(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE I. Préjugés légitimes contre le Théatre. » pp. 4-29
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE I. Préjugés légitimes contre le Théatre. » pp. 4-29

CHAPITRE I.
Préjugés légitimes contre le Théatre.

Premier préjugé. De l’aveu de tout le monde, le théatre dès son origine & pendant plus de mille ans, jusqu’à l’Empereur Constantin, a été très-dangereux & très-mauvais, non seulement à cause de l’idolâtrie qui s’y trouvoit souvent mêlée, & dont les Payens ne pouvoient lui faire un crime, mais sur-tout par rapport aux bonnes mœurs, qui y étoient constamment blessées, ce qui l’a toûjours fait condamner par tous les gens de bien, même payens. Nous l’avons démontré en cent endroits. Les premiers Chrétiens l’avoient si fort en horreur, que l’éloignement du théatre étoit une marque de christianisme reconnu dans les deux religions, qu’on en faisoit faire une renonciation expresse dans le baptême, que ce renoncement empêchoit beaucoup de conversions dans ces ames foibles, qui aimoient mieux se priver des sacremens que des spectacles, & craignoient moins le martyre que cette mortification. On en faisoit aux Chrétiens les plus vifs reproches, & bien loin de s’en défendre, ils s’en justifioient sur la corruption de ces jeux. Tertullien, S. Ciprien, Arnobe, Minutius Felix, &c. en font foi. A Athenes, à Rome, & par-tout il a fallu mille fois employer la sévérité des loix & l’animadversion des Magistrats, pour arrêter l’excès de ces désordres : Desinit in vim dignam lege Regis. Lex est accepta chorusque turpiter obtituit sublato jure nocendi. Horat.

Il est encore convenu de tout le monde, & notoire par toutes les histoires, que depuis Constantin & ses enfans, quoique réformé par le christianisme dominant, & mis sur le pied où nous le voyons, par les loix innombrables des Empereurs Valentinien, Valens, Gratien, Théodose, Arcade, Justinien, le théatre continua d’être très-mauvais jusqu’à son extinction en Occident par l’irruption des barbares, en Orient par l’invasion des Turcs. Les ouvrages des S.S. Chrysostome, Ambroise, Augustin, Salvien, Lactance, Cassiodore, &c. qui, à Constantinople, à Milan, à Rome, à Carthage, à Marseille, à Trèves, &c. ne parloient qu’à des Chrétiens, en sont des démonstrations. On l’avoue, & ce n’est qu’en supposant une entière réforme qu’on s’efforce de sauver notre comédie des anathèmes de tous les saints Pères, qui font une chaîne de tradition non interrompue.

La comédie renaissant au quatorzième & quinzième siècle, à l’ombre de la dévotion & des mystères, se sentit bien-tôt de la nature du théatre, & ne tarda pas à allarmer la piété même grossière, qui trompée par les apparences, avoit cru devoir l’autoriser. Le fleuve suivit la pente & reprit son cours, la comédie devint intolérable ; toutes les nations où elle se produisit furent indignées ; les ordonnances des Rois, les plaintes réitérées des États généraux, les arrêts des Parlemens, le châtiment, le bannissement, la suppression de différentes troupes, enfin les idées communes, le langage ordinaire, qui par un consentement unanime de tous les peuples & de tous les siècles, depuis la Chine & le Japon jusqu’en Portugal & en Écosse, a fait du nom de Comédien une injure proverbiale, une expression de mépris, de folie & de vice, peuvent en convaincre les plus incrédules. Le théatre porta toûjours sa condamnation sur le front. Après des commencemens, & une suite si continuelle de désordres pendant deux mille ans par-tout où il a existé, malgré les révolutions des États, les changemens de religion, les loix des Princes, les anathémes des Pères, les condamnations de l’Église, peut-on disconvenir que le vice n’y ait acquis l’empire le plus absolu, ou plûtôt ne soit dans sa nature même, que la parfaite réforme n’en soit impossible ? Ce seroit un miracle d’y voir régner les bonnes mœurs : c’est un pécheur qui a vieilli dans le crime, il y mourra. Cet héritage passe de main en main à la derniere postérité ; les premiers maîtres ont formé leurs successeurs, leurs élèves perpétuent leurs leçons & leur esprit, & depuis le tombereau de Thespis jusqu’aux boulevards & aux parades de Vadé, c’est une chaîne de mauvaise doctrine & de mauvais exemples. Qu’on jette les yeux de toutes parts sur le monde dramatique, le même tourbillon l’entraîne dans le crime, comme celui du soleil entraîne les planettes.

Second préjugé. Tous les suppôts & manœuvres du théatre, Acteurs, Actrices, figurantes, danseuses, chanteurs, instrumens, colporteurs, graveurs, machinistes, valets, &c. depuis deux mille ans, dans les quatre parties du monde, tous parfaitement dignes les uns des autres & de leur métier, n’ont été de notoriété publique, que la lie du vice, aussi-bien que la lie du peuple. On n’y est reçu, on n’y est aimé, on n’y fait fortune qu’à ce titre. Y souffriroit-on un homme de bien ? s’y pourroit-il souffrir lui-même ? Il n’entrera jamais dans l’esprit d’une honnête fille de se faire comédienne, & la premiere résolution que prendra tout suppôt du théatre qui voudra sincèrement se convertir, sera de quitter la troupe. On riroit au nez de celui qui seroit l’éloge de leur vertu, à moins de vouloir, comme Érasme, faire pour rire l’apologie de la folie & du vice ? Quel homme vertueux voudra, je ne dis pas se lier avec eux, mais approcher de leurs palais & voir jouer leurs pieces, fussent-elles dévotes ? Supposons qu’en Italie les Courtisannes s’avisassent d’élever un théatre & d’y représenter des comédies, qui pourroit, sans exposer son honneur & sa conscience, assister aux spectacles de ces Courtisannes Actrices ? & vous fréquentez ceux des Actrices Courtisannes ? La transposition d’un mot vous rassure. Consultez les registres de Cythère, vous y verrez ces beaux noms glorieusement écrits en lettres d’or, & les Françoises l’emporter sur les Napolitaines. Supposons une ville aussi infectée de la contagion qu’un Hôtel de comédie est infecté de la dépravation des mœurs, on la bloqueroit, on tireroit des lignes de circonvallation pour empêcher tout commerce avec elle & sauver les provinces voisines, & vous osez commercer avec le théatre, user de ses marchandises, en respirer l’air, vous nourrir de ses alimens ! quel présage, quelle certitude de la mort de votre ame ! On lit dans le Mercure de mars 1765 une jolie Épître à la Doligni, jeune débutante, vertueuse, dit-on, mais au moment de perdre son innocence, qu’on exhorte à la conserver.

Dans ce siècle de la licence,
Où le vice heureux & fêté
Brave l’honneur & la décence,
Et rit avec impunité ;
Où, si faussement ingénues,
Et nos Phrynés & nos Laïs
Étalent aux yeux de Paris
Les trésors qu’elles ont acquis,
Et les mœurs qu’elles ont perdues ;
Où l’art de vendre & d’acheter
Se traite avec tant de justesse ;
Où l’on sait le prix de Lucrèce
Pour peu que l’on sache compter….
Irois-tu, d’un art imposteur,
Empruntant les viles souplesses,
Descendre à de feintes caresses,
Ou subjuguer avec hauteur ?
Pourrois-tu bien, tendre & parjure,
De Vénus troquer la ceinture
Pour un collier de diamans, &c.

Ces deux phénomènes, la vertu d’une Actrice, le sermon de son amant, ne calment point ses alarmes. Calmeront-ils celles d’un homme sage, & affoibliront-ils le préjugé ? Un Comédien voulant se marier, dit Madame de Sévigné, quoiqu’il eût un certain mal, son camarade lui dit : Hé ! attends donc que tu sois guéri, tu nous empoisonneras tous. Il connoissoit la sagesse de la future, & la vertu de tous ses camarades (Sévign. pag. 13.).

Troisieme préjugé. Le caractère des Auteurs dramatiques. Qui peut éluder la force de cette présomption ? la plûpart corrompus, qu’enfanteront-ils d’édifiant ? un mauvais arbte porte-t-il de bon fruit ? Je n’attaque point les vivans, je veux croire qu’ils n’imitent pas les mœurs de ceux dont ils se font un mérite d’imiter les ouvrages. Mais dans le fond, que peuvent être pour la vertu les Auteurs du Théatre Italien, de la Foire, des Parades, &c. ? s’occuperoient-ils de ces scandaleuses pieces, si la religion dirigeoit leur imagination & leur plume ? combien doit être corrompue la source de tant d’infamies ! Ils ont beau dire, d’après Martial & la Fontaine, lasciva est nobis pagina vita probra, c’est une chimère, les mauvais discours corrompent les mœurs, & sont une preuve & un effet de la corruption. De l’abondance du cœur la bouche parle, dit l’Evangile, dont l’autorité vaut bien celle de Gherardi & de Vadé. Leur cœur ne goûtât-il pas ces objets criminels, ne faut-il pas, pour les mettre au jour, qu’il s’en occupe, les invente, les combine, les embellisse ? & la vertu souffre-t-elle qu’on se livre volontairement & sans nécessité à la pensée du crime ? la vertu permet-elle qu’on en occupe les autres ? la vertu tend-elle des pieges, donne-t-elle des scandales, séduit-elle le public ? Qu’est-ce que Moliere, Poisson, Monfleury, Regnard, Lulli, Crebillon, Dancourt, &c. ? On veut que Corneille, Racine, Quinaut, se soient convertis, aussi-bien que la Fontaine ; j’en bénis le Seigneur ; aussi ont-ils cessé de composer pour le théatre : heureux d’avoir obtenu la grace d’une conversion si nécessaire, & d’en avoir rempli la condition indispensable, la cessation du crime ! Pour tous ceux qui ont eu le malheur de mourir dans cet état, leurs noms ont beau être célèbres dans les fastes du Parnasse, ils n’embelliront jamais le martyrologe. Pour cette foule innombrable de dramatiques aussi obscurs dans le temple des Muses que dans le sanctuaire des vertus, que dira-t-elle contre le préjugé légitime qui nous fait regarder comme l’école du vice un art & un métier où les maîtres & les élèves sont des gens sans mœurs ?

Quatrieme préjugé. Le caractère des défenseurs du théatre. Il a trouvé des apologistes, cet art pernicieux, qui n’eût dû trouver que des ennemis, ou plûtôt qui pour l’intérêt de la vertu n’auroit jamais dû naître. Ces fiers paladins qui rompent ici une lance pour leurs dames, ne vallent pas mieux que les Dulcinées pour lesquelles ils entrent en lice, & rendent par leur conduite fort suspecte la cause dont ils sont les champions. J’avoue qu’il s’est trouvé quelque Écrivain, comme le P. Caffarro Théatin, le P. Porée Jésuite, recommandables par leur piété, qui ont pû prendre le change & avoir quelque indulgence pour le théatre. Des exceptions si rares confirment la règle ; le très-grand nombre de ces partisans le décrédite par sa vie licencieuse. Le même intérêt de passion qui les y mène leur met les armes à la main pour le soutenir. La vertu ne plaida jamais la cause du vice. La manière dont ils se défendent, la morale qu’ils débitent, les principes scandaleux qu’ils sont obligés d’avancer pour s’excuser, décèlent le foible de la cause, & font également le procès à l’Avocat & à la Partie. Au contraire, tout ce qui s’est élevé contre le théatre s’est rendu recommandable par la vertu. Je ne parle pas des saints Pères, dont la constante tradition, bien supérieure au poids d’un préjugé, forme une vraie décision souveraine & sans appel, je me borne aux Écrivains à qui le zèle a fait prendre la plume. Qu’on les mette dans la balance, quelle comparaison entre le Prince de Conti & Moliere, Nicole & Boursaut, Bossuet & d’Alembert, Massillon & Fagan, Bourdaloue & Marmontel, & le Comédien Laval, qui s’est aussi avisé de se mettre sur les rangs ! J’examine ailleurs les raisons & les ouvrages de ces insignes Auteurs, je n’envisage ici que la sainteté de leurs personnes ; la sagesse hésitera-t-elle à prononcer ?

Cinquieme préjugé. Le caractère des amateurs. Quelle compagnie trouve-t-on au spectacle ? y voit-on ce qui dans tous les états édifie par la vertu & la fidélité à ses devoirs ? Il ne s’y rassemble que des libertins, des coquettes, des gens oisifs, sans mœurs, sans piété. Je sais qu’un honnête homme peut une ou deux fois y être attiré par curiosité, engagé par complaisance, entraîné par un malheur ; mais à ce très-petit nombre près, qui n’y revient plus, & dont je ne parle point, il est de notoriété publique que tout le reste ne se distingue que par son dérangement. Elle a beau se couvrir d’or & d’argent, c’est le rendez-vous de toute la mauvaise compagnie, & comme l’égoût d’une ville. La piece fût-elle décente, les Acteurs vertueux, la seule assemblée qui compose le spectacle est un préjugé contre lui, & devroit le faire éviter. Eût-on conservé son innocence, fût-on dans les meilleurs sentimens, la seule assemblée seroit une mer orageuse où le plus saint n’éviteroit pas le naufrage : Cum bono bonus eris, & cum perverso perverteris. Aussi les divers caractères des spectateurs y reçoivent chacun une tache particuliere. Les vieillards s’y rendent ridicules, les Ecclésiastiques, Religieux, Magistrats, y sont scandaleux. Les femmes y deviennent plus dangereuses par l’état où elles s’y montrent, par l’esprit de liberté, de hardiesse, qu’elles y prennent, le goût de parure, de mollesse, de vanité. Les jeunes gens s’y perdent par les leçons qu’on leur y donne, les pieges qu’on leur y tend, les essais qu’on leur fait faire. Le peuple s’y ruine par la perte du temps, le dégoût du travail, la négligence de ses affaires, les dépenses qu’il occasionne. Les grands s’y livrent au vice, au luxe, à la frivolité, s’y dégradent par les liaisons, les familiarités, les excès auxquels ils s’exposent. La comédie nuit à tout. Jetez les yeux sur cette assemblée, où le hasard, l’amusement & le vice réunissent & confondent tous les états, tous les âges, tous les caractères. C’est un second spectacle ; chaque loge est un théatre, chaque spectateur un acteur. Toutes les passions, tous les ridicules y jouent leur rôle. On a plus d’une fois essayé de les représenter, de montrer le parterre à lui-même, en le copiant sur le théatre ; mais il est inutile d’en faire les frais, on n’a qu’à tourner la tête, on verra les deux comédies. Entendez-vous la scène muette & si énergique des yeux languissamment mourans & noyés dans le plaisir, vivement animés & lançant mille feux ? Que ne disent-ils pas ? Voilés d’un air de modestie, & perçant la gaze légère qu’une artificieuse pruderie a tissue par les mains de la coquetterie, ils disent tout, en affectant de ne rien dire. Les voilà qui cherchent curieusement leur proie, s’y élancent brutalement, s’en repaissent avidement, & s’en laissent nonchalamment enivrer. Quel langage, lorsque d’intelligence ils se confient leurs feux, & mutuellement les allument ! Quel est le regard assez prompt & assez ferme pour suivre la rapidité des évolutions, la pétulance des gestes, la variété des attitudes, des contorsions, des tournoyemens de ces êtres pétillans & toûjours agités, qui veulent tâter de toutes les beautés, s’essayer sur tous les cœurs, débiter toutes leurs rêveries, montrer dans tous les jours la fraîcheur de leur tein, l’éclat de leurs diamans, le goût de leurs colifichets, leur habit à la derniere mode ? Fermons les yeux aux nudités, aux parures, au fard, à l’affectation, à la mollesse, aux agaceries de toutes ces femmes, aussi Actrices par leur indécence que celles qui sur le théatre leur servent de modèles. Fermons l’oreille à ces conversations tendres, à ces discours licencieux, à ces équivoques recherchées, à ces médisances empoisonnées, à ces fades puérilités dont on s’amuse, souvent à ces grossieretés dont on ose ne pas rougir. Gardons-nous de vouloir entendre ces entretiens secrets où l’on verse la passion, ces demi-mots, ces signes rapides, trop bien entendus, où l’on distille le crime. On ne peut trop les couvrir du silence & des ombres dont ils s’enveloppent. Est-ce là la bonne compagnie où l’on s’applaudit d’être admis ? Malgré la richesse des habits qu’elle y étale, aux yeux de la raison, de la religion, de la vertu, il n’est point de plus mauvaise compagnie, ni de plus fort préjugé contre le spectacle qui la rassemble, & est assez corrompu pour s’en faire aimer.

Sixieme préjugé. La diversité même des sentimens sur les spectacles, forme du moins un doute légitime. Peut-on, si l’on aime son salut, ne pas préférer le parti le plus sûr de n’y pas aller ? voudroit-on dans le doute du péché courir le risque de l’éternité ? C’est le raisonnement bien sage du P. Bourdaloue (Serm. sur les Divertiss. 3. dim. après Pâq.). Les uns, dit-il, éclairés de la sagesse de l’Évangile, réprouvent les spectacles ; les autres, trompés par la fausse lumiere d’une prudence charnelle, s’efforcent de les justifier. Il en résulte qu’ils sont du moins suspects. En faut-il davantage pour m’y faire renoncer ? pourquoi mettre ma conscience au hasard dans une chose aussi vaine dont je puis si aisément me passer ? Il y a plus, ceux qui les condamnent sont les plus règlés dans leur conduite, les plus attachés à leur devoir, les plus instruits dans les voies de Dieu ; n’est-il pas plus sûr & plus sage de s’en rapporter à eux ? C’est une démonstration. Rien n’oblige d’aller à la comédie, tout engage à s’en abstenir : les loix de l’État ne l’ordonnent pas, celles de l’Église le défendent. Que risque-t-on de s’en éloigner ? on risque tout de la fréquenter. D’un côté, tout ce qu’il y a jamais eu de pieux, de sage, d’éclairé ; de l’autre, tout ce qu’il y a de plus libertin, de plus frivole, de moins instruit ; l’autorité la plus grave, l’infamie la plus méprisable ; l’enivrement de la passion, les alarmes de la vertu ; & l’on peut balancer ! Sicut equus & mulus quibus non est intellectus.

Septieme préjugé. L’aveu des défenseurs des spectacles. Aucun qui ne convienne qu’il y a quelquefois du danger, qu’il y en a toûjours pour certaines personnes, qu’il y en a dans beaucoup de pièces, qu’il y a donc alors du péché. Qui peut définir, qui peut discerner ces divers degrés ? qui peut se flatter de ne jamais franchir la foible barriere qui en sépare ? Periculo sissimum definire, temerarium experiri, dit S. Augustin sur une matiere pareille à celle-ci. Quelle injure à Dieu de disputer, de chicaner avec lui, en se permettant des actions qui peuvent quelquefois lui déplaire ! quelle haine de soi-même de s’exposer à la mort, en se permettant des actions qui peuvent quelquefois être criminelles ! quel scandale pour le prochain d’autoriser par sa présence à donner & à voir des exemples, à débiter & à entendre une doctrine qui peut quelquefois lui être pernicieuse ! N’est-ce pas une présomption digne de l’abandon de Dieu, de se croire assez fort pour se défendre d’une tentation certaine & librement recherchée ? Tenter Dieu est un premier crime qui en entraîne presque toûjours un second : Non tentabis Dominum. Quel homme sage iroit dans un bois infesté de voleurs, & se nouriroit d’un aliment qui quelquefois est un poison ? Massillon n’est pas moins fort que Bourdaloue ; dans le panégyrique de S. Louis il loue ce Prince d’avoir chassé tous les Histrions de son royaume. Il ajoûte : Les spectacles, dont nous avons tant de peine à vous faire comprendre le danger par les règles de la foi, furent interdits comme des crimes par les loix de l’État, & les Comédiens, que le monde du plus haut rang ne rougit pas d’honorer de sa familiarité, & auxquels des parens Chrétiens osent même confier le soin d’instruire leurs enfans dans tous les arts propres à plaire (danse, musique), déclarés infames & bannis du royaume comme des corrupteurs des mœurs & de la piété.

Mais, dit-on, le théatre est toûjours rempli, la compagnie y est nombreuse & brillante, tout ce qu’il y a de distingué par le sang, la naissance, la fortune & les dignités, par l’esprit & par les talens (on n’a garde d’ajoûter par la religion & par la vertu), s’y rend sans scrupule, & l’a toûjours fait. Des spectateurs si respectables y paroîtroient-ils, si c’étoit un crime ? L’Évangile répond à ces beaux discours : Le nombre des Élus est petit, la foule marche dans la voie large : vous n’êtes pas de ce monde, vous ne seriez pas de mes Disciples, si vous aviez l’esprit, si vous suiviez les exemples du monde. Dans le baptême vous avez renoncé à la chair, au démon, au monde & à ses pompes, Vous ne fûtes admis dans l’Église chrétienne qu’à ces conditions. Mais, continue-t-on, nous pouvons monter jusqu’au trône ; toutes les Cours ont leur théatre, même dans leurs maisons de campagne, qu’elles entretiennent à grands frais, des troupes de Comédiens qu’elles pensionnent, dont elles honorent les jeux de leur présence, & auxquels elles daignent quelquefois se mêler. Cette objection a plus de malignité que de force, elle ne tend qu’à mettre aux prises la piété & l’autorité, l’Église & le sceptre, & à fermer la bouche aux Ministres par la crainte & le respect : artifice ordinaire au vice, comme à l’erreur, qui ont intérêt de s’étayer par la division des deux puissances. C’est bien là qu’on peut dire avec M. Bossuet dont nous avons déjà parlé, lorsque Louis XIV revenant de la Comédie lui demandoit en riant, s’il est permis d’y aller : Il y a de grands exemples pour, & de fortes raisons contre. Réponse pleine d’esprit & d’adresse qui sauve l’Évêque & le courtisan, quoique le courtisan l’emporte sur l’Évêque. Cette difficulté captieuse n’est pas nouvelle ; on la faisoit dès les premiers siecles. Mais la religion des Princes Payens émoussoit tous ces traits. On la faisoit à S. Augustin pour arrêter son zèle par le nom auguste des Empereurs, qui, quoique Chrétiens, alloient au spectacle. Mais, disoit-il, la puissance divine doit l’emporter sur tout. Rendons à César ce qui est à César, & à Dieu ce qui est à Dieu. Nous ne jugeons personne, & moins encore nos maîtres. Toûjours prêts à leur obéir & à sacrifier pour leur service nos biens & nos vies, nous n’avons garde d’élever nos yeux jusqu’à eux, & de censurer leur conduite, nous ne prenons pas même la liberté de l’examiner ni d’en parler ; c’est à Dieu qu’ils en doivent rendre compte : Nolite tangere Christos meos.

Il est même vrai que les pieces qu’on joue à la Cour doivent être plus châtiées. La présence du Prince en impose, & ce n’est pas sous ses yeux qu’on oseroit s’émanciper. Les Cours, accoûtumées aux plaisirs, aux spectacles de toute espèce, en peuvent être moins frappées. Pour les spectateurs de la ville & des provinces, qui, bien loin d’en imposer aux Acteurs, en sont le jouet & les duppes, toûjours faciles à se laisser entraîner au vice, que concluront-ils des exemples de la Cour, avec laquelle ils ne peuvent se mesurer ? Pensons-nous même que le Prince vueille faire une loi de son exemple ? Bien loin d’obliger personne à venir à la comédie, il loue ceux qui s’en éloignent, il n’en estime pas davantage ceux qu’il y voit ; il en blâmeroit plusieurs, s’ils y venoient ; il ne trouve pas mauvais que les Confesseurs, les Casuistes, les Prédicateurs, jusques sous ses yeux se déclarent contre elle. Le P. Bourdaloue, disoit Louis XIV, a fait son devoir, c’est à nous à faire le nôtre. Mais les exemples les plus illustres nous sauveront-ils devant Dieu ? feront-ils pencher la balance au grand jour ? Le nombre des Élus est petit, je le répette, la foule marche à grands pas dans la voie large. C’est la loi, & non le monde, qui décidera de notre sort éternel. Que chacun consulte sa conscience & sa foiblesse, les exemples de Dieu & des Saints, les règles de l’Évangile & l’intérêt du salut. Voilà la vérité, tout le reste est un mauvais garant pour l’éternité.

Forcé de souscrire à des vérités si palpables, le monde en appelle à son expérience ; & alors témoin, juge & partie, peut-il ne pas se donner gain de cause ? Je ne sens point ces funestes effets ; le spectacle n’est qu’un amusement qui ne blessa jamais mon cœur. J’ai toûjours la même probité, la même horreur du vice, le même respect pour la religion ; je m’y corrige de bien des ridicules. J’y acquiers des sentimens, des manieres aisées, de la politesse, &c. Qui peut attaquer ces Héros dans ce retranchement ? Ce sont leurs œuvres qui les y forceront, leurs discours qui les trahissent, & la lumiere de l’Évangile qui dissipe les ténèbres dans lesquelles ils s’efforcent en vain de s’ensevelir : comme s’il y avoit, dans le monde même, de fait plus notoirement démontré par l’expérience que la dissipation, l’irréligion, la dépravation des Acteurs, Auteurs & amateurs du théatre, & le goût pour le théatre de tout ce qu’il y a de plus irréligieux & de plus corrompu. Cette intime liaison n’est elle pas dans sa nature ? L’art dramatique n’est que l’art de se faire un amusement des malheurs & des désordres de l’humanité. La scène n’est que le vice en représentation, le vice n’est que la scène mise en pratique. S’amuser de péchés & de disgraces, au lieu d’en gémir, seroit sans doute une cruauté & une folie, fussent-elles sans conséquence. Ici c’est un crime : la représentation du crime enseigne à le commettre, l’amusement le fait goûter, la société y entraîne.

Allons plus loin, supposons cette prétendue expérience de ces braves cottemaillés qui peuvent tous les jours & les heures entieres repaître leurs yeux & leur cœur des charmes de toutes les passions, sans en être jamais effleurés ; je ne serois pas surpris qu’à force de fréquenter les spectacles, on s’y accoûtumât si bien que la satiété menât à l’insensibilité ; Mithridate, à force d’avoir pris du poison, ne pouvoit plus s’empoisonner ; un ivrogne à force de boire émousse son palais, & ne goûte plus les liqueurs les plus fortes ; un débauché, dégoûté, blasé, énervé, à force d’excès, devient insensible ; les Dames Romaines, malgré la douceur naturelle du sexe, à force de voir les Gladiateurs s’entretuer, voyoient sans émotion couler des ruisseaux de sang. Cette sorte de vertu ne cueillira jamais des palmes bien glorieuses ; un honnête homme ne fera jamais honneur au théatre d’une pareille apologie. Mener à l’héroïsme par la route du crime ! Je doute qu’on voulût, pour affermir sa santé, faire les épreuves du Roi de Pont, & on s’imaginera devenir charitable à force de barbarie, & chaste à force d’incontinence ! Voilà la vertu des amateurs du théatre ; le rassasiement du vice, qui en émousse les traits usés. Le cœur prétendu invulnérable est, ou stupide, si les organes sont relâchés, comme une corde de violon qui n’est pas tendue ne reçoit point le coup d’archet ; ou hypocrite, s’il arbore une supériorité aux tentations dont les plus grands Saints n’oseroient se flatter, & qu’ils n’oseroient même exposer, s’ils l’avoient, quoique le moyen de l’acquérir qu’ils emploient, la mortification & l’humilité, soit bien plus efficace que cette réflexion d’une Dame galante qui donnoit des spectacles dans sa maison, aussi-bien qu’au théatre : Le vrai moyen de se débarrasser de la tentation, c’est d’y succomber. Or les amateurs de la scène ne sont ni stupides ni saints, ils s’offenseroient de l’un, ils n’ont point de prétention sur l’autre ; la sainteté les éloigneroit du théatre, la stupidité le leur rendroit ennuyeux. C’est au contraire le vice qui les y attire, le vice qui les endurcit. Cette espèce de calus se fait dans l’ame comme dans le corps, sans qu’on s’en apperçoive, & on ne connoît enfin son malheur que quand il n’est plus temps d’y remédier. On ne sent le péché que quand il est commis, la grâce que quand elle est perdue. Qui connoît le prix de la santé que par la maladie, & la maladie que par la douleur qu’elle cause ? On ne sent le mal de la comédie que par les péchés qu’elle fait commettre & les habitudes qu’elle forme, souvent même les attribue-t-on à une autre cause. Vous ne voyez le feu que quand la maison est embrasée ; voudrez-vous, pourrez-vous l’éteindre ? Hélas ! vous l’allumez, & vous vous plaisez à l’attiser ; il n’en restera qu’un monceau de cendres que vous transformerez en vertu. Qu’un misérable est à plaindre, qui n’est pas touché de ses propres miseres, qui les aime, & de plus en plus les augmente ! Quid miseriùs misero non miserante se ipsum !

Que c’est un mauvais juge de la prétendue expérience de sa force, qu’un homme livré au plaisir ! se connoît-il ? s’examine-t-il ? pense-t-il qu’il faille rentrer dans son cœur, & en fouiller tous les replis ? Quàm nemo in sese tentat descendere ! nemo. A mesure que le vice fait des progrès, on s’en apperçoit encore moins, on s’y accoûtume, on se familiarise avec lui ; on n’y songe plus, on avale l’iniquité comme l’eau. Aveuglement & chûtes innombrables, qui sont la juste punition de la présomption en ses propres forces, & de la témérité qui s’expose au danger : punition la plus ordinaire & la plus redoutable : Ut videntes non videant. Quel malheur, si on se croit innocent & fort ! quel remords, si on se trouve pécheur & foible ! quel endurcissement, si on n’en est pas alarmé ! La présomption ne vient que de foiblesse, & en est elle-même une très-grande ; & par un cercle fatal de fautes & de punitions, d’autant plus déplorable qu’on le craint moins, la témérité augmente les foiblesses, les foiblesses augmentent la témérité, & toutes les deux multiplient à l’infini les crimes. Celui qui connoît & avoue son mal, n’est pas sans ressource ; tout est perdu dans celui qui l’ignore ou le dissimule. La corruption & les ténèbres réunies ferment toutes les avenues. L’homme éclairé tombe, mais il se relève ; le cœur est blessé, mais l’esprit est sain. L’aveugle peut-il se relever & se remettre dans le bon chemin ? Le théatre est le pays des illusions, tout y est déguisé sous de fausses couleurs, le vice & la vertu, la religion & l’impiété, l’honneur & l’infamie, tout y est plus masqué que les Acteurs, plus fardé que les Actrices ; ses habitans, toûjours enveloppés d’ombres épaisses, sont de tous les hommes les plus aveugles, tout y parle comme le serpent à la premiere femme. Il semble par l’enchantement de tant de plaisirs réunis, que c’est un paradis terrestre. Que ce fruit est beau à la vûe ! admirez les graces de ces Actrices, de ces décorations, de ces danses : Pulchrum visu. Qu’il est agréable au goût savourez les délices de ces passions vives, de ces tendres sentimens, de ces intrigues amoureuses, de cette musique voluptueuse, de ces commerces que vous y formez : Ad vescendum suave. Que vous vous formerez avantageusement ! votre esprit s’ouvrira, vos manieres se poliront, votre stile sera plus noble, votre mémoire s’enrichira de mille traits brillans, vous serez fêté par-tout comme une Divinité, par les agrémens & les connoissances que vous acquerrez : Eritis sicut Dii scientes bonum & malum. On vous menace mal à propos d’une mort éternelle : vaines alarmes, aucun péché, aucune mort à craindre : Nequaquam moriemini. Ceux qui veulent vous éloigner le sçavent bien, ils n’agissent que par envie, les plaisirs leur sont interdits, ils voudroient vous priver de ce que leur état ne leur permet pas de goûter. On ajoûte avec charité : Ces scrupuleux réformateurs savent bien se dédommager en particulier ; ces loges grillées d’où ils voient sans être vûs, ces lectures de tous les Poëtes dramatiques ; ces pieces représentées dans les Couvens & les Collèges disent assez qu’ils ne croient pas le mal aussi grand qu’ils le disent. On pourroit, si tout cela étoit vrai, repliquer avec l’Évangile : Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. La calomnie ne sauve pas, & cependant le péché se commet avec sécurité ; la mort vient, & sans avoir égard à la malignité qui fait la raison & la ressource unique du théatre, & aux vaines défaites qui rejettent sur sa femme, sur son mari, sur l’usage du monde, sur les biens, le péché que l’on a commis en mangeant le fruit défendu, Dieu prononce son jugement souverain, & l’enfer l’exécute à jamais.

Comment le mondain jugeroit-il de l’affoiblissement de l’ame, de la perte de la grace, des effets du péché ? en a-t-il quelque idée ? Il est plaisant d’entendre des gens de théatre parler de la perfection de l’Évangile, de la sainteté du baptême, de préceptes & de conseils, eux qui ont appris le catéchisme dans Moliere. Malade insensé, le feu brûle vos entrailles, le Médecin vous déclare en état de mort, & vous vous applaudissez d’une parfaite santé ! Ne s’en rapporter qu’à soi-même, c’est courir à sa perte. L’illusion la plus dangereuse & la plus commune, c’est de ne traiter de péché que les crimes grossiers, & de danger que les derniers attentats qui y entraînent. Eh ! qui jamais a prétendu que les forfaits se commettent sur la scène, ou qu’on y fasse ouvertement violence à la vertu ? On y fait au contraire semblant de la pratiquer. Le paganisme n’a jamais porté jusques-là ses plus grande excès : il avoit à côté du théatre des coulisses, qu’on appeloit des caves, où régnoit la licence, dans le goût de nos foyers & de nos coulisses ; mais il respectoit le public. Les excès ne sont à craindre ni au parterre ni aux loges, ils seroient punis. Si l’on ne craint point d’autre danger, on peut être tranquille, la police suffit pour rassurer les pères, les maris & les maîtres. Le goût même, le ton du siecle suffiroit ; les grossieretés révoltent. Jamais les loix de l’Église, les exhortations de ses Ministres, n’ont porté sur de pareils monstres. Mais est ce donc là l’unique désordre que Dieu condamne, & l’unique péril que redoute la vertu ? Ce seroit bien resserrer les bornes de la morale évangélique, & mettre bien à l’aise la vigilance chrétienne. Encore même ces excès doivent faire éviter les spectacles, car c’est là qu’on apprend à les commettre, qu’on en reçoit le germe, qu’on en prend le goût, qu’on en apprend se langage, qu’on en découvre les moyens, qu’on en trouve les objets à un prix raisonnable, qu’on en concerte l’exécution, qu’on en prélude le plaisir. Dans le portrait affreux que le caustique Juvenal fait des mœurs de son temps, il regarde le théatre, non comme le lieu où se commettent les crimes, mais comme l’école où ils s’enseignent, & l’attelier où ils se préparent. C’est en sortant de là que les personnes distinguées oublient les bienséances, & le peuple sa rusticité, & emploient à se perdre les armes qu’ils y ont forgées. Ce n’est pas chez Vulcain que se livrent les combats, mais c’est chez Vulcain que Vénus & l’amour font faire & aiguiser les traits qu’ils lancent dans les cœurs.

Dernier préjugé. La mort de tous les suppôts de théatre. Il n’y en a aucun qui ne meure en pénitent ou en réprouvé. S’il a le bonheur de se reconnoître & d’approcher des sacremens, il s’en confesse, il s’en repent, il abjure le théatre. Corneille, Racine, Quinault, la Fontaine, ces quatre hommes si célebres, ont expié par la plus amère contrition des ouvrages qu’on veut cire innocens. J’avoue ma foiblesse à tous les beaux esprits, à tous les esprits forts, je n’applaudirai jamais, quelque brillans qu’ils soient, à des lauriers que ceux qui en sont couronnés sont obligés d’arracher de leur front & d’arroser de leurs larmes ; je n’imaginerai jamais que l’Académie Françoise, indifférente à la religion & aux bonnes mœurs, puisse couronner les Contes de la Fontaine, les Lettres Persannes, l’Uranie de Voltaire, les Contes, l’Apologie de Marmontel. Les autres Théatristes morts subitement on sans sacremens, sans repentance, sont allés représenter dans l’autre vie une tragédie dont ils ne verront jamais le dénouement. La Fontaine que j’attribue au théatre, puisqu’il a composé plusieurs drames, & que ses Contes irréligieux & infames ont été presque tous mis sur la scene par des Auteurs aussi méprisables par leurs talens que par leurs mœurs ; la Fontaine qui avoit protesté de son repentir devant des Députés de l’Académie appelés exprès (ce qui pour le Corps étoit une belle leçon), qui avoit à grands frais acheté pour les brûler tous les exemplaires qu’il avoit pû trouver de ses Contes, qui avoit parcouru les rues sur un tombereau comme un criminel, la corde au col, pour demander pardon au public du scandale qu’il lui avoit donné ; la Fontaine avoit depuis long-temps dans son épitaphe fait le portrait des Auteurs dramatiques & de bien d’autres :

Jean s’en alla comme il étoit venu,
Mangeant son fonds après son revenu,
Jugeant le bien chose peu nécessaire :
Quant à son temps, bien le fut dispenser ;
Deux parts en fit dont il souloit passer,
L’une à dormir, & l’autre à ne rien faire.

Panard, Chansonnier du Parnasse, qu’il a innondé de vaudevilles, voulut imiter la Fontaine dans l’éloge de la paresse ; il ne l’a pas imité dans sa pénitence, il est mort subitement. Il donne ainsi l’idée de son mérite, dont l’Affiche du 3 juillet 1765 fait un pompeux panégyrique, & qu’elle transmet à la postérité :

Mon corps dont la structure a cinq pieds de hauteur
Porte sous l’estomac une masse rotonde,
Qui de mes pas tardifs excuse la lenteur,
(il est en effet très-important au public de savoir que Panard avoit un gros ventre.)
Peu vif dans l’entretien, craintif, distrait, rêveur,
Aimant sans m’asservir (célibataire libertin), jamais brune ni blonde,
Peut-être pour mon bien, n’ont captivé mon cœur :
Chansonnier sans chanter, passable coupletteur
(métier important)
Jamais dans mes chansons on n’a vû rien d’immonde ;
(peut-être absolument grossier, mais par-tout du galant.)
Soigneux de ménager quand il faut que je fronde ;
Car c’est en censurant qu’on plaît au spectateur,
(un des grands vices du théatre, nécessité de la médisance)
Sur l’homme en général tout mon fiel se débonde,
Jamais contre quelqu’un ma muse n’a vomi
Rien dont la décence ait gémi.
(décence à sa façon)
D’une indolence sans seconde,
(citoyen utile à la Patrie)
Paresseux s’il en fut, & toûjours endormi.
Du revenu qu’il faut je n’ai pas le demi,
De la peur des besoins je n’ai jamais frémi ;
D’une humeur assez douce, & d’une ame assez ronde,
Je n’eus pas je croi d’ennemi,
Et je puis assurer qu’ami de tout le monde
J’ai dans l’occasion trouvé plus d’un ami.

Voilà un chef-d’œuvre inimitable de poësie, de religion, de mœurs, de patriotisme.

Depuis la mort de Panard il est arrivé au théatre une aventure réjouissante, qui en peint les mœurs & l’idée qu’en a le public. C’est une espèce de tragicomédie qui a fait rire tout Paris. Dubois, ancien Acteur, par un accident assez commun dans la troupe, a été obligé de faire en secret une retraite chez un Chirurgien de Paphos pour des raisons à lui connues. Ne se trouvant pas bien guéri, & en état de recommencer ses galans exploits, il fit quelque chicane au Chirurgien sur son payement. Cette affaire parvint aux oreilles des camarades de Dubois. Ils auroient dû la laisser tomber comme tant d’autres de cette nature ; mais on n’aimoit pas Dubois, & on saisit cette occasion pour s’en défaire. Les Héros de la scène se déclarèrent les Dom Quichottes pour redresser ses torts. Ils portèrent leurs plaintes aux premiers Gentilshommes de la chambre, & leur représentèrent qu’ils ne pouvoient conserver dans leur corps (si honorable) un homme déshonoré (un Comédien peut-il être déshonoré ?). Ces Messieurs ne voulant pas s’embarrasser d’une querelle qu’ils jugeoient au-dessous d’eux, la renvoyèrent au jugement de la Troupe. On s’assemble, on épluche la vie du prévenu, la matiere fut trouvée abondante, la vie de ses Juges n’en eût pas moins fourni, & aucun d’eux n’auroit pû lui jeter la premiere pierre, s’il eût fallu valoir mieux que lui pour le condamner. Il fut exclus. Sa fille, qui double la Clairon, appela de ce jugement au Maréchal de Richelieu, & cria à la calomnie. Le Maréchal, pour se moquer d’elle & amuser le Roi de cette farce, lui déclare que c’est une affaire d’État qui passe ses pouvoirs & doit être portée aux pieds du Trône. Pour toute réponse du Roi, ils eurent ordre de jouer le 15 avril le Siege de Calais, qui étoit affiché. Il y vint un monde immense. Le grand Molé, le brillant Bizard, le sublime le Kain (je parle Mercure), entrant dans les foyers & apprenant que Dubois devoit jouer, rendent leurs rôles, & se retirent. L’incomparable Clairon, qu’un zèle héroïque avoit fait venir, quoique malade, dit avec autant de majesté que de grandeur d’ame (je parle encore Mercure) : J’exposerai ma vie pour le public ; mais dusse-je la perdre, on ne me forcera point de jouer avec un homme déshonoré. La Clairon trouver quelqu’un déshonoré ! On prend le parti de donner une autre piece où les Héros & l’Héroïne n’eussent point de rôle. A peine l’eut-on annoncée, que le parterre, qui connoît Fretillon, & qui a pour elle le respect qu’elle mérite, s’écria par acclamation : Au cachot Clairon, Clairon au cachot. Les Acteurs eurent à peine commencé, qu’ils furent accablés de sifflets & de huées. Il fallut baisser la toile, & rendre l’argent. Le Lieutenant de police, instruit du désordre, envoya sans tant de façons tous les quatre au Fort-l’Évêque. Autres fois à Rome lorsque les Acteurs faisoient quelque sottise, le Préteur les faisoit fustiger, nos Magistrats les font mettre en prison. La différence est légère. Quelques jours après, la Clairon, comme malade, eut permission de sortir ; on lui donna sa maison pour prison, avec défenses de n’y recevoir que six personnes qui ne sont pas de ses amans, sans doute pour faciliter sa guérison.

Les prisonniers du Fort-l’Évêque se plaignirent que l’air y étoit mauvais ; & comme on ne veut pas les rendre malades, on les transféra dans les prisons de S. Germain des Prés, où l’air est bon, & où pendant ne mois ils ont donné au public une espèce de farce deux sois la semaine. Les jours de spectacle un Exempt des Gardes alloit les chercher pour jouer leurs rôles dans les pieces annoncées, & après la piece les ramenoit en prison. Telle est la vicissitude des grandeurs humaines, on passe de la prison au trône, & du trône à la prison. Mais la Clairon toûjours malade, ou soi-disant, ne sortoit point de chez elle. Cependant l’Opéra profitoit de ce désastre, on y venoit en foule, & la Comédie Françoise n’avoit que demi-chambrée. C’étoit une perte de dix mille livres par semaine : la chambrée entiere, de leur aveu, au taux courant, vaut vingt mille livres ; ce qui sur cinquante-deux semaines l’année fait bien un million. Argent, comme l’on voit, bien employé : tous les hôpitaux de Paris ensemble n’en ont pas le quart en aumônes. Enfin après un mois de négociation dont se mêlèrent toutes les têtes couronnées (de mirthe), cette importante affaire a été terminée. Dubois a demandé sa retraite, & on lui a accordé quinze cens livres de pension, quoiqu’il n’eût que vingt-neuf ans de service, & que les règlemens en exigent trente, & les prisonniers furent élargis. Mais la fille de Dubois est restée au théatre pour remplacer la Clairon, qui ne voit pas de trop bon œil cette jeune Actrice consoler le public d’une perte que ses infirmités & ses rides font regarder comme prochaine. Cet accommodement, tout à l’avantage de Dubois, fait voir qu’on a été fort peu touché de l’honneur de ses camarades avec lesquels il se déshonoroit autant qu’ils croyoient se déshonorer avec lui. Mais c’est abuser des termes. Des gens que toutes les loix ont déclarés infames, peuvent-ils se déshonorer mutuellement, ou plûtôt ne le font-ils pas tous les jours ?

Cette réflexion est confirmée par le discours que Belcour prononça le mercredi suivant 17 avril, avant que de commencer la piece. Je demande pardon au public, au nom de ma troupe, de ce qui s’est passé lundi dernier ; nous sommes au désespoir de lui avoir manqué si essentiellement. Nous nous soumettons avec humilité à toutes les réparations qu’on exigera de nous ; déjà plusieurs de nos camarades subissent le juste châtiment qu’ils ont mérité. Nous n’osons, qu’en tremblant, réclamer vos bontés & nous présenter devant vous. Nous vous demandons grâce, & nous tâcherons, par notre profond respect, de vous faire oublier notre saute, &c. Belcour étoit pourtant un des Juges qui avoient opiné à l’exclusion de Dubois, pour n’être pas déshonoré par son commerce. Peut-on, après tant de hauteur & d’insolence, parler d’une maniere si servile, si rampante & si basse ? Quelles ames de boue que ces Comédiens ! Les lauriers de Molé, Bizard & le Kain, en étoient flétris au Fort-l’Évêque, & l’honneur sacrifié de la Clairon se faisoit choyer dans son lit.

Elle ne put digérer cet affront & se consoler du triomphe de Dubois & de sa fille. Son mal empira, & comme toutes les Facultés de Paris & de Montpellier, non plus que tous les Médecins du Roi, ne suffisent pas pour conserver une vie si précieuse à l’État, il fallut aller chercher du secours hors du royaume. Elle s’est transportée à Genève pour consulter le fameux inoculateur Tronchin. Elle en a été très-mal satisfaite. Cet hypocrate peu galant, qui élevé dans les principes sauvages de la République, n’aime pas apparemment le théatre, a impitoyablement, sous peine de la vie, défendu à la Clairon d’y monter. Quelle horreur ! Elle est allée, fort mécontente, se moquer de cet affreux remède, & étaler ses talens & ses grâces sur les théatre de Lyon, d’Aix & de Marseille, où Dubois ne la déshonore pas, & où elle joue à son aise le Malade imaginaire & l’imbécille Diaphoirus qui a voulu mettre l’abstention du théatre parmi la matiere médicale, & en faire prendre des pillulles à Melpomène. Le château de Voltaire est sur la route de Genève ; la Muse de la scène pouvoit-elle manquer d’en aller visiter l’Apollon, y rendre & y recevoir des hommages ? Elle y a été reçûe par le Dieu des Auteurs en Déesse des Actrices ; l’admiration, les applaudissemens, les transports ont été au comble. La tête tournoit aux assistans de la fumée de l’encens qu’on a brûlé sur les deux autels. Voltaire, on n’en doute pas, a un théatre dans son château, où il donne souvent la comédie ; quelle gloire pour ce théatre d’y voir la Clairon ! quel honneur pour la Clairon de jouer devant Voltaire ! Voilà le plus glorieux dédommagement des brutalités de l’ingrat & impie parterre de Paris, qui envoie ses Déesses bienfaisantes au cachot : Voltaire seul vaut tout un monde. On joua Électre & Amenaïde. Qu’on ne demande pas quel en fut le succès, il faudroit la plume du Poëte & le jeu de l’Actrice pour l’exprimer. Ce fut un enchantement ; aussi quelle fée que la Clairon ! La fée Carabosse n’en fit jamais tant avec ses baguettes. La Clairon ravie, extasiée, hors d’elle-même, laissant dans ce palais enchanté tous les habitans ravis, extasiés, hors d’eux-mêmes, est allée en Provence, où les rayons d’un soleil brulant lui préparent des têtes faciles à enthousiasmer, cueillir à pleines mains de nouveaux lauriers malgré les ordonnances Iroquoises du Docteur de Genève, sans craindre de les voir changer en ciprès. Aussi est elle sous la protection d’Appollon, qui n’est pas moins le Dieu de la médecine que le Dieu de la poësie.