petite, on y perd beaucoup de temps. Ce ne sont que des occupations d’enfant, de spectateurs vains, des Acteurs insensés. Ces jeux ne peuvent être ni honnêtement représentés, ni honnêtement regardés ; on ne sait qui des deux est le plus coupable, l’acteur ou le spectateur : « In ludis theatricis rara est gravitas, abest modestia, prompta scurilitas, vanitas, statiloquium, mendacia, verba otiosa, vanæ inspectiones, levitas, libidinosæ tractationes, brevis lætitia, parvum gaudium, magna temporis jactura, puerilis occupatio, spectator vanus, lusor insanus, ludorum qui nec honeste geruntur, nec honeste spectantur, adeo ut ignoremus an sit actor infamior an spectator. » Ce Prélat assurément n’aurait pas fait un titre de noblesse de la qualité de Comédien, comme l’Arlequin de Berlin, et n’aurait pas invité les Magistrats à la comédie.

L’Abbé de Boisrobert est une sorte de phénomène dans l’histoire du théâtre. Il était fils d’un Procureur à la Cour des Aides de Rouen, et devint le bouffon du Cardinal de Richelieu. Cette Eminence goûtait si fort les contes, les saillies, l’humeur de Boisrobert, que quand elle était attaquée de quelque accès de mélancolie, qu’on nomme aujourd’hui des vapeurs, ses Médecins pour tout remède ordonnaient recipé une once de Boisrobert : plaisanterie qui le fit rappeler à la Cour quand il fut disgracié pour ses jurements, son jeu, sa dissolution, ses dettes, et ses mauvaises mœurs. Il fut de nouveau exilé par Louis XIV en 1655 pour les mêmes raisons. Ce galant homme était fait pour aimer le spectacle ; il y était si assidu qu’on appelait le théâtre la paroisse ou la cathédrale de l’Abbé Boisrobert. Il composa dix-huit comédies, qu’il fit représenter sur tous les théâtres de Paris et de la Cour, la plupart indécentes, et qui toutes ensemble n’en feraient pas une bonne. Il représentait assez bien ; on l’appelait par dérision l’Abbé Mondory (c’était le nom du plus fameux Comédien qui fût alors) qui doit prêcher ce soir au théâtre de Bourgogne. Il aimait beaucoup les plaisirs de la table. Un jour, revenant d’un grand repas, il fut appelé dans la rue pour confesser un homme qu’on venait de blesser à mort ; il s’approcha de ce mourant, et pour toute exhortation, il lui dit : « Mon camarade pensez à Dieu, dites votre Bénédicite », et s’en alla. Il mourut, dit-on, dans de grands sentiments de repentir. Je le souhaite. Croirait-on que cet homme fût de l’Académie Française, chargé de bénéfices considérables, Aumônier du Roi et Conseiller d’Etat, et obtint, pour couronner ses exploits, des lettres d’anoblissement pour lui et pour ses frères ? le tout par la faveur du Cardinal de Richelieu, qui croyait ne pouvoir jamais trop récompenser le mérite théâtral dont il était l’admirateur, et qu’il se piquait de posséder éminemment. On disait que ce puissant Ministre avait voulu faire montre de sa puissance, à l’exemple de l’Empereur Caligula, qui désigna son cheval pour Consul Romain. Il y a cent autres traits de ce personnage singulier (Boisrobert), qu’on trouvera dans Guipatin, Loret, Scarron, Ménage, les lettres de Costar, de Chapelain, et surtout dans l’histoire du théâtre, à l’occasion des diverses pièces de cet Auteur, et fort au long, Tom. 5. sur l’année 1633.

La politique Romaine, moins raffinée, mais plus noble et plus pure, pensait bien différemment, non seulement dans le Sénat, les Consuls et les Sénateurs, qui ont invariablement désapprouvé la comédie, mais dans les Empereurs, dans qui on remarque constamment qu’à proportion de leur sagesse et de leur vertu, ou de leur folie et de leurs vices, ils en ont été ennemis ou amateurs. Néron en était si enthousiasmé qu’il y passait sa vie, se mêlait avec les Acteurs, chantait, jouait des instruments, disputait le prix, qu’il était bien sûr de gagner. Caligula rappela les Comédiens, que son prédécesseur avait chassés de Rome, et se livra aux spectacles. Héliogabale n’en sortait presque pas, il y jouait avec la plus grande indécence, et l’on compte parmi les traits les plus marqués de sa folie, d’avoir fait un Comédien Préfet du Prétoire. Commode, Caracalla, en un mot tout ce qu’on a vu de monstres sur le trône des Césars, ont été fous du théâtre ; ils entretenaient et souvent causaient leurs excès. Au contraire, tout ce qu’il y a eu de Princes sages, vertueux, ou grands génies, Jules César lui-même, tout débauché qu’il était, l’ont méprisé, n’y ont paru que malgré eux et avec dégoût, ont supprimé les pensions des Acteurs, ont fait des lois sévères, sinon pour l’abolir, ce que la corruption des mœurs rendait presque impossible, du moins pour en réformer les abus, ce qui n’était guère plus facile. Alexandre Sévère ne leur donna jamais rien : « Il ne faut, disait-il, les traiter que comme des esclaves » (Lampridius in vit.). Marc Aurèle y était si opposé, que le bruit courut qu’il voulait abolir tous les divertissements publics, et obliger tout le monde à mener la vie philosophique. Il toléra cependant le théâtre, qu’il n’approuvait ni n’aimait ; mais il fixa les gages annuels des Acteurs à cinq pièces d’or, car à Rome personne ne payait à l’entrée, comme en France, où l’on agit moins noblement. Il y assistait même quelquefois malgré lui, mais sans y donner aucune attention ; il s’y occupait de choses utiles, lisait, apostillait ses lettres, donnait audience à ceux qui lui présentaient des requêtes ; en un mot il y était comme s’il n’y était pas. Lorsqu’il fut bien affermi sur le trône, et qu’il eut mieux connu les vices de cette engeance, il en purgea l’Italie. (Crevier, Hist. de cet Empereur, Tom. 8. L. 20. C. 2. d’après Capitola. n. 11. 15. et 17.)

Pline le jeune (L. 4. Epist. 10.), rapporte qu’un particulier ayant bâti un théâtre à Vienne dans les Gaules, les Magistrats le firent abattre ; on en porta plainte à Trajan, l’un des plus grands Empereurs qu’ait eu Rome. La cause fut plaidée en leur faveur par Pline lui-même, Avocat célèbre. Il représenta que ces sortes de divertissements étaient inutiles, et ne servaient qu’à entretenir la mollesse et l’oisiveté. Trajan les supprima. « Liberalitates illas omni reipublica valde suspectas, quæ civitati nullum ornatum, nullam plebi utilitatem, solam dumtaxat voluptatem et delectationem afferant et otio favent, placuit tolli: » Et dans le beau panégyrique de ce Prince, Pline le loue d’avoir chassé les Comédiens de Rome, et inspiré au peuple le dégoût du théâtre, l’aversion pour ces molles et indécentes représentations, qu’il applaudissait dans les autres Empereurs : « Idem populus scenici aliquando Imperatoris spectator et applausor, nunc in Pantomimos adversatur artes effeminatas damnat, et indecora studia. »

Les mauvais Princes même, dans des instants de raison et de vertu, rendaient justice à l’infamie de ce métier. Tibère, quoique très vicieux, voulait la décence. C’était un reste de la vertu de la République. Il chassa tous les Comédiens de l’Italie (Tacit. L. 4. C. 13.). Il défendit aux Sénateurs d’entrer dans la maison de ces personnes infâmes (Tacit. L. 1. in fine. Dion. Cassius. L. 57.). Quelques jeunes gens de l’Ordre des Sénateurs et des Chevaliers ayant désobéi, il les dégrada et les envoya en exil : « Ex juventute utriusque Ordinis Senatorii, et Equestris, profligatissimos quisque, quominus in opere scenæ edende Senatus consulto tenerentur famosam judicii notam subibant eosque omnes, ne refugium in tali fraude cuiquam esset, exilio affecit. » (Suet. C. 35.) Vitellius, malgré la bassesse de ses sentiments, méprisait si fort le théâtre, qu’il défendit aux Chevaliers Romains de se déshonorer en y paraissant : « Ne ludo senico polluerentur. » (Tacit. L. 18.) Sur quoi cet Auteur remarque qu’au milieu des désordres qui inondaient Rome, il fallait souvent forcer ou engager pour de l’argent à cet infâme métier, qu’il n’y avait que des gens corrompus qui s’y prêtassent. Domitien, malgré sa dépravation et ses fureurs, interdit le théâtre, et ne laissa aux Comédiens que la liberté d’aller jouer chez les particuliers (Suét. C. 1.). Enfin Néron lui-même, c’est tout dire, agit contre eux dans un de ces moments, de ces éclairs de raison qui le rendaient à lui-même et aux bonnes mœurs (Suét. C. 16.).

Antoine Guevara, fameux Ecrivain Espagnol, Evêque de Guadix, Historiographe de Charles-Quint, a fait la vie de l’Empereur Marc-Aurèle, et par un jeu d’esprit a composé des lettres au nom de ce Prince, relatives aux événements de son règne. Cet ouvrage singulier, plein d’esprit et de raison, a été traduit en Français ou plutôt en Gaulois (dans le seizième siècle), d’une manière pleine de grâce dans sa naïveté. On sait que Marc-Aurèle chassa les Comédiens de Rome, et les relégua dans quelque île de l’Hellespont ; mais peu de gens ont vu la lettre 12 que Guevara, à cette occasion, fait écrire par l’Empereur à Lambertus, Gouverneur de cette île. La voici, elle fera connaître le génie de l’Auteur, on y trouvera de très bonnes choses sur la comédie et les Comédiens de tous les temps.

« Je t’envoie trois barques chargés de fols. Je ne t’envoie pas tous les fols de Rome, car s’il fallait les bannir tous, nous faudrait la peupler de nouvelles gens. Ces maîtres fols se sont donnés tant bonne cautèle à enseigner folies, et la jeunesse Romaine à l’apprendre, que s’ils peuvent tenir en trois vaisseaux, leurs disciples ne pourraient tenir en trois mille caraques. Toutes choses aujourd’hui à la triste Rome défaillent, fors seulement les Truands, Farceurs, Bateleurs, Tabarins, desquels elle a assez. O quel service tu ferais aux Dieux, et quel profit à Rome, que pour trois batelées de fols, nous en envoyasses une de sages ! quelle infamie ! Rome, jamais vaincue des vaillants et vertueux, se vit frappée du pied des fols, et les places armées de Truands et Comédiens ! Rome, qui triomphait de tous les royaumes, d’elle triomphent les Bateleurs et Jongleurs ! Je les bannis tous de Rome pour toujours, non tant pour le sang qu’ils ont répandu, que pour les esprits qu’ils ont perverti. Sans comparaison est plus grande offense aux Dieux, et plus grand dommage à la République, les Truands qui ôtent le bon sens aux sages, que des homicides qui privent les hommes de vie, comme le plus grand bien est de tenir bon sens. Ne se présume être d’entendement fort reposé celui qui des Truands est ami. Venant le grand Scipion de la guerre d’Afrique, et allant une fois dans les rues suivi de quelques Comédiens, Brutus, renommé Orateur, lui dit : « C’est grande infamie à toi, qu’ayant vaincu les Africains, toi, tant sage, tu t’accompagnes de ces fols. » Donc, ô Lambertus, quand ces fols auront pris terre en l’île, tu les laisseras aller libres ; mais ils ne pourront exercer leur métier. Tu les contraindras à travailler, et les châtieras, si les vois oiseux ; car ces misérables fuyant le juste travail, et prenant l’injuste oisiveté, tiendraient par leurs truanderies école publique de vagabonderie. Ne me déplaît chose de nos anciens pères, sinon d’avoir souffert à Rome ces méchants bélitres. L’an 226 d’une horrible peste, pour réjouir le peuple, furent les premiers théâtres inventés, et la première fois les Histrions admis, chose de grande blessure à venir. Je compte bien que les plaintes de ces prisonniers n’auront point de fin ; mais ne m’en soucie, les querelles des méchants font l’éloge de la justice, et la gloire des bons. Depuis que les destinées m’ont mis au monde, je n’ai vu chose pire que ce qui s’apprend avec ces Bateleurs. Quelle chose plus monstrueuse que les légèretés des hommes légers fassent alléger les sages ! quelle plus grande moquerie, que les paroles d’un fol soient louées par les ris des sages ! quel plus grand scandale, que les maisons des Princes soient ouvertes aux fols ! quelle plus grande cruauté de donner plus en un jour à un fol qu’en un an à ses serviteurs, et aux pauvres et à ses parents pendant toute la vie ! quel plus grand désordre qu’il défaille des soldats aux garnisons et frontières, et que Rome soit remplie de Comédiens ! quelle vergogne que les Comédiens gagnent plus de bien avec leurs représentations que les renommés Capitaines avec leurs triomphes ! Quand ces misérables allaient à Rome de maison en maison, témoignant leur légèreté, et accumulant leurs paresses, les Capitaines allaient de royaume en royaume consumant leurs deniers, aventurant leurs vies et répandant leur sang. En Espagne deux Bateleurs et Tambourineurs s’offrirent à soutenir un an la guerre, et il arriva qu’avec le bien de deux fols furent tués plusieurs sages. En Asie, le renommé temple de Diane d’Ephèse fut fait avec la confiscation des biens d’un Comédien. Quand Cadmus édifia la ville de Thèbes en Egypte avec ses cent portes, les Bateleurs lui donnèrent plus que tous ses amis. Quand Auguste édifia les murs de Rome, il tira plus des Truands qui furent noyés dans le Tibre, que ce qu’il tira du trésor public, etc. » Guevara (vie de Marc-Aurèle, C. 19.) prétend que les Comédiens furent chassés de Rome à l’occasion de quelque tumulte qu’ils y avaient excité. Il en parle au long dans son Horloge des Princes, L. 3. C. 43. et suiv. traduit en 1569, dédié au Cardinal de Givry, où il rassemble contre le théâtre quantité de faits, de lois, de raisonnements, dont nous pourrons ailleurs faire usage. Il rapporte (C. 45. 46. 47.) la même lettre à Lambertus que nous venons de voir, mais beaucoup plus longue, et dans bien des choses différemment tournées.