(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre VIII. De l’excommunication des Comédiens. » pp. 176-199
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre VIII. De l’excommunication des Comédiens. » pp. 176-199

Chapitre VIII.
De l’excommunication des Comédiens.

On n’a pas besoin de l’excommunication pour être en droit, pour être même obligé de refuser les sacrements aux Comédiens. La qualité de pécheurs publics et scandaleux y suffit. Quand ils n’encourraient pas de censure proprement dite, tout ce que nous en avons dit, et qui est incontestable, n’aurait pas moins lieu. Quoique l’excommunication et le refus des sacrements viennent de la même source, qui est le péché, et produisent plusieurs effets semblables, ce sont deux choses différentes, et dans l’intérieur devant Dieu, et dans l’extérieur devant les hommes. Un Ministre peut refuser les sacrements à un pécheur public, quoiqu’il ne soit pas toujours excommunié, et il peut être obligé de les administrer à un excommunié qui n’est pas dénoncé, ni toujours pécheur public. Tout péché mortel rend indigne des sacrements devant Dieu, jusqu’à ce qu’il soit remis par la pénitence. Ce serait une profanation de les recevoir dans cet état. En ce sens tout péché mortel, même le plus secret, excommunie devant Dieu ; et le Confesseur qui refuse l’absolution, en ce sens aussi excommunie le pénitent dans le for intérieur. Mais cette privation n’est point une censure, elle n’est qu’une suite de l’état d’indignité où tout péché réduit, et ne passe pas le for intérieur. Si le péché est connu, il doit en priver devant les hommes ; Dieu l’a expressément ordonné : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens. » Le pécheur en est indigne, et ce serait un scandale de voir ainsi profaner les sacrements. Ces vérités ne sont contestées de personne, elles sont évidentes, toute la difficulté ne roule que sur l’étendue de la connaissance que doivent en avoir et le Ministre et le public. Faut-il qu’elle soit publique et notoire, d’une notoriété de fait ou de droit, constatée par des actes publics, et par quels actes ? Ces questions ne seront jamais pleinement décidées, parce que la variété infinie des circonstances, des objets, des intérêts, et la multiplicité des degrés que peuvent avoir à l’infini les connaissances de l’Eglise et du public, y répandront toujours quelque nuage.

Mais la qualité de Comédiens dissipe tous ces nuages. Ce sont des pécheurs publics d’un ordre singulier, au plus haut point de la notoriété : un concubinaire qui entretient publiquement une femme, ou allant chez elle, ou la tenant chez lui, comme sont la plupart des Acteurs et des Actrices, est moins connu. Il ne monte pas sur un théâtre étaler son crime, il n’invite pas tout le monde à venir en être le témoin ; ses voisins, ses amis en sont instruits, ordinairement le reste du public l’ignore. Il se contente de satisfaire sa passion, mais il ne l’inspire pas, il ne tient pas école de vice. C’est une habitude personnelle, mais non pas un métier. Il n’affiche pas une enseigne, il ne se joint pas à une troupe, il n’est pas inscrit sur un registre, etc. Un degré si frappant de notoriété n’est susceptible d’aucune chicane : « Nulla potest tergiversatione celari », selon l’expression de la loi. C’est même une sorte de notoriété de droit : un état public toléré par le Magistrat, objet de l’inspection de la police, exercé journellement sous ses yeux, équivaut à des sentences et des dénonciations juridiques : l’acceptation du Magistrat le dénonce pour Comédien, la note d’infamie imprimée par la loi sur la profession et sur ceux qui l’exercent, est une dénonciation du crime. Telles sont les courtisanes d’Italie ; en se faisant inscrire sur le registre du Magistrat, se mettant dans le corps des courtisanes, s’établissant dans les maisons publiques, se livrant au premier venu, elles se dénoncent de fait et de droit notoirement pécheresses publiques, et dès lors doivent être refusées à tous les sacrements, quoiqu’elles ne soient pas excommuniées. C’est ce qui dans tous les temps a été si unanimement reconnu, que les Comédiens eux-mêmes se sont rendu justice, qu’à deux ou trois Ecrivains près, qui ont fait semblant de s’en défendre, ils n’ont pas réclamé contre la juste sévérité de l’Eglise, sur laquelle il n’y eut jamais ni obscurité ni incertitude. Et sur quoi roulerait le doute ? ne les prend-on pas tous les jours sur le fait en flagrant délit ? Bien loin de le désavouer, de le cacher, de le dissimuler, comme les autres pécheurs, ils le publient, ils s’en applaudissent, ils y invitent, tandis que l’Eglise ne cesse de les condamner et d’en éloigner les fidèles. Ici les pierres parlent, et tout est plus clair que le soleil. Il est donc bien inutile à leurs défenseurs de se répandre en invectives, en erreurs, en mensonges, en faux-fuyants, contre l’excommunication des Comédiens. N’y en eût-il aucune, leur sort ne serait pas plus heureux. Indépendamment de toute censure, la seule notoriété de leurs représentations les exclut de toute réception publique des sacrements, et leur métier seul de toute réception même secrète.

Je vais plus loin, l’excommunication en un sens traite avec moins de rigueur que la notoriété du péché. Il est vrai que ses effets sont plus étendus ; elle prive de l’entrée à l’Eglise de l’assistance à la messe, des suffrages des fidèles, du commerce civil, etc., ce que ne fait pas la seule notoriété, dont la cessation du péché et la réparation du scandale suffisent pour faire cesser le refus, sans une absolution particulière, comme l’exige la censure. Mais quant à la privation des sacrements, la notoriété est plus rigoureuse que la censure. Par la bulle de Martin V, Ad evitanda scandala, dans le concile de Constance, et par la jurisprudence moderne du royaume, il faut, pour être obligé de refuser la communion à un excommunié, une dénonciation publique et personnelle, je dis, jurisprudence moderne, car l’Eglise de France n’accepta pas en entier la grâce que le concile de Constance avait faite aux excommuniés, mais conserva une partie de la discipline précédente ; elle voulut qu’on continuât à éviter les excommuniés, même sans dénonciation, toutes les fois que l’excommunication serait si notoire qu’on ne pût trouver aucun prétexte, aucune chicane, pour en éluder l’effet, « ut nulla possit tergiversatione celari, aut juris remedio suffragari ». Ainsi parle le concile de Bâle, la pragmatique sanction et le concordat (Tit. de excommunic. non vitand.). Cette restriction était dans le fonds assez inutile : qu’est ce que la chicane ne peut pas éluder ? On en est peu à peu revenu au concile de Constance, et il est aujourd’hui généralement établi qu’on n’est obligé d’éviter les excommuniés qu’après une dénonciation expresse, quelque notoire que soit leur censure, à l’exception néanmoins de la percussion notoire des Clercs, sur laquelle ni le concile, ni la France n’ont point changé l’ancienne discipline. On pourrait donc communiquer avec les Comédiens, et leur donner les sacrements, jusqu’à ce qu’ils fussent nommément dénoncés, si l’on n’avait égard qu’à leur excommunication. On ne peut donc rien conclure en leur faveur de la liberté qu’on leur laisse d’entrer dans l’Eglise, d’entendre la messe, de commercer avec les fidèles, etc., non plus que contre le refus des sacrements, qui vient d’un autre principe, savoir, la notoriété du péché, qui n’étend pas ses effets plus loin, parce qu’elle ne doit empêcher que la profanation des sacrements, « nolite dare sanctum canibus » ; au lieu que l’excommunication retranchant de l’Eglise, traitant comme un païen et un publicain, livrant à Satan, etc., prive de tous les biens communs à tous les fidèles.

Cette procédure est très régulière. L’excommunication n’est pas aujourd’hui, comme dans les premiers siècles, un arrangement de direction pastorale pour remédier paternellement au péché, c’est un acte juridique d’un Magistrat, une vraie sentence dans l’ordre judiciaire, à qui on fait produire des effets civils, privation des bénéfices, incapacité d’ester en droit, etc. Il est dans l’ordre que son exécution porte le même caractère légal, et qu’elle n’oblige, comme toutes les autres sentences, qu’après la notification juridique (la dénonciation publique). Mais le refus, ainsi que l’administration des sacrements, qui n’en est que la distribution éclairée, n’est point un acte judiciaire, ne produit aucun effet civil, n’influe sur aucun acte légal, n’exige pas d’absolution. Sa notoriété n’est pas une sentence, ce n’est que le péché connu. Un Pasteur qui fait sortir la brebis d’un pâturage, ou qui l’y mène, n’est pas un Magistrat qui prononce, qui fait exécuter juridiquement une sentence. On ne fait pas le procès à un pécheur public ; il en est même à qui il est impossible de le faire, comme les courtisanes d’Italie, puisqu’elles sont tolérées, et par la même raison les Comédiens. On n’y exige rien des fidèles, comme dans l’excommunication, où sous peine d’excommunication mineure, on leur défend de commercer avec l’excommunié. Puisqu’il n’y a rien de juridique dans le refus des sacrements, les apologistes des Comédiens auraient tort d’exiger une sentence qui fît la notoriété de droit. Aussi ne se sont-ils jamais retranchés là-dessus, et ne l’a-t-on jamais exigée. Je sais que par un raisonnement de comparaison des censures au refus des sacrements, et pour mieux assurer, dit-on, la tranquillité publique, on a voulu transférer à l’un les règles de l’autre. Je ne garantis ni la justesse du raisonnement de ces Ecrivains dans des objets si différents, ni leur autorité pour faire ce changement de discipline, ni la sagesse de leurs mesures pour assurer le repos public, aux dépens de la religion et des mœurs, par une tolérance universelle ; il me suffit que les Comédiens aient toujours été traités de même, que dans toutes les opinions on ait unanimement reconnu qu’indépendamment de toute excommunication, on a dû leur refuser, et on leur a refusé en effet tous les sacrements, en vertu de leur péché, de leur scandale public, sur la seule notoriété.

Mais y a-t-il en effet une véritable excommunication encourue ipso facto par les Comédiens ? Voici les principes nécessaires pour décider cette question. Je les rapporte, mais en peu de mots, parce que quoique communs parmi les Théologiens, ils sont fort peu connus des amateurs du théâtre. Une censure en général est une peine par laquelle un Pasteur prive sa brebis de quelque bien spirituel. L’excommunication est la plus grande de ces peines, qui prive de tous les biens spirituels communs au troupeau. Il en est de générales imposées par le chef de l’Eglise, ou par un concile œcuménique, qui obligent partout, et de particulières portées par les Evêques, qui n’ont lieu que dans leur diocèse. Il en est appelées ab homine, prononcées par un Juge ecclésiastique, après une procédure régulière. Il en est a jure, ordonnées par la loi. Il ne peut être question que de celles-ci : je ne sache pas qu’on ait jamais poursuivi et excommunié personnellement un Comédien à raison de son métier. Il en est de comminatoires ferendæ sententiæ, qui n’ont lieu qu’après la sentence. D’autres sont encourues par le seul fait, latæ sententiæ. Il n’y a du doute que sur celles-ci, car il est certain qu’on a du moins toujours menacé les Comédiens d’excommunication. Les unes sont suivies de dénonciation, et tout le monde est obligé d’éviter l’excommunié dénoncé ; les autres demeurent légalement secrètes, et on peut continuer à commercer avec l’excommunié. Il n’y a que celles-ci contre les Comédiens ; on n’en a jamais dénoncé aucun, et partout on peut communiquer avec eux, quoique par tout l’infamie de leur métier et le danger de leur commerce les fassent éviter par les honnêtes gens qui ont de la religion et des mœurs, comme une très mauvaise compagnie.

On ne peut pas prouver l’excommunication par la seule infamie ; l’infamie n’emporte pas l’excommunication, on peut être infâme sans être excommunié ; ni l’excommunication l’infamie, on peut être excommunié sans être infâme. Les lois qui impriment cette tache au métier, flétrissent les Païens, comme les Chrétiens, et plusieurs sont antérieures au Christianisme : combien d’excommunications générales et particulières attachées à des péchés qui n’emportent point d’infamie ! Les Comédiens peuvent donc être, et sont certainement infâmes, indépendamment de toute censure. L’irrégularité aux ordres sacrés, attachée à ce métier, ne prouve pas non plus la censure : il n’y a que l’irrégularité contractée par la violation d’une censure, qui la suppose, toutes les autres en sont indépendantes. On peut être irrégulier sans être excommunié, et excommunié sans être irrégulier. Le refus des sacrements ne le prouve pas davantage ; il est attaché à la notoriété du péché, non à la censure, comme nous l’avons vu. La censure même ne l’emporte qu’après la dénonciation. Le refus des sacrements aux Comédiens est autorisé par la loi civile, sans aucune mention d’excommunication, dont on n’a pas besoin, et dont l’Eglise ne l’a jamais fait dépendre (L. 1. tit. de Scenicis. Codex Theodosianus L. 15.). Cette loi supposait une double défense aux Comédiens d’approcher des sacrements, tant on les en croyait indignes, l’une de l’Eglise, et l’autre du Prince, puisqu’elle exige, pour pouvoir les leur accorder même à la mort, l’approbation de l’Evêque et la permission du Magistrat : « Si Antistites probant ad Judices perferatur, et sedula exploratione quæratur an indulgeri possit ». Le Prince était même plus sévère que l’Eglise, puisque c’est l’Eglise, comme nous l’avons vu ci-dessus, qui a demandé au Prince la liberté d’administrer à ceux qui voulaient sincèrement se convertir, des sacrements dont ils étaient tous rigoureusement exclus.

Voici les principaux canons qui excommunient les Comédiens. Le concile d’Arles de l’an 314 (C. 5.), dit en termes exprès : « Nous ordonnons que tous les Comédiens soient séparés de la communion, tandis qu’ils exerceront leur métier. » Ce concile de toute l’Eglise d’Occident, et nommément des Eglises des Gaules, dont la plupart des Evêques s’y trouvèrent, est très respectable ; il est reçu partout, surtout en France, où il fut tenu : « De theatricis placuit quamdiu talia agunt à communione separari. » Un autre concile de la même ville, tenu trente-huit ans après (452), renouvela la même excommunication.

Dans le concile 4. de Carthage (C. 88.) tenu en 398, on excommunie ceux qui, les jours de fête, vont au spectacle, au lieu d’assister à l’office divin. Il n’est pas nécessaire de dire que ceux qui le représentent, sont à plus forte raison enveloppés dans l’anathème : « Qui die solemni, omisso ecclesiastico conventu, ad spectacula vadit excommunicetur. » Ce canon est rapporté par Yves de Chartres (Pag. 4. C. 8.), et dans le Décret de Gratien (Distinct. 1. de Consecr. C. 64.).

L’horreur de l’Eglise pour les spectacles va si loin, qu’elle ne veut pas qu’on chante des motets et des cantiques sur le théâtre. En 1744, toutes les loges et les décorations du Concert spirituel ayant été détruites, on emprunta le théâtre de l’Opéra pour y tenir le concert (le premier novembre), ce qui fut annoncé et affiché partout Paris. M. de Vintimille, Archevêque de Paris, trouva si indécent qu’on chantât des choses saintes sur le théâtre de l’opéra, qu’il le défendit, et il n’y eut point de concert, jusqu’à ce qu’on eût trouvé un lieu moins profane (Histoire de l’Opéra, pag. 168.).

Le concile in trullo de l’an 680. (Can. 51.) va plus loin ; il défend à tout le monde de regarder, à plus forte raison de jouer la comédie, puisque ceux qui la jouent, non seulement la regardent, mais la font regarder, sous peine de déposition, s’il est ecclésiastique, d’excommunication, s’il est laïque : « Prohibet Mimos et eorum spectacula perspici ; si secus fecerit, clericus deponatur, laicus segregetur. »

Le troisième concile de Carthage de l’an 397 (Can. 95.), rapporté (Distinct. 2. de Consecr. C. 96.), veut qu’on accorde le pardon et la réconciliation aux Comédiens qui se convertissent sincèrement. Ces deux termes marquent l’absolution du péché et l’absolution de la censure, ou le rétablissement dans l’Eglise ; ce qui suppose que le concile les croit et coupables et excommuniés. C’est l’application unanime des Interprètes : « Scenicis, Histrionibus, et hujusmodi personis conversis gratia et reconciliatio non negetur. »

S. Cyprien (L. 1. Epist. 10.) non seulement suppose l’excommunication des Comédiens, mais avec son éloquence ordinaire il expose l’horreur que devrait inspirer leur participation aux sacrements et à la communion des fidèles. « Vous me demandez, dit-il à un Evêque qui l’avait consulté, si cet homme (un Comédien) doit être reçu dans notre communion » : « An talis debeat communicare nobiscum ». « Il ne convient ni à la Majesté divine, ni à la discipline, ni à l’honneur de l’Eglise, de se souiller par un si infâme commerce » : « Nec Majestati divinæ, nec Evangelicæ disciplinæ congruere, ut pudor et honor Ecclesiæ tam turpi et infami contagione fœdetur. »

Le concile d’Elvire (ann. 305 C. 62.). Si les Comédiens veulent embrasser la foi, qu’ils renoncent à leur art, et promettent de ne plus l’exercer ; et « s’ils violent cette promesse, qu’ils soient retranchés de l’Eglise » : « Quod si facere contra interdictum tentaverint, ab Ecclesia projiciantur. » Le même concile (C. 77) excommunie les filles Chrétiennes qui se marient à des Comédiens : « Si quæ fidelis viros Scenicos habeat, à comunione arceatur. »

Le concile de Carthage (ann. 398.) étend l’excommunication à ceux qui au lieu de se trouver à l’office ou aux assemblées des fidèles, s’en vont aux spectacles : « Qui prætermisso solemni Ecclesiæ conventu, ad spectacula vadit, excommunicetur. »

Je sais qu’à en juger par la doctrine reçue sur les censures, on pourrait chicaner sur ces canons des premiers siècles, et dire que ces paroles, segregetur, rejiciatur, excommunicatur, au subjonctif, marquent quelque chose à faire, une censure à lancer, c’est à-dire une excommunication comminatoire, ferendæ sententiæ, non une excommunication toute portée, encourue par le seul fait, latæ sententiæ ; et dans la précision du langage et des formules modernes, conformément à la décision des décrétales, il faut convenir que cela est vrai. Mais aussi, pour peu que l’on connaisse l’ancienne discipline et les anciens canons, on ne peut ignorer que ce sont les seules formules d’excommunication qu’on y trouve, que ces mots absolus et impératifs qui marquent une excommunication, ipso facto, excommunico, excommunicatus esto, excommunicatum declaramus, etc. y sont absolument inconnues. D’où il faut nécessairement conclure que cette distinction d’excommunications y était inconnue, et que toutes étaient de la même espèce, toutes comminatoires, ou toutes absolues ; du moins est-il certain que les excommunications des Comédiens ont toujours été de la même espèce que celle des autres pécheurs : on a dans tous les siècles parlé des Comédiens comme des hérétiques, des usuriers, des adultères, etc. Ils ont donc toujours été excommuniés, ou personne ne l’a été.

Depuis que par la publication des décrétales et l’introduction de la théologie scolastique, la discipline des excommunications a été réglée avec la précision qui y règne aujourd’hui, les termes ont changé pour les Comédiens, comme pour les autres pécheurs scandaleux. Le théâtre, enseveli sous les ruines de l’Empire Romain, fut fort négligé en Europe pendant plusieurs siècles : les peuples, occupés de croisades, de joutes, de tournois, de chevalerie, ne connaissaient que des vielleurs, jongleurs, tabarins, danseurs de corde, vendeurs d’orviétan, qui couraient les villes et les campagnes, et sur quelques tréteaux amusaient la populace. L’Eglise méprisait plutôt qu’elle n’excommuniait ces bateleurs sans conséquence, sous les noms bizarres de bouffonnes, gaillardi, joculatores, etc., qu’on trouve dans quelques décrétales. Les Docteurs du temps, comme Albert le grand, Alexandre de Hales, S. Thomas, etc., en parlent assez négligemment, comme d’un objet qui ne valait pas la peine de porter des censures, et se contentent de dire qu’on peut laisser ces vains amusements au peuple, dont les travaux et la santé ont besoin de divertissement, pourvu qu’on n’y souffre rien d’irréligieux et d’obscène. Des personnes dévotes, dans le goût du temps, tournèrent ces amusements du côté de la piété, et représentèrent les mystères de la religion, les actions des Saints, des moralités. Tout cela, quoique grossier, réussit d’abord, et l’Eglise eut encore moins à sévir contre des représentations introduites à bonne intention, et qui n’avaient rien de mauvais. D’ailleurs, bien plus, et bien tristement occupée des schismes, des hérésies innombrables, des progrès du mahométisme, qui la désolaient, on faisait peu d’attention aux divertissements des places publiques. Mais depuis que le théâtre est devenu un objet intéressant pour la religion et les mœurs, une école savante des passions, une leçon artificieuse de vice, un assemblage attisé de toutes les occasions de désordre, un spectacle frappant de péché, enveloppé du titre séduisant d’ouvrage d’esprit, du voile trompeur d’une modestie apparente, des attraits délicats d’une volupté épurée, des pièges cachés sous l’air de la décence et de la bonne compagnie, l’Eglise a allumé toutes ses foudres contre ce chef-d’œuvre de scandale et de péché, d’autant plus dangereux, qu’il cache adroitement son poison sous les dehors imposants de la politesse, de la réserve, de la censure de quelque vice, des exemples de quelques vertus morales, qui semblent devoir se dérober aux alarmes et aux regards de l’Eglise et de la vertu.

Le concile provincial de Tours, de 1588, approuvé par le S. Siège s’explique bien clairement. D’abord il défend de recevoir à la sainte table tous les pécheurs publics, arceantur ab hac mensa, etc. Mais comme le simple refus des sacrements ne suppose pas l’excommunication, il y ajoute l’anathème ; ce qui est la plus forte excommunication et la formule la plus marquée : « Comœdias, ludos scenicos vel theatrales, et alia hujusmodi spectacula, sub anathematis pœna, prohibet. » Il est donc certain que dans toute la métropole de Tours, la Bretagne, l’Anjou, la Touraine, le Maine, on ne peut pas admettre les Comédiens aux sacrements, et qu’ils y sont excommuniés.

Il en est de même dans toute la province de Salzbourg, comme il est marqué dans le rituel ou manuel des Curés, de l’an 1582 (Chap. 12), où on met les Comédiens sur la même ligne que les voleurs et les femmes publiques : « Arceantur ab hac mensa omnes vitiorum dedecore infames, quales sunt fures, Meretrices, Histriones. » L’Apôtre nous défend même de manger avec eux : « Quibuscum versari et cibum capere prohibet Apostolus. » Voilà, selon les Interprètes, une vraie excommunication : les sacrements sont refusés aux pécheurs, le commerce de la vie ne l’est qu’aux excommuniés : « Ne cibum sumere. »

Dans la province de Cambrai, un synode de l’an 1550 tient le même langage : Qu’on n’admette pas à la communion « les excommuniés, les interdits, les femmes publiques, les Comédiens », « excommunicatus, interdictus, meretrices, Mimi, Histriones ».

S. Charles (Act. Eccles. Mediol. L. 3. tit. de Histrion.) porte l’excommunication bien plus loin ; il veut qu’on avertisse les Princes et les Magistrats qui se sont obligés de chasser de leurs terres tous les Comédiens, ces hommes perdus : « Histriones, perditos homines, de suis finibus Principes et Magistratus ejiciant. »

Il ne faut pas s’attendre qu’il y ait dans chaque diocèse une excommunication particulière portée contre les Comédiens, comme il y a partout une défense d’aller à la comédie, parce que des gens de tout diocèse peuvent aller au spectacle, et qu’on ne voit des troupes réglées de Comédiens avoir un théâtre que dans les grandes villes. Qu’iraient-ils faire dans les campagnes ? ils ne trouveraient ni des spectateurs ni du pain. Il ne doit donc y avoir de censures épiscopales contre eux que dans les grands diocèses ; mais ils trouvent partout la condamnation générale des conciles, des Papes, des saints Pères, et la défense de leur administrer les sacrements, s’ils ne renoncent à leur métier ; ce qui a toujours été observé dans l’Eglise, toujours cru par tous les fidèles, et par eux-mêmes, et par tous leurs défenseurs, qui en se récriant contre la rigueur de cette peine, ou tâchant de l’éluder, de la faire lever, en ont toujours reconnu la vérité.

Cette discipline remonte aux premiers siècles : nous en avons cité une preuve authentique dans S. Cyprien, Liv. 1. Epist. 10., passage célèbre qu’il est bon de rapporter, qui a passé dans toutes les compilations du droit canonique, comme une loi générale et constante de l’Eglise. Ce Père porte la sévérité jusqu’à priver de la communion ecclésiastique un homme qui sans être Comédien lui-même, s’occupait à instruire, à former, à exercer les Comédiens, comme les Régents dans les collèges passent une partie de l’année à préparer les jeunes Acteurs. Celui-ci avait quitté le théâtre, mais il lui formait des élèves. Ce n’est pas s’être converti (encore moins être religieux), dit S. Cyprien, (plus scrupuleux que nos Régents), mais persister dans l’ignominie ; c’est perdre plutôt qu’instruire la jeunesse, de lui enseigner ce qu’elle ne doit jamais apprendre, et qu’on n’aurait jamais dû savoir ; c’est offenser la Majesté divine, blesser la morale évangélique, et déshonorer l’Eglise par un si honteux et infâme commerce. Que ces traits sont dignes d’une bouche si éloquente et si sainte ! Toute l’Eglise y a applaudi, et malgré la corruption des mœurs, qui dans tous les temps a conservé et fréquenté le théâtre, peu de lois dans la discipline qui soient plus connues, contre lesquelles on ait moins réclamé, que l’excommunication des Comédiens ; on ne l’a attaquée que depuis peu d’années, où les mêmes mains qui n’ont pas respecté la religion, ont osé, non pas révoquer en doute, mais traiter d’injuste ou de nulle, une peine dont ils reconnaissaient la vérité : « Quid de Histrionibus qui in suæ artis dedecore perseverant ? Magister et Doctor non erudiendorum, sed perdendorum puerorum, id quod male didicit cæteris insinuat an talis debeat comunicare nobiscum ? Quod ego puto, nec Majestati divinæ, nec Evangelicæ disciplinæ congruere, ut pudor et honor Ecclesiæ tam turpi et infami contagione fœdetur. » C. 95. prædict. Distinct. 2. de Consecr.) Burchard, Yves de Chartres, Anton. August. en ont enrichi leurs compilations.

Le rituel de Paris de l’an 1654, dit en termes exprès (p. 108.) : « Arcendi sunt à comunione manifeste infames, ut Meretrices, Concubinarii, Comœdi. » On trouve les mêmes choses Rituel de Cahors de 1604. Rituel de Metz, intitulé, Agenda Ecclesiæ Metensis, de 1605. Rituel de Châlons de 1649. Rituel de Troyes de 1660. Rituel de Reims de 1617. Ordonnance de Grenoble de 1690. Statuts de Noyon de 1694. Mandement d’Arras de 1695. Rituel d’Auch de 1701. Rituel de Toulouse de 1702. Mandement de M. Fléchier, Evêque de Nîmes, de 1708., etc. Et quel est le monument ecclésiastique qui n’enseigne la même doctrine, jusqu’aux Protestants, en cela d’accord avec les Catholiques, tant la corruption des spectacles est évidente ! « Ne sera libre aux fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, vu que de tout temps cela a été défendu aux Chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs, et les Magistrats Chrétiens sont exhortés de ne pas le souffrir. » (Discipl. des Protest. C. 14. Art. 28.)

Les défenseurs du théâtre, après avoir donné pour un titre de noblesse, comme nous avons vu (C. 4.), le paiement de quarante mille livres par an, que la Troupe fait à l’Hôpital, voudraient encore le faire valoir comme une marque de communion avec l’Eglise, et on ne manque pas d’y joindre un grand éloge de la charité des Comédiens, et des railleries amères de l’avidité et de l’ingratitude de l’Eglise, qui ne trouve jamais profane l’argent de ceux qu’elle excommunie. On voit dans le Traité de la Police de Lamarre le principe de cette libéralité prétendue. Les Comédiens ayant voulu augmenter les entrées, le Roi, en le leur permettant, ordonna qu’ils donneraient à l’Hôpital le sixième de leur recette. D’où il résulte que cette libéralité ne leur coûte rien, puisque c’est le public qui la paie, qu’ils y gagnent même, puisqu’ils en ont augmenté les entrées, et que c’est le Roi, non la Troupe qui donne, puisque ce n’est que l’exécution des ordres exprès du Roi. Aussi tous les autres théâtres de Paris et des provinces, dont de pareils ordres n’ont pas réveillé la charité, la laissent-ils fort endormie, et auraient grand tort de donner leurs aumônes pour un lien de communion avec l’Eglise. Les pauvres ont même été les dupes de la charité des Comédiens Français ; car quoique le Roi eût fixé en général le sixième de la recette, de même qu’on paie la dîme, sans distraire les charges, la Troupe n’a jamais voulu laisser ce sixième que tous frais faits. Et comme c’était continuellement des omissions, des ruses, des chicanes sur cette recette, l’Hôpital a été forcé de traiter avec eux à la somme de quarante mille livres par an pour un sixième, qui va bien au-delà, toutes charges payées. D’où il résulte que quand même cette évaluation et cet abonnement seraient exacts et justes, ce qui n’est pas, les Comédiens ont constamment deux cents mille livres de pur profit à partager ; ce qui, ajouté aux frais, qui sont considérables, forme pour le public une dépense énorme pour l’objet le plus frivole et le plus dangereux ; sans compter le théâtre Italien et de la Foire, qui vont aussi loin, et l’Opéra qui monte beaucoup plus haut et fait beaucoup plus de dépense, et les théâtres innombrables des provinces, ce qui revient à des sommes immenses. Or je demande quel est le Catholique ou le Protestant dont la dévotion ait imaginé que quand il va à la comédie, il fait un acte de communion ecclésiastique avec le théâtre ? Il faut convenir que voilà de la plus fine mixticitém, que tous les Taulèren, Rubrosqueso, Harphiusp, doivent baisser le pavillon devant la sublime spiritualité de nos dévots Comédiens.

Le Roi a fait pour l’Opéra ce qu’il avait fait pour la Comédie en faveur des pauvres. Une ordonnance du 10 avril 1721 porte qu’après que les intéressés au privilège de l’Opéra auront prélevé sur le produit de chaque représentation six cents livres pour leurs frais, ils seront tenus de donner le neuvième du surplus aux Receveurs de l’Hôtel-Dieu.

Autre ordonnance du 21 juillet 1721, portant qu’il sera levé sur le produit des représentations de l’Opéra comique un sixième franc sur le total de la recette au profit de l’Hôpital général, cent cinquante livres pour les frais de chaque représentation, et sur le surplus le neuvième en faveur de l’Hôtel-Dieu, lesquels sixième et neuvième seront délivrés aux Receveurs (Hist. de l’Opéra, Tom. 1. p. 154.).

En 1709 les Acteurs forains de la foire S. Germain et S. Laurent, plus zélés pour les pauvres, offrirent de donner sans abonnement, sans déduction des frais, le sixième de leur entière recette, si l’on voulait leur permettre de jouer de petites pièces ; ce qui forma la matière d’un grand procès avec la Comédie Française, lequel dura plusieurs années, occasionna bien des arrêts, et ne fut enfin terminé que lorsque abandonnant (par charité) l’intérêt des pauvres, les Acteurs forains traitèrent avec la Comédie Française, et en obtinrent la permission de représenter de petites pièces, qu’ils achetèrent très chèrement. Cette affaire est fort détaillée dans le Journal des Audiences (Tom. 5.) et dans le dixième tome des Causes célèbres. On y voit les plaidoyers des Avocats pour et contre. Un abrégé de ce procès ne sera ni étranger ni désagréable. Pour diminuer le nombre des théâtres, et en empêcher la multiplication à l’avenir, Louis XIV, par un brevet du 21 octobre 1680, réunit toutes les troupes des Comédiens en une, et défendit à tous autres Comédiens Français de s’établir dans Paris. En conséquence le Lieutenant de Police fit défenses aux Farceurs de la foire S. Germain de continuer leurs spectacles. On ne s’attendrait pas de voir un Abbé, un Evêque, un Cardinal, se mettre sur les rangs pour maintenir la comédie, et quelle comédie ? celle de la Foire. Le Receveur de l’Abbaye S. Germain, qui louait chèrement le terrain aux Acteurs, appela de l’ordonnance de Police, et Son Eminence le Cardinal d’Estrées, Abbé de S. Germain, Evêque de Laon, intervint dans l’instance pour soutenir les franchises de la Foire et la liberté de ses Tabarins. Cette Troupe, aussi flattée que surprise de voir un si illustre défenseur à sa tête, fit bonne contenance. Ils disaient qu’ils n’étaient ni Comédiens, mais simples farceurs ; ni Français, mais un ramassis de toutes les nations ; ni établis dans Paris, mais une Troupe errante, qui campait sous des tentes pendant la foire ; qu’ils ne jouaient point de pièces régulières, mais des fragments et des scènes détachées ; que la foire avait joui de temps immémorial de la liberté des spectacles, comme d’une branche de commerce ; et que les Comédiens n’ayant point de lettres patentes, mais un simple brevet non enregistré, ils n’étaient pas personnes capables d’ester à droit et de faire des poursuites légales (comme M. l’Avocat général en convenait). Les Comédiens représentaient que ce spectacle, quoique étranger, tronqué, passager, leur faisait tort, en diminuant le nombre des spectateurs, qu’ils n’avaient pas besoin de lettres patentes, que dans les plaisirs du Roi, bal, comédie, etc., il suffit que le Prince marque son goût, sans aucune formalité. Le Parlement, qui a toujours, tant qu’il a pu, supprimé le théâtre, confirma l’ordonnance de Police par arrêt du 22 février 1707. Il y avait eu de pareilles ordonnances de Police en 1702, 1703, 1706, et des arrêts confirmatifs.

Les Acteurs de la Foire ne pouvant pas représenter même des scènes détachées, se réduisirent aux monologues et aux scènes muettes. Les Acteurs Français, qui n’ont en vue que le bien public, sans aucun intérêt, les examinèrent de près, et trouvèrent que dans leurs prétendus monologues un Acteur parlait tout haut, et l’autre répondait tout bas ou par gestes, ou s’enfuyait dans les coulisses, d’où il faisait la réponse ; ce qui formait de vraies conversations. Sur quoi on verbalise, on assigne à la Police, on obtient une ordonnance qui condamne la Foire à cinq cents livres de dommages. Appel au Parlement, qui réduisit le dédommagement à cent livres, avec défenses de récidiver, sous peine de voir abattre leur théâtre. Les Français un an après forment de nouvelles plaintes, et demandent au Parlement qu’il soit défendu à la Foire de faire même des monologues, puisqu’on en abuse et que les monologues sont de vraies scènes dramatiques, dont on voit des exemples jusques dans les plus grandes pièces, comme le Cid, Polyeucte, etc. Cette cause fut plaidée avec plus de solennité qu’elle ne méritait ; mais qu’importe ? les Avocats étaient bien payés, et se donnaient la comédie. C’est là que la Foire offrit de donner aux pauvres le sixième de la recette, sans aucune déduction. L’arrêt ne leur fut pas favorable, ils furent condamnés à trois mille livres de dommages. Ils ont fait depuis ce qu’ils auraient dû faire d’abord, s’ils avaient connu le noble désintéressement des Comédiens ; ils ont acheté le droit de faire des dialogues. Petite pluie abat grand vent : une somme d’argent a terminé cet importance affaire, on joue à la Foire de petites pièces toutes entières, et les Comédiens ne verbalisent plus, on les a rendu taisantsq.

Les Plaidoyers des Avocats nous apprennent quelques anecdotes. Il y avait en 1709 douze théâtres à Paris, élevés depuis dix ans. Celui de la Comédie avait coûté à la Troupe plus de trois cents mille livres, sans compter les bienfaits du Roi. Il y en a aujourd’hui plus de cent dans Paris, et plus de mille dans le royaume qui ont coûté plusieurs millions. L’Opéra se mit sur les rangs aussi, et le théâtre de la Foire ayant voulu donner des pièces en chansons, ou y chanter des vaudevilles, il lui chercha querelle, et prétendit qu’il n’était permis de chanter qu’à l’Académie de musique. Il fallut, pour éviter un second procès, se laisser rançonner, et acheter bien chèrement la liberté de chanter des chansons. Je compte que quelque jour les Chantres du Pont neuf seront obligés de payer aussi. Pour éluder cette idée de chansons, et ne pas payer de droits à l’Opéra, ils se sont avisés de faire descendre, l’un après l’autre, des rouleaux de papier, où étaient écrites les chansons qui composaient la scène, avec la note. Le parterre, ou peut-être quelqu’un aposté, lisait et chantait, et les Acteurs faisaient les gestes. Aussi disaient-ils qu’ils ne chantaient pas : chicanes dont l’Opéra ne se paya pas, il fallut composer. Il y a toujours eu de la jalousie entre les deux théâtres. Les Français ont fait tout ce qu’ils ont pu pour détruire les Italiens, et ceux-ci se sont vengés en parodiant leurs plus belles pièces. Ils ont eu aussi des démêlés avec l’Opéra comique, qui a essuyé bien de différentes fortunes. Enfin ils se sont réunis, et les Italiens demeurent chargés des deux théâtres. On avait voulu d’abord obliger les Italiens de ne parler jamais en Français. Baron plaida devant Louis XIV la cause des Français. Arlequin, qui était présent, avant que de parler pour les Italiens, demanda au Roi : « En quelle langue voulez-vous que je parle ? » « Parle comme tu voudras », dit le Roi. « Mon procès est gagné, répliqua-t-il, puisque vous me permettez de parler comme je voudrai. » Le Roi rit de cette saillie, et permit aux Italiens de parler Français.

S’il n’est permis de rien donner aux Comédiens, comme nous l’avons prouvé, il n’est donc pas permis d’en rien recevoir. Le livre des constitutions apostoliques (L. 4. C. 10.) l’interdit si bien, qu’il veut qu’on jette au feu ce que les impies ont offert, et qu’on laisse plutôt mourir de faim les pauvres, que de rien accepter d’eux. Il est vrai que ce livre n’a aucune autorité, et qu’il contient bien des choses répréhensibles ; mais cette décision paraît appuyée par divers passages et divers exemples des Pères, qui ont témoigné la plus grande horreur pour les présents des excommuniés et des pécheurs, et même sur des passages de l’Ecriture, qui disent expressément : « Oblationes impiorum abominabiles, dona iniquorum non probat Altissimus. » Et S. Thomas (2. 2. Q. 87. An. 2.), lui qu’on veut faire passer pour favorable aux Comédiens, déclare que l’Eglise ne doit rien prendre d’eux, non plus que des femmes de mauvaise vie, car chez lui Comédien et femme publique sont la même chose : « De Meretricio et Histrionatu Ecclesia non debet recipere. »

Cependant cette décision, prise dans une si grande généralité, est d’une sévérité outrée. Il faut, pour la bien entendre, distinguer plusieurs choses. Si en donnant ou en recevant, on est censé approuver, favoriser, entretenir le crime, y participer, cela n’est jamais permis. Ainsi bâtir des théâtres, faire des décorations, pensionner des Acteurs, contribuer aux frais des spectacles, payer à l’entrée, etc., être payé pour y travailler, en partager le profit, c’est se rendre complice et par conséquent coupable d’un péché grief : Vitium est immane, dit. S. Augustin. Mais faire ou recevoir des aumônes, des présents d’amitié ou de parenté, des salaires d’ouvrier ou de domestique, sans aucun rapport au théâtre, tout cela n’est pas plus défendu aux Comédiens qu’à tout autre, quelque excommuniés, quelque pécheurs publics qu’ils soient ; on ne donne aucun scandale, on ne participe point à leur crime. Il en est de même de la nature des biens. Un Comédien a du patrimoine, il a un métier, il fait un commerce, il gagne légitimement du bien ; qui doute qu’il ne puisse en acquérir, en disposer, comme tout autre citoyen ? Il ne peut y avoir de difficulté que sur le gain du théâtre, sa portion aux représentations, sa portion comme Acteur, etc., c’est le fruit du crime, c’est un bien mal acquis, dont il ne doit pas disposer, qu’on ne peut ni lui donner ni recevoir de lui.

C’est ici que commence la question de S. Thomas à l’occasion des dîmes. On distingue des dîmes réelles, qui se lèvent sur les fruits de la terre et les animaux. Il n’est pas douteux qu’un Comédien qui a du bien ou des troupeaux, ne la doive. La profession n’y est pour rien : c’est la terre qui doit, en quelque main qu’elle se trouve. On distingue aussi des dîmes personnelles, qui se prennent sur le gain provenant de l’industrie, commerce, travail, gages, profession, etc. Celles-ci, qui sont aujourd’hui presque partout abolies, se payaient du temps de S. Thomas. Il demande si les Comédiens et les Courtisanes doivent la dîme des profits de leur métier. Il répond que sans doute elle est due de droit commun, puisque chacun la doit de son industrie, et qu’il ne serait pas juste que les coupables fussent dispensés des charges que portent les innocents ; que cependant il est de la décence que l’Eglise ne les reçoive pas, pour marquer l’horreur qu’elle a du crime : « Ecclesia non debet eas recipere, ne videatur eorum peccato communicare. » Pour entendre ici la distinction de justice et de décence, il faut distinguer deux sortes de biens mal acquis ; les uns injustement, contre la volonté du maître, en les lui volant ; les autres par la donation volontaire, quoique par un mauvais motif. Les premiers ne peuvent être sujets à la dîme, il faut les restituer, ils n’appartiennent point au possesseur ; les seconds lui appartiennent par le libre transport du donateur. Quelque motif qui le fasse agir, il est maître de son bien, il peut le donner, on ne lui en doit point la restitution ; ces biens sont sujets aux charges, comme les autres. Ce n’est plus qu’une affaire de décence et d’édification, savoir si l’Eglise fera mieux de le refuser ; ce que S. Thomas déclare avec raison être plus convenable, et on ne peut douter que l’Eglise ne suivît cette règle, si ces dîmes avaient lieu. Si l’on reçoit à Paris le sixième des entrées de la Comédie Française, le neuvième de l’Opéra, ce n’est pas l’Eglise, c’est l’Hôtel-Dieu qui en profite, et ce n’est pas l’Eglise, c’est le Roi qui l’a imposé, comme une espèce d’amende, dont il fait l’application aux pauvres. Ce n’est pas autoriser leur métier et leurs profits, c’est au contraire le punir, en le tolérant : ce qui bien loin de blesser les lois de la décence, est au contraire très convenable et très juste. L’Ecriture a tout décidé par ces deux mots : « Oblationes impiorum abominabiles, quia de peccato offeruntur. » Prov. xi. 27.