(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre I. Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ? » pp. 3-19
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre I. Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ? » pp. 3-19

Chapitre I.
Est-il à propos que la Noblesse fréquente la Comédie ?

Vers le milieu du dernier siècle il s’introduisit à la Cour une mode jusqu’alors inconnue dans toutes les nations. Les Seigneurs et les Dames, les Princes et les Princesses, le Dauphin, le Roi même, montaient sur le théâtre, pour y jouer des rôles dans les ballets et les pièces qui se représentaient fréquemment. Tous les imprimés du temps en sont remplis ; on voit les noms les plus illustres à côté des plus méprisables, les premières personnes de l’Etat figurer avec un Acteur ou une Actrice. Quel assemblage ! la femme de Molière et la Princesse de … la Duparc et la Duchesse de … la Maréchale et la Raisin, etc. Toute pétrie qu’elle est de chimères, la comédie aurait-elle osé se flatter de cet honneur ? Mais non, ce bizarre assortiment ne l’honore pas plus que le choix qu’on y fait d’une maîtresse. Le frivole talent de composer des paroles pour chacun de ces grands Acteurs, qui renfermaient leur portrait et leur éloge, relativement à la pièce, fit à peu de frais la réputation éphémère, aujourd’hui absolument évanouie, de Benserade. Les beaux esprits du temps se signalaient à l’envi par de pareilles futilités qui ne devaient pas durer plus que la fête. Louis XIV introduisit cette mode, ou plutôt le Cardinal Mazarin, qui voulait, en l’amusant par les jeux et les plaisirs, le tenir en tutelle, et demeurer toujours maître, lui inspira ce goût. Heureusement il n’a passéa ni à son successeur, ni dans les autres Cours de l’Europe ; la Majesté royale y était trop peu respectée. Un grand Roi doit-il jouer le Roi de théâtre, et à plus forte raison un rôle inférieur ? Les Grands, les gens en place, les Magistrats, qui par leur charge représentent le Roi, se respectent-ils assez eux-mêmes, respectent-ils la Majesté royale, lorsqu’ils se permettent ces puérilités ?

Cependant Louis XIV, naturellement grand, en revint bientôt après la mort du Cardinal, lorsque rendu à sa propre sagesse, il commença de penser d’après lui-même. Un coup de hasard lui ouvrit les yeux. En 1670 il vit jouer la belle pièce de Britannicus ; il fut frappé du portrait que fait Racine des folies de Néron, parmi lesquelles son amour excessif pour les spectacles lui donnait le plus grand ridicule. Louis XIV ne parut plus sur le théâtre, et ne dansa plus dans les ballets, quoiqu’il aimât la danse et qu’il dansât bien. La comédie guérit le mal qu’elle avait fait, le Poète corrigea le Monarque. Elle a fait du moins ce bien-là ; et le plus grand qu’elle pût jamais faire, ce serait de désabuser le monde d’elle-même et de disparaître. Mais peut-on espérer que la nation des Comédiens deviendra vertueuse, et celle des amateurs raisonnable ? Voici ces vers fameux :

« Pour mérite premier, pour vertu singulière,
Il excelle à traîner un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
Et se donner lui-même en spectacle aux Romains. »

La comédie peut tout au plus corriger des ridicules, mais jamais guérir des passions. Ce Prince aima toujours et favorisa ouvertement le théâtre, son règne en est même l’époque la plus brillante. Il monta la nation sur ce ton-là, ce qui, contre son intention, a fait aux bonnes mœurs une plaie mortelle. C’est dommage que les jours d’un si beau siècle aient été obscurcis par ce nuage, et que parmi tant de grands hommes qui l’ont illustré, on compte plusieurs Auteurs et plusieurs Acteurs dont les talents mieux employés lui auraient été plus glorieux et plus utiles, et qui prostitués au théâtre ne peuvent que faire verser des larmes à la vertu.

Voltaire, dans son roman de Zadig (C. 5.), parlant du Roi de Babylone : « Il ne garda pas longtemps, dit-il, la réputation d’un bon Prince ; il donna des fêtes plus longues que la loi ne le permettait, il représenta des comédies qui faisaient pleurer, et des tragédies qui faisaient rire ; ce qui était passé de mode à Babylone. » Comment ce même homme qui dans le siècle de Louis XIV fait un mérite à ce Prince d’avoir favorisé le théâtre, d’y avoir lui-même paru, et ajoute que ce serait une idée d’Attila, Roi des Huns, de vouloir le supprimer, comment a-t-il pu faire un crime au Roi de Babylone d’avoir fait représenter des comédies ? Ce qui fait la gloire de l’un peut-il ternir la gloire de l’autre ? Est-ce donc la force et l’évidence de la vérité qui a arraché ce témoignage singulier à une plume qui a tant écrit pour les spectacles et pour l’irréligion, deux choses plus liées qu’on ne pense ? Mais non, ce serait une peine inutile, de vouloir concilier Voltaire avec lui-même, et lui faire trop d’honneur de compter pour quelque chose son suffrage ni pour ni contre. Il a cru dire un bon mot dans l’antithèse « des tragédies qui font rire, et des comédies qui font pleurer », et lancer un trait de satyre contre « le comique larmoyant » de Nivelle. Du reste il aurait trop d’affaires, s’il entreprenait de concilier ses sentiments. Il se contente de dire, « c’est une contradiction dans nos mœurs, d’un côté, de laisser l’infamie attachée au spectacle, et de l’autre, de regarder les représentations comme des exercices dignes d’un Roi ». Mais lui qui tour à tour approuve et blâme les mêmes choses, songe-t-il que ses façons de penser sont encore plus contradictoires ?

Pour concilier ces choses, s’il était possible, Néron, autre personnage extraordinaire sur la scène du monde, s’avisa d’un expédient singulier. L’infamie des Comédiens était si constamment établie, que ce Prince, fou du théâtre jusqu’à s’y montrer parmi les Acteurs, y jouer des rôles, y disputer des prix, craignit d’y être enveloppé. Il fit une loi, au rapport de Tacite (Ann[ales]. L. 14.), qui lui ménageait une exception. N’osant toucher à la loi qui établissait l’infamie, ce qui aurait révolté tout l’Empire, il déclara qu’il fallait distinguer ceux qui jouent quelque rôle pour leur plaisir, et ceux qui font le métier de Comédien par intérêt ; que ceux-ci sont couverts d’infamie, et les autres en sont exempts : loi fort inutile, et au public à qui cette distinction ne fut jamais inconnue, et à lui-même que toutes les lois du monde ne pouvaient jamais garantir du souverain mépris que sa conduite inspirait pour lui à tous les honnêtes gens, dont même il réveillait l’attention et aiguisait la censure par des précautions si frivoles.

L’Abbé de S. Pierre (Ann[ales]. polit[iques]. T. 1.), après avoir reproché au Cardinal Mazarin (pag. 69.) d’avoir si bien éloigné Louis XIV de toute application aux affaires, par l’amusement des spectacles, qu’à vingt ans, après quinze ans de règne, il ne songeait qu’à des ballets, comédies, tournois, mascarades, etc. ajoute (pag. 95.) : « La Reine Christine de Suède, jusqu’alors grande Princesse, fut gâtée par les spectacles, et courut le monde en aventurière. Bourdelot, son Médecin, homme d’esprit, mais grand pyrrhonien, la jeta dans le goût des comédies, et la dégoûta des affaires et des sciences. » Cette Reine étant venue en France, ne manqua pas d’aller à la comédie, et s’y tint fort indécemment. Les Jésuites ne manquèrent pas non plus, selon leur louable coutume, de la régaler d’une tragédie de leur façon. Elle s’en moqua ouvertement, même en leur présence, et leur dit, que « elle serait fâchée de les avoir pour ennemis, connaissant leurs forces, mais qu’elle ne les choisirait jamais pour la confession ni pour les pièces de théâtre ». On peut voir les Mémoires de Motteville (Tom. 4. an. 1656.), Mémoires de Montpensier (Tom. 3.), qui en parlent au long.

Néron, ce monstre de cruauté, de débauche et d’extravagance, est un monument effrayant des funestes effets du théâtre sur les personnes les plus éminentes, les mieux élevées, et douées des plus grandes qualités. Néron, élève de Burrus et de Sénèque, fut d’abord un Prince accompli, pendant les cinq premières années de son règne, les délices et l’admiration de tout l’Empire ; le Sénat lui fit une députation solennelle pour le féliciter et le remercier de la sagesse de son administration. Mais Néron aima le théâtre, Néron fut comédien : c’est là qu’il apprit, qu’il goûta, qu’il commit les plus grands excès. Un Empereur Romain comédien ! Cela seul est un monstre sans doute, et un monstre fécond qui enfante bien d’autres monstres. Etre inscrit parmi les Acteurs, monter sur le théâtre, y passer sa vie, y jouer des rôles, y disputer des prix, les y recevoir, l’aimer éperdument, le protéger ouvertement, y faire des dépenses immenses ; quel Comédien en fait davantage, en fait tant ? Juvenal s’en moque (Sat. 8. vers. 198. et suiv.). « Un Comédien noble, dit-il, n’est plus un prodige ; le plus noble de l’Empire, l’Empereur est Comédien » : « Res haud inira tamen, citharædo Principe, Mimus nobilis. » Après cette plaisanterie il se livre à son indignation, et regarde comme la tache la plus honteuse de la vie de Néron d’avoir paru sur la scène. Qu’a donc fait ce maître du monde pendant son règne, ou plutôt sa tyrannie ? quels grands exploits, quels beaux talents l’ont illustré ? Quid Nero tam sæva crudaque tyrannide fecit ? hæc opera atque hæ sunt generosi Principis artes. Il a dansé, chanté, représenté des comédies ; son plus grand plaisir a été de jouer le rôle d’un infâme baladin, de remporter une couronne d’acheb chez les Grecs, de se livrer aux regards de l’amphithéâtre : « Gaudentis fœdo peregrina ad pulpita saltu, prostitui Graiœque apium meruisse coronæ. » Allez donc, illustre Héros, arborer vos glorieux trophées, mettez vos couronnes aux pieds de la statue de votre père Domitien, le masque et l’habit d’Acteur que vous portiez quand vous faisiez le personnage d’Antigone et de Thyeste, et suspendez votre luth à la statue colossale que vous vous êtes fait élever : « Ante pedes Domiti longum tu pone Thyestæ syrma, et de marmoreo citharam suspende colosso. » Voudrait-on vous excuser par l’exemple d’Oreste, qui tua sa mère ? Du moins Oreste ne s’est pas oublié jusqu’à monter sur la scène : « In scena nunquam cantavit Orestes. » Quand Néron fit mettre le feu à Rome, il prit son habit de Comédien, monta sur la haute tour de Mécène, pour mieux voir ce qu’il appelait un bel embrasement, une vive image de l’incendie de Troie ; et pour mieux représenter le premier rôle qu’il jouait dans cette affreuse tragédie, il chanta un poème qu’il avait composé sur la prise de Troie. Oreste n’a jamais joué ni chanté de pareil drame : « Troica non scripsit Orestes. » Néron porta la prodigalité jusqu’à faire couvrir de feuilles d’or tout le vaste théâtre de Pompée, édifice immense, qui contenait plus de quarante mille spectateurs, et à faire tendre sur tout cet espace des voiles teintes en pourpre, parsemées d’étoiles d’or, comme une espèce de ciel. Il n’osa pas commencer à Rome ses folies théâtrales, un reste de pudeur lui fit craindre les yeux des Magistrats et du peuple. Il alla débuter sur la scène de Naples, qui était une ville Grecque, et son début y fut célébré comme celui de nos Actrices. Il parcourut la Grèce, joua, chanta, remporta sur tous les théâtres des prix déshonorants que personne ne lui disputait. Il étalait ses grâces, déployait sa belle voix, se chargeait des plus indécentes parures, et après avoir fait son apprentissage, il revint à Rome pour y recevoir les plus brillantes couronnes dramatiques. Dès que le Sénat en fut instruit, pour éviter en quelque sorte l’infamie dont il allait se couvrir en paraissant sur le théâtre, il lui décerna d’avance le prix de la musique et de l’éloquence : « Ut dedecus averteret (dit Tacite, L. 16. C. 4.) et ludicra deformitas velaretur. » Mais Néron se piqua d’un faux honneur, voulut ne devoir la couronne qu’à son mérite, et non à la faveur du Sénat. Il parut donc sur la scène, récita des vers de sa façon, joua de la lyre, fléchit un genou, salua l’assemblée, obéit à toutes les lois du théâtre, voulut être jugé à la rigueur, et fut au comble de la joie d’avoir obtenu le prix. Il fut le seul de l’assemblée qui ne rougit pas : un Comédien rougit-il de quelque chose ? connaît-il l’honneur et la décence ?

Boursault, dans une lettre écrite à l’Archevêque de Paris pour la défense des spectacles, donne une raison qui paraît d’abord plausible, mais qui dans le fait est absolument fausse. « C’est un moyen, dit-il, de dire la vérité aux Grands, à qui tout la déguise, et que tout s’empresse de flatter : on peut, sous des noms empruntés, y tourner leurs défauts en ridicule, et les en corriger. » L’expérience dément en tout ce raisonnement. Le théâtre ne corrige pas les Grands ; il n’oserait l’entreprendre, et ne saurait y réussir. Il les flatte au contraire et les corrompt. C’est ce que remarque l’Abbé Dugué, Auteur estimable à bien des égards, et de tout un autre poids que Boursault, dans un fort bon livre, l’Institution d’un Prince (Tom. 3. C. 13, art. 6. n. 38.). « Le Prince qui fréquente le théâtre, dit-il, n’est bientôt plus le même, tous ses devoirs l’importunent, il se lasse des soins de la royauté, et s’en décharge sur ses Ministres. On s’étonne de ce changement. Peu de personnes remontent à l’origine de ce malheur, peu en accusent les spectacles, qui en sont cependant la véritable cause. Le monde qui l’y entraîne, lui conseille ce qui le perd ; et s’il tombe dans la méprise, on insulte à sa fragilité : tant le monde est injuste et aveugle. Il tend des pièges, et se moque de celui qui s’y laisse prendre, et ne prévoit pas qu’il souffrira un jour des mêmes passions qu’il a allumées pour en abuser. »

Les Grecs, il est vrai, dans le premier âge de la comédie, n’épargnaient pas même les plus grands de la République. Leur esprit républicain et naturellement caustique jetait à pleines mains les sarcasmes sur tout le monde. Le plus sage, le plus vertueux des hommes (Socrate) y fut tourné en ridicule par celui qui peut-être en était le plus vicieux et le plus fou (le Comédien Aristophane). Ces satires indécentes ne corrigent personne, et ne font qu’aigrir les esprits. La loi fut obligée d’employer toute sa sévérité pour arrêter un si grand désordre. On est plus réservé dans les monarchies, on y court trop de risque pour s’y faire des ennemis si redoutables. On se dédommage sur le commun des hommes, dont chaque jour on se joue. Et quel est le théâtre qui oserait démasquer et censurer les grands Seigneurs ? Communément fort peu endurants, ils savent se faire respecter ; l’Auteur et l’Acteur ne tarderaient pas à se repentir de leurs mauvaises plaisanteries. Les épaules de plusieurs qu’on a charitablement admonestés, pourraient en rendre témoignage. Tout ce peuple d’Ecrivains et de Comédiens, servilement à leurs gages, est trop affamé et trop misérable pour ne pas ménager une table délicate et une bonne bourse. Les Grands font trop la partie brillante et lucrative du spectacle, pour les en chasser par des mercurialesc. Ils donnent trop la réputation et la vogue, pour ne pas craindre de les irriter. Il ne faut que voir avec quelle rampante bassesse on souffre dans les foyers, dans les coulisses, sur le théâtre, leur indiscrétion, leurs familiarités, pour juger si on oserait leur donner des leçons. La belle autorité en effet pour leur en imposer, et les réformer ! C’est bien à une Actrice qu’ils payent pour servir à leurs plaisirs, qui est la première à les corrompre, qui vit des passions qu’elle inspire, c’est bien à elle à prêcher la réforme ?

Si quelqu’un est en droit de parler aux maîtres du monde, c’est leur Pasteur, c’est au Ministre du Dieu vivant, qui de sa part et en son nom instruit, exhorte, tonne, menace dans la chaire de vérité, qui par la force de la parole et le secours de la grâce divine, les touche en effet et les convertit. Il se trouve, j’en conviens, des Orateurs bas et mercenaires, qui n’osent ouvrir la bouche, qui flattent quelquefois les Grands jusqu’aux pieds des autels, par de vains compliments que l’Eglise tolère, qu’elle ne peut entièrement interdire, parce qu’ils sont devenus d’une bienséance d’usage, qu’ils peuvent être, et qu’ils sont souvent faits avec dignité. Les mêmes raisons lui font souffrir dans le sanctuaire des oraisons funèbres, qui quelquefois ne sont qu’un tissu de flatteries profanes. Mais sans remonter aux premiers siècles de l’Eglise, où les Basile et les Chrysostome parlaient aux Grands de leur temps avec tant de courage et de zèle, on n’a qu’à ouvrir les sermons de Bourdaloue, de la Rue, de Massillon, et en particulier le petit carême de ce dernier, pour se convaincre que la religion et la vertu n’ont aucun besoin du théâtre pour annoncer la vérité aux Grands, que les Orateurs Chrétiens le font avec plus d’autorité, de liberté et de fruit que tous les Corneille et les Racine du monde.

Je parle de ces deux dramatiques, parce que ce sont les plus judicieux et les plus décents. Ce n’est pas apparemment à l’école des Italiens, de l’Opéra, de Molière, de Poisson, de Dancourt, etc. qu’on voudra former les Princes : le beau Mentor que celui du Prince de Tarente dans la Princesse d’Elide de Molière, qui n’emploie son ascendant et sa qualité de gouverneur qu’à lever les scrupules d’un élève plus sage que lui, à lui inspirer de l’amour, et lui en aplanir les routes auprès de sa maîtresse ! bien différent du Mentor de Télémaque, qui ne se sert de son crédit que pour combattre les faiblesses du fils d’Ulysse, et l’arracher des bras de Calypso, jusqu’à le précipiter dans la mer. Aussi y a-t-il bien loin de Fénelon à Molière, d’Arlequin au Prince d’Ithaque. Personne qui ne voulût être gouverné par des Rois de la façon de l’Archevêque de Cambrai : qui voudrait à sa tête des Héros de théâtre ? qui voudrait donner à ses Princes des Comédiens pour gouverneurs, leur faire enseigner la morale et inspirer les sentiments de la scène ? Il n’y en paraît point à qui son confident, son ministre, sa cour, tout ce qui l’environne, ne tienne les propos les plus païens, les plus vicieux, les plus tyranniques, sur l’autorité, l’ambition, la vengeance, la fierté, l’amour de la gloire. Un traité de politique formé sur les principes qu’on débite, sur les sentiments qu’on inspire, sur la conduite qu’on approuve au théâtre, serait pire que le Prince de Machiavel. Non, la Cour la plus servile n’enseigne pas à son Despote de plus pernicieuse morale, elle ne peut produire que des Néron et des Tibère. Quelquefois, il est vrai, un homme sage, un ministre vertueux, un Burrus, par exemple, dans Britannicus, parle un moment le langage de la probité, de la justice, de l’humanité. C’est un éclair qui perce dans ces épaisses ténèbres, et s’évanouit aussitôt. Ces principes gothiques sont bientôt réfutés, méprisés, rarement suivis ; un Narcisse détruit dans un moment l’ouvrage de Burrus. La comédie dans son tripot bourgeois n’instruit pas mieux. S’il y paraît un homme raisonnable, qui fasse entendre quelque discours de religion et de vertu, sa voix est étouffée par la foule des autres, il ne manque pas d’être combattu et tourné en ridicule.

Bien loin d’instruire et de reprendre les Grands, le théâtre entretient, flatte, augmente tous leurs défauts, oisiveté, paresse, frivolité, raillerie, mollesse, faste, luxe, hauteur, ambition, dissimulation, intrigue, etc. bien plus dangereusement que pour la bourgeoisie et le peuple, parce qu’il leur en fait un mérite, un air de dignité, un devoir d’état, un apanage de la naissance, surtout il nourrit leur vanité. Le théâtre est le plus grand des flatteurs, le règne de la flatterie ; il suffirait pour leur faire tourner la tête. Tous les prologues, sans exception, ne sont remplis que de louanges les plus outrées, toutes les pièces sont dédiées à quelque Seigneur dont on élève le mérite jusqu’aux nues. « Qui peut (disent les Lettres Juives, Tom. 6. Let. 132) lire, sans une surprise mêlée d’indignation, les prologues des opérasd chantés devant Louis XIV et toute la Cour ? qu’a pu dire de plus fort le paganisme pour flatter des Princes qu’il mettait au rang des Dieux ? Il est digne de nos autels, son tonnerre inspire l’effroi, il prend le soin du bonheur de la terre, etc. Ce Prince avait les faiblesses des Empereurs Romains, il aimait les apothéoses, etc. » Un jour il demandait au Duc de Montpensier ce qu’il pensait de ces opérase : « Je pense, répondit-il, que Votre Majesté mérite tous les éloges qu’on lui donne, mais je ne puis comprendre comment elle peut souffrir qu’ils soient chantés par une troupe de faquins dans le temple du vice et de la débauche. » Quelle vertu, quelle vérité, quelle fermeté ! et quel homme que ce sage gouverneur !

A son tour j’ose dire que la Cour gâte le théâtre. Les Comédiens y prennent des airs de grandeur, un ton de fierté, un goût de luxe, un esprit de profusion ruineux et ridicule. Un Comédien de la Cour est un Seigneur, une Comédienne est une Dame de haut parage, qui souvent efface par sa magnificence les vraies Dames. Comme ils voient de près l’élévation, la somptuosité des vrais Seigneurs, qu’ils fréquentent et qu’ils divertissent, ils tâchent d’y atteindre, et s’imaginent que c’est le moyen de leur plaire. Mais quoi ! ne sont-ils pas tous Marquis, Ducs, Princes, Monarques sur la scène ? Le faste, la hauteur, le mépris du peuple, entrent naturellement dans leur rôle. Ils se sont montés sur ce ton, ils ont pris cette habitude, comment se populariser ? La protection de tant d’illustres complices leur assure l’impunité, mais ne les sauve pas du ridicule. Les Comédiens de province sont plus simples et plus traitables ; mais telle est la contagion de l’exemple et la folie de l’ambition : « Tout petit Prince a des Ambassadeurs, tout Marquis veut avoir des Pages », dit la Fontaine. Je m’étonne qu’on n’ait fait des comédies du Prince Comédien et du Comédien Prince, comme on en a fait du Bourgeois Gentilhomme, et comme on en pourrait faire du Gentilhomme Bourgeois. Ces sujets fourniraient des scènes très comiques. Un Comédien affectant de grands airs, parlant de ses gens, de ses équipages, de ses bijoux, le disputant à ce qu’il y a de plus élevé, se familiarisant avec lui ; une Actrice enseignant à une nouvelle débutante ce jargon méprisant, ces démarches altières, etc. tout cela vaudrait bien le ridicule de M. Jourdain, un maître à danser, à chanter, les bretteurs, les grammairiens ; et la chute d’un Marquis qui redevient maître Jacques, et qui comme lui ne fait que changer d’habit, pour être tantôt valet, tantôt Prince, ne le céderait pas au Mufti.

Comme la Cour donne le ton à la capitale, et la capitale aux provinces, c’est d’abord sur le théâtre de la Cour que s’étalent les modes, elles passent de là aux théâtres de Paris, et de ceux-ci tout passe au peuple. Les Comédiennes sont à peu près comme les poupées qu’on fait circuler pour donner le modèle et le goût des modes aux Dames et aux coiffeuses. Le ridicule des Comédiens fournit un trop beau champ à la satire, pour avoir été négligé. Lucien dans ses dialogues est plein de traits mordants, mais trop justes, contre tous les Officiers de Thalie. Ils se jouaient eux-mêmes dès les premiers temps. Nos théâtres modernes les ont imités, et depuis Molière jusqu’aux derniers opérasf on trouve mille endroits, et même des scènes entières, où les Comédiens se décèlent, se trahissent les uns les autres, et se font mépriser en se dévoilant.

Les Princes ont souvent travaillé à réformer les spectacles, mais une entière réforme est impossible. Ils n’ont réussi qu’à les purger des grossières indécences, aussi contraires au respect qui leur est dû, qu’à la religion et aux bonnes mœurs. Les premiers Empereurs Chrétiens, Constantin et ses enfants, en bannirent toutes les infamies que le paganisme y avait souvent tolérées, et le mirent sur le pied où nous le voyons, peut-être même fut-il plus régulier qu’il ne l’est aujourd’hui. L’idolâtrie, redevenue dominante sous le règne de Julien l’Apostat, fit des efforts pour rétablir ses abominations, croyant même faire par là la cour au nouveau maître. Elle se trompait, la gravité philosophique de ce Prince, dont toute la vie fut une comédie perpétuelle, ne pouvait s’accommoder de la licence ; et sa dangereuse politique, qui pour mieux détruire le christianisme, affectait d’en surpasser la pureté dans le culte des faux Dieux, enchérit sur ses prédécesseurs, et de son temps le théâtre fut plus réservé que jamais. Pour imiter les Chrétiens, qui s’abstenaient du théâtre, il défendit à ses Prêtres d’y aller. Lui-même il n’y parut que rarement et par nécessité ; les jeux lui paraissaient indignes de la philosophie dont il faisait profession. Nos Philosophes, moins austères, ne se privent d’aucun plaisir. Cet Empereur, dans les satires qu’il a faites de ses prédécesseurs et de la ville d’Antioche, se moque ouvertement de leur assiduité au spectacle. Cette sévérité superficielle, quoique gênante pour les Comédiens, n’est pourtant qu’un sacrifice médiocre ; ils savent s’en dédommager en particulier, et obtiennent toujours leur principal objet, qui est de gagner de l’argent, de séduire les cœurs, d’entretenir l’oisiveté et les passions. Ils ne réussissent que mieux ; outre la foule des libertins qui savent bien à quoi s’en tenir, ils attirent les honnêtes gens dont cet air de modestie diminue les justes alarmes.

Malgré la gravité et l’austérité de Julien, les Comédiens furent toujours ses partisans, il fut toujours leur protecteur. C’est un des grands reproches que lui fait S. Grégoire de Nazianze, qu’il donne pour une des plus fortes preuves et des plus pernicieux effets de son apostasie. Son palais était rempli de Comédiens, il en était sans cesse environné jusque dans les rues, dans les temples, dans les cérémonies et les assemblées publiques. Par une de ces contradictions qui faisaient son caractère, il défendait la comédie aux Prêtres, et leur menait les Acteurs jusque dans les sacrifices ; il affectait d’aller rarement au spectacle, et ne pouvait se passer de la compagnie des Acteurs ; il se moquait du goût des César pour le théâtre, et de la fureur des habitants d’Antioche, et les Acteurs étaient ses meilleurs, ses plus familiers amis ; aussi firent-ils après sa mort ses honneurs funèbres avec le plus grand éclat. Ces hommes, ajoute S. Grégoire, dont toute la science est la dissolution et le vice, se trouvèrent en foule à ses obsèques ; ils en formaient la bruyante et la scandaleuse pompe, et répétaient à grands cris, chemin faisant, les mêmes folies qu’ils débitaient sur la scène ; de sorte que la cérémonie de son enterrement fut une comédie ambulante, dont les rues étaient le théâtre. Ces funérailles étaient dignes du Comédien couronné à qui on les faisait. Je ne sais si nos plus grands amateurs voudraient de pareilles obsèques ; leurs familles le souffriraient-elles ? A peine laisse-t-on aux Comédiens la liberté de se trouver à l’enterrement de leurs camarades, qu’une sincère conversion a fait rentrer dans l’Eglise ; encore n’est-ce qu’à titre de parent ou d’ami, dont on ignore la profession. Quelle place y pourraient-ils tenir comme Comédiens ? ils n’ont aucun rang dans l’Etat ; dans quelle place de citoyen pourrait-on les mettre ? qui daignerait leur céder le pas ou figurer avec eux ? Ce sont des aventuriers qui n’ont ni feu ni lieu, ne peuvent être membres d’aucun corps, et ne doivent être admis dans aucune assemblée ni civile ni religieuse ; ils n’ont que la tolérance, on leur laisse faire et dire des folies ; voilà leur état : « Qua porro ignominia, Mimi et Histriones Juliani funus ducebant, probrisque ac ludibriis a scena petitis incusabant, nihil non facientes et dicentes quæ hujusmodi homines qui petulantiam pro arbitrio perpetratre consueverant. » Greg. Nazian. Orat. in Julian.

Dans la Satire 8. contre la Noblesse, que Boileau a imitée, et où il établit si bien cette grande vérité si peu connue, et qu’on a en effet si grand intérêt de ne pas connaître, que « la vertu est la seule noblesse », le caustique Juvenal, après avoir parcouru les vices, les bassesses, les folies, les ridicules des Nobles, après les avoir suivis à la guinguette, chez les Courtisanes, sur leurs cabriolets, etc. Enfin, Damalippe, dit-il, ne pouvant pas mieux faire pour vous déshonorer, vous vous êtes fait Comédien, pour jouer un rôle dans la pièce du Spectre de Catulle : « Quid si numquam adeo fœdis, adeoque pudendis utimur exemplis, ut non pejora supersint…. Vocem, Damalippe, locasti lipario clamosum ageres, ut Pharma Catulli. » Pour vous, Lentulus, vous avez fort bien rempli le rôle d’un valet qu’on a pendu sur la scène, et vous méritiez bien, selon moi, d’être pendu en effet  « Laureolum etiam velox bene Lentulus egit judicium dignus vera cruce. » Ils ne font pas plus de cas de leur vie que de leur honneur ; ils se louent au Préteur qui donne les jeux, pour se battre dans le cirque, sans y être forcés par Néron : « Quanti sua funera vendunt quid refert, nullo cogente Nerone. » Mais n’est-il pas plus honteux d’être Comédien que Gladiateur, s’il fallait choisir entre le cirque et le théâtre ? qui jamais a craint la mort jusqu’à ne pas la préférer au rôle d’un mari jaloux, ou au métier d’Acteur dans la troupe de Corinthe ? « Quid satius, mortem sic quisquam exhorruit, ut sit zelotypus thymeles stupidi collegæ Corinthi. » Et vous, Peuple Romain, êtes-vous plus excusable de voir tranquillement toutes ces folies ? Il faut que vous soyez plus fou qu’eux d’applaudir aux extravagances des Patriciens, d’écouter les rôles que jouent les Fabiens, de rire des soufflets que se laissent donner les Mamerques : « Nec tamen ipsi ignoscas populo, populi frons durior hujus qui sedet et spectat hiscania Patriciorum, planipedes audit Fabios, ridere potest qui Mamercorum alapas. » N’a-t-on pas vu Gracchus se battre effrontément et à visage découvert, sans même cacher les marques de sa qualité, sa veste dorée, ses riches cordons, fuyant à toute jambe dans l’arène ? « Nudum ad spectacula vultum erigit, et tota, fugit agnoscendus arena, cedamus tunica de faucibus aurea cum se porrigat. » Le Gladiateur qu’il combattait, était honteux de se battre avec lui, et de vaincre un homme de cette haute naissance :  «Ignominiam graviorem pertulit omni vulnere cum Graccho jussus pugnare secutor. » Ces excès sont-ils croyables dans des âmes Romaines ? le poison de la scène est-il assez violent pour avoir corrompu le sang des Fabiens et des Gracches ? Ces excès sont-ils plus croyables parmi nous dans une Noblesse qui se pique de sentiments, qui affecte de la hauteur, qui méprise le peuple ? Ils ne sont pas fréquents sur le théâtre public ; sont-ils rares sur les théâtres particuliers ? est-il de rôle assez bas, assez vicieux pour la faire rougir ? Rien ne doit surprendre dans un homme qui aime, qui fréquente le spectacle. L’ivresse du plaisir, le transport de l’admiration, l’éclat des applaudissements, éblouit, aveugle, fait tourner la tête la plus noble : la souveraine félicité est au théâtre, le souverain honneur dans le mérite dramatique. L’enthousiasme est si prodigieux, que Néron mourant est encore occupé du théâtre ; il songe moins qu’il est Empereur qu’il n’est flatté d’être excellent Comédien : « Ah ! quelle perte, dit-il, la scène va faire en ma personne ! quel Acteur va mourir ! » « Qualix Artifex pereo ! » Est-il du bien de l’Etat de laisser tendre à la Noblesse de si dangereux pièges, plus dangereux pour elle que pour d’autres états ? plus désœuvrée, elle y perd plus de temps ; plus riche, elle en fait plus aisément les frais ; ayant plus de crédit et de hardiesse, elle s’en procure plus facilement les plaisirs ; plus de délicatesse dans les sentiments, elle en goûte plus vivement les charmes. Tout doit l’engager à les fuir, et malheureusement elle y va plus que les autres, s’en fait un devoir et un mérite.