(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE IV. De la Médisance. » pp. 80-99
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(1766) Réflexions sur le théâtre, vol 5 « Réflexions sur le théâtre, vol 5 — REFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE CINQUIÈME. — CHAPITRE IV. De la Médisance. » pp. 80-99

CHAPITRE IV.
De la Médisance.

La Baumelle (Vie de Maintenon) parlant de la représentation d’Esther à S. Cyr, fait & prétend qu’on fit à la Cour les applications les plus malignes de Vasthi, d’Aman, des Juifs, & les plus flatteuses d’Assuérus & d’Esther. Madame de Montespan & M. de Louvois, confondus dans la foule, honteux & rougissans, se trouvoient dans ces paroles :

Sans doute on t’a conté la fameuse disgrace
De l’altiere Vasthi dont j’occupe la place,
Comment le Roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son thrône ainsi que de son lit.
… Il sait qu’il me doit tout.

Cependant ces applications manquent de justesse. Vasthi étoit une femme légitime, Madame de Montespan ne l’étoit pas. Esther étoit déclarée, non Madame de Maintenon. M. de Louvois n’avoit jamais, comme Aman, voulu détrôner Louis XIV, & perdre tout un peuple. L’Historien continue : Le Roi & la Reine d’Angleterre étoient ravis qu’on peignît le Pape Innocent XI, qui avoit contribué à les détrôner, comme un aveugle à qui le Diable avoit crevé les yeux :

Et l’enfer couvrant tout de ses voiles funèbres,
Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.

Ce trait est-il bien vrai ? ces sentimens sont-ils conformes à la piété reconnue de ce Roi & de cette Reine ? Dans ce même temps ce saint Pape tenoit une conduite bien différente. Pour favoriser la guerre du Roi de Pologne contre le Turc, il lui envoya cent mille florins, accorda un Jubilé pour faire faire des prieres en sa faveur, & défendit la comédie dans tous ses États, même pendant le carnaval, comme ne pouvant qu’attirer la malédiction de Dieu (La Roque, Mémoire de l’Église, L. 6. pag. 636.). Louis XIV même y fut indirectement attaqué. On y faisoit, ajoûte la Baumelle, l’apologie des Huguenots, & le procès à la révocation de l’édit de Nantes. Les Juifs, opprimés par Assuérus, étoient les Protestans punis par Louis XIV, & cette action si justement louée, étoit travestie en tyrannie & en foible crédulité ; & le Roi trop crédule a signé cet édit. Si tout cela est vrai, comme il est très-vraisemblable, Aristophane ne fut jamais ni si hardi, ni si caustique.

Au contraire, quelle flatterie outrée du Roi & de Madame de Maintenon ! Louis étoit confus, dit la Baumelle, de l’impie plainte de la piété qui faisoit valoir à Dieu même son exactitude & son recueillement à la messe ; mais il étoit charmé de se reconnoître dans la grandeur & le faste d’un Roi de Perse (cette flatterie seroit une satyre : Racine avoit-il assez l’esprit de Port Royal pour oser censurer le Pénitent du P. la Chaise ?). Madame de Maintenon étoit cette Esther qui a puisé le jour dans la race proscrite (la famille Protestante de Daubigné). Je ne sais si dans les circonstances de la révocation de l’Édit de Nantes c’étoit bien faire sa cour de dire la favorite Protestante, du moins c’est la louer bien élégament de dire d’elle, qui par la vertu seule captive un Roi puissant ; qui charme toûjours, & jamais ne lasse ; qui fatiguée des vains honneurs, met toute sa gloire à s’oublier elle-même ; qui dans la retraite s’occupe à cultiver des fleurs (les Demoisell. de S. Cyr), &c. Jamais la vanité fut-elle mieux flattée ? Cette Dame, exposée à tous les regards, les soûtenant avec modestie & majesté, dissimuloit par une joie ouverte sur le succès de ses élèves, celle que lui donnoient des applications si flatteuses. Le triomphe d’Esther étoit le sien. Ces applications n’étoient pas faites au hasard ; personne ne pouvoit s’y méprendre. Le Poëte n’avoit pas eu d’autre dessein : il eût manqué son but, si on eût pû ne pas les faire. Quel aveu de la malignité du théatre ! On comprend bien que Madame de Maintenon ne fut pas difficile à faire représenter de pareilles pieces. On doit juger aussi que son exemple dans ces circonstances ne met pas un si grand poids dans la balance en faveur des représentations théatrales les plus pieuses, même dans les communautés & les collèges.

Racine le fils, dans la vie de son père & l’examen de ces pieces, convient qu’on fit toutes ces applications, qui sont en effet très-plausibles, quelle qu’ait été l’intention du Poëte & de la favorite.

Or de bonne foi, des pieces qui flattent si fort la malignité, sont-elles dans l’esprit de la religion ? On a beau les déguiser par la sainteté du sujet, pris dans l’Écriture, & la piété des sentimens de quelques personnages ; cette malignité ne suffit-elle pas pour les faire proscrire ? La médisance est-elle moins condamnée par la loi de Dieu que l’impureté ? est-elle moins commune & moins dangereuse ? Une école de malice est aussi pernicieuse pour les mœurs qu’une école de libertinage. C’est même un trait de libertinage, & un outrage fait au Roi, de présenter sur un théatre l’idée qu’on ne pourroit trop oublier de sa passion criminelle pour Madame de Montespan. C’est l’outrager de décrier un Ministre à qui il donnoit sa confiance, & une action éclatante de zèle, dont il se faisoit gloire, & qu’il croyoit devoir à la religion & au bien de l’État, l’abolition du calvinisme. Comment a-t-on pû se flatter que quelques louanges feroient oublier ces traits injurieux ? Cette espérance même est une injure : il falloit espérer que Louis XIV, si éclairé, si attentif aux bienséances, seroit ou assez distrait pour n’y faire aucune attention, ou assez aveugle pour y être insensible. Or si jusques sous les yeux du Roi, sous la direction d’une Dame pieuse, dans une communauté religieuse, dans un sujet tout saint, un Poëte naturellement poli, doux, modeste, d’une morale sévère, & même alors converti, n’a pas épargné les personnes de la Cour les plus distinguées, un Ministre puissant, le Roi lui-même & le Pape, quelles mesures doivent garder dans un théatre public un vil amas d’Acteurs, sans naissance, sans éducation, sans religion & sans mœurs ? Aussi le théatre n’est pas moins un brigandage qu’un lieu de débauche, la charité n’y est pas plus écoutée que la pureté, on y déchire la réputation, comme on y corrompt les cœurs. On en revient cynique dans le double sens que ce mot présente. On a beau masquer les gens sous des noms de Sganarelle, de Crispin, de Lucille, comme on cache les passions honteuses sous des termes équivoques d’amour & de galanterie, ce qu’on appelle fierement réforme ; personne n’est la duppe de ce masque de verre. L’Auteur & l’Acteur, intéressés à ne pas le lever, seroient bien fâchés qu’il fût assez peu transparent pour donner le change.

Le théatre fut toûjours monté sur ce ton. Il n’y a presque point de comédie où quelqu’un ne soit joué, & dont on n’eût pû faire des clefs satyriques ; les Précieuses ridicules sont la satyre de l’hôtel de Rambouillet ; les Femmes savantes, de Cotin, Ménage ; George Dandin, d’un bourgeois de ce nom ; le Tartuffe, de M. de Lamoignon ; le Misanthrope, de M. le Duc de Montauzier ; Pourceaugnac, d’un Limosin de ce nom ; le Philosophe, du Bourgeois Gentilhomme, Rosaut, dont il emprunta le chapeau pour le jouer mieux ; l’In-promptu de Versailles joue les Comédiens & Boursault ; la Critique de l’École des Femmes tous les censeurs ; les Facheux toute la Cour ; le Mercure a été joué par Boursault, ce qui lui fit faire un proces ; les Folies amoureuses de Regnard, le Rendez-vous de Baron, le Pédant de Bergerac, &c. Il faudroit des volumes pour en épuiser le détail : la vie de Moliere, l’histoire du Théatre, en rapportent mille anecdotes. Il est inutile d’insister sur des faits aussi publics, aussi constans, aussi multipliés. Freron (Année Litt. 1760. Let. 10.), à l’occasion de la comédie des Philosophes, dont il fait avec raison l’éloge littéraire, convient des personnalités qui y sont répandues contre Diderot & ses consorts encyclopédiques. Il avoue, & Marmontel aussi dans son apologie, que Moliere a fait la même faute, & que s’il revenoit au monde, il adouciroit les traits de son pinceau, respecteroit davantage l’honnêteté publique, & se conformeroit aux loix de bienséance qui distinguent notre siecle. Les fautes où il est tombé, soit par la foiblesse humaine, soit par la liberté qui régnoit de son temps, ne sont pas des titres pour ses successeurs. C’est faire beaucoup de grace à notre siecle de le dire observateur des bienséances : assurément les trois quarts & demi des pieces qui paroissent, ne valent pas mieux que celles du siecle passé. Quoi qu’il en soit de la modestie moderne sur la galanterie, il est du moins de notoriété que notre siecle n’est pas converti sur la médisance : presque point de piece nouvelle où il n’y ait des traits malins contre quelqu’un. Freron en rapporte une infinité dans ses feuilles. N’y a-t-il pas été lui-même aussi injustement que grossierement insulté dans l’Écossoise, & ailleurs, sous le nom de Vasp, qui en Anglois signifie frêlon, guêpe, par une allusion & un jeu de mots que le siecle passé, quoique moins poli, n’eût pas trouvé ingénieux, & dont pourtant le bel esprit du siecle (Voltaire) a cru devoir enrichir le recueil de ses œuvres. Les Auteurs, les Acteurs, les Théatres entr’eux (on s’en plaint tous les jours), ne s’épargnent pas davantage ni le public. Ce sont des querelles journalieres : farces, scènes, parodies, chansons, on se satyrise à outrance. Tout est sur la scène plein de malignité, elle est aussi médisante que lascive.

Voilà donc, du moins de l’aveu de ses partisans déclarés, Moliere coupable de manquer aux bienséances & à l’honnêteté publique. Que disons-nous de plus ? Mais quel homme ! ce grand maître, ce modelle parfait, ce génie supérieur, cet homme unique, manquer à l’honnêteté publique ! Que doivent faire les autres, qui ne le valent pas & se font un devoir & une gloire de l’imiter ? & dans quel temps ? dans celui du bon goût & de la décence, où l’on faisoit sonner si haut, & Moliere lui-même, la réforme prétendue du théatre ; d’où l’on vouloit conclurre qu’il étoit permis d’y aller. Il est vrai que Freron & Marmontel disent qu’il y a aujourd’hui quelque nuance de modestie de plus. A qui le persuaderont-ils ? Carolet, Vadé, Dancour, Panard, Fagan, Blot, Favart, S. Foix, &c. sont des modelles de modestie. Nos Actrices, moins fardées, moins découvertes, moins vénales, sont devenues des Lucrèces ; nos Acteurs & nos spectateurs grossiront bien-tôt le catalogue des Saints. Comment le théatre moderne se prescriroit-il des règles de modestie & de charité plus sévères que Moliere ? ne joue-t-il pas tous les jours les pieces de Moliere & de ses contemporains ? ne les prend-on pas pour des modelles achevés, dont il est glorieux d’approcher ? Moliere n’est-il pas le maître par excellence ? on en a fait vingt éditions, on l’étudie, on le sait par cœur, & on l’auroit réformé ! Freron même qui rougit de sa licence, & souvent l’imite dans ses feuilles, ne le traite-t-il pas de grand homme ? Moliere un grand homme ! un corrupteur des bonnes mœurs, qui ne connoît ni la bienséance ni l’honnêteté publique ; un cynique qui se joue de tout, des hommes, de la religion, de la vertu, Cui genus humanum ludere ludus erat. Moliere un grand homme ! Le théatre, après avoir volé les pieces Espagnoles, a voulu imiter la Cour d’Espagne ; il fait des grands, le grand Corneille, le grand Racine, le grand Moliere, le grand Voltaire, le grand Panard, le grand Marmontel, &c. Il est vrai qu’il est plus traitable que le Roi Catholique ; il n’est difficile ni sur la religion, ni sur les mœurs, ni sur la preuve de noblesse.

La médisance est aussi ancienne que le théatre, ou plûtôt de concert avec la licence elle l’a formé. C’est dans la Grèce, séjour de la malignité & du vice, berceau des assaisonnemens & des embellissemens des passions, qu’on a honorés du nom de beaux arts, & qui n’en sont que l’abus, que Thalie a trouvé des modelles de plus d’une espèce. Ce ne fut d’abord qu’un divertissement d’ivrogne. Après avoir fait leurs vendanges, les paysans de l’Attique se livroient à la joie bachique, buvoient, chantoient, crioient, comme des buveurs dans un cabaret, se jetoient des brocards, se tournoient en ridicule, se contrefaisoient, comme nos batteliers de la Loire, du Rhône, de la Garonne, &c. qui se disent les injures les plus grossieres & les paroles les plus obscènes (dont pourtant on n’a pas honte de s’amuser ; c’est un croquis du théatre). Ils se couronnoient de pampre, & se barbouilloient de lie, digne décoration d’une telle scène : Quæ canerent agerentque per-uncti facibus rora. Un nommé Thespis, apparemment le plus fou de tous & le plus entreprenant, ne voulant pas que le monde fût privé de cet utile & noble spectacle, s’avisa de faire un théatre ambulant dans un tombereau, de promener de village en village, & de porter dans Athènes ses pieces dramatiques : Dicitur & plaustris vexisse poemata Thesois. Du tombereau il passa sur des tretaux dont il amusa le peuple. Voilà le vrai père du théatre, le premier Corneille, le premier Moliere, dont tous nos grands ne sont que la digne postérité. Que peuvent produire des paysans, des ivrognes grossiers, médisans, républicains, qui n’ont ni loi, ni décence ; & le Dieu dont on célébroit la fête, dont l’intempérance & la folie font tout le culte, l’emportement, la débauche, la malignité, jusqu’à la plus révoltante nudité, dit Horace, bon Juge & peu scrupuleux : Mox etiam agrestes Satyros nudavit & asper jocum tentavit, & potus, & ex lex. Les femmes n’étoient point encore admises dans les troupes ; depuis qu’elles en font le plaisir, la nudité des Satyres a passé aux Actrices. Quel fruit peut naître de cet arbre ! on a beau l’élaguer dans la suite, le changer de sol, améliorer la culture, il se sent toûjours de sa racine.

Là le Grec, né moqueur, par mille jeux plaisans
Distilla le venin de ses traits médisans :
Aux accès insolens d’une bouffonne joie
La sagesse, l’esprit, l’honneur furent en proie.
Enfin de la licence on arrêta le cours :
Le Magistrat des loix emprunta le secours.

Ces folies ne pouvoient manquer d’être applaudies & récompensées. Tout ce qui flatte le vice, ne manque jamais de partisans. On donnoit un bouc au plus bouffon, soit parce qu’on immoloit un bouc à Bacchus, soit pour mieux peindre par la saleté de cet animal la nature du chef-d’œuvre dont il étoit le digne prix : Carmine qui tragico vilem certavit ob hircum. De là le mot tragédie, qui malgré l’élévation de tant de Rois & de Héros, qu’elle barbouille de la lie du vice, signifie en Grec chanson de bouc, & dont encore les vices, qui n’en deviennent pas plus nobles, pour être habillés de pourpre & montés sur de grands mots, sont le fruit ordinaire. Athènes adopta ces bouffonneries, & les embellit. Les beaux esprits travaillèrent sur ce riche fonds : Sophocle, Eurypide, Aristophane, &c. y prodiguèrent les efforts d’un génie qui méritoit d’être mieux employé. Ils en firent le théatre des passions & de la médisance : grands & petits, Magistrats & peuple, sages & foux, tout fut noté par nom & surnom, & cruellement déchiré. Il en coûta la vie à Socrate, le plus sage des Grecs. On crut en arrêter la licence en défendant de nommer personne ; mais à la place du nom, les Acteurs portoient les habits de ceux qu’ils jouoient, comme Moliere prit ceux de M. Pourceaugnac. Ils firent des masques qui les représentoient parfaitement. Des loix sévères & souvent renouvelées eurent bien de la peine à mettre quelque barriere à la médisance : In vitium libertas excidit & vim dignam lege regi, lex est accepta chorusque turpiter obticuit sublato jure nocendi. Les plus grands Philosophes ne furent pas plus épargnés qu’ils le sont aujourd’hui ; mais heureusement pour eux, ils n’avoient pas contre-dit leur philosophie jusqu’à se déclarer défenseurs du théatre.

On vit par le public un Poëte avoué
S’enrichir aux dépens du mérite joué,
Et Socrate par lui dans un chœur de nuées,
D’un vil amas de peuple attirer les huées.
Ce qui prépara son procès & sa mort.

On distinguoit sur l’ancien théatre trois sortes de représentations, pour lesquelles on construisoit trois scènes différentes (Vitruve, L. 5. C. 8.), savoir, la satyre, la tragédie, la comédie. La satyre est le principe & l’ame de tout, la tragédie est la censure des grands, & la comédie le ridicule des petits. Ce sont des espèces & des branches de la médisance. Elles en prirent, dit Horace, jusqu’à la mesure des vers : Archilocum proprio rabies armavit iambo, hunc socci capere pedem grandesque cothurni. Comme il n’est point de façon de satyriser plus piquante, plus divertissante, que de contrefaire les gens, de les faire agir & parler, on fit bien-tôt des pieces de théatre, qui ne sont qu’une satyre figurée & agissante. On y mêla les louanges des uns pour les rendre plus saillantes par le contraste, & leur ménager des protecteurs. On y sema des traits de morale utiles. Ce sont des couleurs riantes au tableau, pour lui donner du lustre. La médisance devint un art, elle eut des règles, & fit des ouvrages réguliers. Les bouffonneries des satyres & celles des ivrognes, aussi-bien que celles des libertins, s’accordent fort bien. Momus, Bacchus & Vénus furent toûjours d’intelligence. Ils ont leurs bons mots, leurs graces vives, animées & amusantes. L’homme est naturellement malin, sur-tout dans la débauche. Plein de défauts & de ridicules, il fournit abondamment à la satyre. On aime à contrefaire & à voir contrefaire les autres ; & la populace même dans ce tas d’ordures qu’elle vomit, lâche souvent des traits pleins de sel, des saillies ingénieuses & agréables, dont un bel esprit se feroit honneur. Tout se perfectionne : il y a bien loin des chansons du Pont-neuf aux satyres de Boileau, des convulsions des Bacchantes aux ballets de Pecourt, & de Thespis à Moliere, quoique ce soit le même esprit, & l’un le germe de l’autre. Il ne faut que quelque cerveau mieux organisé, pour embellir le spectacle, aiguiser le trait, faire une batterie réguliere de médisance, comme de l’arc & de la fronde on en est venu au canon & aux bombes. Thespis, qui alloit de village en village gagner un bouc, seroit bien étonné, s’il revenoit au monde, de voir les tombereaux devenus l’opéra & l’hôtel de la comédie, & lui-même Corneille & Baron. Le théatre veut si bien qu’on connoisse ses mœurs & sa malignité, qu’il a peint son génie & ses talens sous l’emblême de Satyres avec des pieds de chèvre, des cornes, des oreilles pointues, un masque à la main, un ris caustique, des attitudes indécentes. Ces armes parlantes, ces symboles naïfs, par-tout répandus, le caractérisent parfaitement. Les Satyres ne sons plus de Divinités fabuleuses. Qu’on ne les cherche pas dans les forêts, où l’antiquité les réléguoit ; ils sont sur le théatre. On a même renchéri sur l’antiquité, qui ne connoissoit point de Satyresses, quoique quelques Peintres se soient avisés d’en peindre, & que M. de Piles, dans ses Conversations sur la Peinture, en parle. Le théatre en est bien fourni : ces demi-Déesses sont très-bien assorties à leurs demi-Dieux.

La Grèce avoit un genre de drame inconnu parmi nous, la tragédie satyrique, que le seul plaisir de la médisance avoit introduit. C’étoit un mélange de comédie & de tragédie. Il paroissoit à même temps sur la scène des Héros & des bouffons, agissant & parlant, ou ensemble, ou alternativement, dont l’un contrefaisoit, parodioit & ridiculisoit l’autre. Tel est le Cyclope ou Poliphême d’Euripide. Ce goût bizarre, cet assemblage ridicule n’a pas fait fortune chez les autres nations, où l’on a assez constamment séparé ces deux genres. Il y en avoit pourtant bien des traits dans les anciens Mystères, où les choses les plus saintes étoient souvent défigurées par des grossieretés & même des indécences révoltantes ; ce qui étoit moins des traits malignement réfléchis, que la grossiere simplicité des temps. Il en reste encore beaucoup en Italie & en Angleterre, où les choses les plus graves, les plus touchantes, sont mêlées ou suivies de bouffonneries de Tabarin. Nous en avons aussi dans des conversations de valets, de soubrettes, de paysans, qui se mêlent aux scènes les plus sérieuses, dans la farce qui suit la tragédie, dans les chœurs, les danses, les fêtes, les pantomimes qu’on y entremêle, par exemple, dans la Princesse d’Élide de Moliere, où les Princes & les foux vivent très-familierement ensemble. Les tragi-comédies dans le siecle passé étoient aussi un composé de dignité & de gaieté, de personnages illustres & d’événemens réjouissans, & dans le vrai la vie humaine n’est qu’un tissu des choses les plus discordantes. La gravité & le ridicule, les affaires importantes & les jeux d’enfans, la magistrature & la comédie, la pourpre & un jeu de cartes, la morgue & les petitesses, les hauteurs & les bassesses, le bel esprit & les platitudes, &c. sont des pieces de tous les jours. La comédie est dans la maison plus qu’au théatre. D’un autre côté, l’homme, naturellement malin, s’est toûjours plû à voir le mal de ses semblables, ne fût-ce qu’en peinture. Il alloit avec fureur aux combats des gladiateurs & des bêtes, où l’on se tuoit ; il s’amuse de la vûe des supplices, des événemens tragiques, des batteries, des querelles, des injures de la populace ; il se repaît avec volupté de la satyre, de la médisance, des railleries où l’on déchire la réputation, &c. ce qui fait un des plus grands plaisirs & un des plus grands désordres du théatre, puisque rien n’est plus opposé à la religion, à la vertu, au bien de la société, que d’entretenir dans l’homme cette passion meurtriere.

La comédie fût-elle absolument purgée (ce qui n’arrivera jamais) de toutes les personnalités satyriques, elle seroit toûjours dangereuse du côté de la médisance. Une comédie est une médisance continuelle, tous les Acteurs y médisent les uns des autres, le fils décrie son père, la femme son mari, le domestique son maître, &c. On y décrie tous les états, tout le genre humain. Rien n’est épargné. C’est son esprit, son emploi, sa vie, son plaisir. C’est un tissu de traits piquans, de récits malins, de rencontres plaisantes, de chansons mordantes, de portraits ridicules d’après nature. C’est une troupe de cyniques qui rient de tout, & ne cherchent qu’à faire rire. Plus une piece est remplie de sel & de bons mots, plus elle plaît. On charge même les caractères, on les contraste, pour en faire mieux sentir les défauts, & donner matiere au ridicule. Est-ce là la charité chrétienne dont S. Paul fait le portrait, le lait & le miel qui coule de ses lèvres ? Elle ne se fait pas un amusement du mal : Non gaudet super iniquitate. Mais ces traits ne tombent sur personne. On se trompe : ils tombent sur une infinité de gens, auxquels chacun des spectateurs en fait l’application. En sont-ils moins malins & des leçons de malignité ? Ils font voir des défauts qu’on n’avoit point apperçûs, & font juger & condamner ce qu’on avoit pardonné ; ils apprennent à trouver & à répandre le ridicule ; ils familiarisent avec la médisance, si commune & si criminelle, & qui n’en devient que plus agréable par la plaisanterie dont on l’assaisonne. C’est fournir la matiere, donner le pinceau & les couleurs, & former le peintre. A cette source féconde l’homme le plus borné va s’aguerrir, le caractère le plus doux va se nourrir de poison ; à cet attelier, à cet arsenal public de médisance, toute une ville va se fournir d’armes dont il se fera mille blessures, les aiguiser, apprendre à les manier, & enfoncer le poignard en riant. Les Comédiens sont des maîtres en fait d’armes : le théatre est une salle d’armes, où s’exerçant sur des personnages fabuleux, comme avec le fleuret, on enseigne à donner des coups mortels à des personnages véritables. Il est aisé de sentir dans son style un habitant de ce climat cynique, monté sur le ton de la causticité, par l’esprit qu’il y a pris. Qu’il est habile & fécond à saisir, à inventer, à répandre le ridicule ! Il est formé de main de maître sur les débris de la charité, dont on lui a fait perdre jusqu’à l’idée à l’école de la plaisanterie.

On se plaint que le François a l’esprit railleur & satyrique. Ne lui en donne-t-on pas publiquement des leçons ? ses oreilles ne sont frappées que des médisances, ses yeux que des ridicules qu’on lui montre avec tout l’art des plus grands maîtres. Les pieces, les représentations qui les mettent dans le plus grand jour, sont des chef-d’œuvres. La fortune & la gloire y sont attachés. Tel est en effet le goût nationnal, qu’il seroit utile au public d’affoiblir & de corriger. Que le théatre est pernicieux ! il entretient, il augmente cette passion dominante. La vie Françoise est une comédie, la comédie n’est que la vie Françoise sur le théatre. Toutes les conversations ne sont que des médisances & des plaisanteries, ses amusemens des vaudevilles, des chansons, épigrammes, libelles, &c. on se venge, on se console par un bon mot. Tout François est Poëte satyrique :

La colère suffit, & vaut un Apollon.

Le Soldat chante son Officier & son camarade ; le Seigneur à la Cour fait un couplet contre son concurrent & son Prince ; l’Écolier au Collège chansonne son Régent & son condisciple ; la Harangère dans les halles, le Paysan à la campagne, criaille ses grossieres gentillesses. Les libelles sur toute sorte d’objets font gémir la presse, ils se débitent rapidement, ils font la fortune des Lioraires, on se les arrache ; il y a trente ans qu’aux dépens de la religion, de la décence, de la vérité, il se débite régulierement chaque semaine dans toute la France, au vû & au sû de tout le monde, une gazette dont la malignité fait tous les frais, tout le succès & tout le mérite. Tout sert à la plaisanterie, estampes, emblêmes, rubans, coëffures, tapisseries, &c. Les mains de Midas changeoient tout en or, les mains des François transforment tout en raillerie. Tout François est Acteur, toute Françoise est Actrice, sur-tout dans les provinces méridionales, où un soleil ardent augmente la vivacité. Quand le goût du spectacle s’est répandu, il n’a fallu que battre la caisse, il s’est formé de toutes parts cent troupes d’Acteurs pour les théatres particuliers ou pour les publics. Tout est pantomime, les yeux, les mains, la tête, la posture, le ton de la voix, le tour de la phrase, le souris, la démarche, tout peint, tout est imité ; maîtres, amis, parens, gens graves, stupides, savans, &c. rien n’épargne, rien n’est épargné. La France est un grand théatre où tout joue la comédie. Aucune nation n’a si bien réussi dans l’art dramatique, aucune n’a composé tant de pieces, & de tant d’espèces ; & quoique le très-grand nombre soient mauvaises, aucune nation n’en a composé tant de bonnes, & de si bonnes. Un amateur en tireroit vanité. Je l’avoue en gémissant, aucune nation n’a fourni tant de Comédiens & de si habiles, tant de spectateurs & de lecteurs, & de si éclairés ; j’en rougis pour ma patrie, aucune n’a imaginé tant de genres de décoration, de machines, de spectacles, aucune n’enfante tant de musiciens, instrumens, danseurs, sauteurs, machinistes, tabarins, &c. Tous les théatres de l’Europe sont pleins de François, toutes les autres nations ensemble n’ont ni autant ni si bien écrit sur les règles & l’histoire du théatre, n’en ont si bien connu les beautés & critiqué les défauts, jusqu’aux Jesuites, dont les trente provinces répandues dans l’univers n’ont pas eu autant de maîtres du théatre que la seule province de Paris. Non contente des richesses nationnales, si des futilités aussi dangereuses que méprisables sont des richesses, la France a adopté, traduit, copié tous les autres drames, Grecs, Latins, Anglois, Italiens, Espagnols, Chinois, Iroquois, &c. Elle est insatiable de spectacles, la seule histoire des folies du théatre François, poussée seulement jusqu’en 1721, a fourni quinze volumes à MM. Parfait, la suite jusqu’à nos jours en fourniroit aisément quinze autres, si la honte de voir au grand jour de l’impression les folies de tant de personnes vivantes, n’avoit fait prier les Auteurs de discontinuer leur ouvrage. L’histoire de l’Opéra, du Théatre Italien, de celui de la foire, forme encore plusieurs volumes, sans compter tant de théatres des villes de France, dont les anecdotes, si on daignoit les recueillir, feroient une suite immense. L’histoire de France n’a pas fourni tant de volumes à Mezeray. Enfin, pour ne rien perdre de cette gloire brillante, la nation paye chèrement un Mercure & plusieurs Journalistes pour en ramasser ponctuellement & étaler pompeusement les petites étincelles :

Le François né malin forma le vaudeville :
La liberté Françoise en ces vers se déploie.

Il n’est pas étonnant qu’une nation médisante par caractère, aime si fort l’art de médire, & la médisance mise en action, parée de toutes les graces les plus piquantes, & fondue avec la galanterie, autre sel qu’elle ne trouve pas moins piquant, & que le théatre à son tour souffle, attise, alimente ce feu. Mais il est surprenant qu’on ne sente pas que le bien public demande qu’on arrête cette funeste source de désordres, & qu’on souffre des jeux qui l’ouvrent à tout le monde, font boire de ses eaux, & en donnent le goût. Les Prédicateurs auront beau prêcher, l’Évangile aura beau enseigner la charité, tandis qu’on ira prendre au théatre des leçons de moquerie, des modelles de médisance. Les gens sages, à la vérité, méprisent ces traits de malignité ; mais ils font des plaies profondes à la plûpart des hommes.

Sans prendre ici le ton de Prédicateur, est-il douteux que la médisance ne fasse de très-grands maux, & ne soit un grand péché ? C’est une injustice : l’honneur est un bien précieux, qu’il n’est pas plus permis d’enlever que de dépouiller des autres biens. C’est un meurtre : la réputation est une vie morale dans l’esprit & le cœur, l’estime, l’amitié, la confiance des autres ; le décri est un coup mortel. C’est une cruauté : on prive par là de toute la douceut de la société, souvent de la fortune, de l’état, d’un établissement. C’est un scandale pour tous ceux qui l’entendent, soit en leur découvrant le mal qui en est l’objet, soit en leur montrant l’exemple de sa malignité, leur faisant boire le poison, & leur enseignant à le répandre. Le médisant est un lâche qui attaque en son absence un infortuné qui n’a pû ni se mettre en garde, ni parer les coups qu’on lui porte ; un traître, si c’est un ami qu’il flétrit ; un tyran, s’il opprime le foible ; un insolent, s’il ose s’en prendre à son supérieur. Ce sont les motifs les plus criminels. La vengeance déchire un ennemi, l’ambition renverse un concurrent, l’envie ne peut souffrir de rival, la malignité se repaît du mal des autres, l’impiété blasphême la religion dans ses Ministres, la vertu dans ses disciples, la foi dans ses défenseurs, la révolte attente sur l’autorité dans ceux qui l’exercent, sur les droits de la société, en troublant la paix par les divisions qu’elle y seme, les guerres qu’elle y entretient. La médisance met obstacle à la piété, en la décriant, & décourage les ames foibles par la honte & la crainte du ridicule qu’elle y attache ; elle arme les vices par les traits envenimés d’une langue licentieuse qui les favorise tous, que tous lancent, dont tous se repaissent. La passion est également dans ceux qui l’écoutent, dans ceux qui débitent la médisance, & l’aliment & l’instrument de la méchanceté : Mors & vita in manibus linguæ. Pour en bien sentir l’énormité, faites vous-en l’application. Voudriez-vous être l’objet des discours malins que vous tenez ? votre sensibilité, vos plaintes, votre ressentiment contre ceux qui vous flétrissent, ne condamnent-ils pas votre injustice à flétrir les autres ? n’est-il pas juste que vous soyiez mesuré à la même mesure, & qu’à votre tout vous ne soyiez pas plus épargné ? Je ne parle que de la médisance, qui ne découvre que des vérités cachées à ceux qui l’entendent. Que sera-ce, si on y ajoûte l’énormité de la calomnie, qui par un mensonge déshonorant impose de faux crimes à l’innocent, ou fait disparoître de vraies vertus ? méchanceté réfléchie, inexcusable, contre laquelle réclament la droiture & la vérité. Que sera-ce, si par les exagérations, les soupçons, les tours captieux, le ton de certitude, on fait glisser la calomnie jusques dans les vérités même que l’on débite ? inconvénient inévitable : il n’y a pas de médisance où il n’entre de la calomnie : Omnis homo mendax. Que sera-ce enfin, si revenant à soi par les principes de la religion, de la charité & de la justice, on reconnoît enfin l’obligation de la réparation de la médisance, sous peine de damnation, autant & plus étroite que celle de la restitution des biens, & à même temps la difficulté de la faire, & quelquefois l’impossibilité morale d’y réussir ? Pour peu qu’on aime son salut & celui du prochain, peut-on se dissimuler ou voir avec indifférence ces maux extrêmes, & applaudir au théatre, qui les multiplie, les perpétue, les rend dominans & irréparables ? Oublions, si l’on veut, tous les autres désordres ; celui-ci suffit pour le faire abolir. On accuse les femmes d’être plus médisantes que les hommes. Il est certain qu’étant plus vives, plus vindicatives, plus artificieuses, & leur foiblesse ne leur permettant point de manier d’autres armes, elles doivent être plus exercées, plus rusées, plus animées, plus opiniâtres dans cette sorte de guerre. J’ai droit d’en conclure qu’elles doivent encore plus s’abstenir du théatre, & qu’il est de l’intérêt du public de le leur interdire.

Ce ton de causticité, qui est le ton du siecle, & que le siecle a pris au théatre, est celui de l’impiété regnante. La religion a toûjours eu des adversaires ; mais on ne l’a attaquée que d’une maniere grave & sérieuse, par l’érudition, le raisonnement, l’autorité. On voit dans les anciens hérétiques quelques railleries, mais en très-petit nombre. Les Protestans se sont livrés à des calomnies atroces, à des injures grossieres : c’est le style de Luther & de Calvin ; mais tout est sérieusement traité. Melancton, Kemnilius, Daillé, Aubertin, Blondel, Claude, Beze lui-même, quoique Poëte, ne dégradent pas la religion jusqu’à en plaisanter. Mais les plaisanteries sont aujourd’hui les seules armes que l’irréligion sait manier, elle ne s’en sert qu’avec trop de succès ; on aime à en être blessé, on aide à enfoncer le glaive. Peu de lecteurs sont capables de suivre un systême, de saisir une preuve, une objection, une réponse ; tout sait railler, tout aime à rire, on se moque des Saints & de leurs vertus, des Ministres & de leurs fonctions, des cérémonies & de leur signification, des mystères & de leur profondeur, du Pape & des Évêques, & de leurs décisions, de leurs règlemens, de leur pouvoir, de leurs censures. On tourne en ridicule l’ancien Testament, les mœurs des Patriarches, les visions des Prophètes, la physique de Moyse, les histoires, le style, les expressions des Écritures, en un mot toute la religion. Voilà la tournure qu’a pris l’irréligion dans tous les esprits depuis que l’école théatrale est fréquentée. Qu’est-ce que le Dictionnaire de Baile, ce fameux cours de pyrrhonisme, si impie, si obscène, si séduisant, si dangereux ? C’est la satyre de l’univers. Voilà son vrai mérite, voilà ce qu’on y dévore, ce qu’on en retient, ce qu’on en débite, & dont on se fait honneur. Ce n’est ni à sa subtile dialectique, ni à sa profonde métaphysique, ni à sa savante théologie, c’est à ses sarcasmes qu’il doit toute sa vogue. Qu’est-ce que le Dictionnaire philosophique, où Voltaire a versé toute la lie de ses ouvrages & de ceux des autres impies ? C’est la dérision ouverte des choses saintes, rangée par ordre alphabétique. Que sont les Lettres Persannes, Juives, Chinoises, Cabalistiques, &c. qu’un ramas de tout ce que la malignité a imaginé de méprisant & d’ironique contre le christianisme ? Toutes les richesses théatrales ne sont que l’assemblage de toutes les méchancetés qui ont été dites contre l’humanité, & c’est dans ce trésor que les gens sans religion vont aiguiser leur langue & tailler leur plume, puiser le fiel, & prendre la tournure qu’ils vont follement mettre en œuvre contre le ciel.

Finissons par un trait singulier du Dictionnaire philosophique, v. Athéisme, qui confirme tout ce que je dis, quoique peu juste en bien des choses. Aristophane, que les Commentateurs admirent parce qu’il étoit Grec, ne songeant pas que Socrate étoit Grec aussi, Aristophane fut le premier qui accoûtuma les Athéniens à regarder Socrate comme un athée. Ce Poëte comique, qui n’est ni comique ni poëte, n’auroit pas été admis parmi nous à donner des farces à la foire (cela n’est pas juste). Il me paroît beaucoup plus bas & plus méprisable que Plutarque ne dépeint ce farceur. Le langage d’Aristophane, dit Plutarque, sent son misérable charlatan. Ce sont les pointes les plus dégoûtantes ; il n’est pas même plaisant pour le peuple, & il est insupportable aux gens d’honneur. On ne peut souffrir son arrogance, & les gens de bien détestent sa malignité. C’est là le Tabarin que Madame Dacier, admiratrice de Socrate, ose admirer ; voilà l’homme qui prépara de loin le poison dont des Juges infames firent périr le Philosophe le plus vertueux de la Grèce. Les Cordonniers & les Couturieres d’Athenes applaudirent à une farce où l’on représentoit Socrate élevé en l’air dans un panier, déclarant qu’il n’y a point de Dieu, & s’accusant d’avoir volé un manteau. Un peuple entier dont le mauvais gouvernement autorisoit ces infames licences, méritoit bien de devenir l’esclave des Romains, & de l’être aujourd’hui des Turcs.