(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre VIII. Assertions du Théâtre sur le tyrannicide. » pp. 130-174
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(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 3 « Chapitre VIII. Assertions du Théâtre sur le tyrannicide. » pp. 130-174

Chapitre VIII.
Assertions du Théâtre sur le tyrannicide.

Je n’aurais peut-être jamais pensé à aller chercher sur le théâtre la doctrine du tyrannicide, si le livre des Assertions de la morale des Jésuites, et d’après lui tous les comptes rendus au Parlement, ne m’avaient fait comprendre combien elle y est dangereuse. Parmi les divers passages qu’on reproche à ces Pères, on leur fait un crime de quelques vers d’une tragédie de Sénèque, commentés par le P. Martin del Rio, Jésuite Flamand, fameux par d’autres ouvrages, très peu par celui-ci, que le livre des assertions a déterré je ne sais où. Voici ces vers, qui sont en effet très forts, et auxquels le commentaire est conforme : « Utinam cruorem capitis invisi Diis libare possem ! Gratior nullus liquor tinxisset aras. Victima haud ulla amplior, potestque magis opima mactari Jovi, quam Rex iniquus. »

« Que ne puis-je faire aux Dieux des libations du sang d’un homme qui leur est odieux ? Aucune liqueur plus agréable n’eût coulé sur leurs autels. On ne peut immoler à Jupiter aucune victime plus précieuse qu’un mauvais Roi. »

Les Jésuites ont eu beau représenter que del Rio était encore dans le monde, et même Conseiller au Parlement de Brabant, quand il fit cet ouvrage, ce qui appartiendrait plutôt à la robe de Magistrat qu’à celle de Jésuite ; que ce n’est après tout qu’un langage de théâtre, et un rôle d’Acteur, qui est sans conséquence ; il n’en a pas moins été chargé des anathèmes des Avocats généraux, et condamné au feu par les arrêts des Parlements. Je n’ai garde de l’arracher aux flammes. Mon zèle pour la personne sacrée des Rois me les ferait plutôt allumer, et bien loin de réclamer contre la juste sévérité des Magistrats, je suis persuadé qu’en bonne politique, même en matière de tyrannicide, ils ont trop d’indulgence pour les spectacles ; que cette doctrine pernicieuse qu’ils ont redoutée dans le théâtre Latin de Sénèque et del Rio, mérite encore moins de grâce dans les théâtres de Corneille, de Racine, Crébillon, Voltaire, Marmontel, Héros de la scène tragique, à qui l’Académie Française a donné des provisions de l’office de bel esprit utile à l’Etat : doctrine qui débitée publiquement, dans tout le royaume, dans des représentations et des volumes innombrables, avec toute l’élégance, la pompe et le pathétique possibles, doit produire sur tous les esprits un bien plus mauvais effet que la tragédie et le commentaire del Rio, que personne ne connaît. Tous ces arrêts célèbres sont les préjugés les plus favorables dans le procès que je fais au théâtre. Ce serait une contradiction frappante d’applaudir aux uns, et de brûler l’autre. Le tyrannicide, la révolte, les conjurations, le mépris des Rois, sont la doctrine générale et la tradition non interrompue de tous les tragiques. Le recueil de leurs assertions l’emporterait sur tous les Santarelli, Buzembaun, Emanuel Sa, etc. qui n’ont jamais, ni débité tant d’horreurs, ni écrit avec tant de grâce, ni n’ont été lus avec tant d’empressement, ou écoutés avec tant de plaisir. Et cela doit être. Tous les sujets de tragédie regardent des Princes, toutes les catastrophes sont quelque meurtre, et la pièce une intrigue contre eux : la plupart sont des conjurations. On ne peut faire parler des conjurés qu’en leur faisant débiter des maximes et des sentiments conformes à leur dessein, pour s’y affermir, le justifier, l’inspirer à d’autres, en ménager le succès.

Corneille.

Voltaire, qui prétend égaler et surpasser tous les grands hommes, se fait dire dans une lettre sur la Mort de César : « J’y ai admiré une prodigieuse quantité de beaux vers, que j’appelle Cornéliens. Corneille flatte mon amour propre ; il me persuade l’excellence de mon être ; il élève mon âme. Je lui en sais gré. » Ce langage Cornélien qui flatte si fort l’amour propre Volterrien, n’est que le mépris des Dieux et des Rois, qui anime partout Corneille. En se mesurant avec des hommes supérieurs en dignité et en naissance, on croit élever son âme, et on se persuade l’excellence d’un être qui ne voit rien au-dessus de lui. Corneille est républicain par caractère, il est partout monté sur ce ton, c’est là son sublime. Plus Romain que les Romains eux-mêmes, il les fait parler plus finement peut-être qu’ils ne parlaient. Il n’a réussi que dans les pièces où il a suivi son goût, Horace, Cinna, Pompée, etc. Plein des agitations de la Ligue, qui avait bouleversé tant de têtes, et dont il avait vu les restes mal éteints, et de celles de la Fronde, qu’il vit en entier, naturellement dur et fier, incapable de jamais plier, enflé par ses succès et sa supériorité décidée sur tous ses rivaux, aigri par la querelle puérile que lui fit le Cardinal de Richelieu, il ne respire que vengeance, hauteur et indépendance, et ne connaît le joug de la monarchie que pour le secouer. Richelieu, aussi peu content de sa fierté, que ridiculement jaloux de ses ouvrages, n’osa attaquer de front cet adversaire du despotisme, dont le public admirait les talents supérieurs : il le fit indirectement par la censure de l’Académie. Mais n’ayant pu réussir à décréditeru ni le Républicain ni le Poète, il essaya de lui fermer la bouche par ses bienfaits. Il ne réussit pas mieux sur ce cœur inflexible. La mort du Ministre termina cette querelle politique et littéraire. Corneille, qui avait toujours fait bonne contenance, demeura maître du théâtre, y établit ses lauriers et sa doctrine, qui, comme un héritage précieux de leur père, a passé de main en main à ses descendants, et tous se font gloire d’être Cornéliens, quoique souvent ils dérogent. Mais dans les plus minces, comme dans les plus belles pièces, ce sont là les éléments du cothurne, les premiers vers qu’enfante une Muse tragique, qu’elle regarde comme les morceaux brillants, dans lesquels le Parterre croit sentir l’excellence de son être, et le Petit-maître élever son âme ; ce qui en bonne politique devrait faire supprimer le théâtre.

La tragédie de Cinna, la plus belle peut-être de celles de Corneille, au-dessus de laquelle, dit Fontenelle, il n’est rien, est le spectacle le plus horrible pour la politique et les bonnes mœurs. C’est une conjuration contre la vie d’Auguste, tramée par sa fille adoptive et ses deux favoris les plus comblés de ses bienfaits, qui, au moment d’être exécutée, n’est découverte que par la lâche jalousie de l’un d’eux, lequel veut enlever à l’autre sa maîtresse ; et toutes ces horreurs, loin d’être punies, sont récompensées par Auguste, qui voyant l’inutilité de ses rigueurs passées contre les conjurés, espère de ramener les cœurs par le pardon et de nouveaux bienfaits. Ce ne sont point ici des personnages subalternes qu’on puisse désavouer sans conséquence, c’est tout ce qu’il y a de plus grand. Le mensonge, la flatterie, l’artifice, sont bassement mis en œuvre pour tromper le Prince, lui faire garder le diadème qu’il a envie de quitter, et avoir le plaisir d’assassiner un Souverain et ce même homme qu’on peint avec les couleurs les plus odieuses :

« Si l’on doit le nom d’homme à qui n’a rien d’humain,
A ce tigre altéré de tout le sang Romain…
Et jamais insolent ni cruel à demi, etc. »

Le même Cinna qui vient de tracer ce portrait, lui dit quatre pages après :

« N’imprimez pas, Seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait Monarque.
Vous l’êtes justement, et c’est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l’Etat, etc. »

Et son complice, qui ne médite pas moins la mort de son Prince, lui dit :

« Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’empire où sa vertu l’a seule fait monter :
Il a fait de l’Etat une juste conquête. »

S’il est Monarque légitime et vertueux, quel droit, quel prétexte a-t-on pour l’assassiner ? est-ce là la probité Romaine, si fort vantée, ou plutôt n’est-ce pas la fourberie et la noirceur ? Et ce Poète, qu’on appelle grand, pour avoir dignement soutenu la grandeur Romaine, pouvait-il avilir davantage les Romains qu’en leur prêtant une conduite, des sentiments, un langage, si indignes d’eux ? C’est bien à ces traits la plus vile populace, revêtue d’habits et d’un style pompeux qui cache le cœur le plus noir et le plus méprisable. Si ce sont là des beautés, ce sont donc de ces beautés de monstre qui frappent par un excès d’horreur. Rien de plus forcené que les trois premières scènes : ce n’est pas une femme et des hommes, c’est une furie et des démons qui parlent :

« La cause de ma haine est l’effet de la rage.
Je m’abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois pour une mort lui devoir mille morts.
S’il veut me posséder, Auguste doit périr :
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je recevrais de lui la place de Livie (son épouse),
Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie.
Pour qui venge son père il n’est point de forfaits. »

Qui jamais a plus fortement avancé la doctrine du tyrannicide que Cinna en parlant à Auguste de son propre père, sans que le Prince ni personne dans la pièce le contredise ?

« César fut un tyran, et son trépas fut juste.
Et vous devez aux Dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang. »

On sacrifie les plus tendres sentiments, les objets les plus chers, la vie d’un amant.

« Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Qui méprise la vie est maître de la sienne.
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit :
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Joignons à la douceur de venger nos parents
La gloire qu’on remporte à punir les Tyrans. »

Les conjurés sont si furieux qu’ils ne peuvent entendre nommer le Prince :

« Plût aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, d’Empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s’enflammer de fureur,
Et dans le même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d’horreur, et rougir de colère.
Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux.
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome. »

Cinna aime éperdument la fille d’Auguste, et ne veut pas la recevoir de sa main, quand son père voudrait la lui donner :

« La recevoir de lui me serait une gêne.
Mais quand j’aurai vengé Rome des maux soufferts,
Je saurai le braver jusques dans les enfers.
Oui, quand par son trépas je l’aurai méritée,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,
L’épouser sur sa cendre, et qu’après notre effort,
Les présents du Tyran soient le prix de sa mort.
Quand le ciel par nos mains à le punir s’apprête,
Un lâche repentir garantirait sa tête ! »

Le Parlement de Rouen fit le procès à un Régent troisième, pour avoir donné à ses écoliers à mettre en vers cette pensée, qu’on trouve partout, que « l’événement fait aux yeux du monde le héros ou le criminel ». Corneille l’exprime bien mieux, et au lieu de lui faire le procès, on l’admire à Rouen même dans un concitoyen (Corneille était de Rouen.).

« Demain j’attends la haine ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide ou de libérateur.
Et sur celui de Prince ou d’un usurpateur,
Du succès qu’on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire ou notre tyrannie,
Et le peuple inégal à l’endroit des Tyrans,
S’il les déteste morts, les adore vivants.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie :
La splendeur de leur nom en est-elle obscurcie ?
Ne les compte-t-on pas pour les derniers Romains ?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse
Autant que de César la vie est odieuse. »

On y emploie la religion du serment, et toutes les conjurations n’y manquent pas. Souffrirait-on qu’on avançât que le Pape peut délier les sujets du serment de fidélité à leur Prince ? est-il plus permis de faire serment de le tuer ?

« A peine ai-je achevé que chacun renouvelle
Par un noble serment le vœu d’être fidelle. »

Lorsque Cinna, touché des bienfaits d’Auguste, montre quelque remords, que lui dit-on ?

« Brute eut trop de vertu pour tant d’inquiétude,
Et ne soupçonna point sa main d’ingratitude,
Et fut contre un Tyran d’autant plus animé
Qu’il en reçut de biens, et qu’il s’en vit aimé.
N’écoutez plus la voix d’un Tyran qui vous aime
Et veut vous faire part de son pouvoir suprême. »

Les leçons qu’on donne aux Monarques ne valent pas mieux :

« Tous les crimes d’Etat qu’on fait pour la Couronne,
Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne,
Et dans le sacré rang où la faveur l’a mis,
Le passé devient juste, et l’avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable :
Quoi qu’il ait fait ou fasse, il est inviolable. »

La belle vertu Romaine que celle qu’a inventée Corneille !

« Je fais gloire pour moi de cette ignominie :
La perfidie est noble envers la tyrannie,
Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux,
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.
Je me fais des vertus dignes d’une Romaine :
Un cœur vraiment Romain ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir. »

Dans la tragédie de Pompée, Cornélie sa veuve, ennemie déclarée de César, va lui découvrir une conspiration faite contre lui, et lui abandonne ses esclaves, qui en sont complices. Emilie, dans Cinna, offre son cœur et sa main pour prix d’un lâche assassinat d’Auguste son bienfaiteur et son père adoptif. Voilà deux Romains de la plus haute naissance. Le premier trait, digne de la grandeur et de la probité Romaine, est une vraie, une sublime beauté. Voilà la vérité et la vertu. Le second, digne du plus lâche, du plus méprisable esclave, peut-il être une beauté aussi ? est-il même vraisemblable ? Est-ce un Romain ? ou plutôt n’est-ce pas un monstre dans l’ordre des mœurs ? Le public est-il conséquent, s’il les admire tous les deux ? Le Poète est-il pardonnable de prostituer ainsi son pinceau, en exposant le vice paré des mêmes couleurs que la vertu ? Est-ce donc mériter le nom de grand, que de se jouer du vrai et du faux, de la vertu et du vice, en inspirant les mêmes sentiments et prodiguant les mêmes éloges pour des forfaits horribles et pour des actions héroïques ? Quelle école pour les mœurs ! La pompe des paroles, l’enflure du style, de longues tirades, changent-elles la lâcheté en courage, la bassesse en sublime, les assassinats en vertus ? Le théâtre de Corneille est une tête de Gorgone coiffée avec de beau linge et des pierres précieuses. En est-elle moins affreuse ? C’est toujours la tête de Méduse.

La tragédie de Pompée, autre chef-d’œuvre de Corneille, de laquelle il dit dans sa Préface, « le style est plus élevé en ce poème qu’en aucun des miens, et ce sont sans contredit les vers les plus pompeux que j’aie faits », cette tragédie n’est qu’un lâche assassinat de Pompée par un Roi qui lui devait sa couronne, et qui par une basse politique le sacrifie à son ambition. Une conjuration aussi noire contre César y forme un incident qui en fait le dénouement, entremêlé d’une vengeance forcenée, d’un amour insensé, qui dégrade César, et dont une coquette ambitieuse se sert pour obtenir une couronne. Quels exemples à embellir par la pompe de la scène et l’élévation du génie poétique, pour faire mieux goûter le mépris des Rois et des Dieux, que cette pièce, comme toutes celles de Corneille, donne pour des sentiments héroïques de la plus haute vertu Romaine ! Ces Dieux ne sont, il est vrai, que des idoles, aux yeux des Chrétiens ; mais aux yeux des Romains c’étaient des Dieux véritables. C’étaient donc pour eux de véritables impiétés. Pompée était le Général de la République : quel droit avait-on sur ses jours ? César était un Tyran : mais est-il permis de tuer un Tyran, et de prêcher le tyrannicide, de le montrer au public dans le jour le plus favorable, qui en diminue l’horreur et en fasse croire la légitimité ?

« Quand les Dieux étonnés semblaient se partager,
Pharsale a décidé ce qu’ils n’osaient juger.
Il dédaigne de voir le ciel qui le trahit,
De peur qu’il ne semblât par une telle offense
Implorer d’un coup d’œil son aide et sa vengeance.
Et son courroux mourant fait un dernier effort
Pour reprocher aux Dieux sa défaite et sa mort.
Le sang des Scipion protecteur de nos Dieux.
Jusqu’à lui faire aux Dieux pardonner sa défaite.
Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,
Et pour dire encor plus, j’en jure par vous-même.
Car vous pouvez bien plus sur un cœur affligé
Que le respect des Dieux qui l’ont mal protégé.
Ma Divinité seule après ce coup funeste.
Ces dieux qui l’ont flatté, ces dieux qui m’ont trompée,
Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main ont pu voir l’égorger.
Ils connaîtront leur faute, et voudront le venger.
Mon zèle, à leur refus, aidé de ta mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire.»

En voici pour les Rois :

« Sire, quand par le fer les choses sont vidées,
La justice et le droit sont de vaines idées.
Et du même poignard pour César destiné
Je perce, en soupirant, son cœur infortuné.
La justice n’est pas une vertu d’Etat.
Le choix des actions, ou mauvaises ou bonnes,
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes.
Le droit des Rois consiste à ne rien épargner :
La timide équité détruit l’art de régner.
Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre,
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre.
Fuir, comme un déshonneur, la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui le sert. »

Cet affreux machiavélisme forme-t-il de bons sujets ou de bons Princes ? vaut-il mieux que la doctrine de Buzembaun ? Voici encore de la bonne morale, bien propre à faire respecter les Rois. C’est le grand César qui la débite.

« Que m’offrirait de plus la fortune ennemie,
A moi qui tiens le trône égal à l’infamie ?
Rome qui du même œil le donne et le dédaigne,
Qui ne voit rien aux Rois qu’elle aime ou qu’elle craigne,
Et qui verse en nos cœurs avec l’âme et le sang
Et la haine du nom et le mépris du rang.
Vous (le Roi) qui devez respect au moindre des Romains.
Mais pour servir César rien n’est illégitime ».

Y a-t-il même du bon sens dans ces grands mots de César, et n’est-ce pas parler contre lui-même ? Qu’on appelle un Souverain comme on voudra, Roi, Empereur, Dictateur, Sultan, Mogol, etc. n’est-ce pas toujours la puissance souveraine ? César, intéressé à la faire respecter en sa personne, était trop prudent pour tenir le langage que lui prête l’envie de dire de grands mots, aux dépens de la sagesse et des mœurs.

« César porte en ses flancs de quoi nous en laver.
C’est là qu’est votre grâce, il nous l’y faut trouver.
Je ne vous parle point de souffrir sans murmure.
Justifions sur lui la mort de son rival.
Et notre main alors également trempée
Et du sang de César et du sang de Pompée…
Rome, sans leur donner des titres différents,
Se croira par vous seul libre de deux Tyrans.
C’est trop craindre un Tyran que j’ai fait redoutable.
Deux fois en même jour disposons des Romains.
Pompée était mortel, César ne l’est pas moins.
Tu n’as non plus que lui qu’une âme et qu’une vie.
C’est à moi de punir ta cruelle douceur.
Tu m’as prescrit tantôt de choisir mes victimes.
Je ne puis en choisir de plus digne que toi,
Ni dont le sang offert, la fumée et la cendre
Puissent mieux satisfaire aux mânes de ton gendre.
Il nous le faut surprendre au milieu du festin,
Enivré des douceurs de l’amour et du vin.
Ils me font méprisable alors qu’ils me font Reine.
Le trône où je m’assieds m’abaisse en m’élevant,
Et ces marques d’honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes. »

La Cour peut-elle entendre ce langage, le Ministère le souffrir, la Magistrature le tolérer, une Nation fidèle à son Prince y applaudir ?

L’Académie Française vient d’approuver, d’applaudir, récompenser, couronner, de la manière la plus brillante, au-dessus de plusieurs autres ouvrages qu’elle-même a déclaré exceller, l’Epître d’un Père à son Fils, par le sieur de Champfort, où en effet il y a de très beaux vers, entre autres celui-ci, où pour montrer les heureux effets d’une belle éducation, qui inspire et crée des vertus, on fait l’éloge de Brutus, meurtrier de César, et de Caton, qui l’éleva :

« C’est du fils de César que Caton fit Brutus. »

Si l’assassinat de César par son fils est un acte de vertu, le tyrannicide est-il un crime ? Si former les gens au tyrannicide est un modèle d’éducation et le chef-d’œuvre du plus sage des Romains, fallait-il supprimer les Jésuites ? Si ces belles maximes dans une épître didactique méritent des couronnes littéraires, Buzembaun mérite-t-il le feu ? J’aime la bonne foi du Journal de Trévoux. (Janv. 1765. Nouvell. littérair.). Il annonce la lettre d’un Docteur de Sorbonne qui fait la censure théologique de cette épître, comme pleine de mauvais principes, et avec raison. Le Journaliste, confus d’en avoir fait l’éloge, convient que l’ouvrage est mauvais, « loue les Ecrivains qui vengent les droits de la religion et de la société contre ceux qui se disant citoyens, ne parlant que de l’amour de la patrie, osent lui porter les plus cruelles atteintes, et s’excuse en disant que l’« Auteur étant jeune, il craignait de le décourager et de le chagriner », comme s’il fallait encourager des gens qui « portent à la religion et à la société les plus cruelles atteintes ». Les autres Journaux, moins scrupuleux, n’ont point parlé de la lettre du Docteur, et sur la garantie théologique de l’Académie, ont fait sans restriction et sans palinodie le plus pompeux éloge de l’épître, notamment de ce vers, dont on a paré le frontispice, à la place d’épigraphe.

Ce vers cependant n’est qu’une imitation de Corneille dans Héraclius (Act. 4. Sc. 4.), où Léontine, Gouvernante d’Héraclius, comme Caton de Brutus, vante la belle éducation qu’elle lui a donnée en le préparant à l’assassinat de l’Empereur Phocas :

« C’est du fils du Tyran que j’ai fait ce Héros. »

Elle ajoute, en parlant à l’Empereur lui-même de son fils :

« C’est assez dignement répondre à tes bienfaits
Que d’avoir dégagé ton fils de tes forfaits.
Séduit par ton exemple, il t’aurait ressemblé :
Il serait lâche, impie, inhumain, comme toi. »

Ce ne sont pas les seuls beaux vers dont Corneille ait orné la pièce qu’il dit « supérieure à Rodogune » et « la chose la plus spirituelle qui soit sortie de sa plume ». En voici qui ne sont pas indifférents.

« Cette mort que mes vœux s’efforcent de hâter,
Est l’unique degré par où je veux monter.
Et la soif de ta perte en cette conjoncture
Me fait aimer l’auteur d’une belle imposture
Malgré le nom de père et le titre de fils,
Je deviens le plus grand de tous ses ennemis.
J’irai pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte.
N’importe, à tout oser le péril doit contraindre.
Il est temps de montrer qui nous sommes…
D’immoler mon tyran au péril de ma sœur.
Faisons que son amour nous venge de Phocas,
Et de son propre fils arme pour nous le bras.
Si j’ai pris soin de lui, si je l’ai laissé vivre…
Je ne l’ai conservé que pour ce parricide.
C’est par là qu’un Tyran est digne de périr.
Et le courroux du ciel, pour en purger la terre,
Nous doit un parricide, au défaut du tonnerre.
L’ordre est digne de nous, le crime est digne d’eux.
Dans le fils d’un Tyran l’odieuse naissance
Mérite que l’erreur arrache l’innocence.
Donnez l’aveu du Prince à sa mort qu’on apprête,
Et ne dédaignez pas d’ordonner de sa tête.
Il arme puissamment le fils contre son père.
Et je tiendrai toujours mon bonheur infini,
Si les miens sont vengés, et le Tyran puni.
Puisqu’une âme si haute à frapper m’autorise,
Et tient que pour répandre un si coupable sang
L’assassinat est noble et digne de mon rang.
Et du sang du Tyran signez notre hyménée.
Il ne crie en mon cœur que la mort des Tyrans.
L’esclave le plus vil qu’on puisse imaginer,
Sera digne de moi, s’il peut l’assassiner.
Pour tromper un Tyran, c’est générosité.
Sur l’ennemi commun sauront prendre leur temps. »

Ce sont les principaux Acteurs, qui tous à la fin de la pièce sont récompensés du parricide. Corneille était sans doute un Jésuite de robe courte.

Mais, dit-on, Phocas était un usurpateur qui avait fait mourir son Roi : on n’agissait que pour remettre sur le trône l’héritier légitime. 1.° Cela n’est pas vrai. Corneille déclare que la pièce est toute de son invention. Quelle fureur d’inventer de pareilles pièces ! 2.° Il est donc permis à l’héritier légitime d’être tyrannicide : s’il peut l’être par lui-même, ne peut-il pas se faire aider par une autre main ? ne peut-on pas en présumant son intention, agir pour lui ? La religion avoue-t-elle le principe ? la logique désavoue-t-elle les conséquences ?

Je ne fais point d’extraits des autres pièces de Pierre Corneille, non plus que de celle de Thomas son frère, où l’on trouve en cent endroits les mêmes enseignements. Il nous suffit, pour faire connaître la doctrine de cet homme tant vanté, de ses deux pièces les plus préconisées v. Je sais que Corneille était un honnête homme, je n’en veux point à sa personne ; mais on doit convenir qu’un spectacle dont les plus belles pièces débitent une si détestable morale, est infiniment dangereux pour la religion, les mœurs et le gouvernement.

Racine.

Le doucereux, le courtisan, le dévot Racine, Pensionnaire du Roi, Historiographe de France, inspirerait-il la révolte, le mépris des Rois, le tyrannicide ? un élève de Port-Royal débiterait-il la mauvaise morale que le grand Arnaud, le grand Pascal, le grand Nicole, ont tant reprochée aux Jésuites ? Lisons, et jugeons. Voici comment s’expliquent dans Bajazet un Prince du sang, un premier Ministre, une Sultane favorite.

« Mais j’ai plus dignement employé mon loisir.
J’ai su lui préparer des craintes et des veilles.
Pour moi demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
S’il ose quelque jour me demander ma tête.
Je ne m’explique point, Osmin, mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence.
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance :
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez mais trop tard soustraire à son pouvoir.
Vous n’entreprenez point une injuste carrière.
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière.
L’exemple en est commun, et parmi les Sultans
Ce chemin à l’Empire a conduit de tout temps.
La plus sainte des lois ; ah ! c’est de vous sauver.
Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous.
Du serail, s’il le faut, venez forcer la porte,
Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
Non, ne rougissez point : le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux sermons.
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
L’intérêt de l’Etat fut leur suprême loi.
Et d’un trône si saint l’amitié n’est fondée
Que sur la foi promise, et rarement gardée.
Je vais de ce signal faire entendre la cause,
Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel Empereur.
Je vais le couronner, Madame, et j’en réponds.
Mais enfin je me vois les armes à la main :
Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain…
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers…
Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
Je sais, sans me flatter que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce. »

La moitié de cette pièce est sur ce ton de révolte et de régicide ; elle n’est toute entière qu’une conjuration tramée contre un Roi légitime par son Vizir, son frère, et sa Sultane favorite, et traversée par des folies amoureuses qui la font manquer : folies fades, ridicules et sans vraisemblance dans un Prince qui ne se fait point de scrupule d’envahir le trône, et a la faiblesse de se sacrifier à sa maîtresse, et de se perdre avec elle. De tout cela il ne reste dans l’esprit des spectateurs que de la pitié pour le Prince imbécile qui manque la couronne, de l’estime pour le courage du Vizir qu’on plaint d’être le jouet de deux enfants, et de la haine pour le Sultan qui fait mourir les rebelles. Sont-ce là des leçons qui forment des sujets fidèles ?

Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, qu’on sait par cœur, composée pour S. Cyr par ordre de Madame Maintenon, est encore pire. Cette pièce est une exécution authentique des opinions ultramontaines les plus outrées, qu’aucun Pape n’adopta jamais. Une mère ambitieuse s’empare du trône de Juda, au préjudice de ses petits-fils, qu’elle fait égorger, et règne paisiblement pendant six ans. Elle est assassinée pour faire régner un de ses enfants de sept ans, qu’on dit avoir été sauvé par hasard du massacre. Voilà le vrai tyrannicide que, d’après S. Thomas, on a dit être permis. Ce n’est pas un tyran de gouvernement, qui abuse de son autorité, et qu’il faut souffrir patiemment, Athalie, quoiqu’idolâtre, ne persécutait pas la vraie religion, mais un tyran d’invasion, qui s’est emparé par violence du souverain pouvoir, dont on le dépouille, pour le rendre au maître légitime, comme si on avait assassiné Cromwell ou le Prince d’Orange, qui furent des usurpateurs, pour remettre sur le trône Charles II ou Jacques II, les Rois légitimes. Encore même le fils prétendu d’Athalie était-il un enfant inconnu, qui paraît tout à coup, dont la naissance n’était établie que sur la déposition d’une femme qui disait l’avoir furtivement enlevé. Distinction des tyrannicides, qu’un Français rejette avec horreur, puisque les partisans du sentiment contraire n’en demandent pas davantage, pour avoir le champ libre.

Le théâtre n’est pas si scrupuleux ni si fidèle à nos maximes. Racine le fils, dans ses observations sur cette tragédie de son père, justifie le meurtre d’Athalie, parce qu’« un tyran est l’ennemi public, contre lequel tout homme est soldat ». Jamais Auteur tyrannicide n’a dit autre chose. Racine le père, dans toute la pièce, en fait même le plus grand éloge, comme d’un acte héroïque de religion. Il le met sur le compte des Prêtres, par ordre du souverain Pontife Joad (le Pape des Juifs), et dit sans détour dans sa Préface : « Tout devait être saint dans une si sainte action, aucun profane n’y devait être employé. » Assassinat d’autant plus odieux que c’est au nom du fils, pour lui, et à ses yeux, qu’on égorge sa mère. Jamais assurément ni Pape ni Evêque n’est allé à la tête de son Clergé assassiner, sous prétexte de tyrannie, un Roi paisible sur son trône.

Quoique de toutes les pièces tirées de l’Ecriture, Athalie soit celle où l’on a le plus fidèlement suivi le texte sacré, on y a ajouté des circonstances qui ne servent qu’à justifier l’attentat. Le Poète suppose une inspiration de Dieu, et fait parler le grand Prêtre en Prophète. Rien de tout cela dans l’Ecriture, pas un mot d’approbation. La révolution du royaume d’Israël, par la mort d’Achab, avait été prédite par Elie, et ordonnée de Dieu par un autre Prophète, qu’il avait envoyé sacrer Jehu. Eût-il fallu des ordres moins précis pour autoriser un parricide ? Rien encore dans l’Ecriture. Cet événement est raconté avec le même air d’indifférence que mille autres dans le livre des Rois. Est-ce donc une beauté de la scène de défigurer l’histoire, pour transformer le tyrannicide en un acte de religion ? et n’est-ce pas le prétexte ordinaire des meurtriers des Rois ? On fait égorger la Reine à la porte du Temple, et l’Ecriture dit que ce fut à la porte des écuries du Palais, Porta introïtûs equorum. Pourquoi aggraver le crime par la sainteté du lieu, ou plutôt le consacrer ? On fait dire un mensonge au grand Prêtre pour attirer Athalie dans le Temple, l’y renfermer sans gardes (ce qui dans les circonstances est sans vraisemblance) et lui montrer le Roi. Racine le fils se tue de prouver, selon la doctrine Moliniste, que le mensonge est permis contre un ennemi. Toutes ces basses embûches sont encore de l’invention du Poète. Dans l’Ecriture, nul pourparler avec la Reine, elle ne vient au Temple qu’après avoir appris par le bruit public que Joas était couronné. Le grand Prêtre entreprend artificieusement de détacher par principe de religion, du service de la Reine, Abner un de ses principaux Officiers, sans même lui apprendre le secret de l’existence du Roi, ce qui certainement était en lui un crime, et il emploie pour donner plus de poids à la séduction, la voix de Dieu même, à qui il fait dire : « Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ? Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété. » Supercherie indigne du grand Prêtre, qu’on lui prête gratuitement contre la vérité, et qui d’un grand homme, d’un Prophète, n’en fait qu’un lâche et un malhonnête homme. Racine dit que ce grand Prêtre agit par ordre du Roi. Autre ridicule. Quel ordre peut donner un enfant de sept ans, qui n’apprend ce qu’il est qu’à la fin de la pièce, où tout est arrêté, toutes les mesures prises, tous les ordres donnés ? Est-ce même à un fils à faire poignarder sa mère, et convient-il de créer un Néron parmi les ancêtres du Messie ? On imagine des conversations entre la mère et le fils qui ne furent jamais, et qui autorisent l’insolence de tous les rebelles. Les réponses injurieuses de cet enfant, à la Reine elle-même, ainsi que les chœurs, et les discours de tous les Acteurs, font voir que sous prétexte de religion tout a été élevé dans une haine et un mépris souverain contre une Reine qu’on devait regarder comme légitime jusqu’à ce que le Roi fût reconnu : haine et mépris comblé d’éloges par le grand Prêtre qui en donne l’exemple :

« … Sa mémoire est fidèle,
Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur,
Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur »,

disait Athalie avec raison. Sont-ce là des leçons et des exemples à mettre sous les yeux du public ? quel Ultramontain en a fait davantage, en a tant fait ? La doctrine de Jean Petit, condamnée au Concile de Constance, y est toute mise en action ; la Ligue ne fit, ne dit rien de plus. Si cette pièce eût été composée de son temps, on l’eût fait apprendre par cœur aux enfants, comme le catéchisme, on eût couronné le Poète. Il faudrait la copier toute, si on voulait rapporter tout ce qu’il y a d’injurieux et d’attentatoire contre la Majesté royale. Contentons-nous de quelques vers, pour sentir que si dans l’ordre littéraire c’est un chef-d’œuvre poétique, dans l’ordre moral c’est un chef-d’œuvre de séduction, contre l’intention sans doute du bon Racine, qui fut toujours bon serviteur du Roi, mais qui a préparé, sans le vouloir, un poison bien dangereux, et l’a servi dans une coupe dorée. Osa-t-on la représenter à la Cour ? ose-t-on la représenter aux yeux des Magistrats ? la France peut-elle la tolérer, la voir, y applaudir ?

« Hélas ! si pour venger l’opprobre d’Israël,
Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel,
Des ennemis de Dieu percer la tête impie.
Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,
Des Prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !
Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble.
Prêtres saints, c’est à vous de prévenir sa rage :
Il faut finir des Juifs le honteux esclavage,
Venger vos Princes morts, relever votre loi.
J’attaque sur son trône une Reine orgueilleuse.
Déjà trompant ses soins j’ai su vous rassembler.
Marchons en invoquant l’arbitre des combats,
Et réveillant la foi dans les cœurs endormie,
Jusque dans son palais cherchons notre ennemie.
Dans l’infidèle sang baignez-vous sans horreur.
Frappez et Syriens, et même Israélites.
De leurs plus chers parents saintement homicides,
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides.
Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneur
D’être seuls employés au Temple du Seigneur.
Jurons… De ne poser le fer entre nos mains remis
Qu’après l’avoir vengé de tous ses ennemis.
Qu’a l’instant hors du Temple elle (Athalie) soit emmenée,
Et que sa sainteté n’en soit pas profanée.
Allez, sacrés vengeurs de vos Princes meurtris,
De leur sang par sa mort faites cesser les cris.
Si quelque audacieux embrasse sa querelle
Qu’à la fureur du glaive on le livre avec elle. »

Laissons Britannicus, Mithridate, Alexandre, etc. où nous pourrions faire une ample moisson de pareils sentiments, assaisonnés d’une douceur et d’une élégance qui les fait savourer délicieusement. Qu’eussent dit les Provinciales, si Escobar et Tambourin avaient si bien exprimé une morale si meurtrière ? Mais ces Espagnols ne sont pas galants, on ne trouve chez eux ni Phèdre ni Bérenice. Qu’on les proscrive, et qu’on adore le théâtre, qui nous donne et nous forme des maîtresses, qu’importe à quel prix ?

Dans une lettre adressée à Racine le fils, et imprimée à la fin de ses remarques sur les ouvrages de son père, on voit un Magistrat, Poète dramatique, condamner et justifier le théâtre, faire le procès à Racine le père, et l’absoudre, trouver la scène dangereuse, presque irréformable, et imaginer de la réformerw. C’est ici Melpomène et les Lois, Didon et les Psaumes de David, le Chrétien et l’Auteur galant, qui, fort étonnés de se trouver sous le même toit, voudraient se réconcilier, et après avoir débité leurs raisons, ne savent comment s’y prendre. Il faudrait en effet un habile négociateur pour ménager des intérêts si opposés. L’Evangile est bien peu traitable, et la volupté peu docile.

Il paraît surprenant que les Jésuites ne se soient jamais avisés d’opposer la doctrine meurtrière du théâtre aux imputations qu’on leur a faites des opinions de leurs Auteurs. Ils se sont rejetés sur les Jacobins qui l’ont enseignée avant et après eux, et plus fortement qu’eux, ce qui est très vrai partout ailleurs qu’en France ; mais pourquoi ont-ils laissé Cinna, Pompée, Athalie, etc. où les mêmes horreurs se trouvent à chaque pas ? La raison est simple. Les Jésuites ont fait représenter mille fois toutes ces pièces dans leurs Collèges, ils en ont composé cent de pareilles, ils se sont donc arrachés à eux-mêmes cette défense. Mais pourquoi donc leurs adversaires ne leur ont-ils pas reproché tous ces faits ? pourquoi ne pas les faire entrer dans la chaîne de la tradition prétendue de leur régicide ? Cet anneau eût bien mieux figuré dans le livre des Assertions qu’un Santarelli, un Sa, etc. dont un million d’âmes qui ont vu jouer ces pièces, auraient demandé comme Pascal : « Ah ! mon Père, ces gens-là sont-ils Chrétiens ? » La raison en est simple encore : on aime le théâtre ; a-t-on pu le censurer et le dépouiller de ses beautés ? on craint plus de supprimer les pièces, qu’on ne désire la suppression des Jésuites. Les passions ont sauvé la scène jusque dans le sein d’un Institut impie que l’on a proscrit, le zèle s’est brisé à l’écueil du plaisir. Les charmes des Actrices ont obtenu la grâce de ce qui méritait les foudres ; leurs myrtes auraient-ils été flétris par les mains de leurs adorateurs ? Les Jésuites auraient-ils deviné qu’ils devaient avoir un jour cette obligation au théâtre ?

Crébillon.

Le sombre Crébillon, dont le théâtre toujours tendu de deuil, et n’ayant que des poignards pour décorations, est une espèce d’échafaud où les Acteurs sont autant de bourreaux, qui ne parlent à chaque scène que de tuer quelqu’un ou se tuer eux-mêmes. Ce barbare tragique n’a pas sans doute oublié le langage affreux et facile de la rage et du désespoir, que l’on traite de sublime, parce qu’il attaque les Dieux et les Rois, et qui par cette même raison ne mérite que l’indignation et le mépris. Il est vrai que ce Poète, moins sanguinaire à table que sur la scène, uniquement conjuré contre les bouteilles, ne versait à grands flots que le sang de la vigne. Il n’est pas moins vrai qu’un théâtre où l’on ne parle que révolte, massacre, tyrannicide, suicide, est une chaire de pestilence que la bonne politique doit renverser. Ces spectacles renouvellent les combats des gladiateurs, où l’on se faisait un plaisir de voir couler le sang humain. L’imagination, également remplie de carnage, dont on vient de voir le tableau, rend le spectateur cruel, féroce, rebelle, indépendant ; il verrait de sang froid les séditions et les meurtres, il y prendrait part, et malheur à l’autorité souveraine, si jamais des calamités publiques la rendaient faible ou douteuse ; elle trouverait dans le peuple dramatique des ennemis secrètement armés contre elle par leur goût. Il est vrai que les braves de théâtre ne savent dégainer l’épée qu’en paroles, et ne sont que des ombres de César.

Les deux dernières pièces de Crébillon, le Triumvirat et Catilina, fruits tardifs de sa vieillesse, devraient être plus modérées que les saillies d’une fougueuse jeunesse. Il semble au contraire que ce vieillard forcené, aigri par des mécontentements domestiques, y ait vomi tout son fiel. L’amour qu’il y entremêle, bien loin d’en tempérer les noirceurs, en prend lui-même la lugubre teinte, et n’a plus que des traits hideux qui de Cupidon font un Cyclope. Ce ne sont que des tissus d’horreurs et de crimes, aucun vers qui ne soit écrit avec le sang, et tracé de la main de Tisiphone. Mais c’est, dit-on, le sujet de la pièce qui par lui-même est horrible. A la bonne heure. Eh ! pourquoi aller chercher ces sujets, et étaler aux yeux du public ce qui ne saurait être trop profondément enseveli dans les ténèbres ? Laissons les loups et les tigres au fond des forêts. Est-ce bien entretenir la santé des hommes que de les nourrir de poisons, et bien entretenir l’humanité et la vertu que de la nourrir d’assassinats ? La belle poésie est l’imitation des beautés de la nature, et non de ses horreurs. Le langage des Dieux est fait pour chanter les vertus, et non les forfaits. Il me semble voir le fameux réservoir de Montezumax, dans l’histoire du Mexique, où ce Prince nourrissait de chair humaine, une multitude de crapauds, de serpents, de vipères. Quel séjour ! quels sifflements ! quels spectacles ! Une galerie où on ne verrait que des tableaux de monstres, de supplices, de meurtres, fussent-ils de la main de Raphaël et de Michel-Ange, serait-elle une promenade bien agréable ? Les tableaux des fureurs et des forfaits ont beau être de la main de Corneille, de Crébillon ou de Voltaire, peuvent-ils plaire à un cœur bien fait ? Qu’on est à plaindre, si l’on aime à éprouver les sentiments qu’ils inspirent ! l’Etat peut-il avoir intérêt à rendre les hommes féroces ?

Voici la démonstration du contraire. Après avoir vu les applaudissements constamment prodigués à tant de pièces régicides, pouvait-on s’attendre à ceux dont on a comblé une tragédie nouvelle qui combat le plus fortement cette morale meurtrière ? Jamais la fortune du théâtre ne fut plus brillante. Jusqu’ici on n’osait point dédier au Roi des pièces dramatiques. Sa Majesté dédaignait les frivolités, et dans le fond le nom du Roi pouvait-il être placé décemment à la tête de tant d’horreurs ? Mais le Prince vient d’accepter la dédicace du Siège de Calais, l’a fait imprimer à l’Imprimerie royale, comme un ouvrage utile à l’Etat, faveur encore très nouvelle, et ce qui n’est nullement indifférent, il a donné à l’Auteur une médaille d’or et une gratification considérable. La ville, le Gouverneur de Calais, tout le public, y ont applaudi de concert. Jamais triomphe plus complet, il condamne toutes les autres pièces, et justifie pleinement tout ce que nous disons. Cet ouvrage doit-il ce prodigieux succès à son mérite dramatique ? Non : il est médiocre, on pourrait en faire une juste critique. Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, ont donné plusieurs poèmes très supérieurs. Les faveurs singulières et uniques de la Cour, l’ivresse du public, les éloges sans nombre, ne sont dus qu’à la morale qu’on y débite. On n’y parle que de fidélité et de dévouement à son Prince, de courage pour soutenir son autorité, au prix des biens et de la vie, d’amour pour la patrie au-dessus de tous les parents, de modération, de patience dans les plus grands revers, etc.

Ce ne sont pas des héros de folie, des amants insensés, qui se tuent pour une maîtresse, des amantes forcenés qui, comme Emilie dans Cinna, n’offrent leur cœur et leur main que pour récompenser un assassinat ; ce sont des héros raisonnables, de vrais héros qui s’immolent pour le bien public. Cette pièce, la première et peut-être la seule où l’on ait parlé si fortement en faveur de la royauté, tandis que cent autres déclament contre elle, est proprement l’apothéose du gouvernement monarchique, et la canonisation de la soumission absolue à son Prince légitime. Voilà ce que le gouvernement avec beaucoup de sagesse, a voulu confirmer, encourager, augmenter dans la nation, en donnant la plus grande vogue à un spectacle qui l’enseigne. Mais n’est-ce pas faire le procès à tous ces prétendus chefs-d’œuvres dont celui-ci renverse tous les principes, où l’on ne voit que des amants extravagants, des rebelles furieux, des conjurés parricides, des Monarques haïs, méprisés, détrônés, massacrés ? S’il est utile de présenter au public de bons sentiments, n’est-il pas pernicieux de lui en offrir de criminels ? le vice fait-il moins d’impression que la vertu ? les scélérats sont-ils plus rares que les héros ? avons-nous moins de penchant pour les passions que pour les actions héroïques ? peut-on, sans la plus pitoyable inconséquence, et la plus énorme contradiction, applaudir sur le même théâtre Pompée, Catilina, etc. et le Siège de Calais ? La médaille du sieur Belloy renverse le mausolée de Crébillon. Ce serait mettre de pair la vérité et le mensonge, le régicide et le patriotisme. Mais tout est un jeu pour un amateur du théâtre, parce que le théâtre fait un jeu de tout. Vice et vertu, tout est chez lui sur la même ligne ; tout lui est égal, pourvu qu’il s’amuse ; religion, mœurs, gouvernement, rien ne l’arrête, rien n’est sacré pour lui que son plaisir. On croit que le sieur Belloy ayant enchâsse avec éloge dans sa pièce les noms de plusieurs familles distinguées, s’est acquis à peu de frais de puissants protecteurs, qui ont bien voulu prendre une scène pour un titre de noblesse. Cela peut être ; mais cette protection n’aurait pas tiré ce poème de la foule, si l’autorité royale et l’ascendant de la vertu, qui sait la faire estimer même sur le théâtre, ne lui eussent donné la plus grande faveur.

Le Triumvirat est un tissu d’abominations, par l’attentat de trois hommes qui s’emparent du gouvernement et se partagent l’empire, et par le massacre d’une infinité des plus illustres citoyens, que les Triumvirs se vendent mutuellement. Cette boucherie était faite pour la plume de Crébillon. Il est surprenant qu’un sujet si fort de son goût n’ait pas été le premier qu’il a traité ; enfin il l’a saisi pour terminer sa carrière dans des flots de sang. En voici quelques traits dignes de lui, et peu dignes d’un cœur Français.

« Brutus, s’il est ton fils (de César) a plus fait pour ta gloire (en le tuant)
Que ce tigre adopté pour flétrir ta mémoire.
A ce nouveau César soit un nouveau Brutus.
Votre sang ! ah ! croyez qu’il n’est point de puissance
Que je n’ose braver ici pour sa défense.
Un Tyran à mes yeux ne vaut pas un esclave.
Ah ! la vertu qui fuit ne vaut pas le courage
Du crime audacieux qui sait braver l’orage.
Que peut craindre un Romain des caprices du sort,
Tant qu’il lui reste un bras pour se donner la mort ?
Inutile Tyran d’un peuple malheureux,
Soyez du moins pour nous un Tyran courageux.
Détruisons les Tyrans et le triumvirat.
Rien n’est plus dangereux dans un Etat naissant
Que les hommes de bien que le public admire.
O César, ce n’est pas ton sang qui l’a fait naître :
Brutus, qui l’a versé, méritait mieux d’en être.
Et vous sans redouter l’exemple de la mort,
Vous semblez n’envier que son funeste sort.
Mais les Républicains ne se font pas un crime
D’immoler un Tyran même digne d’estime.
Ils ne regardent pas un Tyran comme un Roi.
Je doute cependant qu’élevée en mon sein,
Un Tyran, quel qu’il soit, puisse obtenir sa main.
Savez-vous que Brutus est moins Romain que moi ?
Si du sort des Tyrans vous bravez les hasards.
Il naîtra des Brutus autant que de Césars.
On veut que le furieux qui lui perça le flangy (à Cés.)
S’abreuve dans le mien du reste de son sang.
Il veut que de César les lâches meurtriers
Rentrent dans le Sénat couronnés de lauriers,
Et que sacrifiant à Brutus son idole,
J’aille de son poignard orner le Capitole.
César ne fut jamais ni mon Dieu ni mon Roi,
Et le plus fier Tyran n’est qu’un homme pour moi.
Mais s’armer d’un poignard qu’un lâche nous destine,
Ce n’est que le punir alors qu’on l’assassine.
Se laisser prévenir est moins une vertu
Que l’imbécillité d’un courage abattu.
Pourz sauver l’un de vous, il faut immoler l’autre.
Choisissez du trépas de César ou du vôtre.
Rien n’est sacré pour moi, dès qu’il s’agit de vous.
Loin de tenter encor de le justifier,
Je serai le premier à le sacrifier. »

La tragédie de Catilina n’est qu’une conjuration affreuse, tramée contre l’Etat par les Sénateurs les plus distingués, terminée par le désespoir d’un suicide. La vérité de l’histoire y est absolument défigurée pour la rendre plus horrible par une multitude de noirceurs. Ce n’est dans les deux partis qu’un tissu de fureur sans aucun adoucissement de vertu. Caton même, Cicéron et sa fille Tullie, qui devaient être raisonnables, ne parlent qu’en forcenés, et n’ont d’autre vertu, si c’en est une, qu’un amour effréné de l’indépendance, et l’orgueil le plus outré. Une femme furieuse trahit lâchement le secret de son amant, pour le perdre, et le Consul emploie bassement la coquetterie de sa propre fille, pour pénétrer Catilina, comme les Philistins se servirent de la Courtisane Dalila pour découvrir le secret de Samson : tant la corruption des Auteurs, des Acteurs, des spectateurs, impose la nécessité de mêler l’amour partout, fût-il le plus inutile, le plus faux dans le fait, le plus abominable dans ses intentions et ses démarches, opposé même au caractère des personnages. On y débite les plus détestables maximes. Eh qui ? le grand Prêtre, qui allume le feu de la révolte et s’efforce de corrompre Catilina, à qui on fait jouer le rôle d’homme de bien, tandis que le Ministre de la religion est un scélérat : personnage postiche, de l’invention de l’Auteur, qui n’influe en rien dans le dénouement, et qui n’a été imaginé que pour avoir occasion de faire ce portrait déshonorant du Clergé :

« Et je sais, quand la haine enflamme vos pareils,
Jusqu’où va la noirceur de leurs lâches conseils,
Surtout dès qu’il s’agit de venger leurs injures.
Qui de sa dignité dépositaire habile,
Plein de faste à l’Autel, auprès des Grands servile,
Sur l’espoir de leurs dons mesure sa ferveur,
Et n’adore en effet que la seule faveur. »

La pièce elle-même fait foi que sur un mauvais Prêtre il y a cent mauvais laïques. A quel titre donc, par un privilège exclusif, attribuer au Corps du Clergé des vices communs à tout le monde, et qui communément ne sont dans le Clergé que parce que le monde les lui inspire ? Voici des traits du beau sermon de ce grand Prêtre. C’est d’abord un portrait du Sénat, aussi flatteur que celui du Clergé.

« Un tas d’hommes nouveaux proscrits par cent décrets,
Dispersés dans l’abîme où son orgueil le plonge.
Les grandeurs du Sénat ont passé comme un songe.
De ce Corps avili Minerve fut bannie.
A l’aspect de leur luxe et de leur tyrannie.
On ne voit que l’or seul présider au Sénat. »

C’est ensuite la plus basse flatterie au chef des conjurés, pour l’engager à s’emparer de l’Empire sur les débris de la République, par le fer et par le feu.

« Vous qui jusqu’à ce jour armé d’un front terrible,
Des cœurs audacieux fûtes le moins flexible,
Qui d’un Sénat tremblant à votre fier aspect
Forcez d’un seul regard l’insolence au respect,
A sa voix aujourd’hui plus soumis qu’un esclave,
Enfin à votre tour vous souffrez qu’on vous brave,
Et vous abandonnez le soin de l’univers.
Avec une valeur qui n’oserait agir,
Et ce front outragé qui ne sait que rougir.
La mort nous a ravi Marius et Sylla :
Qu’ils revivent en toi ; règne, Catilina.
En vain fondant sur vous toute son espérance,
Rome vous élevait à la toute-puissance.
Non, non, Rome n’est plus sans le secours d’un maître,
Et qui donc plus que vous serait digne de l’être ?
Quelle gloire pour vous en domptant les Romains,
Que sans avoir des Dieux emprunté le tonnerre,
Un seul homme ait changé la face de la terre !
Hé bien qu’à ces remords de prompts effets succèdent.
D’armes et de soldats remplissons tous ces lieux
Où le Sénat impie ose troubler nos Dieux.
Dans un sang ennemi.… »

Il faudrait copier toute la pièce, si on voulait en exprimer tout le poison. Tous les Acteurs, chacun à sa manière, plein des mêmes principes, tient le même langage, tout ne parle que de meurtres, de trahisons, de séditions. Le sexe même y perd sa douceur, sa pitié naturelle. Tullie et Fulvie ne sont que des Mégères sur la tête desquelles sifflent les serpents. Ce sont de beaux vers, il est vrai, des traits éloquents, pathétiques. Hélas ! le poignard est-il moins acéré, pour avoir une poignée d’or garnie de diamants ? Il faut avoir des passions bien noires pour se plaire à la représentation de pareilles horreurs. Mais est-ce bien de l’intérêt public, de l’intérêt de l’Etat, de les faire sentir à des sujets, et leur laisser apprendre à les goûter, et affaiblir, en s’y familiarisant, le juste éloignement qu’ils doivent avoir des forfaits atroces. Les autres pièces de Crébillon, écrites dans le même esprit, fourniraient une infinité de traits semblables. C’en est trop pour faire connaître le danger d’un spectacle dressé par la main des crimes, et qui en fraie les routes.

Voltaire.

Pour celui-ci, je doute que personne se déclare son apologiste. Il a débité tant d’erreurs et de calomnies, il a si fort déclaré la guerre à Dieu et aux hommes, quand il a parlé de son chef, qu’on ne s’attend pas qu’il les ménage dans la bouche de ses Acteurs. L’Auteur de la lettre qu’on trouve à la tête de la tragédie de la Mort de César (que peut-être il a fabriquée), en convient de bonne foi. « On sent bien, dit-il, que l’Auteur n’a pas composé ce poème pour le donner au théâtre Français (n’est-il pas représenté, imprimé, lu de tout le monde ?), les personnages récitants peuvent, par le fond des choses, et surtout par la véhémence de la déclamation, faire sur le plus grand nombre des spectateurs des impressions contraires au repos des Etats monarchiques. » Belle excuse ! comme si la révolte et le tyrannicide étaient plus permis en Angleterre qu’en France, et si un Chrétien pouvait jamais les approuver et les inspirer ! C’est la pièce la plus emportée contre le gouvernement monarchique. Le tyrannicide y est présenté sans aucun correctif, comme l’action la plus héroïque. La clémence de César contrastée avec l’atrocité de Brutus, n’y sert qu’à relever le courage du Républicain, et à mieux prouver qu’on ne doit pas épargner un Tyran, fût-il l’homme le plus estimable et le plus aimable :

« Je déteste César avec le nom de Roi ;
Mais César citoyen serait un Dieu pour moi.
Je te préfère au monde, et Rome seule à toi. »

Cette pièce est pire que celle d’Athalie ; elle n’a pas même un air de religion et de piété. L’esprit d’indépendance conduit seul la main des assassins jusqu’au parricide le plus atroce. Brutus, reconnu fils de César, déterminément et par choix porte les premiers coups à son père. Du moins Joas, un enfant de huit ans, n’est que le spectateur du meurtre de sa mère, qu’un grand Prêtre, son Gouverneur, exécute sans le consulter, s’en faisant un devoir de religion. Le meurtre de César est d’autant plus odieux, que cet Empereur, quoique d’abord conquérant injuste, était devenu légitime par l’approbation du peuple et du Sénat, qui l’avaient créé Dictateur perpétuel, et lui avaient conféré le pouvoir souverain ; ce qui rendait sa personne sacrée. Ce trait ne fait pas l’éloge de Cicéron, lequel, selon les temps, bas adulateur et dangereux républicain, loue César à l’excès pendant sa vie, et se déchaîne contre lui après sa mort. Si S. Thomas d’Aquin avait fait cette attention, il n’aurait pas d’après Cicéron, dont il cite le passage, excusé et loué les meurtriers de César, parce que c’était un Tyran d’invasion qui s’était emparé du gouvernement par violence, malgré ses sujets, à moins qu’on ne fasse entendre avec lui que ce n’était qu’un consentement forcé : « Dicendum quod Tullius loquitur in casu illo quando aliquis dominium sibi per violentiam surripit nolentibus subditis, vel etiam ad consensum coactis, et quando non est recursus ad superiorem per quem judicium de invasore fieri possit, tunc enim qui ad liberationem patriæ Tyrannum occidit, laudatur et prœmium accipit. » In 2. Sent. Distinct. 44. Q. 2. Art. 2.

Mais malgré ces distinctions je condamnerai toujours le tyrannicide, même dans les cas qui sont rapportés dans l’Ecriture, où l’on ne voit pas que Dieu l’ait jamais approuvé, quoiqu’il en ait tiré sa gloire pour l’exécution de ses desseins, aussi bien que de tant d’autres crimes. Et je serai toujours persuadé que si on a dû supprimer les livres des Casuistes qui enseignent cette doctrine, on doit, à plus forte raison, abolir un spectacle où on en donne publiquement des leçons.

Voici, dans le goût de Voltaire, des exhortations à la fidélité qu’on doit à son Prince.

« Si tu n’es qu’un Tyran, j’abhorre ta tendresse.
Allez ramper sans moi sous la main qui nous brave.
Et toi vengeur des lois, toi mon sang, toi Brutus !
César nous a ravi jusques à nos vertus.
Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon sein
Tout l’honneur qu’un Tyran ravit au nom Romain.
Non, tu n’es plus Brutus. Ah ! reproche cruel !
César ! tremble, Tyran ; voilà ton coup mortel.
Non, tu n’es plus Brutus ; je le suis, je veux l’être :
Je périrai, Romains, ou vous serez sans maître.
Je vois que Rome encore a des cœurs vertueux.
On demande du sang, Rome sera contente.
César était au Temple, et cette fière idole
Semblait être le Dieu qui tonne au Capitole.
Si Caton m’avait cru, plus juste en sa furie,
Sur César expirant il eût perdu la vie.
Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome,
Et c’est la seule faute où tomba ce grand homme.
Dans une heure à César il faut percer le sein.
Ah ! je te reconnais à cette noble audace :
Ennemi des Tyrans, et digne de ta race,
Ton nom seul est l’arrêt de la mort des Tyrans.
Lavons, mon cher Brutus, l’opprobre de la terre,
Vengeons le Capitole au défaut du tonnerre.
Nous détestons César, nous vengeons la patrie,
Nous la vengerons tous ; Brutus et Cassius
De quiconque est Romain raniment les vertus.
Admettrons-nous quelque autre à ces honneurs suprêmes ?
Non, ce n’est qu’avec vous que je veux partager
Cet immortel honneur et ce pressant danger.
Là, je veux que ce fer enfoncé dans son sein,
Venge Caton, Pompée et le peuple Romain.
Mais qu’une telle mort est noble et désirable !
Qu’il est beau de périr dans des desseins si grands,
De voir couler son sang dans le sang des Tyrans !
Mourons, braves amis, pourvu que César meure.
Faisons plus, mes amis, jurons d’exterminer
Quiconque, ainsi que lui, prétendra gouverner,
Fussent nos propres fils, nos parents et nos frères.
Scellons notre union du sang de nos Tyrans.
Je dois sa mort à Rome, à vous, à nos neveux.
L’honneur du premier coup à mes mains est remis, etc. »

La plume me tombe des mains. Tous les Casuistes ultramontains ensemble ont-ils écrit tant d’horreurs ? On les imprime, les lit, les représente dans tout le royaume !

La tragédie de Brutus ne suit pas même la distinction ordinaire du Tyran d’invasion, et du Tyran de gouvernement. Tarquin régnait depuis vingt-quatre ans sur un Etat jusqu’alors monarchique. On ne se plaignait que de sa fierté et de son luxe, et de la violence faite à Lucrèce par un de ses enfants. Quel trône subsisterait, si ces sortes de raisons suffisaient pour chasser un Roi et sa famille, et changer la constitution d’un Etat ? Est-ce un crime d’entretenir des intelligences avec le Prince légitime, pour le faire remonter sur le trône ? Le Général Monk, qui forma un parti à Charles II, Roi d’Angleterre, les Parisiens qui du temps de la Ligue demeurèrent attachés à Henri III et Henri IV, étaient-ils criminels ? leur mort eût-elle été un acte de justice, et un Ligueur qui sur ce prétexte aurait fait mourir son propre fils, eût-il été un héros ? Voilà toute la pièce. La révolte de Rome contre son Roi est la plus juste et la plus belle action, la guerre qu’on lui fait, les avantages qu’on remporte contre lui, sont autant de triomphes, les mesures qu’on prend pour le rétablir, des trahisons et des conjurations. On ne doit pas épargner ses propres enfants. Voltaire peut-il oublier que ce qu’il canonise dans Brutus, il l’a anathématisé dans la Henriade ? Quelques feuilles suffisent pour dénaturer le crime et la vertu : au premier tome le langage des Ligueurs est sacrilège, au second tome il est héroïque.

« Destructeurs des Tyrans, vous qui n’avez pour Rois
Que les Dieux de Numa, vos vertus et vos lois…
Que Tarquin satisfasse aux ordres du Sénat :
Exilé par nos lois, qu’il sorte de l’Etat.
Tombe ou punis les Rois, ce sont là nos traités.
Accoutumons des Rois la fierté despotique
A traiter en égale avec la République.
Et l’esclave des Rois va voir enfin des hommes.
N’alléguez point des nœuds que lui-même a rompus,
Les Dieux qu’il outragea, les droits qu’il a perdus.
Il nous rend nos serments lorsqu’il trahit le sien.
Et dès qu’aux lois de Rome il ose être infidelle,
Rome n’est plus sujette, et lui seul est rebelle. »

Que disent de plus tous les Ultramontains ?

« Pardonnez-nous, grands Dieux, si le peuple Romain
A tardé si longtemps à condamner Tarquin.
Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes.
Le bien public est né de l’excès de ses crimes.
Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos serments.
Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître
Qui regrettât les Rois, qui souhaitât un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourments.
Qu’aux Tyrans désormais rien ne reste en ces lieux
Que la haine de Rome et le courroux des Dieux.
Sous le joug des Tarquin la Cour et l’esclavage
Amollissaient leurs mœurs, énervaient leur courage.
Leurs Rois trop occupés à dompter leurs sujets…
Ils ne se piquent pas du devoir fanatique
De servir de victime au pouvoir despotique,
Ni du zèle insensé de courir au trépas
Pour venger un Tyran qui ne les connaît pas.
Nous sommes de leur gloire un instrument servile.
Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur
La liberté gravée et les Rois en horreur.
Tyrans que j’ai vaincus, je pourrais vous servir !
Va, ce n’est qu’aux Tyrans que tu dois ta colère.
Mais je te verrai vaincre, et mourrai comme toi.
Vengeur du nom Romain, libre encore et sans Roi.
Le devoir de mon sang est de vaincre les Rois. »

Alzire est encore une conjuration brutalement exécutée par un Prince qui se jette en furieux sur le Vice-Roi du Pérou, dont il approche par un lâche déguisement : puissance d’abord tyrannique, mais devenue légitime, reconnue dans tout le pays, et qui subsiste encore. Fût-elle tyrannique, est-il permis de tuer les Tyrans ? Assassinat, non seulement impuni, mais encore récompensé par le mariage de l’assassin avec la Princesse qu’il aime, et malgré l’arrêt du Conseil souverain qui le condamne à la mort, tout fondé sur les mêmes principes.

« Vivrons-nous sans servir Alzire et sa patrie,
Sans ôter à Gusman sa détestable vie ?
Dieux impuissants, Dieux vains, dans nos vastes contrées.
Deux vertus dans mon cœur, la vengeance et l’amour.
Nous avons rassemblé des mortels intrépides,
Eternels ennemis de nos maîtres avides.
La soif de te venger, toi, ta fille et mes Dieux.
Puissions-nous de Gusman punir la barbarie !
Que son sang satisfasse au sang de ma patrie.
Vengeance, arme nos mains ; qu’il meure, c’est assez.
La main, la même main qui t’a rendu ton père
Dans ton sang odieux pourrait venger la terre.
Entrer, voler vers nous, s’élancer sur Gusman,
L’attaquer, le frapper, n’est pour lui qu’un moment.
Quoi ! ce Dieu que je sers me laisse sans secours !
Il défend à mes mains d’attenter sur mes jours !
Ah ! quel crime est-ce donc devant ce Dieu jaloux
De hâter un moment qu’il nous prépare à tous ?
Gusman respire encore, un bras désespéré
N’a porté dans son sein qu’un coup mal assuré.
Non, qu’une affreuse mort tous trois nous réunisse. »

Pour la tragédie de Mahomet ou du Fanatisme, l’Auteur lui-même, sans y penser et s’efforçant de la défendre, fournit de quoi lui faire le procès. Il convient que c’est l’action la plus atroce : un fils qui égorge son père, un otage qui assassine le Chef de l’Etat, à qui il fut donné en otage, à qui le Chef de la religion en donne l’ordre de la part de Dieu, comme une révélation venue du ciel, qu’il appuie de l’exemple du sacrifice d’Abraham. Il convient qu’il a totalement changé l’histoire, qu’il n’a pas « mettre sur la scène une action vraie, mais des mœurs vraies ». Comme si des forfaits atroces qui sont sans exemple, étaient les mœurs ordinaires des hommes ! Il faut avoir soi-même le cœur et les mœurs bien affreuses, pour croire ces prodiges de scélératesse des mœurs ordinaires. Quelle fureur de n’employer son esprit qu’à inventer ce que l’enfer peut vomir de plus noir ! Un Historien, enchaîné par la vérité des faits, glisse rapidement sur ces événements affligeants pour l’humanité, dont il ne rappelle le souvenir qu’avec peine. Quel homme, qui librement et par choix altère la vérité pour entasser toutes les horreurs qu’il peut s’imaginer ! Il convient qu’on en fut si frappé qu’on disait publiquement, c’est un ouvrage très dangereux, fait pour former des Ravaillac et des Jacques Clément, et il ne veut pas convenir, malgré la vérité, que le gouvernement en défendit la représentation, ce qu’il appelle une cabale. Mais il ne peut dissimuler qu’on n’ose plus la donner au public, et qu’il la retira lui-même du théâtre. Je n’en suis pas surpris. Je le suis bien davantage qu’on ose en mettre bien d’autres sur le théâtre qui ne valent pas mieux. Mais, dit-il, Tartuffe ne fera jamais des hypocrites. Je n’en sais rien ; mais il fera certainement des impies, par le mépris de la vraie piété sous les traits de la fausse. Mahomet est un Tartuffe les armes à la main, qui ne fera jamais des régicides (il en ferait bien sûrement à Constantinople), mais il fera des impies. Ainsi, ce Tartuffe armé par le mépris de la religion, qu’on montre comme le mobile des plus grands crimes, et ses Ministres qu’on dit capables d’abuser de leur caractère, pour les faire commettre comme autant d’actes de vertu, sont le comble du scandale. C’est bien la Henriade que Voltaire doit citer pour garant de ses sentiments ! L’impiété n’y est-elle pas de tous côtés semée ? Celui qui en adopterait l’esprit et les maximes ne serait ni bon citoyen ni bon Chrétien ; selon l’oracle de la vérité, un mauvais arbre ne peut porter que de mauvais fruit. Il dit qu’il faudrait respecter Mahomet, s’il était né Prince légitime et avait bien gouverné ; mais un marchand de chameaux, un séditieux, un imposteur, un usurpateur, etc. Et n’est-ce pas la distinction du Tyran d’invasion et du Prince légitime ? Et que disent de plus les tyrannicides ? Les plus beaux esprits sont ou bien ignorants, ou bien inconséquents. Remarquez même qu’afin qu’aucune vertu ne rachète ces noirceurs, on veut que le personnage qu’on donne pour vertueux (Zopire) trame avec le Sénat un assassinat aussi lâche contre Mahomet, qu’il ne fait que prévenir par celui de Zopire.

« Et j’ai besoin d’un bras qui par ma voix conduit,
Soit seul chargé du meurtre, et m’en laisse le fruit,
Je vais jurer à Dieu de mourir pour sa loi.
Laissons ces vains remords, et nous abandonnons…
Qu’il l’immole, il le faut ; il est né pour le crime :
Qu’il en soit l’instrument, qu’il en soit la victime.
Les autels, les serments, tout enchaîne Séide :
J’ai mis un fer sacré dans sa main parricide.
Et la religion le remplit de fureur.
Roi, Pontife, Prophète, à qui je suis voué.
Eclairez seulement ma docile ignorance.
Adorez et frappez, vos mains seront armées
Par l’Ange de la mort et le Dieu des armées.
Obéissez, frappez, teint du sang d’un impie,
Méritez par sa mort une éternelle vie.
J’en ai fait le serment, il faut qu’il l’accomplisse. »

Marmontel.

Je ne connais point ce Poète, que l’Académie Française a jugé digne de figurer avec Crébillon, Marivaux et Voltaire dans la galerie des beaux esprits. Je ne juge de lui que par ses tragédies, ses contes antimoraux, et son apologie du théâtre, qui en fait plutôt la condamnation : ouvrage qui lui donne encore plus de droit d’avoir une chaire de Professeur dans l’Académie de la morale relâchée et du tyrannicide. Il fait, il est vrai, régner partout un air sérieux et décent. Mais c’est une gaze légère qui enveloppe l’esprit mondain et prétendu philosophique, le plus opposé à celui de l’Evangile, et remplit l’imagination et le cœur de tout le poison du vice, à l’exemple de son maître et de son Mécène Voltaire. Quel conte de la Fontaine est plus dangereux qu’Annette et Lubin, Heureusement, etc. On n’y connaît point de religion, si ce n’est pour l’insulter. A quel propos, dans Annette et Lubin, enchâsser Benoît XIV, la vente des dispenses de mariage, une lettre écrite familièrement au Pape par un Seigneur de village, etc. ce qui blesse également la religion, la décence, le costume, c’est-à-dire l’usage et les lois de la daterieaa. Le théâtre n’a pas manqué de s’emparer de ce riche fonds ; plusieurs de ces contes, et les plus licencieux, ont été mis en farce et donnés sur la scène. Duquel des deux, de l’Auteur ou de l’imitateur, ce choix fait-il l’éloge ? L’apologie du théâtre est à même temps l’apologie de toutes les passions dans leurs excès, le duel, la mollesse, mollities. Le duel est une vertu nationale qu’il faut entretenir, l’incontinence un besoin physique et périodique qu’il faut satisfaire. Pourrait-on en effet justifier l’école du vice qu’aux dépens de la vertu ? peut-on élever l’un que sur les débris de l’autre ? Quel des deux semble plus condamnable, l’Auteur qui fait une telle apologie, ou le prévenu qui en a besoin ?

Le tyrannicide est préconisé dans ses pièces dramatiques, et embelli des grâces de la poésie et des traits de l’héroïsme. Tous les défenseurs de cette doctrine, dans toutes les écoles depuis S. Thomas jusqu’à Buzembaum et Lacroixab, n’ont dit rien de plus, ni peut-être tant. Voici le système bien exposé dans Aristomène, où le héros de la pièce est hautement déclaré contre son Roi, et où sa famille et ses amis se déclarent contre le Sénat. Partout révolte, fureur, meurtre.

« Quand pour juger le crime il reste un Tribunal,
Le punir, c’est des lois devenir le rival.
C’est usurper leurs droits ; mais lorsque la licence
Des mains de la justice arrache la puissance,
Que la force peut seule en arrêter le cours,
Que la vertu contre elle attend notre secours…
C’est trahir l’univers qu’épargner qui l’opprime.
La Grèce adore enfin ce que tu nommes crime.
Hercule, la terreur et l’amour des mortels,
Par de tels attentats mérita des autels.
Destructeur des méchants, sois le Dieu de Messène.
S’ils pouvaient périr seuls, j’y souscrirais sans peine.
Le temple de nos lois et de la liberté,
Erigé par nos mains et de sang cimenté,
Où des débris du trône et de la tyrannie,
D’un peuple indépendant s’élève le génie.
Tyran, vous tomberez, nous n’avons plus de maître,
Abattre nos Tyrans prêts à nous opprimer,
Voilà la seule ardeur qui doit nous animer.
Toi tomber à ses pieds, quand tu peux l’accabler !
Toi, fléchir devant lui ! c’est à lui à trembler. »

Ce dénouement est enfin l’assassinat de deux Sénateurs en plein Sénat par un ami du Héros, et le Héros en fait l’éloge, et le donne à son fils pour exemple de vertu à suivre :

« O mon fils, vous voyez le prix de la vertu :
A ses pieds tôt ou tard le crime est abattu. »

Son Denis le Tyran est empoisonné du même venin ; on y fait même servir la religion à autoriser le tyrannicide.

« Quels que soient les remords dont je me sens troubler,
Il n’est point d’attentat qui me fit reculer.
Quoi ! Denis vit encor, ce tyran sanguinaire !
Lâches, et nous souffrons que le soleil l’éclaire ?
Au cœur des malheureux n’est-il point de vertu ?
Le père est un Tyran, il faut l’exterminer :
Le bras de la vertu doit le précipiter.
C’est le sang des Tyrans sacrilèges et traîtres,
Qui doit couler, grands Dieux, sous le fer de vos Prêtres.
Nos vœux sont exaucés quand l’Autel en est teint.
Dieux ! dans ce grand dessein prêtez-moi votre appui,
Le crime même est juste en cette extrémité, etc. »

Campistron.

Campistron, de l’Académie Française encore, et placé à Toulouse sa patrie dans la galerie des hommes illustres (car par je ne sais quelle fatalité on ne craint la doctrine du tyrannicide que dans le bouquin Flamand de Martin del Rioac), Campistron a tenu le même langage. Pouvait-il ne pas le tenir ? Tout Auteur tragique le bégaie en naissant. En voici des traits.

 (Virginie) « Je perdrai vos Tyrans, et quel que soit leur rang,
Les pleurs que vous versez leur coûteront du sang.
D’abord que le Tyran sortira du palais,
Tout son sang répandu lavera ses forfaits.
De tous les Décemvirs j’ai résolu la mort.
Et sans borner mes coups à la perte d’un homme,
Je veux avec vos fers rompre encor ceux de Rome.
Vous les verrez poussés d’une ardeur magnanime,
Se disputer l’honneur d’abattre la victime,
Et sur leurs ennemis confondant leurs efforts,
A chacun des Tyrans assurer mille morts.
Si je reviens vainqueur, ma gloire est infinie.
Tout cède dans mon cœur à ce premier devoir.
 (Arminius) Ce rival périra, fût-ce César lui-même.
Varus et ses Romains dans ce camp égorgés …
Je ne puis rien souffrir qui me gêne ou me brave,
Et ne connais pour maître en terre et dans les cieux
Que la vertu, l’honneur, la justice et les Dieux.
 (Andronic) Courez les commander, et tentez la fortune,
Et surtout bannissez une crainte importune.
En livrant votre bras à ces nobles efforts,
Prenez soin de fermer votre cœur aux remords.
Ne vous souvenez plus pendant votre entreprise
Si l’exacte équité la blâme ou l’autorise.
Ces scrupuleux devoirs et ces regards sévères,
Seigneur, sont des vertus pour des hommes vulgaires.
 (Phocion) J’appelle un Roi Tyran quand il aime le crime :
Ce nom dans un Tyran n’est plus sacré pour moi.
Que ces timides cœurs dont la prudente adresse
Sous le nom de vertu déguise la faiblesse,
Dans le fond de leur cœur m’élèveront un temple.
Etouffons les remords que me cause sa perte.
Qui rassure mon cœur quand le crime l’étonne,
Et brave le courroux des hommes et des Dieux.
Dont le bras à toute heure armé pour me punir,
Si je ne le perdais pourrait me prévenir.
Quel comble à mon bonheur de le voir expirer !
Que n’ai-je pu ranger la Grèce sous ses lois,
Et détruire l’orgueil et l’empire des Rois !
Renoncez au vain nom d’une vertu stérile,
Pour jouir avec moi d’un crime plus utile.
Sortez donc de mon cœur, devoir, pitié, tendresse,
Je ne vous connais plus que pour une faiblesse. »

Anne Barbier.

Le théâtre rend sanguinaire jusqu’aux femmes, malgré la douceur et la timidité de leur sexe. A peine chausse-t-on le cothurne, qu’on ne se repaît que de sang. Je n’exagère pas en disant que dans les quatre pièces de Mademoiselle Barbier ces tristes mots, perdre le jour, répandre le sang, mort, mourir, tuer, expirer, etc. sont répétés plus de mille fois. Ils y deviennent fastidieux. Tout veut se tuer, tuer tout le monde : il n’y a de vertu, de grandeur d’âme, de consolation, de ressource, que dans la mort. Tout est plein de tyrannicide dans les bouches des Acteurs les plus respectables. Je ne sais si l’Abbé Pellegrinad a eu part à ces pièces, mais leurs noirceurs conviennent aussi peu à l’état de l’un qu’au sexe de l’autre, aux lois d’une bonne politique, qu’à celle d’une saine morale. Croirait-on que jusque dans la préface, où il n’est point question de rôle d’Acteur, mais où l’Auteur parle de son chef, on ose dire sur l’assassinat de César : « Brutus est véritablement plus grand que César, puisqu’il y a autant de gloire à rendre la liberté à sa patrie que d’infamie à l’en dépouiller. » Voici des vers que Buzembaun n’a pas composés : il n’était ni Français ni Poète.

 (Cornélie) « Je sacrifierai tout au succès de mes feux,
Et même une vertu qui fait des malheureux.
Il faut lui disputer et le fruit et le crime.
Tremblez pour le Sénat, tremblez pour les Tyrans.
Aux cœurs désespérés tout devient légitime.
Mais je compte pour rien promesses et serments.
Le Sénat veut sa mort, je brûle d’y souscrire.
Cependant pour le perdre, il faut dissimuler,
Et lui promettre tout, pour ne lui rien tenir.
Mais puisque rien ne peut ébranler ta constance,
Cours à la mort, et moi je vole à la vengeance.
Et qui sauve un Tyran, est Tyran à demi.
Je tremble que le ciel malgré moi ne me venge,
Et qu’il ne soit puni par de trop justes coups
D’avoir osé se mettre entre les Dieux et vous. »

(César) Même sujet traité par Voltaire et sur le même ton de fureur tyrannicide.

« Faut-il, ingrats Romains, qu’ayant pris pour modèle
Les plus fameux Héros et les Rois les plus grands,
Vous me fassiez mourir de la mort des Tyrans ?
Et c’est cette vertu qui le rend redoutable.
Et lorsqu’aux grands projets un grand exemple anime,
On doit plus redouter la vertu que le crime.
Qu’il marche sur les pas des Héros de sa race.
S’il les veut bien remplir, qu’il ose davantage.
Dès longtemps de la gloire il ne fait plus de cas,
Et la triste vertu n’a plus rien qui l’enflamme
Depuis que vos vertus ont captivé son âme.
Caton seul dans mon cœur balance tous les Dieux ;
Caton vous condamna, c’est à moi d’y souscrire.
Vous l’approchez du cœur que sa main doit percer.
Pour allumer la foudre il a besoin d’un crime.
Dans le camp de César je te laisse un époux.
C’est à lui d’immoler un Tyran que j’abhorre.
Et pour ses intérêts au bout de l’univers
J’irais chercher la main qui briserait ses fers.
Comme vous, des Tyrans ennemie implacable.
Je vais prendre sa place, et bravant le danger,
Tirer Rome des fers, me perdre ou la venger.
Et l’on peut au Tyran porter un coup mortel.
Déjà contre César je les avais armés.
Dans le sang de César je vais laver la honte.
Si le cœur de Brutus a trahi son devoir.
Non, Rome, moi vivant, tu n’auras point de maître.
Déguisez votre cœur pour mieux frapper le sien.
Et pour perdre un Tyran, c’est vertu que de feindre.
La rage dans le cœur, et le fer à la main,
Je cesse d’être fils, pour n’être que Romain.
Je n’avouerai jamais un Tyran pour mon père.
César est au Sénat, et vous êtes ici !
Qu’entends-je ! à d’autres mains céderiez-vous la gloire …
C’en est fait, le devoir sur l’amitié l’emporte.
 (Arrie) Aux mânes de mon père un sanglant sacrifice …
Soutiens par ton courroux ce dessein généreux.
On va répandre un sang qui doit tarir vos larmes.
Le Tyran périra, Petus vous l’a promis.
Les Dieux ont trop longtemps souffert la tyrannie,
Toujours plus insolente, et toujours impunie.
Des crimes des Tyrans le ciel semble complice :
Il oublie, ou du moins il suspend la justice.
Je donnerais ma main pour lui percer le flanc,
Et pour la retirer fumante de son sang.
Vous m’ouvrez à la gloire un chemin où je cours.
Je n’attendais pas moins de ce cœur magnanime.
Je brûle de répondre à leur suprême loi
Par des coups dignes d’elle, et de vous et de moi.
Si je me plains ici des Dieux qui m’ont trahie,
C’est de voir que ma mort doive assurer ta vie.
Qu’à son gré le Tyran immole ses victimes :
Bravons tous son courroux, laissons la fuite aux crimes.
Quoi ! le Peuple Romain sous un joug odieux
N’aura vu jusqu’ici qu’un Tyran dans son maître,
Et son libérateur passera pour un traître !
Je verrai Rome en proie aux plus cruels malheurs,
D’une tremblante main flatter la tyrannie,
Ne gémir qu’en secret de la voir impunie,
J’entendrai ses soupirs, et lâche citoyen,
Pour venger mon pays je n’entreprendrai rien !
La mort de Caligule avait comblé ses vœux.
Voilà quel est mon crime, et si j’en dois rougir … »

N’en voilà que trop, une plume Française peut-elle tracer une si détestable doctrine, et des oreilles Françaises y applaudir ? Comment les flammes qui ont consumé les Tolet, les Suarès, etc. ont-elles épargné ces parricides tragédies ? Il est inutile de parcourir les autres tragiques, anciens et modernes ; on ne finirait point, s’il fallait en extraire toutes les horreurs. Qui l’ignore, pour peu qu’il ait fréquenté le théâtre ou lu les Auteurs dramatiques ? et qui n’en gémirait, si l’ivresse du spectacle ne rendait aveugles et inconséquents les hommes même les plus raisonnables et les plus fidèles à leur Prince ?