(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre IV. Le Peuple doit-il aller à la Comédie ? » pp. 60-74
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre IV. Le Peuple doit-il aller à la Comédie ? » pp. 60-74

Chapitre IV.
Le Peuple doit-il aller à la Comédie ?

J’admire quelquefois le zèle et les réflexions de nos Philosophes politiques sur le grand nombre des fêtes qui font chômer le travail de l’artisan et du laboureur. Que de jours perdus, disent-ils, qu’on est peu économe du temps ! les seuls dimanches (que personne n’a le pouvoir de supprimer) emportent la septième partie de l’année. Si on ajoute une douzaine de fêtes, à quoi se trouve réduit le calendrier de plusieurs diocèses par le retranchement que la plupart des Evêques ont eu la condescendance d’y faire, ce sera la sixième partie. Sans doute que le temps donné au culte d’un Dieu à qui nous devons tout, est un temps perdu, et que l’ordre qu’il a donné dès le commencement du monde, et tant de fois renouvelé, ne doit être compté pour rien. Ces grands politiques oublient-ils que ces intervalles de délassement, indépendamment du grand objet de la religion et de l’instruction des peuples, sont nécessaires à la santé du corps, qu’un travail continuel accable ; à la vigueur de l’esprit, que la continuité des occupations rend triste et sauvage : à la douceur de la société, dont ces moments de liberté et de plaisir resserrent les liens ; au travail lui-même, dont on se lasserait et se dégoûterait bientôt ? Mais s’il est vrai que le repos des fêtes est trop long pour le peuple, faut-il dans les spectacles lui offrir l’amorce dangereuse d’un nouvel amusement qui lui fait encore perdre son temps ?

Je fais un autre calcul économique du temps. Chaque représentation théâtrale emporte bien quatre heures, ce qui fait plus que le tiers de la journée d’un ouvrier, sans compter le temps employé à s’y préparer, à lier la partie, les conversations, jeux, repas, promenades, qui suivent et que le spectacle occasionne, ce qui en consume bien autant : voilà plus de la moitié de la journée. Chaque représentation distrait du travail quatre cents personnes, voilà deux cents journées perdues. Deux mille théâtres dans le royaume, et même davantage, dont chacun l’un dans l’autre donne cent représentations par an : en voilà deux cent mille. Cette somme multipliée par deux cents fait quarante millions. Veut-on sur le nombre des spectateurs, des représentations ou des théâtres, en rabattre la moitié, c’est beaucoup, mais je ne suis pas difficile ; reste donc vingt millions de journées par an perdues pour la société, encore même ne compté-je pas les Acteurs, Danseurs, Musiciens, Domestiques, etc. qui sont en très grand nombre. On se plaint que les terres sont mal cultivées, qu’il manque de cultivateurs. On a raison, il s’en faut bien qu’on recueille tous les fruits qu’une culture assidue pourrait procurer. Que de milliers de domestiques inutiles, d’artisans pernicieux de luxe, de prétendus beaux esprits, etc. que de mains on enlève à la charrue ! Et on ne compte pas des milliers d’acteurs et d’amateurs qui passent une partie de leur vie à sentir, à goûter, à peindre, à inspirer les passions ! le théâtre ne forme-t-il pas même un grand nombre de ces beaux esprits, de ces artisans pernicieux, de ces domestiques inutiles ?

Les sciences ne sont pas mieux traitées. A quoi servent, dit-on, tant de collèges, d’académies, de Maîtres, de Maîtresses d’école ? Il n’y a que trop de science. Cette multitude innombrable d’enfants qui devraient remuer le rabot ou tracer des sillons, s’amuse à lire et à écrire : on ne forme que des suppôts de chicane, des publicains avides, des rimailleurs oisifs, des littérateurs embarrassés de leur loisir et de leurs talents, à charge à la société, qui les nourrit, et qu’ils ne servent pas. A la bonne heure. Mais à quoi servent tant de comédies, d’opéras, de concerts, de Maîtres de danse, de musique, d’instruments, de peinture, etc. cette multitude étonnante de suppôts de théâtre, d’amateurs, de spectateurs oisifs, de compositeurs de farces, de parodies, de parades, de vaudevilles, que réclament les boutiques et les campagnes, et tout ce peuple de beaux esprits qui inonde la France ? N’est-ce pas le théâtre qui remplit leur imagination, qui exerce leur veine, pique leur émulation, répand leur gloire, nourrit leurs passions, perpétue leur inutilité par la sienne ?

Mais, dira-t-on, tous ceux qui fréquentent les spectacles ne sont pas artisans ou laboureurs. Non sans doute, ils ne le sont pas tous ; mais assurément la totalité des Acteurs, et plus de la moitié des spectateurs et des compositeurs ne sont nés que pour un travail mécanique ; la scène les en arrache, les en dégoûte, et les rend inhabiles à tout.

Mais sans être artisan ou laboureur, y a-t-il personne qui ne doive avoir une profession honnête et utile à l’Etat, et en remplir les devoirs ? est-il personne qui ne soit comptable de son temps et de ses talents à Dieu, à la société, à sa famille, et ne se rende coupable en les privant du service qu’il pourrait leur rendre par son travail ? n’est-ce qu’un petit mal d’en détourner les hommes jusqu’à leur faire perdre jusqu’à vingt millions de journées par an dans un royaume ? Qui trouverait bon que ses ouvriers, ses fermiers, ses domestiques négligeassent leur ouvrage pour le spectacle ? L’Etat qui nourrit tant de personnes inutiles, a-t-il moins raison de se plaindre ? Tout homme volontairement oisif est un voleur public : quel tort ne fait pas à l’Etat l’école où il se forme ? Touché de ces abus, le Parlement de Paris fit un règlement le 12 novembre 1543, rapporté par Fontanon (Tom. 1. pag. 729. art. 6.) en ces termes : « La Cour avertie que plusieurs du peuple et gens de métier s’appliquent plutôt aux jeux des bateleurs et jongleurs qu’à leur travail, et y donnent deux grands blancs plutôt qu’à la boîte des pauvres, préférant leur mondaine curiosité à la charité divine, icelle Cour a défendu et défend à tous bateleurs, jongleurs, et autres semblables, de jouer dans cette ville de Paris, quelque jour que ce soit, sous peine du fouet et bannissement du royaume ; a défendu et défend au Prévôt de Paris et à ses Lieutenants civil et criminel, de bailler permission de jouer auxdits bateleurs ; défend pareillement à tous les hauts Justiciers de cette ville, et à leurs Officiers, de bailler aucune permission de jouer, quelque jour que ce soit, sous peine de dix marcs d’argent, et autre amende arbitraire. » Il y a de pareils arrêts du 6 octobre 1584, du 10 décembre 1588. Les Parlements de Toulouse, de Rouen, de Rennes, d’Aix, etc. ont eu le même zèle contre les spectacles. Voy. Dictionnaire des arrêts, v. Comédie. Lamarre, Police, Tom. 1. Liv. 3, tit. 3.

Non seulement on perd le temps qu’on passe au théâtre, mais on y apprend à perdre tout le reste ; on s’y dégoûte du travail, on s’y rend inhabile, on ne revient dans sa famille, son bureau, sa boutique, qu’avec répugnance ; on n’y trouve que des embarras et de l’ennui. L’assiduité à ses devoirs est insupportable ; enchanté du plaisir, ébloui de l’éclat, plein des grands airs qu’on vient d’admirer et de goûter, de quel œil voit-on la petitesse de sa maison, la modicité de sa fortune, ses habits, ses repas, ses meubles ? comment s’appliquer à remuer le rabot, à soigner des enfants, à servir le public ? On y devient inepte. L’amour du théâtre fit-il jamais, peut-il jamais faire un bon Médecin, un bon Avocat, un artisan laborieux, un domestique fidèle, un père de famille attentif, une mère vigilante, un fils docile, une épouse fidèle ? Ce n’est point avec les Lucile et les Marinette que se forme la femme forte qui prend la quenouille et le fuseau, file le lin et la laine. Qu’on compare sans prévention deux familles, de même état, de même fortune, dont l’une fréquente, l’autre fuit le spectacle : quelle différence, je ne dis pas pour la religion et les mœurs, la probité, la sagesse, elle est immense, je dis pour l’éducation des enfants, l’union des époux, l’arrangement des affaires, le crédit, l’aisance, l’estime, la confiance du public, celle-ci fût-elle moins riche.

L’amour du théâtre est un si grand dérangement, que par les lois Romaines on est censé avoir corrompu un esclave, et par conséquent on est obligé de dédommager son maître, en lui payant le double de son prix, si on lui a inspiré ce goût ; ce qui est mis de pair avec les plus grands vices. Voleur, séditieux, amateur des spectacles, c’est aux yeux de la loi la même chose ; un amateur des spectacles est tout cela, ou le sera bientôt. Quelle confiance avoir en un domestique Comédien ? quel service en attendre ? que n’en a-t-on pas à craindre ? Quelle plus mauvaise école en particulier pour les domestiques ? paraît-il sur la scène un valet, une soubrette, qui ne soit un fripon, un libertin, un menteur, un fourbe ? quel rôle y jouent-ils ? tromper les maris, les pères, les mères, favoriser, nouer les intrigues, donner des rendez-vous, porter les paroles, remettre les lettres. Quels discours y tiennent-ils ? grossiers, médisants, bouffons, licencieux, ils tournent en ridicule leurs maîtres, trahissent les secrets des familles, etc. et ce sont les endroits qui amusent et font le plus rire, dans les pièces qu’on dit les plus réservées. Qui voudrait être servi par un Scapin, une Marton de la comédie ? N’y eût-il d’autres inconvénients, que personne ne peut désavouer, il serait du bien public de supprimer tous les théâtres. Quel avantage peut compenser le désordre de la corruption des domestiques, et d’apprendre aux jeunes gens qu’ils peuvent tout attendre des vices de ces âmes vénales ? « Qui servo persuasit ut furtum faceret, vel leno, vel seditiosus existeret, vel in spectaculis nimius, tenetur actione de servo corrupto. » Ce que Mornac sur cette loi applique en ces termes aux enfants de famille à qui on donne ces sentiments : « Deteriores facti ab aliquo nebulone qui eorum adolescentiam fregerit, libidine vino, ludicræ artis more perinquinaverit. »

Le théâtre lui-même souffre de la fréquentation du peuple, il faut le servir à son goût, on se met dans la nécessité des grossièretés, des obscénités, des bouffonneries ; on ne lui plaît que par là. Le peuple sent-il la finesse du dialogue, l’harmonie des vers, la vérité des portraits, l’enchaînement des scènes, le jeu du dénouement, la noblesse des sentiments, en un mot les vraies beautés théâtrales ? Les plus belles pièces le trouvent froid et insensible, si le piquant assaisonnement du burlesque, des équivoques, des lazzi, ne viennent le réveiller. Le peuple ne va point au Misanthrope, à Cinna, à Athalie ; il court au Tabarin du Pont-neuf, il lui faut un Scaramouche à la Foire, un Arlequin aux Italiens, des parades aux Boulevards, des farces à la Comédie Française, des soubrettes, des valets aux pièces sérieuses. Le peuple ne fait que dégrader le spectacle, et en bannir cette modestie prétendue qu’on vante tant. Aussi le théâtre a-t-il toujours dégénéré et dégénérera toujours. D’abord innocent chez les Grecs, sévère chez les Romains, il tomba bientôt dans la plus effrénée licence ; cent fois les Empereurs furent obligés par des lois rigoureuses d’y rétablir les apparences de la vertu. Chez nos aïeux il commença par la dévotion ; ce furent des mystères de la religion, qu’on y représenta avec piété : il en devint le scandale. La Basoche ne joua d’abord que des pièces innocentes, et se fit supprimer par ses excès. L’Hôtel de Bourgogne, de Guénégaud, etc. tout à suivi la pente des vices et le goût du peuple ; qui peut s’en défendre ? on veut attirer la foule, et faire rire, gagner de l’argent, et c’est le peuple qui l’apporte, il fait le grand nombre. Acteur et Auteur, qui s’embarrasse de la décence ? qui pense ne justifier la scène ? Le célèbre Molière, l’homme du monde qui en avait le moins de besoin, puisqu’il était et si fécond en fines plaisanteries, et si riche des libéralités de la Cour, et si intéressé pour sa gloire à ne pas s’avilir par la bassesse des propos, Molière a échoué à cet écueil. De plus de trente pièces qu’il a données, à peine y en a-t-il cinq ou six de raisonnables, tout le reste n’est que farce. On y trouve, il est vrai, quelquefois des traits de maître ensevelis sous des tas d’ordures, et dans les meilleures mêmes il lui en échappe qui décèlent l’Arlequin et le libertin : « Naturam expellas furca tamen usque recurret. » Est-ce mauvaise humeur ? lisez et prononcez. C’est Boileau, son admirateur, son ami, son panégyriste, qui rend cet hommage à la vérité. Qu’attendre donc des autres si inférieurs et en génie et en richesses ?

« C’est par là que Molière illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût emporté le prix ;
Si moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer les figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin. »

M’écouterait-on, si je représentais que l’esprit d’irréligion, si funeste à tout le monde, et si commun au théâtre, se répand plus facilement dans le peuple, moins en garde contre la séduction, moins en état d’en repousser les traits et d’en démêler les pièges, lui dont la piété moins éclairée et plus simple confond aisément les objets, tient beaucoup plus à l’extérieur, et par conséquent peut être ébranlée à la moindre secousse, surtout quand on lui arraché les appuis nécessaires de l’instruction et des exercices de religion, en substituant le spectacle aux offices, et lui faisant oublier dans ses bouffonneries le peu qu’il sait de catéchisme, qu’on l’éblouit par le faste du spectacle, qu’on l’amollit par les attraits des Actrices, qu’on le dissipe par la science du langage ? On se plaint de sa grossièreté et de sa faiblesse ; devrait-on lui faire courir tant de risques ? Mais pourquoi nous borner au peuple ? En matière de religion et de mœurs le beau monde est plus peuple que la plus vile populace.

Je m’étonne cependant que le théâtre favorise si fort le peuple de tous les états. C’est lui dont le mauvais goût refroidit les talents, défigure les Acteurs, fait souvent au gré du caprice tomber les meilleures pièces et réussir les plus mauvaises. Mais le Parnasse a beau faire le pompeux éloge de l’art et des talents, l’étalage des beautés et des règles, la critique des défauts et du goût, dans le fond Melpomène et Thalie n’aiment que la débauche et l’argent. Un bel esprit dramatique est un Poète affamé qui attend une portion d’une représentation pour avoir du pain, ou un libertin qui satisfait par le portrait du vice son cœur dépravé, comme un Peintre, qui peint des nudités, pour débiter sa marchandise ou repaître sa passion. N’est-ce pas encore le peuple qui fait tout le désordre au parterre, qui excite les querelles, interrompt les Acteurs, siffle les pièces, contre lequel il a fallu tant de punitions et de règlements de police ?

« Un Clerc pour quinze sols, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila,
Et si ce Roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille. »

Mais qu’importe, pourvu que le Receveur ait de l’argent, les Actrices des amants, les Acteurs une bonne table ? l’ordre et la décence sont de fort minces objets.

Quelques défenseurs du théâtre ont cru lui sauver les anathèmes des saints Pères par un trait d’érudition. Ils ont dit que le spectacle contre lequel ils ont exercé leur zèle, était des jeux fort indécents, appelés Majuma, qui ne subsistant plus, laissent leurs traits sans application. Cette défaite pèche en tout. 1.° Ces jeux étaient eux-mêmes un des fruits du théâtre, qui en avaient inspiré le goût et donné l’idée : tout retomberait sur lui. 2.° Ces jeux ne furent jamais des pièces de théâtre, mais c’est s’aveugler volontairement de ne pas reconnaître le théâtre dans leur proscription. L’origine du Majuma est fort obscure. Suidas fait venir ce mot du mois de Mai, aux premiers jours duquel il dit qu’on les célébrait, à la place des jeux de Flore (ludi Florales) que le christianisme a fait abolir. Sur quoi Bouche (Hist. de Provence) prétend que les Mayes de Provence en sont des restes, ainsi que le Mai qu’on va planter devant la porte des Seigneurs, ce qui peut être vrai en quelques endroits, mais en général n’est pas vraisemblable, puisque la loi d’Arcadius, qui les réforme, est du 25 avril. Or il est impossible que la loi du Prince ait été intimée dans cinq jours à toutes les provinces, et il serait ridicule qu’on n’eût fait la loi qu’après la fête, pour la réformer. Baronius le fait venir d’un bourg de la Palestine, dépendant de Gaze, où il croit que ces jeux ont été institués, du mot Syriaque Majamas, qui signifie les eaux, parce qu’ils se célébraient au bord de la mer ou des rivières, ce qui les rendit si fameux à Antioche dans le faubourg de Daphné, où les eaux étaient abondantes, avec les débauches énormes que les délices du lieu, la superstition païenne, le caractère des habitants, ne pouvaient manquer de porter à l’excès. Rome le leur reproche, Julien l’Apostat dans la satire qu’il a faite contre les habitants de cette ville, Libanius dans ses oraisons, et S. Chrysostome dans ses homélies. Peut-être est-ce le nom de quelque bouffon qui les inventa, comme le mot Histrion est dérivé d’un Hister, qui vint de la Toscane à Rome exercer le beau métier, l’utile talent de faire rire le peuple aux coins des rues ; ce qui, malgré l’établissement d’une comédie régulière, s’exécute encore dans les provinces, où les charlatans paraissent sur des tréteaux dans les places publiques.

Le Majuma n’était pas un seul genre de spectacle, c’était un composé de toutes sortes de divertissements, de jeux, de promenades, de bouffonneries, qui duraient plusieurs jours, comme des Saturnales : attirées par la licence et par l’espérance du gain, des troupes de Bateleurs y venaient donner des farces ; ce qui ne fit qu’augmenter la débauche. Tout cela est fort différent de la comédie régulière, qui était plus ancienne, et qui lui a survécu. Leur suppression dut être pour le théâtre une vive leçon de se contenir dans de justes bornes, pour ne pas s’attirer le même sort. Les saints Pères n’ont jamais cessé ni avant ni après les Majumes de s’élever contre les spectacles, dont le désordre, quoique moins bruyant, est inséparable. La fortune de ces jeux a éprouvé bien des révolutions. Godefroy, sur ce titre du code Théodosien, remarque qu’ils ont été réformés ou défendus par sept Empereurs. Ils furent d’abord innocents ; mais les danses y devinrent si lascives, les bouffonneries si indécentes, les représentations théâtrales si licencieuses, qu’on fut obligé de les abolir. Les instances réitérées du peuple, les promesses d’y observer la modestie, les firent tolérer. Le retour des mêmes désordres les fit supprimer encore : que peut-on espérer quand l’engeance théâtrale se mêle à quelque fête ? Enfin, à la prière des Evêques, surtout de S. Chrysostome, ces jeux furent abolis sans retour. On peut voir tout ce détail dans les savants commentaires des Godefroy, père et fils, sur le titre de Majuma, au code Théodos. (L. 15. tit. 6.), au code Justinien (L. 11. tit. 44.), les Parergues d’Alciat (L. 5. C. 5.), et tous les Interprètes.

Nos théâtres ne valent guère mieux. Le théâtre Anglais, le théâtre Italien, celui de la Foire, les théâtres de Molière, de Poisson, de Monfleury, de Dancourt, de Vadé, etc. auraient très bien figuré à Antioche, aux jeux de Flore, aux Saturnales ; et même les comédies les plus châtiées ne les auraient pas déparés. C’était à Daphné des danses molles et efféminées : que sont les pas de nos danseuses ? la mollesse en cadence. C’était des chansons tendres, semées d’équivoques : que sont nos vaudevilles, nos ariettes, nos airs d’opéra ? le vice en musique. C’étaient des femmes qui se présentaient au public dans un état indécent : qu’on regarde, ou plutôt qu’on ne regarde pas nos Actrices, qu’on n’écoute pas leurs conversations, qu’on ne suive pas leurs démarches, on rougirait des Majuma Français, célébrés, non au mois de mai, mais toute l’année. Les compagnies du faubourg de Daphné s’accommoderaient volontiers de nos parterres et de nos loges.

Autre objet bien intéressant pour le public, la population. La prétendue brèche qu’y fait la loi de la continence, que le Clergé s’impose, est un de ces lieux communs qu’opposent tous les jours ces livres innombrables de politiques, qui semblent être les arbitres du sort des états, et les législateurs des nations. Le sanctuaire et le cloître font, dit-on, perdre au Prince des milliers de sujets. On en conclut en faveur du théâtre. La fréquentation, dit-on, diminue la fureur du célibat (et le scrupule de la fidélité conjugale), elle arrache toujours quelque jeune personne au petit collet et au voile (et au ridicule de la pudeur). Il faut donc en ouvrir les portes à la jeunesse, aux Religieux, au Clergé. Je conviens en effet que si la diminution, le dégoût, le mépris de la chasteté, le goût, l’impression du vice, le moyen de tromper les surveillants, de faire réussir une intrigue, de satisfaire ses passions, sont les fruits qu’on se propose de tirer du théâtre, on a parfaitement réussi. C’est une terre féconde, cultivée avec soin par un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières, adroits, laborieux, infatigables. La moisson est abondante, et les cultivateurs ne sont pas les moins bien partagés.

Mais prend-on garde qu’en nourrissant le vice, le théâtre fait à la population une plaie bien plus profonde que tout le Clergé séculier et régulier par la plus sévère continence. Sur tant de milliers d’Acteurs, chanteurs, danseurs, instruments, qui remplissent les théâtres sans nombre du royaume, il n’y en a peut-être pas un vingtième de mariés. Les amateurs du théâtre sont la plupart dans le même goût : d’un million de gens qui le fréquentent, la moitié renonce au lien conjugal ; le plaisir, l’amusement les absorbe ; la frivolité, la dissipation le leur fait oublier ; les railleries sur le mariage les dégoûtent ; le luxe, la dépense les ruinent ; les sentiments qu’on inspire aux femmes, les alarment : les Actrices fournissent un supplément si facile et si doux, sans être chargé des soins embarrassants d’une famille ! Marmontel dans son apologie du théâtre compte dans Paris seul cent mille célibataires, qui n’ont fait ni n’observent le vœu de chasteté. Ceux mêmes qui allument le flambeau de l’hymen, énervés par la débauche, dissipés par une vie frivole, dégoûtés du travail et des affaires, n’ont la plupart, ne peuvent ni ne veulent avoir des enfants, n’ont aucun soin de ceux que le hasard leur donne ; ils ne savent leur donner qu’une éducation théâtrale, qui ne forme ni Magistrat, ni Militaire, ni artisan, ni laboureur, ni aucun genre de citoyen, mais des hommes frivoles, à charge à la société. Qu’on compte, de bonne foi, dans quelque ville que ce soit où il y a théâtre, le nombre des célibataires laïques que la débauche rend stériles, ils sont dix fois plus nombreux que le Clergé. La moitié des filles ne se marient pas. La guerre, la marine, la domesticité, la maison du Roi, enlèvent, il est vrai, beaucoup de garçons. Combien d’autres pour qui les feux de l’hymen ne s’allument jamais ! Ceux qui se marient, qui respectent le lien conjugal, qui ont soin de leur famille, sont-ils bien ceux qui fréquentent le spectacle ?

Les Protestants déclament aussi contre les vœux monastiques et la continence des Prêtres. Le croirait-on ? leurs célibataires sont innombrables, et fort au-dessus du Clergé Romain, non seulement dans les pays Catholiques, où leurs mariages, disent-ils, sont difficiles, quoique les Ministres les épousent dans leurs assemblées, qu’ils tiennent régulièrement, que leur irréligion par des apparences de catholicité trompe tous les jours les Curés, d’ailleurs peu sévères sur les épreuves, et que sans tant de façons plusieurs entretiennent publiquement des concubines, qu’ils disent leurs femmes, mais même dans les pays Protestants, où rien ne les gêne, où leur religion et leurs déclamations contre l’état monastique leur en font un devoir, rien de plus commun que le célibat. On s’en est plaint cent fois, on a pris des mesures pour favoriser, pour multiplier les mariages ; tout a été inutile, ces pays ne sont pas plus peuplés que les autres, la débauche y fait régner une stérilité plus étendue que celle des monastères. La chasteté ne fut jamais si opposée à la fécondité que le vice. Dans la ville de Genève, où les mœurs sont plus pures, parce qu’on n’y souffre point le théâtre, les mariages sont plus nombreux, plus heureux, plus féconds, que dans les villes où il est établi. Quelle raison frappante pour fermer les portes au poison le plus dangereux de la population !

Les Païens faisaient la même remarque. Rome païenne ne connaissait pas les vœux monastiques, elle n’avait qu’une quinzaine de Vestales, obligées à la continence, qui même après quelques années de service pouvaient se marier ; le mariage y était honoré, favorisé, encouragé ; le divorce permis devait même le faciliter. Cependant le goût du célibat, ou plutôt de la débauche, était si général, qu’Auguste craignit l’extinction du peuple Romain et la dépopulation de l’Empire. Afin de la prévenir, il fit des lois très sévères pour punir l’adultère et obliger au mariage, et promit de grandes récompenses à ceux qui s’y engageraient. Rien n’est plus contraire à ce saint état que la licence des mœurs. Le mariage a trop de charges pour être au goût des libertins, il est trop méprisé au théâtre, et le vice trop favorisé, pour y faire des prosélytes. En effet ce ne fut que dans le temps où le théâtre fut le plus en vogue, que le célibat fut le plus commun. Dans les premiers temps de la République, où la comédie était inconnue, tous les citoyens s’établissaient et peuplaient l’Etat ; le divorce, quoique permis, y fut inconnu pendant cinq siècles. Ce ne fut que quand le goût de la comédie y fut devenu dominant, qu’on ne respecta plus ce joug, que l’adultère le profana, que le divorce le rompit, que les lois furent inutiles. Chez les Juifs, où l’on ne vit jamais de comédie, le mariage fut respecté, la fécondité désirée, la population infinie. Nos politiques dans leurs calculs prétendent que depuis un siècle il y a quatre ou cinq millions d’hommes de moins dans le royaume. Je suppose ce calcul juste, et je remarque que c’est là l’époque fatale du règne de Thalie, cause inépuisable de dépopulation. Les empires du Turc et du Sophi ne sont pas mieux peuplés, il est vrai, quoiqu’ils n’aient point de théâtre ; mais ils en ont l’équivalent dans les serails : les Sultanes y sont les Actrices, ici les Actrices sont les Sultanes.