(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre VII. De l’infamie canonique des Comédiens. » pp. 153-175
/ 412
(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre VII. De l’infamie canonique des Comédiens. » pp. 153-175

Chapitre VII.
De l’infamie canonique des Comédiens.

L’infamie civile des Comédiens, dont nous venons de parler, emporte nécessairement l’infamie ecclésiastique. L’Eglise pourrait-elle ouvrir le sanctuaire et livrer les choses saintes à celui qui porte sur le front la tache légale du déshonneur ? sa sage délicatesse, son zèle, sa religion souffrirait-elle cette profanation et ce scandale ? Ceux que les lois ont mis au rang des criminels, en leur faisant subir la peine du crime, n’ont aucun droit à ses trésors, jusqu’à ce que la conversion la plus éclatante les ait fait entrer au rang des fidèles. Les canons y sont exprès. Ainsi l’a décidé dès les premiers siècles le Pape S. Etienne : « Infames esse eas personas dicimus quæ pro aliqua culpa notantur infamia, id est omnes quos ecclesiasticæ vel sæ uli leges infames pronuntiunt. » (C. 91. C. 17. Infam.) Voyons-en les effets en détail.

1.° Les lois défendent aux Magistrats et aux personnes en place d’épouser des Comédiennes, ni même leurs filles, non plus que des personnes publiques (dans les lois ces deux choses vont de pair). Les Magistrats spirituels se doivent-ils moins respecter ? Dans les lieux et dans les temps où il leur a été permis de se marier, les femmes de cette espèce leur furent toujours interdites, sous peine d’irrégularité avant l’ordination, de suspense de leurs ordres après l’ordination, et de déposition de leurs bénéfices. Dans l’Eglise latine, où le mariage est défendu au Clergé, ces lois subsistent encore plus sévères, puisqu’un homme qui aurait épousé une femme prostituée ou une Comédienne, ou leur fille (aux yeux des canons, comme aux yeux des lois, c’est la même chose), fût-il devenu veuf, ou fût-il séparé de sa femme, ne peut être admis aux ordres sacrés ni posséder des bénéfices : « Qui Meretricem duxit aut aliquam quæ sit mancipata spectaculis in consortio sacerdotali esse non potest. » Ce canon, pris du canon 17 des Apôtres, est rapporté par Yves de Chartres (P. 4. C. 297.) et par Gratien (Distinct. 34. C. Si quis 15.). Outre la loi qui déclare irréguliers ceux qui épousent des Comédiennes, il en est une générale qui doit les en rendre ; c’est la bigamie. Parmi les différentes espèces de bigamie, il en est une qui consiste à épouser une femme veuve, ou une fille corrompue par un autre, ne fût-ce qu’une fois. L’application est toute simple, on n’a pas à craindre de s’y méprendre, le mari d’une Comédienne ne peut douter de son sort. Ces cas n’arrivent pas : un cœur assez bas et assez débauché pour prendre de pareilles femmes, est bien éloigné d’avoir du goût pour le ministère et pour la piété.

2.° A plus forte raison un homme est-il irrégulier et incapable d’ordre et de bénéfice, s’il a été Comédien lui-même : « Clericum non ordinandum qui in scena lusisse cognoscitur. » (Distinct. 33. C. 2. Maritum.) Ce cas, quoique rare, peut arriver. Un jeune libertin, ou charmé du spectacle, ou séduit par quelque Actrice, se joint à une Troupe, court avec elle, monte sur le théâtre. Dans la suite, honteux de ses égarements, il se convertit, et veut entrer dans le Clergé. Quoique la légèreté de son âge rende la grâce plus facile que pour un vil Acteur qui en fait métier, il doit en demander la dispense. Les paroles du canon sont bien précises, in scena lusisse. Les Ecoliers qui jouent des pièces dans les collèges, ne sont pas à la rigueur dans le cas de l’irrégularité ; c’est un genre de spectacle fort différent, quoique dangereux, et qui devrait être supprimé. Mais les Supérieurs ne se conformeraient-ils pas mieux aux canons de n’y laisser jamais monter que des laïques ? Un Ecclésiastique, quoique Ecolier, y est bien déplacé : y prend-il l’esprit de son état ? convient-il qu’il quitte son habit ? convient-il qu’il y paroisse avec son habit ? Les paroles du canon sont bien générales, in scena lusisse. Mais les jeunes gens et les compositeurs des pièces ont plus étudié Molière que les canons. Les Canonistes demandent si les Acteurs qui jouent pour leur plaisir, sans rétribution, sont dans le même cas. Ils répondent que oui. C’est le même danger, la même indécence, le même scandale ; ce n’est pas seulement la bassesse du salaire, c’est l’infamie du métier qui exclut des saints ordres, de même, disent-ils, qu’une femme qui, comme Messaline, se livre au public sans être payée, n’en est pas moins prostituée (L. 43. ff. de Nup.). On demande encore s’il faut avoir beaucoup joué, ou si une ou deux fois suffisent ; et tous se décident sur les lois qui caractérisent les courtisanes, car par je ne sais quelle fatalité, c’est partout la même comparaison. Panorme prétend qu’une ou deux fois suffisent par la même loi. Je crois qu’il se trompe ; je serais moins sévère. Cette loi au contraire paraît dire qu’il faut en faire métier ou habitude : question superflue ; qui peut compter les pièces que joue un Acteur, et les péchés qu’il fait commettre ?

3.° A combien plus forte raison, si quelque Ecclésiastique déshonore la dignité de son état, jusqu’à se faire Comédien, il devient infâme et perd tout privilège clérical : « Cleri qui clericalis ordinis dignitati non modicum detrahentes, se joculatores seu gaillardos faciunt, aut buffones, ipso jure careant omni privilegio clericali. » (C. 1. de vit. et honest. Cleric. in 6.) Il est vrai que le Pape ajoute que ce n’est qu’après avoir exercé pendant un an cette ignominieuse profession : « Si per annum artem illam ignominiosam exarcuerint ». Ce qui pourrait servir à décider la question de Panorme, dont nous venons de parler. Cependant on peut dire, pour justifier cette indulgence, que l’Eglise regarde de plus près aux qualités des Ministres qu’elle admet, que des Ministres déjà reçus, qu’un refus ne fait pas autant de tort qu’un châtiment, que la privation de tout privilège clérical est une plus grande punition que la simple exclusion, qu’on exclut pour de simples défauts de corps ou d’esprit, qui ne sont point de péchés, et que des bouffons, tels qu’ils étaient dans ce siècle, qui amusaient les passants dans les rues, étaient moins pernicieux et moins coupables que des Comédiens et Comédiennes de profession qui passent toute leur vie à exciter par toute sorte d’artifices les passions les plus criminelles : métier si opposé au christianisme, que d’autres canons appellent cette espèce d’hommes des apostats et des démons. Quant à l’irrégularité de cette infamie, on peut consulter tous les Auteurs qui ont traité des irrégularités, Navarre, Saïrus, Suarez, Tolet, Gibert, etc., les uns sous le titre d’Irrégularités defectu bonæ famæ, d’autres sous celui d’Irrégularités ex delicto ; on trouvera les suffrages unanimes pour déclarer le Théâtre indigne de l’Autel.

4.° Quoique par un usage immémorial, devenu une espèce de loi, dont on ne se serait pas dispensé impunément, les grands Magistrats de l’Empire Romain, pour signaler leur entrée dans les charges, fussent obligés de donner des spectacles au peuple, l’Eglise ne le leur pardonnait pas, et si dans la suite, quittant le monde, ils voulaient entrer dans les ordres sacrés, ils étaient censés irréguliers, comme nous l’avons ci-dessus remarqué ; et si par la facilité des supérieurs, ils étaient admis aux saints ordres, fussent-ils élevés à l’Episcopat, eux et leurs consécrateurs étaient déposés, par l’ordre du Pape Innocent III, adressé au concile de Tolède : « Qui ordinati fuerint, cum suis ordinatoribus deponantur. » (Distinct. 51. C. 1.) Faut-il être surpris si un Comédien, quoiqu’il ait quitté ce métier infâme, traité comme un énergumène qui serait délivré du Démon, ne peut encore recevoir les ordres, sans dispense ? Gibert, des Censures, pag. 5. art. 11.

La troupe des Comédiens voulut signaler sa reconnaissance en faveur de Crébillon, en lui faisant faire un service solennel dans l’Eglise de S. Jean de Latran. Le Curé eut la faiblesse de se prêter à cette momerie. Il oublia que les Comédiens étant excommuniés, il ne pouvait pas leur donner cette marque authentique de communion, les recevoir en corps dans son Eglise, et faire à leur intention un service en faveur d’un Poète, qui à la vérité fut plus modeste qu’un autre, puisque la teinte sombre et lugubre de ses pièces inspire plutôt l’horreur et la crainte que la tendresse, mais Auteur tragique, uniquement connu et honoré comme tel dans cette occasion, et dans la vue de marquer par là qu’on ne tenait pas la Troupe pour excommuniée. Mais il en coûta cher au Curé ; les Commandeurs et Chevaliers de Malte, de qui cette Eglise et ce Curé dépendent, indignés d’un si grand scandale, s’assemblèrent, lui firent le procès, le condamnèrent à deux cents livres d’amende et à trois mois de séminaire, pour lui apprendre son devoir (Gazette d’Avignon, 3 août 1762, et toutes les nouvelles publiques).

Le Curé de S. Sulpice est plus difficile. M. Huerne de la Mothe, Avocat au Parlement, dans le mémoire et la consultation qu’il fit pour la Clairon, et qui fut brûlé par arrêt du Parlement de Paris, se plaint beaucoup des Prêtres de S. Sulpice, parce qu’ils ne font point passer, comme autrefois, la procession de la fête-Dieu dans la rue de la Comédie, pour ne pas passer devant l’Hôtel. Il aurait pu ajouter qu’on est aussi délicat pour le Viatique, et que s’il y a quelque malade au-delà de l’Hôtel, on va faire un grand tour pour revenir par l’autre bout de la rue. Il est vrai que les autres paroisses n’ont pas la même attention pour l’Opéra, les Italiens, etc., non plus que dans les autres villes du royaume où il y a des théâtres publics, Lyon, Bordeaux, Marseille, etc. On ne s’embarrasse pas plus des salles de spectacle que des cloaques ou des amas de boue qui se trouvent quelquefois dans les rues, qu’on se contente de faire cacher par des tapisseries. Cette délicatesse d’un Clergé si respectable lui fait honneur, on la porte jusqu’à ne pas recevoir le pain béni de la main des Comédiens quand ils le font offrir, on ne les invite pas à le présenter, on ne souffre pas qu’ils le fassent donner par d’autres, comme on le tolère ailleurs.

On voit aux Petits Pères le mausolée de Lully, sur lequel la mort est représentée tenant d’une main un flambeau renversé, et de l’autre un rideau au-dessus du buste de ce célèbre Musicien. Il est surprenant que ces Religieux aient souffert dans leur Eglise ni le corps, ni le buste, ni le mausolée ; ils l’ont fait sans doute parce que Lully ayant été reçu Secrétaire du Roi, il était censé avoir renoncé à l’Opéra, et l’avait en effet promis lors de l’enregistrement de ses provisions. Pavillon fit des vers malins sur ce mausolée.

« O mort, qui cachez tout dans d’éternelles ombres,
Pourquoi nous rappeler la scandaleuse histoire
 D’un libertin indigne de mémoire,
 Et même indigne du tombeau ?
 Fut-il jamais de si mauvais exemple ?
L’opprobre des mortels triomphe dans un Temple.
Ah ! cachez pour jamais ce spectacle odieux :
 Laissez tomber, sans plus attendre,
 Sur ce buste odieux votre fatal rideau,
 Et ne montrez que le flambeau
Qui devrait avoir mis l’original en cendre. »

La seconde partie de l’infamie canonique regarde les laïques. L’Eglise n’a point de privation d’ordre ou de dignité à prononcer contre eux ; mais elle peut leur en fermer les portes, elle peut les priver des sacrements. Nous venons de voir l’exclusion des Comédiens de tout ordre sacré, de tout bénéfice ecclésiastique, nous allons voir qu’elle leur a refusé tous les sacrements sans exception.

1.° La pénitence. Fussent-ils d’ailleurs de bonnes mœurs, ce qui n’est pas, et ne peut être, aucun Prêtre ne peut leur donner l’absolution, à moins qu’ils ne quittent absolument leur métier. La leur donnât-il, elle serait nulle, ils en sont indignes, et par l’état de péché mortel, où ils persévèrent, et par l’occasion prochaine de péché active et passive, où ils vivent, et par l’habitude de scandale qu’ils donnent. Il n’y a pas deux avis là-dessus ; les Casuistes même relâchés qui pourraient souffrir qu’on aille à la comédie, n’ont jamais toléré le métier de Comédien.

2.° Le baptême. On ne peut sans doute le refuser aux enfants des Comédiens, on ne le refuse pas à ceux des hérétiques et des plus grands scélérats, ils ne sont pas comptables du crime de leurs pères ; mais il n’y a point de Curé qui l’accordât à un adulte Comédien, à moins que, comme S. Genest, il n’abjurât solennellement le théâtre. C’est l’ordre exprès du livre des Constitutionhis apostoliques, attribué à S. Clément Pape, mais qui plus vrai semblablement est un ouvrage composé dans le troisième siècle : « Si Scenicus, sive vir, sive mulier, accedat ad baptismum, Gladiator, Auriga, Choraulus, Citharadus, Lyristor, Luctator, quicumque theatralibus lusis dat operam, desistat vel rejiciatur. » (L. 8. C. 38.) On porte la sévérité jusqu’à exclure les Cochers, les Danseurs, les Musiciens, tout ce qui appartient au théâtre. Dans les premiers siècles, comme remarque Salvien, la rigueur et la précaution allaient jusqu’à faire promettre solennellement à tous les Catéchumènes, avant que de les baptiser, qu’ils n’iraient jamais à la comédie. On se contenta dans la suite d’un renoncement général au démon, à la chair et au monde, et à ses pompes, qu’on y fait faire encore aujourd’hui, parce qu’on regarde avec raison ce renoncement comme une abjuration bien précise du spectacle. Ces trois sources empoisonnées du vice, les trois concupiscences, y jouent continuellement leur rôle, y exercent leur empire sur l’âme. Les objets de toutes les trois y sont artificieusement rassemblés et mis dans le jour le plus séduisant. C’est moins le théâtre d’une pièce dramatique que le théâtre des plus dangereuses pompes du monde, des plus redoutables tentations du démon, des plus grandes faiblesses de la chair.

Les Comédiens ne peuvent pas même être reçus parrains ni marraines, comme le prouve la morale de Grenoble (T. 3. C. 8. Q. 2.), et toutes les autres, comme l’ordonnent tous les Rituels : « Ad munus patrinorum non admittantur Comœdi. » A quelles mains l’Eglise confierait-elle l’éducation des enfants ? quelles cautions de leurs mœurs et de leur religion, que des pécheurs publics, des maîtres publics du vice, qu’elle ne met point au nombre de ses membres, à qui elle ne peut accorder les choses saintes sans les profaner ! Enseigneraient-ils ce qu’ils ne pratiquent, ni ne connaissent, ce qu’ils combattent ?

3.° Les Comédiens ne se flattent pas sans doute de trouver des Evêques qui leur donnent le sacrement de confirmation ; oseraient-ils le demander ? Il faut être en état de grâce pour le recevoir : y sont-ils ? s’y croient-ils ? espèrent-ils que le S. Esprit descende dans des cœurs où règne Bélial, et rende parfaits Chrétiens ceux qui sont des idolâtres et des idoles ? Ce n’est pas en vérité sur le front d’un Actrice que la croix doit être tracée et le saint chrême répandu. Mais on n’a pas besoin de le leur interdire, aucun Comédien n’a jamais eu la dévotion de s’y présenter ; y croient ils ? en ont-ils l’idée ?

4.° On leur refuse le mariage. Les Conférences de Paris sur le Mariage (Tom. 1. L. 2. T. 4. N. 3.) y sont expresses. « Les Curés doivent refuser la bénédiction nuptiale aux Comédiens, comme à des pécheurs publics, à moins qu’ils ne renoncent publiquement à leur profession criminelle. Les Curés de Paris observent religieusement cette conduite, qui est fort approuvée par le Cardinal de Noailles, parce que les Comédiens contribuent aux péchés de tous ceux qui vont au spectacle, que l’Eglise a toujours condamné. » N’y eût-il que la manière indécente dont on y traite le mariage, ils devraient en être exclus. C’est le voile de tous les crimes, la récompense de toutes les passions, l’ouvrage indécent des intrigues, des friponneries des domestiques. La fidélité conjugale y est tournée en ridicule, l’adultère y est la matière des plaisanteries, l’assaisonnement du plaisir. Nous en parlons ailleurs plus au long. C’est bien la plus légère, comme la plus juste punition, de ne pas exposer ce grand sacrement à tant d’insultes, en le conférant à ses plus déclarés profanateurs. Que peut-il résulter de ces mariages, qu’une perpétuité de vice dans les enfants qui en naîtront, qui seront élevés dans le désordre de leurs pères ?

Cette difficulté sur le mariage des Comédiens a occasionné bien des affaires singulières. En voici deux, rapportées dans les Causes célèbres (Tom. 15). Dans l’une c’est le Comédien, dans l’autre la Comédienne, qui a fait les avances, et dans toutes les deux c’est précisément celui qui a séduit qui demande la cassation du mariage que ses intrigues lui ont procuré. Rougit-on de quelque chose au théâtre ? Gervais, Chantre de l’Opéra, ayant perdu sa première femme, et s’étant dégoûté d’une autre qu’il entretenait, devient amoureux de la Boon, appelée la belle Tourneuse, danseuse du théâtre de la Foire, la gagne et l’épouse. La Duclos, Comédienne Française, s’avise à l’âge de soixante ans d’être éprise de Duchemin, jeune homme de dix-sept ans, fils d’un Comédien. Cet enfant, enchanté d’être mari de Chimène, Bérénice, Rodogune, etc., se laisse séduire, et épouse la vieille, qui avait encore quelque reste d’une beauté dont elle avait fait grand usage. Et comme si dans l’un et dans l’autre mariage on avait voulu se préparer un moyen de cassation, Gervais et la Duclos se donnèrent par divers actes des domiciles dans différentes paroisses, et sous divers noms, afin de n’être pas arrêtés sur leur métier, en épousant dans une paroisse où ils n’étaient pas connus. Après quelque temps d’habitation, Gervais dégoûté de sa femme, et la Duclos de son mari, et traitant leur mariage comme ceux de la comédie, ont l’impudence de demander à le rompre, et d’en appeler comme d’abus, sur ce qu’ils n’ont pas été mariés par le Curé de leur vrai domicile : comme s’il était permis à quelqu’un de ne pas savoir sa propre demeure, de tromper un Curé par un faux domicile, de se jouer d’un sacrement, de le faire servir à couvrir un concubinage ; et ensuite dévoilant sa propre turpitude et sa mauvaise foi, vouloir la faire servir à rompre les engagements les plus solennels. Il n’y a que des Comédiens qui puissent tenir cette conduite et ce langage. Ces deux appels comme d’abus, dont la seule proposition devait pour tout jugement faire envoyer les appelants en prison, occupèrent le temps précieux des Avocats et des Juges, et furent terminés par deux arrêts confirmatifs des deux mariages ; et pour punition de l’attentat, on crut qu’il suffirait de condamner ces séducteurs à vivre avec ce qu’ils avaient aimé.

Ne quittons pas ces deux affaires, sans recueillir des plaidoyers des Avocats des traits réjouissants qui servent à caractériser le théâtre. On trouve celui de M. Cochin pour la Duclos, dans les œuvres de ce grand Orateur (T. 2. Plaid. 35.). C’est dommage qu’il ait prodigué ses talents pour un client qui en était si peu digne. Cicéron a bien employé les siens pour Roscius, il est vrai ; mais Roscius voudrait-il bien être comparé à la Duclos ? Celle-ci avait du moins des amis distingués, le Duc de Coislin lui laissa par son testament une somme considérable, pour ses bons et agréables services. Le Cardinal de Coislin, héritier de son frère, qui ne croyait pas trop canoniques les agréables services d’une Actrice, refusait de payer le legs. Enfin après bien des négociations, l’Actrice officieuse obtint une pension viagère. Son crédit procura l’entrée à la comédie à son jeune amant, unique ressource dans son extrême misère, dit M. Cochin. Ce n’est en effet que la misère ou le libertinage qui font des Acteurs ou des Actrices. L’époux et l’épouse, quoique tous deux Comédiens, n’en prennent pas le titre, qui aurait pu jeter des ombrages dans l’esprit du Curé. Ils se qualifient dans le contrat et dans l’extrait de mariage, l’un Officier, l’autre Pensionnaire du Roi. Il y eut quelque mouvement à l’Officialité de Paris sur la validité de ce mariage ; mais il fut confirmé par l’Archevêque et par arrêt du Parlement. La fraude sur la diversité du domicile fut reconnue, et l’infamie du métier n’est pas un empêchement dirimant qui rende le sacrement nul. Mais en femme précautionnée, pour plaider la main garnie, la Duclos, en quittant son mari, emporta tout ce qu’elle trouva dans la maison. Il y eut information contre elle, Beloc et Bourlet, Procureurs au Châtelet, ses amants, qui lui avaient tenu la main, et qui furent emprisonnés. A leur place un troisième amant, nommé Moligni, se chargea de poursuivre le procès. M. Cochin, quoique son défenseur, frappé de l’infamie du métier de Comédien, ne peut s’empêcher de conclure en ces termes : « Tout est de droit public dans cette cause, par la qualité des parties (Comédiens). On sait à quel excès on porte tous les jours la révolte contre des lois si sages sur l’ordre, la sainteté, la dignité du mariage. Si on se relâche sur des lois si nécessaires, tout rentrera dans le trouble, et la profanation n’aura plus de bornes. Une sainte sévérité peut seule contenir des gens que n’ont que trop de disposition à mépriser les lois de l’Eglise et de l’Etat. » C’était plaider contre sa partie. M. Laverdi, fameux Avocat, qui à en juger par son plaidoyer, rapporté dans les Causes célèbres, mérite bien autant que M. Cochin les honneurs de l’impression, lui répondit supérieurement. Il faudrait transcrire en entier son plaidoyer, si on en voulait rapporter toutes les beautés ; bornons-nous à un trait. Cet habile Orateur, tout grave qu’il est, ne peut s’empêcher de plaisanter sur les motifs de la requête de la Duclos. « Cette Actrice est continuellement agitée des remords de conscience sur la validité de son mariage ; elle craint d’habiter avec un homme qui n’est pas son mari, et demande qu’un sacrement dont elle use depuis cinq ans, soit déclaré nul, pour pouvoir se marier ailleurs. » La conscience d’une Comédienne ! son respect pour le sacrement ! la crainte d’habiter avec quelqu’un qui n’est pas son mari ! le projet de se marier ailleurs à soixante-cinq ans ! l’expédient de faire casser un mariage pour en contracter un autre ! Risum teneatis amici ? Tandis que ces mêmes remords ne l’empêchent pas de monter sur le théâtre, d’avoir des intrigues, de vouloir la cassation de ce même sacrement qu’elle respecte si fort, et de se présenter sans rougir à l’audience, comme coupable d’une profanation envers l’Eglise, d’une supposition de domicile envers la justice, d’une mauvaise foi envers un mineur, d’un concubinage de cinq ans, si par la fraude, et de sa connaissance, il n’y a pas eu de vrai mariage : une femme de soixante-cinq ans, nourrie dans les intrigues, vouée à l’inconstance, après une habitation de cinq ans, entreprendre de détruire son mariage, et ne pas craindre de s’exposer à la dérision du public qu’elle scandalise ! L’entrée des Tribunaux doit lui être fermée par l’indignité de son action. Heureuse, si le jugement qui la condamnera lui apprend à respecter la bonne foi, la religion et les bienséances ! Ce portrait, dicté par une juste indignation, ne représente pas moins les mœurs de l’Orateur que celles du théâtre. Des traits de ce caractère ne feront pas révoquer les lois qui déclarent les Comédiens infâmes.

La Tourneuse n’était pas si décriée, quoique du théâtre de la Foire, où elle avait deux mille livres de gages. Voici cependant ce que MM. Blaru et Chevalier, célèbres Avocats, avouent et sur l’excommunication et sur le métier des Comédiens. « L’unique fonction, dit l’un, que le Curé pouvait faire à son égard, était de l’excommunier tous les huit jours (au prône) avec les autres Baladins qui pendant six semaines inondent sa paroisse. L’Eglise refuse de les admettre au nombre des Chrétiens, pendant qu’ils exercent une profession qu’elle déteste ; elle les regarde comme des brebis égarées et des enfants rebelles, qu’elle ne désespère pas de ramener au bercail. » « Les Comédiennes, dit l’autre, sont des séductrices de profession ; elles ne se donnent en spectacle que pour ruiner et déshonorer ceux qui sont assez imprudents pour s’attacher à elles ; elles sont la terreur des pères et des mères. Jusqu’à présent il semble qu’elles se soient contenues dans les bornes du libertinage et du commerce de leurs appas. La Tourneuse est sortie de son état : plus dangereuse que les autres, elle a voulu épouser. Elle ne sera pas plus déshonorée quand le mariage sera déclaré nul, elle rentrera dans ses fonctions, qui n’ont été que peu de temps interrompues. » Pour répondre au mémoire injurieux qu’elle répandit contre son mari, il lui dit : « Que peut-on attendre d’une Baladine née dans le sein du vice, qui voudrait rendre égal à elle celui qu’elle veut faire passer pour son mari ? Elle fait l’éloge de sa religion, de ses mœurs, de sa vertu. Sa seule profession la dément.  » « De quoi se plaint son mari, dit l’autre Avocat ? ne connaissait-il pas les mœurs, la profession, la famille de celle qu’il a épousée ? ne l’a-t-il pas tirée du théâtre ?  »  C’est tout dire. Il lui applique la déclaration de 1697 sur les mariages. « Elle a voulu empêcher ces conjonctions malheureuses qui troublent le repos et flétrissent l’honneur des familles par des alliances encore plus honteuses par la corruption des mœurs que par l’inégalité de la naissance. Mais étant tous deux gens de théâtre, ils n’ont rien à se reprocher. » Guyot de Pitaval conclut qu’on devrait avoir plus d’indulgence pour les Comédiennes ; « car, dit-il, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, sans une espèce de miracle, qu’une Comédienne conserve sa vertu. Son état est une occasion prochaine continuelle. Des tentations pressantes commencent à l’ébranler, elle ne résiste presque plus que pour mettre un plus haut prix à ses charmes. Pour pouvoir se défendre, elle devrait être affermie dans des principes d’honneur et soutenue par l’estime, et déjà comme Comédienne elle est regardée comme la copie de ce qu’elle représente, sa vertu est ordinairement au-dessous du rien, etc. » Que disons nous de plus dans tout cet ouvrage ?

Ces procès ont fait naître deux questions de droit importantes. 1.° Les Comédiens de province sont des vagabonds qui courent de ville en ville ; ils n’ont point de domicile fixe, ils sont habitants de la terre ; leur demeure, comme la scène de la pièce, est partout ; ils n’ont point de propre Curé. Il faut donc que celui de chaque paroisse où ils séjournent, devienne leur Pasteur pendant leur séjour, et puisse les épouser. « Qu’on frémisse, dit l’Avocat, sur le danger des conséquences.. »Ils pourraient aisément séduire quelqu’un, se marier dans chaque ville, et avoir plusieurs femmes ou plusieurs maris à la fois. Quel droit ont-ils de se soustraire à des règles de sagesse auxquelles tous les autres sujets sont soumis ? l’infamie de leur métier, le désordre de leur conduite, donneraient-ils un titre d’exemption d’une loi qu’ils rendent plus nécessaire ? Libertins et séducteurs de profession, plus adroits à tromper, plus exercés à l’intrigue, ils s’en feraient moins de scrupule, et en trouveraient plus de moyens. Eût-on pour eux plus d’indulgence, elle ne pourrait avoir lieu qu’entre Baladins qui se marient. Mais le ministère public pourrait-il tolérer que victimes d’un privilège extorqué par la débauche du théâtre, une honnête fille, un fils de famille, séduits et changés en bête par quelqu’une de ces Calypso, plus dangereuses enchanteresses que celle de la fable, portassent le déshonneur dans leurs familles, qui n’auraient pu ni prévenir ni connaître ces unions infâmes et ces scandaleux commerces ? Cependant, comme tout le monde a droit au mariage, on le leur permet ; mais le Curé à qui se sont adressés des gens à tous égards si suspects, avant que de faire aucune publication de bans, prendra toutes les instructions possibles dans le lieu de leur naissance et de leurs principaux séjours, sur leur conduite, leur état, leurs engagements ou leur liberté, extrait baptistaire, mortuaire, ou consentement des parties, attestations des Curés des lieux ; et enfin il fera part de tout à son Evêque, et n’agira que par sa permission. Ces précautions, qu’exige le concile de Trente (Sect. 24. C. 7. de reform. Matrim.), ont paru si nécessaire aux Conférences de Paris (Tom. 3. L. 4. C. 6. §. 10.), qu’elles décident la nullité même du mariage, si elles n’ont été observées. Une autre condition qui ne porte pas sur la validité, c’est un renoncement sincère à leur métier de Comédien ; sans quoi leur mariage, comme fait en état de péché mortel, public et certain, serait une profanation dans les contractants et dans le Ministre.

2.° Question plus délicate. Lorsque le demandeur en cassation est auteur du défaut sur lequel il la fonde, comme Gervais et la Duclos, est-il recevable à profiter de sa mauvaise foi pour revenir contre son propre fait ? Ici le for intérieur et le for extérieur tiennent des routes différentes. Le premier, sans s’arrêter à des fins de non-recevoir, cherche la vérité dans le tribunal de la pénitence, et s’il trouve qu’il n’y a pas eu de mariage par le défaut de quelque condition essentielle à sa validité, il ordonne la séparation et rend la liberté aux parties. Mais le bien public prescrit aux Tribunaux extérieurs, même aux Officialités, de suivre les règles de précaution que les lois ont jugé nécessaires pour prévenir les désordres. C’en est une des plus importantes de ne pas admettre une personne infâme à alléguer sa propre turpitude, et à se faire elle-même le procès, pour revenir contre son propre fait, et détruire son propre acte, par des moyens que sa mauvaise foi a préparés, afin de profiter de la cassation, pour favoriser sa débauche. Son inconstance, ou plutôt sa perfidie, son parjure, son libertinage, son infamie, forment un préjugé légitime contre elle, une présomption légale de la vérité qu’elle ose combattre, qui la rendent également indigne d’être crue et d’être écoutée : sans distinguer les moyens d’abus relatifs à certaines personnes, et les moyens absolus qui portent sur la nullité radicale de l’acte, on lui refuse toute audience. La loi peut-elle souffrir qu’on aille aux pieds des autels vouer un engagement pour le rompre, donner sa foi pour y manquer, s’engager pour tromper, faire devant un Pasteur une vaine cérémonie dans les plus redoutables mystères pour les profaner, et qu’il suffise, pour jouir de son crime, d’avoir assez de témérité pour s’accuser d’imposture ? Ainsi, sans examiner la validité des vœux, la légitimité d’une acquisition, le défaut d’un mariage, etc., il suffit qu’un Religieux laisse passer le temps de la réclamation, le propriétaire celui de la prescription, qu’un étranger querelle un mariage, etc., sans entrer dans le mérite du fond, ils sont déclarés non recevables. L’Officialité et le Parlement le jugèrent ainsi contre la Duclos. On peut voir ces deux plaidoyers de Messieurs Cochin et Laverdi, où la question est savamment traitée pour et contre, et où l’on rapporte nombre d’arrêts qui l’ont ainsi jugé.

Tiberio Fiorelli, appelé Scaramouche, fournit une autre aventure de théâtre et une autre question de droit, rapportée tout au long, T. 4. Plaid. 47. de M. Daguesseau, alors Avocat général. Ce fameux Acteur vint de Florence à Paris avec Laurenza Izabella, qu’il disait sa femme. « Sa vie y fut telle que son art de Comédien pouvait le faire présumer, dit M. Daguesseau. C’est une des questions de la cause, s’ils étaient unis par un engagement légitime, ou si l’exercice d’une même profession et les nœuds de la débauche avaient formé entre eux une conjonction illicite qu’ils cherchaient à déguiser sous le nom d’un mariage. » Ils firent mauvais ménage. Après avoir représenté pendant plusieurs années, Izabelle abandonna son mari, et s’en retourna en Italie. Cependant Scaramouche entretenait la Duval, autre Comédienne, et en avait eu une fille avant le départ d’Izabelle, qu’il eut l’audace de faire baptiser sous son nom et celui de la Duval, sa femme légitime. Sept ans après, ayant appris qu’Izabelle était morte, il épousa à soixante-quinze ans la Duval. Ce second mariage ne fut pas plus heureux que le premier. Ce vieux débauché intenta une accusation d’adultère contre sa femme, et la fit enfermer à Sainte Pélagie. Elle mourut peu de temps après. Ses parents s’assemblent pour donner un tuteur à la fille, ils défèrent la tutelle à Scaramouche son père, qui l’accepta. Quelques jours après il s’en repent, désavoue la qualité de père, et refuse celle de tuteur. Un mois après il change de langage, reconnaît son sang, qu’il avait désavoué, et reprend la qualité de tuteur. Cependant les plus proches parents de la morte demandent la restitution de la dot. La scène change encore ; il désavoue la fille, et prétend que c’est le fruit de la prostitution de sa mère. La comédie ne finit point là. Le subrogé tuteur étant intervenu dans l’instance, le fait interroger. Il rétracte tout ce qu’il avait dit, et reconnaît sa fille. Sa mort mit fin à ses variations ; mais le procès subsista entre la fille, dont l’état était un problème, et les parents, qui demandaient la succession de la mère. La première convenait qu’elle devait le jour au crime, mais elle prétendait avoir été légitimée par le mariage subséquent. Les collatéraux, sans convenir qu’elle fût véritablement fille de Scaramouche, ce que la prostitution de la mère et les variations du père pouvaient rendre douteux, avançaient que quand elle le serait, la légitimation était impossible, sur ce principe certain dans l’un et l’autre droit, que le mariage subséquent ne peut légitimer des enfants, si dans le temps de leur naissance les deux époux n’étaient libres, en état de se marier ensemble ; que Scaramouche étant marié quand cet enfant naquit, c’était un enfant adultérin, incapable d’être jamais légitimé. Ce qui fut décidé par arrêt du Parlement du 4 juin 1697. De tous les faits de la cause il n’y avait de bien certain que la débauche des parties. Scaramouche était un concubinaire avec Izabelle, s’ils n’étaient pas mariés, et s’ils l’étaient, un adultère avec la Duval. La fille combattait la vérité du mariage, les parents s’efforçaient de le prouver. Le Parlement crut devoir présumer en sa faveur, sur les indices qu’on en donna, les seuls que la distance des temps et des lieux permettaient d’espérer, et déclarant la fille adultérine, déclara la légitimation impossible, et lui adjugea une pension alimentaire. M. l’Avocat général traite savamment la question de droit, et démontre ce grand principe qu’il n’y a que les enfants nés ex soluto et soluta, qui puissent être légitimés par le mariage subséquent, même avec la bonne foi d’une des parties, ce qui n’était pas ici, puisque les deux se connaissaient parfaitement, et n’étaient que des débauchés (L. 10. L. 11. C. de Nat. liber. Novell. 12. C. 4. Novell. 89. C. 8. C. tanta vi 10. qui filii sint legitim. et tous les Jurisconsultes.)

5.° On doit refuser la sainte communion aux Comédiens à la vie et la mort, et même à pâques, et en secret et publiquement. Leur indignité est certaine, prononcée par les lois et par les canons ; le fait de leur représentation sur le théâtre est de la plus grande notoriété, toute une ville en est tous les jours témoin, elle serait scandalisée de les voir passer du théâtre à la sainte table ; ce serait une des plus criantes profanations, tous les rituels sont uniformes, Romain, Paris, Rouen, Chalons, etc. Cette règle est si bien reconnue, que dans la célèbre dispute sur le refus des sacrements qui a agité l’Eglise de France, toutes les parties ont unanimement reconnu que les Comédiens étaient exclus de la sainte eucharistie. Ceux qui voulaient que la notoriété de fait suffit pour cette exclusion, ont cité l’exemple des Comédiens, qui sans être juridiquement condamnés, n’y sont point admis. Les autres, qui ne voulaient avoir égard qu’à la notoriété de droit, ont cherché des différences entre les Comédiens et les autres personnes indignes de la communion ; mais ils ont toujours convenu, comme d’un principe incontestable, de leur indignité et de l’anathème qui les bannit du sanctuaire.

On a si peu douté qu’ils dussent en être privés même à la mort, qu’on a au contraire douté s’ils pouvaient y être reçus lors même qu’ils se convertissaient. Il a fallu la décision d’un concile pour lever cette difficulté. Le quatrième concile de Carthage (C. 43.), le concile d’Afrique (C. 45. Cod. Can. Eccles. African.), ont décidé que la charité de l’Eglise recevant les enfants prodigues qui revenaient à elle, même les apostats et les plus grands scélérats qui se convertissent, on devait aussi recevoir les Comédiens à la pénitence : « Apostaticis, Scenicis, Histrionibus, cæterisque hujusmodi conversis reconciliatio non negatur. » (C. 96. Distinct. 2. de Consecr.) Les Princes ont appuyé cette discipline de leur autorité. Si un Comédien à l’extrémité est touché de Dieu, et demande les derniers sacrements, que nos Juges examinent avec soin si on peut se fier à lui ; et si l’Evêque l’approuve, qu’on lui accorde cette grâce. Ainsi parle l’Empereur (Cod. Theod. L. 15. Tit. 7. de Scenic.) : « Scenici, si in extremo periculo constituti, pro salute sacramenta poscentes, si Antistes probant, consequantur ; statim ad Judices perferatur, et sedula exploratione quæratur an indulgeri possit. »Il résulte de ces dispositions qu’on leur refusait les sacrements pendant la vie, et qu’on ne les leur accordait même à la mort qu’avec beaucoup de précautions, sur leurs dispositions et l’approbation de l’Evêque.

6.° On refuse aux Comédiens même la sépulture ecclésiastique. Ce n’est qu’une suite de la privation des sacrements et de l’excommunication. Tous les rituels sont également unanimes en ce point. Personne n’ignore qu’on la refusa au célèbre Molière, ce Héros du théâtre, ce qui occasionna ce mot insensé de sa femme, qui peint à la fois l’orgueil et l’impiété de cette engeance perverse : « Se peut-il qu’on refuse la sépulture à un homme à qui on doit des autels ? » Cette pensée a été mise en vers par Voltaire lorsque la le Couvreur fut enterrée sur les bords de la Seine, après le refus que fit le Curé de « S. Sulpice de la mettre au cimetière. Cette pièce, en constatant le fait, découvre l’irréligion de l’Auteur, et celle que le théâtre inspire.

« Muses, Grâces, Amours, dont elle fut l’image,
O mes Dieux et les siens ! recevez votre ouvrage.
 Que direz-vous, race future,
Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure
Qu’aux beaux arts désolés font des hommes cruels ?
 Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels.
Non, ces bords désormais ne seront plus profanes,
Ils contiennent ta cendre ; et ce triste tombeau,
Honoré par mes chants, consacré par tes manes,
 Est pour nous un temple nouveau.
Voilà mon Saint-Denis, oui c’est là que j’adore
Ton esprit et ton cœur, tes grâces, tes appas…. »

Le même Auteur (Lettre 23 sur les Anglais) parle ainsi d’une fameuse Actrice de Londres : « On a trouvé mauvais que les Anglais aient enterré à Westminster (leur Saint-Denis) la célèbre Comédienne Oldfield, avec les mêmes honneurs qu’on a rendus à Newton. On a prétendu qu’ils avaient affecté d’honorer ainsi sa mémoire, pour nous faire mieux sentir la barbare et lâche injustice qu’ils nous reprochent d’avoir jeté à la voirie le corps de la le Couvreur ; mais ils n’ont consulté que leur goût. »

C’est apparemment sur ces pieuses réflexions de Voltaire, que la Troupe des Comédiens, après avoir fait faire à S. Jean en Grève un service pour Crébillon, s’est avisée de lui faire ériger un mausolée et une statue, avec tous les attributs du théâtre, dans l’Eglise de S. Gervais. Qu’on lui érige, si l’on veut, une statue sur le Parnasse de M. du Tillet, à côté de Sophocle et d’Euripide, quoique après tout deux ou trois pièces de quelque mérite sont un fort petit titre ; à la bonne heure, peu importe à la religion ; mais qu’on place aux pieds des autels le mausolée d’un Histrion, qui ne devrait pas y avoir la sépulture, pour canoniser en quelque sorte le théâtre, que la religion et les mœurs ne cessent de condamner, peut-on imaginer de plus indécente apothéose ? le bel objet pour les fidèles qui viendront à la sainte messe ou au sermon, le bel objet pour le Prédicateur qui, selon son devoir, prêchera contre les spectacles, que des Muses à demi nues, des Génies portant le masque et le cothurne, autour d’un Auteur dramatique, qui lui donne le démenti par les honneurs religieux qu’il reçoit ! Si les Comédiens ne veulent point avoir de la piété, qu’ils laissent du moins la piété en repos dans son temple, et ne viennent point l’insulter par un excès de profanation qui fait mépriser et le lieu saint qu’il déshonore, et les lois de l’Evangile qu’il brave, et les foudres de l’Eglise dont il se joue. Il fait beau voir l’Ex-jésuite Fréron (nov. 1762) adorer la cendre de Crébillon, et faire son oraison funèbre en enthousiaste, et malgré ses exhortations continuelles (et justes) contre les Ecrivains qui répandent des invectives dans leurs ouvrages, renouveler les emportements des Scaliger et des Scioppius par des torrents d’injures contre une critique très raisonnable et très modérée des pièces de Crébillon, qu’il avoue lui-même n’avoir été qu’un débauché et pour la crapule et pour les femmes, un paresseux plongé dans l’ordure, toujours environné d’une trentaine de chiens et d’autant de chats, qui faisaient de sa chambre une étable, et par la fumée du tabac qu’il fumait sans cesse, y ajoutait le dégoût d’un corps de garde. Voilà le demi-dieu que sur les ruines de la religion la fureur des spectacles place dans le sanctuaire (Ann. littér. novemb. 1762).

Finissons par trois traits qu’on trouve dans l’édition des conciles de Baluze, qui font voir le mépris et l’horreur qu’a toujours eu l’Eglise pour les Comédiens. (P. 1584.) L’un des plus grands reproches que fait le concile de Calcédoine contre Dioscore d’Alexandrie, auteur du brigandage d’Ephèse, c’est d’employer à entretenir des Comédiens les revenus ecclésiastiques destinés aux pauvres : « Pecuniam pauperibus erogandam theatralibus expendisse personis ». (P. 748.) On voit une lettre de Théodoret, où il raconte qu’un Evêque qu’on avait ordonné malgré lui, ne crut pas pouvoir faire une plus authentique abjuration de la sainteté de son état qu’en allant à la comédie, « ita ut in theatrum vadens spectaret lusos », à peu près comme S. Ambroise, pour détourner le peuple de l’élire Archevêque de Milan, fit venir chez lui des femmes de mauvaise vie. (P. 569.) Dans une lettre écrite au Pape Célestin par le concile d’Ephèse, parmi bien d’autres crimes reprochés aux Nestoriens, on se plaint qu’ils ont fait afficher sur les murailles du théâtre un écrit contre S. Cyrille. La chose en elle-même est assez indifférente : les Imprimeurs font afficher tous les jours à la porte de la Comédie, aussi bien qu’aux portes de l’Archevêché, un mandement d’Evêque et une annonce d’une pièce de théâtre. Mais c’était alors une espèce d’insulte et d’impiété, par le mélange des choses saintes avec les plus profanes : la piété des fidèles était encore trop pure, pour n’être pas indignée d’un pareil assemblage.