(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE II. Le Théâtre purge-t-il les passions ? » pp. 33-54
/ 290
(1765) Réflexions sur le théâtre, vol. 4 « CHAPITRE II. Le Théâtre purge-t-il les passions ? » pp. 33-54

CHAPITRE II.
Le Théâtre purge-t-il les passions ?

Cette expression triviale n'est pas juste : on purge un malade, on ne purge pas les maladies. Mais l'usage l'a adoptée, on ne cesse de la répéter, elle est l'apologie et l'éloge du théâtre, on la fait remonter jusqu'à la poétique d'Aristote ; et supposant sans autre examen la vertu de ce purgatif, comme une chose certaine, on s'épuise en dissertations sur la manière dont il opère, par la terreur, la pitié, le malheur des personnages, ou tel autre ingrédient, qu'on ne trouvera jamais dans toute la matière médicale du théâtre. Toute la pharmacie ne saurait l'expliquer. Veut-on dire que la tragédie détruise en entier les passions ? Cela n'est, ni ne peut être ; la religion même ne le fait, ni le prescrit. L'homme aura toujours des passions. L'apathie absolue du stoïcisme est une chimère. Le théâtre pense si peu à la produire, qu'elle l'anéantit, et de parfaits Stoïciens ne seraient jamais ni auteurs, ni acteurs, ni spectateurs ; que produiraient-ils ? que représenteraient-ils ? que goûteraient-ils ? Comme les passions seules fournissent les intrigues, les passions seules peuvent les bien rendre, et les voir jouer avec plaisir. Les passions sont l'âme du théâtre, dira-t-on qu'il les modère ? Autre chimère. Il en excite au contraire, y accoutume, les justifie, en fait un jeu, un plaisir, les porte à l'excès. Il plaît à mesure qu'il la fait plus vivement sentir. Se retranche-t-on à dire qu'il les combat l'une par l'autre ? Belle ressource ! Le cœur de l'homme est le champ de bataille, et bien loin de se défaire du premier ennemi en lui suscitant le second, il est blessé par l'un et par l'autre, et demeure enfin la victime de tous les deux, après avoir fait tous les frais du combat.

L'amour des spectacles n'est autre chose que le goût qu'a le peuple d'aller à la Grève voir pendre ou rouer un voleur. Cette idée peu flatteuse, n'est pas de moi. Elle est de l'Abbé Dubos (Réflexion sur la poésie) et de cent autres avant moi, et tout récemment d'une Epître à Quintus du sieur de Fontaines, revêtue de deux grands titres. Elle a concouru pour le prix de l'Académie Française en 1764, et elle est comblée d'éloges par l'Auteur du Mercure, enthousiaste du théâtre(octobre1764). « Suivez ce peuple entier, ce peuple curieux, qui se présente en foule à ce théâtre affreux destiné par Thémis à punir des coupables »: l'échafaut un théâtre ! « Le peuple est-il cruel ? Non, il veut être ému » : eh ! qu'est-ce que la cruauté, que de voir avec plaisir le mal d'autrui ? « L'âme des spectateurs trouve en secret des charmes dans ce qui leur arrache et des cris et des larmes » : quelle âme barbare ! « Elle sent qu'elle existe en ces affreux moments » : affreuse existence ! « Et sa tranquillité ne vaut pas ses tourments » : c'est le goût d'un Néron. « N'allons-nous pas aussi pleurer avec Zaïre, gémir avec Monime, ou frémir de terreur quand Œdipe nous offre un spectacle d'horreur » : il est plaisant qu'on compare le théâtre à la Grève pour en faire sentir les beautés. « L'homme que frappe alors une vive peinture, avec plaisir en soi sent souffrir la nature » : et il n'est pas cruel ! « Et par des traits perçants tout son cœur déchiré, jouit de la douleur dont il est pénétré. » N'en déplaise et à l'Académie et au Mercure, ce n'est qu'un verbiage ou une horreur. C'est une horreur en effet, et il dit vrai. L'homme ne se plaît aux spectacles tragiques que parce qu'il est cruel, et ces spectacles achèvent de l'en rendre.

Je suis persuadé que les Français, comme les Romains, se plairaient aux cruautés de l'amphithéâtre, si la religion Chrétienne et le grand Constantin ne les avaient abolies. Rome n'était ni moins humaine, ni moins polie que Paris, elle avait moins de frivolité dans l'esprit, et plus d'élévation dans les sentiments. Elle faisait pourtant ses délices de ces barbaries ; ce ne fut d'abord que des jeux d'adresse, des exercices militaires pour aguerrir le soldat, bientôt les gladiateurs firent couler le sang humain à grands flots. Les Dames Romaines, aussi tendres et plus décentes que les Françaises, s'y livrèrent avec fureur, jusqu'à refuser la grâce au vaincu qui leur tendait les mains, ordonner brutalement sa mort, et suivre de l'œil avec plaisir le poignard qui l'égorgeait, jusqu'à se faire gladiatrices et se mêler dans l'arène avec les gladiateurs. Les arènes de Nîmes, l'amphithéâtre de Bourges, et tant d'autres, dont on montre en tant d'endroits les vastes débris, font voir que nos ancêtres n'étaient pas moins cruels que les autres peuples de l'Europe. A la place des gladiateurs, combien de temps n'ont pas été en vogue ces tournois sanguinaires où par une valeur féroce la noblesse rompait des lances, se battait à fer émoulu, sous les yeux des Princes, et où les Dames spectatrices, par un mélange odieux de douceur et de barbarie, employaient leurs charmes à animer les combattants, se plaisaient à les voir répandre le sang pour leur gloire, en invoquant leur nom, et distribuaient des couronnes aux vainqueurs. Henri  II y perdit la vie. Malgré la sainteté d'une religion que l'Espagne professe si hautement, l'Eglise n'a pu y abolir les combats des taureaux, si souvent meurtriers, qui ne sont qu'un reste des anciens spectacles. Quel goût peut-on trouver dans les exécutions de la justice ? est-il rien de si hideux qu'un homme sur la roue ? Cependant, comme nous l'avons remarqué, on y court, la place de Grève est trop petite pour contenir la multitude qui s'en repaît, le loyer des fenêtres à chacune de ces scènes tragiques forme un revenu considérable. Il n'y a point de tragédie dont quelque mort ne fasse le dénouement, et souvent sur le théâtre, quoique aujourd'hui la scène ne soit pas si souvent ensanglantée ; mais le théâtre Anglais est toujours inondé de sang ; les combats même des animaux y sont courus. Tout cela ne suppose-t-il pas, ne nourrit-il pas un fonds de cruauté et les passions les plus furieuses ? Mes conjectures commencent à se réaliser. Le Mercure de décembre 1763 nous dit que dans une entrée d'une pièce de théâtre on peignit, « avec les traits les plus forts et les plus vrais, les jeux des athlètes et des gladiateurs », par les plus vigoureux Acteurs, « ainsi que celle des furies » par un des gladiateurs déguisé en femme et deux Actrices vigoureuses, « ce qui était d'un grand effet » ; que l'entrée des démons par des athlètes déguisés en démons « inspirait le trouble et la terreur» ; et que tout y était « caractérisé avec feu », et jusques aux gladiatrices. Voilà donc les jeux de l'amphithéâtre qui se rétabliront ; quelles passions purgeront-ils ? Les amateurs du spectacle sont bien assez furieux pour en souhaiter le rétablissement réel, et voir avec plaisir de vrais combats à fer émoulu. Mais heureusement ils ne trouveront pas de Comédiens assez fous pour se faire tuer ou blesser. Pour les rôles des furies et des démons, le travestissement de femmes en diables, d'hommes en Euménides, comme il n'en coûte que la décence, ils seront aisément remplis et joués d'après nature. Ressentant les premiers et tâchant d'inspirer les passions par tous les moyens dont ils peuvent s'aviser, les Comédiens ne copient que trop leur original. Un Chrétien, s'il en est au théâtre, a-t-il besoin de masque pour sentir qu'il y est réellement au milieu des démons et des furies ?

Mais, dira-t-on, c'est un bien public que la justice s'exerce par la punition des criminels, et que le peuple en soit témoin, pour en être intimidé et retenu. Le théâtre l'imite ; le crime y est paré, c'est un échafaut où les Acteurs sont les coupables et les bourreaux, et même les grands rôles sont des juges. Voilà une chambre tournellei de nouvelle création, la Clairon, le Kain, revêtus d'un office de Conseiller. Mais la justice, qui étale le châtiment, fait-elle représenter le crime ? fait-elle voler, assassiner sur l'échafaut, en place publique, pour mettre sous les yeux le forfait qu'elle punit ? Ne serait-ce pas une belle leçon que celle que donne le théâtre ! Il fait précéder le crime, l'enseigne, et puis le châtie, comme ces Charlatans, qui pour prouver la bonté de leur orviétan, commencent par prendre du poison, se faire mordre par des vipères. Voudrait-on s'amuser à faire de pareils essais ? Les leçons du théâtre sont l'orviétan des mœurs, pure charlatannerie. On commence par servir le poison de la passion, le faire mordre par le goût du péché, et on vient annoncer une mort le plus souvent un suicide, qu'on dit en être le remède. Mais, dit-on, ce ne sont que des crimes en peinture, dont tout le monde connaît le faux, et par là sans conséquence. La punition en est-elle plus réelle ? en connaît-on moins le faux ? Ce n'est donc qu'un remède en peinture aussi et sans conséquence. Il est fort plaisant qu'on vienne débiter gravement les admirables effets sur les mœurs du récit d'une punition, et qu'on ne veuille en croire aucun dans la représentation du crime. L'un est pourtant plus efficace que l'autre : on prend aisément l'impression du vice, elle plaît, et difficilement on s'en corrige. Le châtiment est l'affaire d'un moment, c'est le dénouement de la pièce, dont l'idée à peine saisie est effacée dans l'instant par la farce qui suit. Celle de l'intrigue a duré toute la pièce, et a eu tout le temps de se graver profondément. Mais l'homme veut être ému. J'en conviens, c'est son malheur, et la source de ses fautes. Faut-il donc entretenir en lui cette maladie mortelle ? faut-il l'émouvoir par le crime ? est-ce bien le guérir que d'augmenter sa fièvre ? D'ailleurs de si violents efforts, de si violentes agitations sont bien fatigantes ; c'est acheter le plaisir bien chèrement, c'est réunir le danger, la faute et la peine. N'est-ce pas faire des entrechats et des cabrioles sur le bord glissant d'un précipice ?

Mais est-il bien vrai que le crime soit toujours puni sur le théâtre, et la vertu récompensée ? Non : ce dénouement est rare. Ce n'est presque jamais celui de la comédie, le vice y est ordinairement couronné ; les intrigues de galanterie, les passions, les folies, les entreprises des jeunes gens, les fourberies des confidens et des valets, réussissent toujours, et aboutissent au mariage désiré, toujours projeté par les passions, et ordinairement ménagé par des voies criminelles. Il n'y en a pas trois dans Molière, il n'y en a pas une dans le théâtre Italien, dans celui de la Foire, dans Poisson, Monfleuri, etc. où le vice ne l'emporte sur les maris, les pères, les maîtres. Pour les moyens criminels, les péchés intermédiaires, songe-t-on même à les reprendre ? n'y sont-ils pas applaudis, et toujours heureux ? Les comédies font plus des trois quarts des spectacles, il y en a vingt pour une tragédie, et toujours même, comme un correctif au sérieux de la vertu et un préservatif contre l'effet de ses leçons, la farce suit la tragédie : Athalie sera effacée par Scapin. Dans la plupart des tragédies c'est la même chose. Si quelqu’un y meurt, ce n'est point un châtiment, c'est un suicide, un nouveau crime. Qui punit-on dans le Cid, les Horace, Cinna, Polyucte, etc. ? Les morts dont on y parle, ne sont que des fruits de vengeance, de jalousie, de désespoir, non des punitions régulières. Les autres tragiques ne font pas plus d'actes de justice, et sur quels crimes s'exerce-t-elle ? les conspirations, les révoltes, les invasions, etc. Ces forfaits sont trop noirs, trop rares, trop difficiles, trop périlleux, pour avoir besoin de leçons et de menaces. Je ne sais même s'il ne serait pas plus sage d'en écarter l'idée. Il ne convient guère de nourrir le public de ces noirceurs. Ainsi pensait ce sage Législateur qui ne voulut pas imposer des peines au parricide, regardant ce monstre comme inouï et impossible. Ce sont les vices communs, faciles, ordinaires, l'ambition, la colère, la paresse, l'impureté, la fourberie, la désobéissance à ses parents, à ses maîtres, etc. qu'il faudrait rigoureusement châtier, et ils sont toujours couronnés du succès. On aime à imiter, on n'imite que trop ces coupables de tous les jours, dont on voit l'exemple et entend l'éloge. Fréron (Lettre8.) se moque de cette purgation des passions, dont on fait gratuitement une apologie et un précepte, dont personne ne s'embarrasse, et qui précipite dans le froid, le contraint, l’invraisemblable (mot nouveau que je ne connais point). Il rapporte nombre de pièces où la vertu est malheureuse et le vice heureux, Œdipe, Atrée, Inès de Castro, Mithridate, etc. Il remarque que celles des Grecs avaient toutes un pareil dénouement. « C'est un vain scrupule, dit-il, qui n'aboutit à rien. On n'en devient pas plus vertueux, pour voir sur le théâtre la vertu récompensée. C'est au contraire diminuer le plaisir, parce que c'est affaiblir l'émotion, cette pitié, ces transports, ces déchirements de cœur, ces larmes précieuses, que les Grecs excitaient ; c'est manquer son but. Tout le secret de Melpomène, c'est de faire entrer les passions que l'on joue dans le cœur des spectateurs, de l'échauffer, d'en parcourir toutes les cordes. Le sort de la vertu et du vice lui est fort indifférent, pourvu qu'il remue. » Cet Auteur est au moins sincère.

L'ingénieux M. Trublet ne l'est pas moins. Dans ses Mémoires sur la Mothe-Houdart, il rapporte ce trait pris du discours de ce Poète sur la tragédie de Romulus donnée en 1722. « Les tragédies ne peuvent pas être d'un grand fruit pour les mœurs, quoique la partie du théâtre la plus sévère. Nous ne nous proposons pas d'éclairer l'esprit sur le vice et la vertu, en la peignant de leurs vraies couleurs ; nous ne songeons qu'à émouvoir les passions par le mélange de l'un et de l'autre. Nous mettons les préjugés à la place des vertus ; dans les personnages intéressants nous faisons presque aimer les faiblesses par l'éclat des vertus que nous y joignons ; dans les personnages odieux nous affaiblissons l'horreur du crime par de grands motifs qui les élèvent, ou de grands malheurs qui les excusent. Tout cela ne va que fort indirectement à l'instruction », ou plutôt ce n'est que mieux apprêter le poison, et affaiblir le prétendu remède. Le même la Mothe, dans l’Ode sur la fuite de soi-même, cherche un homme, comme Diogène, et demandant où l'on peut le trouver, dit :

« Le chercherai-je aux théâtres,
Vive école des passions,
Qui charment les cœurs idolâtres
De leurs vaines illusions,
Où par des aventures feintes,
On nous fait à de fausses plaintes
Prendre une véritable part,
Où dérober l'homme à lui-même
Fut toujours le talent suprême
Et la perfection de l'art ? »

Racine pense de même (Préface de Phédre) : « Le théâtre de Sophocle et d'Euripide était une école où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans celles des Philosophes. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'instructions. Ce serait un moyen de réconcilier la tragédie avec des personnes célèbres par leur doctrine et leur piété, qui la condamnent, et qui en jugeraient plus favorablement, si les Auteurs songeaient autant à instruire qu'à divertir. » Ce grand maître n'est pas suspect, il n'était pas encore converti. Voilà donc l'ancien théâtre, plus épuré que le nôtre, où l'on ne songe qu'à divertir, et non à instruire.

C'est une pensée ridicule de La Mothe Le Vayer (Lettr.  80.) que l'origine de la division des pièces de théâtre en cinq actes vient des cinq sens, et la division en trois actes des trois puissances de l'âme. Tous les sens sont flattés au théâtre, et toutes les puissances de l'âme occupées à en goûter le plaisir ; mais je ne vois aucun rapport entre nos sens et nos facultés avec cette division arbitraire, seulement consacrée par l'usage, et vraisemblablement appropriée à la mesure de notre attention, qui a besoin d'interruption et de repos, après la durée d'un acte, et qui ne pourrait se soutenir, sans nous incommoder, après cinq actes. Les grandes actions ne se font, ni les grands mouvements ne s'excitent brusquement ; tout se produit par degrés. Il faut du temps à l'homme pour agir, et à l'âme pour s'échauffer. Il n'y a qu'une plaisanterie ou un divertissement qui puisse s'exécuter en un ou deux actes : toute intrigue, pour se former, se nouer, se dénouer, en exige au moins trois ; au-delà de cinq elle fatigue.

Quoiqu'il en soit, le théâtre n'est que le règne des passions, l'art du théâtre n'est que l'art de les exciter, pour en faire goûter le plaisir. En cela l'art dramatique est différent de l'éloquence, qui enseigne aussi à remuer les passions. L'Orateur ne remue que pour faire agir, l'Acteur pour les faire sentir. Démosthène tonnait pour faire déclarer la guerre à Philippe, Cicéron pour faire chasser Catilina et Marc-Antoine. La passion n'est que le ressort qu'on monte pour faire agir la machine. Racine, Corneille, Voltaire, ne veulent que plaire ; la passion n'est pour eux que le ressort du plaisir. Le spectateur ne demande rien de plus. La vertu, qu'on dit en être le fruit, est une fin éloignée dont ni l'un ni l'autre ne s'embarrassent, et l'Actrice encore moins. C'est donc proprement en matière de galanterie, l'Art d'aimer d'Ovide mis en œuvre, et dans les autres vices c'est l'affreux ouvrage trouvé dans les papiers de la Brinvilliers, heureusement brûlé avec elle, l'Art des poisons, ou, si l'on veut, le livre de Frontin, un recueil des stratagèmes de guerre pour faire réussir tous les crimes, favoriser toutes les passions, ménager toutes les intrigues, traverser tous les pères, maris et maîtres, et goûter librement tous les plaisirsj. Les valets, les soubrettes, les confidents ne sont que des fourbes vendus aux vices de leur maître, dont il emploie l'industrie, suit les conseils, applaudit les bons mots, récompense les honteux services : gens échappés à la potence, et très dignes d'y monter. Rousseau prétend que l'Acteur qui joue si bien le fripon sur le théâtre pourrait bien ailleurs mettre à profit son adresse, et par une utile distraction « prendre la bourse de son maître pour celle de Valère ». Qui voudrait être servi par des valets de théâtre ? La tragédie n'est pas moins pleine de scélérats d'un haut rang : vengeance, assassinats, empoisonnements, ambition, révolte, fureur, désespoir ; il n'y a presque point de scène où il ne soit question de quelque crime. On revient de ces représentations horribles avec moins d'horreur et de scrupule. C'est l'antre de Circé, où les hommes sont changés en toutes sortes de bêtes.

Madame de Graffigny fait dans ses Lettres, sous le nom d'une Péruvienne, une description de notre théâtre, digne de son esprit et de sa vertu. Elle est d'autant plus croyable, qu'elle connaît mieux qu'une autre un spectacle pour lequel elle a travaillé avec succès. « On m'a conduite dans un endroit où l'on représente, comme dans le palais des Incas, les actions des hommes qui ne sont plus. Mais nous ne rappelons (au Pérou) que la mémoire des plus sages et des plus vertueux. Ici on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui les représentent crient comme des furieux. J'en ai vu pousser la rage jusqu'à se tuer eux-mêmes. De belles femmes, qu'apparemment ils persécutent, pleurent sans cesse, et font des gestes de désespoir qui n'ont pas besoin de paroles pour faire connaître l'excès de leur douleur. Pourrait-on croire qu'un peuple entier dont les dehors sont si humains, se plaise à la représentation des malheurs et des crimes qui l'ont avili ou accablé dans ses semblables (c'est le brun sombre) ? Que cette nation est à plaindre, si elle a besoin de l'horreur du vice pour se conduire à la vertu ! La nôtre, plus favorisée du ciel, chérit le bien par ses propres traits : il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux. » Quel cœur bien placé, quel esprit bien fait, que l'Auteur de cette réflexion si naturelle et si juste ! Elle mérite mieux le nom de grand que toutes ces horribles tirades de Corneille.

L'Auteur de la nouvelle Héloïse conclut son roman singulier par cette pensée très vraie pour quiconque mérite d'en sentir la vérité. « Je ne saurais concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer, à composer, à jouer le personnage d'un scélérat, à se mettre à sa place, et à lui prêter l'éclat le plus imposant. Je plains les Auteurs et les Acteurs des tragédies pleines d'horreur qui font agir et parler des gens qu'on ne peut écouter ni voir sans souffrir. On devrait gémir d'un travail si cruel. J'admire leur génie, mais je remercie Dieu de ne me l'avoir pas donné. Peut-il se trouver des spectateurs à qui ces jeux plaisent ? Je prie Dieu de ne pas me donner leur goût. » Toutes les pièces, même les plus saintes, ont toujours quelque scélérat, tel Aman dans Esther, Mathan dans Athalie, etc. soit parce que les méchants sont toujours mêlés avec les bons, soit pour opposer leurs rôles et les faire mieux sentir par le contraste. Toute la pièce est un conflit de vice et de vertu, jusqu'au dénouement, toujours incertain, où quelque crime est enfin puni. Combien d'autres crimes précèdent la punition de celui-ci ! intrigues, artifices pour le commettre, audace pour le soutenir, mauvaise morale pour l'excuser, discours licencieux, téméraires, impies, qui ont déjà produit leur mortel effet avant le remède tardif et devenu inutile par les préludes qui amènent la catastrophe. Eh quel bien peut faire un scélérat qui se tue de rage ? Un Auteur dramatique doit se mettre à la torture pour imaginer et rendre vivement tout ce qu'un malhonnête homme peut dire et faire, et un Comédien pour le représenter. Si ces rôles sont étrangers à son cœur, il est bien à plaindre de se tourmenter pour peindre le vice. S'ils lui sont naturels, il est plus à plaindre encore de trouver le vice dans son cœur. Et comme toute sorte de vices paraissent sur la scène, un Comédien doit se naturaliser avec tous les forfaits, pour en prendre les apparences, le ton, les sentiments, le langage. Que ce métier doit coûter à un homme vertueux ! qu'il est infâme de prendre les odieuses couleurs de toutes sortes d'infamies ! Quelle leçon pour le public, quel risque pour les âmes innocentes, de leur exposer dans tous ses jours tous les traits de la scélératesse ! C'est pour les condamner, dit-on. On se trompe, c'est pour les applaudir. Mais je le veux : c'est toujours les voir. Eh qu'y a-t-il à gagner de voir le vice et à le montrer ? quel plaisir peut trouver la vertu dans le tableau animé des péchés qu'elle déteste, et des malheurs dont elle gémit, dont elle voudrait anéantir jusqu'à l'idée ? Mais qui viendrait à des pièces où on ne verrait que des vertus ? On n'aime l'image des passions qu'autant qu'on en aime l'objet.

Voici une preuve unique du goût du public pour les choses les plus odieuses. Le Mercure et les affiches, parmi cent folies théâtrales qu'ils ont l'exactitude de ramasser, et dont ils ont la bonté de régaler périodiquement la France, ont rapporté avec enthousiasme, comme un événement très important à l'Etat, qu’on avait peint la Clairon, seule à la vérité et sans amants, car pour les mettre tous il eût fallu un tableau comme ceux des batailles d'Alexandre ; que pour répandre un portrait si précieux, on l'avait fait graver par les plus grands maîtres ; et que partout les estampes étaient enlevées. Il en détaille avec transport jusqu'au cadre et à la bordure, à la largeur et à la hauteur. On a même la témérité d'avancer ce que mon respect pour le Roi ne me permettra jamais de croire, que Sa Majesté a fait la dépense de la peinture et de la gravure, que la Princesse Galitzine est venue du fond de la Russie pour faire présent de son portrait à la Clairon, comme l'Impératrice donne le sien à un Ambassadeur, à un Prince, pour lui marquer son affection. On fait encore part au public d'une foule de plates rimes dont on l'a célébrée, et qui ne feront point passer à la postérité le nom des protecteurs éphémères sous lesquels ils osent se montrer, surtout le Mercure, dont l'Auteur, bien payé par les trois théâtres, se fait un devoir de justice et de reconnaissance d'aller composer sous les beaux yeux des Actrices, et consacrer régulièrement tous les mois, trente à quarante pages d'un livre qu'il vend fort cher, à recueillir toutes les futilités du théâtre, et a le courage d'être l'intarissable, l'inépuisable, l'infatigable, et sûrement très frivole et très fade panégyriste de tous les Acteurs, Actrices, débutants, débutantes, chanteurs, chanteuses, danseurs, danseuses, instruments, décorateurs, peintres, machinistes, jusqu'aux tailleurs, cordonniers, brodeuses et couturières. Il est difficile de porter plus loin le mépris pour le public et pour soi-même. La gazette d'Avignon (1  mars 1765) dit qu'on vient de frapper un médaillon où l'on voit la tête de la Clairon avec des vers fort plats à son honneur. C'est une nouveauté. Les Grecs ni les Romains n'ont jamais frappé des médailles pour des Comédiennes. Il en faudra enrichir les collections de Vaillant et de Pèlerin. Les antiquaires dans deux siècles la prendront pour une tête d'Impératrice, et disputeront si c'est Messaline ou Faustine.

Un portrait peut n'être qu'un trait de galanterie, toutes les Actrices se font peindre aux dépens de leurs amants ; on peignait les Courtisanes Grecques, on peint celles de Venise et de Rome. Le gouvernement laisse courir ces estampes, on en pare les carrefours, comme de celles d'Arlequin et de Gargantua ; mais on n'oserait en Italie mettre ces impertinences sur le compte de la Cour, et en faire l'étalage dans des ouvrages qui portent le sceau de l'autorité publique : on y connaît les bienséances. Nouveau trait de la corruption du théâtre. Pour peindre la Clairon, on a saisi dans la tragédie de Médée, dont elle jouait le rôle, l'instant le plus affreux de la pièce, où elle vient d'égorger ses enfants, et s'enfuit dans son char, en les montrant à Jason. Une femme qui égorge ses enfants pour se venger de l'infidélité de son mari, et s'enfuit les lui montrant expirants, dans la crainte d'être elle-même égorgée ; peut-on imaginer rien de plus dénaturé et de plus horrible ? Une femme qu'on dit avoir de la beauté, dans les airs, à demi nue, qui se défigure elle-même par les convulsions de ses mouvements, les contorsions de ses gestes, la fureur de ses regards, ses traits enflammés, sa bouche tremblante, son rouge et sa pâleur ; est-il rien de plus hideux et pour les yeux et pour le cœur ? Et ce spectacle, que l'humanité, que la nature, que la pudeur, la religion, l'honneur, ne pourraient soutenir, sera donc une beauté, une merveille qu'il faut saisir, répandre, conserver, immortaliser ! Si on aime tant les horreurs, que ne peint-on les Gorgonnes et les furies avec leurs cheveux de serpents, Ixion sur la roue, les damnés dans l'enfer, Néron tuant sa mère ou brûlant Rome, les Iroquois brûlant et mangeant un prisonnier, Damiens tenaillé et tiré à quatre chevaux à la Grève ? Il faut que le théâtre dénature les hommes et les fasse des tigres et des panthères, pour leur faire aimer les monstres.

On avait fait le même honneur à le Kain, fameux Acteur, avant sa prison. Dans la pièce de Zaïre, où il jouait le rôle d'Orosmane, le Peintre avait saisi un instant pareil de fureur, pour exprimer ses horribles grâces. Il est vrai que les Princesses Moscovites ne sont pas venues de Petersbourg pour M. le Kain ; mais en revanche le Parnasse a célébré lui et son Peintre, en vers un peu Moscovites :

«  Dans ce portrait, ainsi que sur la scène,
Je ressens de le Kain la fiere émotion ;
Je pâlis à sa vue, et sa fureur m'entraîne.
Quelle terrible expression !
Toute âme en doit être saisie. »

Ces portraits et ces éloges, qui embellissent le Mercure, me rappellent le passage de l'Ecriture : « Lætantur cum male fecerint, exultant in rebus pessimis. »

Il faut pourtant de l'adresse pour coiffer ces têtes de Méduse et les faire regarder sans frémir. Premier artifice. Les passions sont toujours mises sur le compte de quelque personne illustre, du moins aimable et estimable, à qui on donne des grâces et des vertus ; on la rend presque toujours infortunée pour exciter la pitié. C'est même une règle du théâtre. La juste punition d'un scélérat est peu théâtrale, et ne saurait plaire ; c'est un assassin sur la roue. Il faut un mélange de vertu, de vice et d'infortune, qui fasse plaindre et estimer le coupable, c’est-à-dire qu'on détruit l'effet de la punition. Plus la personne est intéressante, plus elle est séduisante ; ses bonnes qualités font excuser ses faiblesses. Les remords qu'on lui donne, qui pourtant ne l'arrêtent pas, calment les nôtres : on apprend à se pardonner ce qu'on pardonne en autrui, à s'en faire un mérite. Un héros amoureux donne du prix à la galanterie, et en fait disparaître le crime. On met au contraire la religion, la modération, la modestie, les vertus chrétiennes, dans les personnages subalternes ou ridicules, pour les décréditer ou les dégrader. Dans le Festin de Pierre c'est le maître, homme d'esprit, riche, noble, qui vomit les blasphèmes, et c'est le valet, sot, méprisable, grossier, chargé de coups, qui défend maussadement la religion et la vertu. Tous les faiseurs de dialogue usent de cette adresse ; un interlocuteur ingénieux soutient le sentiment de l'Auteur, et sort victorieux de la dispute ; un sot contretenantk ne dit que de faibles raisons, qu'on réduit en poudre, et qu'il dit mal. Le scandale des grands, des supérieurs, des gens de mérite, est plus funeste que celui du peuple : on fait gloire d'imiter des vices qui semblent ennoblis. Le peuple n'a point d'imitateurs, même de ses vertus : on dirait que la vertu déroge. Si le théâtre s'embarrassait de la vertu, elle y aurait toujours les plus beaux rôles ; le vice serait abandonné aux plus bas, il porterait sur le front sa condamnation et sa honte.

Autre artifice. Faire goûter le plaisir des passions, sans en ressentir les inquiétudes et les peines. Les passions réelles en causent toujours de très vives dans l'acquisition, la possession, la perte de leurs objets. Les passions factices qu'on sent au théâtre, sont sans chagrin, sans remords, sans fatigue, sans risque, parce qu'elles ont un objet étranger qui n'intéresse pas personnellement. Elles produisent cependant la même émotion, qu'on dit un plaisir, dont on se fait un amusement. Cette émotion agréable apprivoise, accoutume à la passion réelle. Il en coûte à l'ambition une assiduité gênante, des bassesses humiliantes, des dépenses ruineuses. La vengeance trouble le repos, fait des ennemis, attire de fâcheux revers. Se livre-t-on à la volupté, sans s'exposer aux fureurs de la jalousie, aux dégoûts de l'inconstance, au dérangement de la fortune, à l'altération de la santé ? un plaisir mêlé de tant d'amertume vaut-il ce qu'il coûte ? La scène donne le plaisir sans mélange, cueille la rose sans l'épine, débarrasse de la honte, et s'en fait gloire. Quel piège pour la faiblesse, si le préservatif du chagrin ne la garantit pas toujours du péché ! Dépourvue de tout secours, se sauvera-t-elle d'une entière défaite ? Elle se familiarisera sans défiance avec des passions où elle espérera les mêmes douceurs, et ce ne sera qu'après le crime qu'une funeste expérience lui ouvrira trop tard les yeux, si même, ce qui est ordinaire, la passion ne l'a totalement aveuglée ou a pris sur elle un ascendant auquel on ne résiste plus.

Nouvel artifice. Pour apprivoiser les gens de bien, que le tableau trop crû du vice effaroucherait, on fait des éloges de la vertu, on débite quelque sage maxime ; mais tout cela est noyé dans une infinité de mauvaises choses qui à peine le laissent apercevoir, et bientôt en effacent l'idée. On ne condamne un vice que pour en justifier un autre, on loue une vertu pour en ridiculiser une autre, quelque passion est toujours couronnée. C'est un avare, un joueur, un misanthrope, un dévot, une servante, un bourgeois gentilhomme ; mais toujours le manège, la passion, l'emportent ; la droiture, la vertu, échouent. Une main habile broie, diversifie, répand les couleurs ; mais ne fait que calquer Léandre et Julie de l'un sur Valère et Lucille de l'autre, et c'est toujours l'éloge et le bonheur de la passion. La piété y perd, et l'esprit du monde y gagne, et par conséquent l'enfer. Qu'importe au démon qu'on se damne par un péché ou par un autre ? l'enfer s'en peuple-t-il moins ? A la faveur du sauf-conduit de ce vernis de morale, tout passe, s'accrédite, se naturalise. Toutes les hérésies ont usé de cet artifice, pour s'insinuer dans l'esprit des simples ; elles ont arboré un air de réforme, débité une morale sévère, voilé les erreurs de quelques vérités, enveloppé d'un air de sagesse des principes pernicieux. Tels sont tous les séducteurs. Qui les écouterait, s'ils venaient à visage découvert annoncer leurs mauvais desseins ? Ils se cachent sous le masque de l'homme de bien, pour rassurer la vertu timide, comme le loup sous la peau de brebis pour la dévorer. Un Comédien qui ne dirait que des obscénités et des impiétés, serait-il écouté ? Quelque trait de morale lui sert de passeport : c'est l'hypocrisie du théâtre. Quel est le véritable Tartuffe ? C'est l'Acteur, c'est Molière. Quelque vérité dans la bouche couvre son jeu théâtral, comme dans celle de Tartuffe elle donne le change à la femme qu'il veut séduire. Tartuffe et Molière se parent du dehors de l'homme de bien pour mieux attraper le simple dont ils font leur dupe.

Un effet inévitable du mélange du bien et du mal, c'est de faire perdre les idées justes des vrais devoirs, du vrai bonheur, du vrai malheur de l'âme, et d'y substituer un système tout différent, dont on est fort satisfait, parce qu'il est conforme à la nature. Au lieu de la doctrine évangélique, qui va au cœur et sanctifie, on se remplit d'une morale toute naturelle, on se paie de grands mots, d'humanité, de bienfaisance, de patriotisme, de politesse, d'usage du monde, qui jette dans l'illusion, le relâchement, le crime. C'est une orgueilleuse présomption de son mérite et de ses forces, une insultante fierté de sentiment et de langage. Le théâtre le plus épuré ne formera tout au plus qu'un philosophe, un prétendu sage, qui dédaigne les sentiments, les promesses, les vertus, le langage, les lois de Jésus-Christ ; encore est-il trop voluptueux, trop passionné pour former un vrai sage. Au lieu de la nourriture de la vérité, et de la vertu même humaine, on ne se repaît que de chimères, de frivolité, de fables, de passions, de volupté. Ce sont des enfants qui courent après des papillons le long d'un abîme. Le monde n'est lui-même qu'un vain fantôme ; ses biens, ses honneurs, ses plaisirs, une ombre légère qui s'évanouit ; la scène, que l'image de ce fantôme, la représentation de cette ombre. C'est bien là qu'on peut dire, comme l'Apôtre, quand la toile est baissée : « Præterit figura hujus mundi ». Quelle illusion ! mais qu'elle est funeste ! La figure du prestige fait perdre la réalité. Ainsi cache-t-on à l'homme ses blessures, on les lui fait aimer, on les rend incurables à ceux mêmes qui les craignent et voudraient les guérir : « O mores hominum ! o quantum est in rebus inane !  »

Ce n'est pas toujours de la même manière que le vice répand ses ténèbres. L'ivresse s'y diversifie à l'infini, selon les caractères, les dispositions, la matière et les circonstances. Dans une bataille les morts et les blessures des Soldats sont infiniment variées. Ainsi dans les combats que le spectacle livre à la vertu, ou plutôt dans la défaite générale de ceux qui osent s'y exposer, tout ne reçoit pas les mêmes atteintes ; l'impureté, qui y domine, n'est pas toujours l'épée qui porte le coup mortel, chaque passion lance ses traits ; l'arsenal de l'iniquité, le carquois du démon, ainsi que celui de l'amour, sont bien fournis. Quelle est l'Egide qui couvre, le Mentor qui guide, l'asile qui sauve ? On court désarmé au-devant des coups, on s'applaudit de sa défaite. L'ambition, partout autorisée et canonisée, est dans toutes les tragédies la vertu des belles ames. L'amour de la gloire est le sentiment des Héros, le seul mobile des grands cœurs. L'humilité, le détachement évangélique n'est que la bassesse des cœurs ignobles. L'orgueil, l'estime de soi-même, la comparaison avec ce qu'il y a de plus élevé, les Rois même et les Dieux, font presque tout le sublime des tragiques. Jamais la vanité des femmes n'a été plus flattée qu'au spectacle : est-il étonnant qu'elles y courent avec transport ? quels portraits de leur beauté ! que d'adorateurs ! Tout y est à leurs genoux. Je n'envisage pas ici toutes ces folies du côté de l'impureté, dont elles attisent le feu criminel, mais du côté de la vanité. Point de femme qui au sortir du spectacle ne regarde son sexe comme une Divinité que tout adore, et ne traite de barbare le mari même qui ne brûle pas assez d'encens. Quel goût de luxe et de magnificence, quels grands airs ne prend-on pas dans ces discours pleins de hauteur et de fierté, très souvent d'insolence, ces parures, ces décorations brillantes, cet or, cet argent, ces pierreries ! que de désirs, que d'efforts pour aller de pair avec ceux que l'on voit ! quelle honte de déparer cette superbe assemblée ! quelle fureur de dépense ! « Qui tetigerit picem inquinabitur ab ea, et qui communicaverit superbo inducet superbiam. » L'esprit de vengeance y domine : peut-on sans bassesse ne pas laver un affront dans le sang de son ennemi ? Le Cid est un éloge complet du duel, il en fait une nécessité et une grandeur ; le pardon est une faiblesse. La charité, l'amour des ennemis, sont-ils connus sur la scène ? L'intempérance et la paresse sont les délices du théâtre comique ; partout l'éloge du vin et de la bonne chère, de l'amusement et de la frivolité. Là se débitent et se composent les vaudevilles et les airs bachiques : l'ivrognerie est une gentillesse de Silène, les folies des Bacchantes sont des divertissements. Tout y est ennemi du travail, et n'en parle que pour s'en plaindre, et n'est occupé que de son plaisir. Quel ridicule sur l'économie, l'assiduité et les devoirs, la régularité des pères et des maîtres qui aiment la vie réglée et retirée ! quelle invitation aux femmes et aux enfants de secouer ce joug tyrannique, et de ne regarder comme heureuse qu'une vie de dissipation ! Souffrirait-on qu'un Gouverneur donnât de pareilles leçons à ses éleves ? Sont-elles moins dangereuses au spectacle, où elles sont plus agréablement assaisonnées ? que peut y gagner, ou plutôt que n'y perd pas, l'homme d'Eglise qu'on y dégrade, le Magistrat qu'on y tourne en ridicule, le Militaire qu'on y amollit, le fils de famille, le domestique qu'on rend fripon, le petit qu'on dégoûte de son métier, qu'on apprend à mépriser ses maîtres, à supporter avec peine la dépendance, le grand dont on nourrit l'orgueil, la profusion, la dureté, à qui on inspire le goût du luxe, de la fatuité, de la débauche ? Qu'un Prince formé par le théâtre serait odieux et méprisable ! Il a fallu tout l'excellent naturel de Louis  XIV pour tenir contre le mauvais air qu'il y respirait.

Boursaut, dans sa lettre à l'Archevêque de Paris, fait un raisonnement de Poète comique, pour prouver les grands fruits de la comédie, c'est qu'elle représente « des sottises et des crimes. Or, dit-il, il n'est point de meilleure école que les sottises que l'on voit », apparemment les sottises de galanterie aussi, car elles sont si communes au théâtre, qu'on leur ferait tort de les excepter. Il faut à ce prix que les Acteurs et les Actrices, spectateurs et spectatrices, soient des saints du premier ordre, puisqu'ils voient et font voir tous les jours toute sorte de sottises. Ce principe renverse toute la morale et chrétienne et païenne. Une expérience de six mille années, dans le monde entier, a appris au genre humain qu'il n'est rien de si pernicieux que le mauvais exemple ; dans toute bonne éducation on écarte, autant qu'il est possible, la vue et l'idée du vice, mauvais livres, mauvais discours, mauvais tableaux, mauvaise compagnie ; on présente de bons modèles, de bons exemples, etc. Si quelquefois on est forcé de parler de quelques désordres, ce n'est qu'en les condamnant. Dans l'école et la morale du théâtre au contraire, il faut étaler et embellir les forfaits, exercer les gens dans les lieux infâmes, les lier aux mauvaises compagnies, pour les rendre vertueux. Le théâtre est un grand maître ; il réalise ses leçons, et joint la pratique à la spéculation. Aussi fait-il de dignes élèves. Les enfants de Boursaut furent heureux d'aller à une autre école : son fils se fit Théatin, et sa fille Ursuline. Ils étaient fort embarrassés de justifier la doctrine et les œuvres de leur père ; il en fit, dit-on, pénitence à la fin de sa vie. Je le souhaite trop pour le contester.