(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE II. Théatres de Société. » pp. 30-56
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(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE II. Théatres de Société. » pp. 30-56

CHAPITRE II.
Théatres de Société.

Les théatres de société, cette imitation du spectacle public, ce nouvel empire de Thalie, sont l’ouvrage des femmes. Jamais les hommes ne se seroient avisés d’en faire les frais, d’en prendre la peine, d’en avoir l’embarras, si elles n’en eussent formé les désirs & donné l’idée. Le spectacle public a pour elles des difficultés, il faut quitter leur maison & leurs parties de plaisir pour l’aller chercher, on n’est maître ni de l’heure où on le donne, ni de choisir les pieces qu’on y joue, ni de la compagnie qui s’y rend. Peut-on y aller sans un équipage, & s’y montrer que sous la plus brillante parure ? Il est encore quelque reste des loix de décence, dont on ne sauroit s’écarter aux yeux du public, sans se livrer à son mépris ; on n’y joue pas un rôle qui fasse briller & les talens & les graces, & on n’oseroit se déclarer Actrice ; il n’est pas encore reçu qu’une Dame se mêle avec les Comédiens. On y supplée par un théatre domestique, on y jouit d’une entiere liberté, on y choisit la compagnie & les pieces, le temps & le lieu ; on s’y montre avec succès, on y est sûrement applaudi. On doit aux femmes cette inondation de théatres particuliers qui dans toute la France porte dans le sein des familles le poison du libertinage.

Divers Auteurs ont déjà perdu bien du temps à composer des pieces pour cette scène clandestine ; il en paroît depuis peu un recueil en deux tomes, on en promet bien d’autres. Rien n’est plus licencieux, on l’avoue dans l’épigraphe : Liberius si quid dixero, si forte jocosiius, hoc mihi cum venia dabis. Ce n’est pas sans raison, dit le Journ. des savans (juin 1768.), qu’eu égard aux mœurs peintes dans cet ouvrage avec trop de liberté, l’Auteur demande par son épigraphe de l’indulgence à ses lecteurs. Il en a besoin. Le spectacle public fait le portrait des mœurs publiques, celui-ci décelle le secret du cœur des familles amatrices. On y garde moins de mesures qu’à la comédie, le cœur s’y épanche sans obstacle, & s’y livre à son goût avec liberté. La plûpart de ces pieces sont les Contes de la Fontaine mis en drame. Pouvoit-on puiser dans une source plus impure ! Une mère honnête ne les donneroit pas à lire à sa fille ; elle la voit sur son théatre, apprendre par cœur, exercer avec soin, réciter avec passion, les mêmes Contes tournés d’une maniere plus licencieuse que dans l’original ; elle y applaudit, elle les verra bien-tôt réaliser.

Le Mercure d’avril 1768 en donne un très-long extrait dont il regrette qu’il n’y ait que deux tomes, tandis que la vertu gémit d’en voir un.

Cet extrait, par l’excès, la fadeur & la licence des éloges qu’il lui prodigue, décelle la main de l’Auteur du livre qui l’encense lui-même. Ces pieces n’ont pas passé au théatre public, elles sont trop galantes pour ne pas y figurer bien tôt. Les titres en sont burlesques : La Tete à perruque, Cacatrix, Nicaise, le Galant escroq, Madame Prologue, le Rossignol, Joconde, &c. L’Auteur convient de leur indécence, il en tire leur éloge, ce qui ne fait pas le sien. Ce sont, dit-il, des couplets gaillards, la peinture vraie & forte d’un amour violent & délicat. On plaît par là sur-tout au sexe aimable & sensible, qui l’inspire & en est plein. Nicaise doit plaire par la hardiesse de ses scènes, & des tours qu’on prend pour dire des choses qu’il paroît presque impossible de dire avec quelque sorte de décence. Cacatrix est une folie singuliere ; on ne peut s’empêcher de rire de la confiance intrépide d’un mari trompé, de la familiarité pleine de gaieté, avec laquelle un Abbe traite les femmes (il faut bien que la religion & les Ministres fassent une partie de la dépravation des mœurs, & y répandent un sel plus piquant). Dans le Bouquet de Thalie ce sont les mœurs aisées des gens du grand monde (de parfaits libertins), &c. On finit par justifier la licence qui regne dans ce théatre (& on n’en rougit pas !). Quant aux libertés que l’Auteur s’y donne, son titre fait sa justification bien moins que les tournures adroites & voilées qu’il a imaginées pour adoucir la vivacité (la grossiereté) des tableaux. S’il n’eût exposé que ceux qu’on voit tous les jours sur le théatre public, le sien n’eût plus été un théatre de société, c’est-à-dire qu’il est plus permis d’être sans mœurs dans la société que sur le théatre public, & pourvu qu’on répande une gaze légère qui les couvre, on peut s’occuper des objets les plus infames. Ai-je tort de dire que les théatres de société sont plus dangereux que le théatre public, de l’aveu même de leur Auteur ? Le Mercure, par les pieces fugitives, les petits romans, les détails des spectacles, n’est guère moins dangereux.

Un an auparavant le Journal de Trévoux, octobre 1767, & le même Mercure, avril 1767, avoient fait l’extrait & l’éloge d’une piece de ce recueil, le Galant escroc, conte de la Fontaine très-licencieux, mis en drame. On dit naïvement : Le prologue est trop gai (trop libre) pour que nous nous y arrêtions ; mais il peint bien le goût actuel : le siecle dans les mots veut de la modestie, sur tout le reste il vous absout. Croira-t-on qu’après un tel aveu le Journaliste, qui est un Religieux, dise : Cette jolie piece complette le premier volume du théatre de société de M. Collet, & en fait désirer le suite ? Son père, S. Augustin, ne lui a pas inspiré ce désir. Le Mercure va plus loin, il fait l’éloge de sa sagesse & de sa morale. Il n’y a que lui qui en soit capable. Les personnages du prologue sont la Parade, ce sont les farces licentieuses de Vadé, la Gravelure, mot nouveau, c’est-à-dire discours obscène ; la fausse Décence, c’est-à-dire l’hypocrisie de la chasteté, qui se donne toute sorte de licence sous des dehors décens ; enfin le Poëte la Fontaine, qui se moque de la décence, comme en effet il s’en est joué dans ses Contes. Il invoque le génie de Bocace, autre Auteur que la Fontaine a pillé, & sur la liberté duquel il a enchéri. La fausse Décence fait semblant de l’interdire. La Fontaine est couvert d’un manteau sur lequel sont bizarrement répandus des rubans jaunes, où sont écrits en lettres noires les titres de ses Contes. Il parle à l’Auteur, qui entre sur le théatre au milieu de cette belle compagnie, pour l’engager à mettre ses Contes sur la scène. Il lui en propose d’abord un qu’il est impossible de représenter honnêtement. L’Auteur scrupuleux s’en défend, & en prend un autre qui ne vaut pas mieux. Mais il est bien gaillard, dit-il. Tant mieux, répond la Fontaine, il ne faut que farder les détails. Là-dessus vient la gentille Gravelure voilée d’une gaze très-fine, qui laisse tout voir ; elle demande de l’honnêteté dans les mots, voile léger dont il faut couvrir tout ; sauver le mot, c’est sauver tout. Sur quoi elle chante un vaudeville très-libre. Cette piece est faite pour un théatre de société : on promet plusieurs volumes de pareilles pieces. Plaise au ciel qu’ils ne paroissent pas !

Ces théatres de société sont devenus si fort à la mode à Paris & dans les provinces, que pour en faciliter l’exécution, on a imaginé deux branches de commerce. Le sieur Renaudin a établi un magasin où l’on trouve toute sorte d’habits de théatre pour homme, femme, tragédie, comédie, opéra, pour toute sorte de rôles, de nations, de costume ; on en fait faire d’ailleurs dans le goût de ceux qui le commandent & en fournissent les modelles. L’opéra & la comédie ont à la vérité leur magasin, qui est d’une richesse & d’une abondance surprenantes : il a coûté cent trente mille livres à bâtir. Ils ont même des dessinateurs & des tailleurs à gages, pour en faire tous les jours de nouveaux ; mais ce n’est que pour le service de la troupe, & il est rare qu’ils en louent ou en prêtent, tout au plus trouvoit-on de hasard quelques vieux habits de rebut chez les frippiers. Aujourd’hui on en trouve à choisir de toute espèce chez le sieur Renaudin. Bien plus, le sieur Ruzé, habile machiniste, rue Pavée, a chez soi un théatre portatif qui peut se placer dans tous les appartemens, sans endommager les plafonds & les peintures : dans une heure on a chez soi un théatre dressé. Il en prépare d’autres ; un seul ne suffit pas pour satisfaire tous les amateurs : il en envoyera dans les provinces, si on lui en demande. Dans les petits hôtels un théatre à demeure est incommode, il occupe un appartement ; il sera bien plus agréable d’avoir un théatre dans une armoire, qu’on montera & démontera, selon le besoin. C’est le Calendrier du Théatre (année 1766) qui apprend au public cette belle découverte. L’histoire Romaine parle d’un Scaurus, qui avec une dépense énorme avoit fait dresser un théatre singulier que de gros leviers faisoient tourner, pour présenter à l’amphitéatre, tantôt la salle à danser, tantôt la scène à jouer, &c. On a même imaginé à l’opéra de lever le parterre à niveau du théatre, pour faire la salle du bal. Mais tout cela ne vaut pas le théatre portatif du sieur Ruzé. Il y a même apparence qu’on enverra de ces admirables ouvrages dans nos colonies, & que bien-tôt nos vaisseaux seront chargés de théatres pour la Martinique & la Guadaloupe. Il est vrai qu’on y en a construit depuis long-temps ; mais ce sont des masses qu’on ne peut transporter, & qui n’ont pas l’élégance de ceux de Paris. Quel plaisir d’en avoir à la nouvelle mode ! J’espère qu’on fera des théatres ambulans à faire rouler dans les allées d’un jardin, pour pouvoir à son gré jouer la piece dans un cabinet de verdure ; & si l’on y joignoit un amphithéatre ambulant à contenir trente ou quarante personnes, quel enchantement ! on joindroit le plaisir de la promenade à celui de la comédie. En Canada, où le bois est commun, il se construit des maisons de planches fort commodes, on en numérote avec soin toutes les parties, ensuite on les démonte, on les emballe dans un vaisseau pour les îles où il fait grand chaud & où le bois est rare. Chacun va acheter sa maison toute faite, la fait placer & monter où il veut, dans deux heures il est logé : il l’a fait avec la même facilité transporter ailleurs quand il veut changer de gîte. Cette idée tient un peu des cabanes des Sauvages & des tentes des Tartares. Abraham, Jacob, nos premiers pères, vivoient à peu près dans cette liberté, mais avec moins d’élégance & de bon goût d’architecture. Cette mode conviendroit fort au théatre, où voltigeant sans cesse sur des pieces, des évenemens, des décorations tout différens, l’esprit mène la vie la plus ambulante & la plus libertine. Cela auroit même un air de grandeur, & seroit un meuble nécessaire à un Seigneur.

Quels éloges n’en fait-on pas ? C’est le moyen le plus sûr de perfectionner l’éducation, de former les jeunes gens des deux sexes. Il est certain que fi c’est rendre les gens parfaits que d’en faire des Comédiens, on ne peut y mieux réussir. Le goût des spectacles se répand de plus en plus, dit le Mercure de décembre 1767, & il n’y a que lui qui tienne ce langage : preuve que la raison s’est perfectionnée (ou plutôt corrompue) jusque dans les amusemens. Cet exercice est le plus propre à développer dans la jeunesse des talens (& des vices) qu’on ne lui eût pas soupçonnée, & des graces (une coquetterie), qui n’avoit besoin que d’une assurance honnête (de l’impudence) pour se produire dans tout leur éclat (séduire plus efficacement), & faire éclore dans les ames cette sensibilité précieuse (cette corruption funeste), germe de toutes les vertus (de tous les vices). Les idées de la morale la plus pure (la plus licencieuse) font sur elles une impression d’autant plus profonde, que l’instruction ne se présente que sous la forme du plaisir (c’est son poison). Rien n’anime (ne dissipe) plus la société, ne forme plus le goût (du désordre), ne rend les mœurs plus honnêtes (moins honnêtes), ne resserre plus les nœuds de l’amitié (du libertinage) ; il n’y a que des barbares qui puissent les blâmer ou dédaigner. Je ne sais même si pour les ames plus délicates (plus dépravées) elles n’auroient pas moins d’attrait que les représentations publiques (sans doute on y est moins gêné). De jeunes personnes bien élevées & pleines de candeur donnent à leurs personnages un caractère de vérité que ne peut imiter qu’imparfaitement tout l’art des Actrices, ce n’est qu’à des ames innocentes & des voix pures (elles cesseront bien-tôt de l’être) qu’il convient d’emprunter le langage de la vertu. L’imagination est souvent blessée à nos spectacles, par la dissonance qui se trouve entre la personne & l’Actrice (le vice profane tout). L’Auteur que le Mercure fait parler entre dans le détail d’une piece qu’il a fait représenter, & où il jouoit le premier rôle. Il s’extasie sur la beauté, les graces, les talens des jeunes personnes qui y jouèrent ; elles l’emportent sur toutes les Actrices passées, présentes & à venir : des traits charmans, une physionomie pleine de finesse, le visage de Flore, la taille d’Hébé, les yeux de l’amour, le son de voix des Syrènes, &c. tout cela peut former des mœurs pures, & enseigner une morale évangélique.

On a toujours blâmé les pieces de Collège & des Communautés Religieuses (V.L. 1. ch. 13.). singulierement à raison de la mauvaise éducation que l’on donnoit par là aux écoliers & aux pensionnaires. Elles ont fait du tort aux Jesuites, elles ont quelque temps dérangé S. Cyr, & elles ont porté coup aux mœurs publiques. Les théatres particuliers sont encore pires. Ils rendent l’éducation molle, efféminée, licencieuse, dissipée, frivole ; ils portent dans chaque maison tous les désordres du spectacle, & s’y répandent plus facilement & plus rapidement. La liberté lève toutes les barrieres du respect humain ; un Prêtre, un Religieux, un vieux Magistrat, une personne pieuse, qui ne vont point au spectacle, voient impunément la comédie dans les maisons particulieres ; il s’y en trouve grand nombre, la pruderie, la gravité, la dévotion, n’ont rien à craindre quand il ne faut que passer d’une chambre à l’autre ; les domestiques, qui ne vont guere au théatre, ne manquent point la fête, ils y travaillent avec ardeur. Il y a une différence infinie entre un tête à tête & une conversation dans un lieu public ; les témoins sont un préservatif, les ténèbres, la solitude désarment. Les spectacles particuliers sont le tête à tête ; les portes & les murailles y tendent des pièges, non-seulement parce qu’avant & après on trouve, on fait naître les occasions & les prétextes, qu’on ne joue la comédie que pour s’en ménager, mais encore parce que la petite assemblée est entierement soustraite aux regards du public. Qui doute qu’une mauvaise lecture, une statue, un tableau licencieux, ne soient plus pernicieux dans un cabinet où l’on est seul, que ce qui est exposé dans les places publiques ? On ne craint chez soi ni la censure du parterre, ni l’animadversion de la police, ni la sagacité du réviseur de la piece ; on n’a que des amis indulgens, des amans passionnés, des libertins décidés. La passion peut s’y donner le plus libre essor, on y réunit le double péché d’Acteur & de spectateur, on fait tous les frais de l’entreprise, on en est l’auteur, on s’en rend le complice, n’en sera-t-on pas la victime ?

Cahusac (de la danse, L. 4. chap. 4.) blâme fort ces théatres de société, il en fait remonter l’origine au temps de Tibère. Lorsque ce Prince chassa les Comédiens de Rome, & y ferma les théatres publics, les Seigneurs Romains se dédommagèrent en faisant jouer chez eux. Nous n’avons pas aujourd’hui ce prétexte. Par là la familiarité entre les Acteurs & les spectateurs devint très-grande, ils se mêlèrent sur ces petits théatres ; l’art dramatique se répandit, chacun voulut l’apprendre, tout devint pantomime. Ce mélange des citoyens avec les Acteurs est pernicieux même à l’art & aux artistes. Ces hommes, devenus commensaux des honnêtes gens, qui leur donnoient asyle dans leurs palais, mêlés dans les familles, vivant avec les enfans, les enseignant, les exerçant, jouant avec leurs élèves, tout fut confondu ; plus de distinction entre l’artiste, qui devroit seul professer l’art, & le citoyen qui ne devroit que l’encourager & en jouir. Les applaudissemens & le succès acheminent à la perfection. La familiarité dissipe, énerve, perd l’artiste. Que peut-on espérer d’un homme qui vit dans le sein d’une famille comme l’enfant de la maison ? il n’a plus de suffrages à acquérir, il est juge de ses juges, il posse de au-delà de ce qu’il peut prétendre. Les danseurs, les Acteurs familiers avec les Seigneurs & les Dames de la Cour, furent tous médiocres. Mais ils tournèrent plus de têtes que la République n’en avoit subjugué. Les premiers Romains, sans rien perdre de leur dignité, leur accordoient des marques de considération, qui leur faisoient faire les plus grands efforts pour les mériter ; leurs successeurs le dégradèrent jusqu’à le familiariser, & s’avilirent sans donner de l’émulation. On ne cherche à plaire qu’à plus grand que soi, & un Sénateur n’étoit pas plus respecté qu’un pantomime. Le luxe, le libertinage avoient confondu tous les rangs ; la fureur du théatre avoit tout avili d’une part, tout élevé de l’autre. Les femmes même y mettoient le comble par la débauche qui en faisoit leurs maîtres ; les plus qualifiées les entretenoient publiquement, ne connoissoient ni retenue ni bienséance ; leur passion étoit fi folle, qu’elles alloient dans leurs loges caresser leurs habits & leurs masques. Comment, au milieu d’une si nombreuse dissolution, l’art pouvoit-il éviter sa chûte ? Rien qui, pour aller à la perfection & s’y maintenir, n’exige tous les efforts & toute l’application dont l’homme est capable. Craignons de tomber dans la même dépravation. Qu’elle seroit funeste, si nous en venions jusqu’à regarder les mœurs comme sans conséquence dans les gens à talens ! la perte de l’art seroit infaillible, les bienfaits, les honneurs, les caresses toujours nuisibles à tous les arts, s’ils ne sont en proportion de la conduite & des mœurs, aussi-bien que des progrès des artistes.

Mais quelle erreur plus funeste que de regarder comme sans conséquence pour la jeunesse la familiarité avec les Acteurs & Actrices ! Ainsi parle M. Turpin, homme sage & plein de zèle, dans la Préface de la Vie de M. de Condé : L’éducation actuelle de notre jeunesse est l’ouvrage d’un peuple de batteleurs & d’histrions aussi vils que ceux qui les payent ; une fille formée par de tels instituteurs semble être destinée à ranimer un jour les organes engourdis d’un Visir dédaigneux ou d’un Sultan stupide, pour quatre raisons ; 1.° la jeunesse va librement à la comédie, & se lie avec les Comédiens ; 2.° toute la tournure de son éducation la porte à goûter, à apprendre, à jouer la comédie ; 3.° la plûpart de ses maîtres & maîtresses sont dans leurs sentimens & leur conduite de vrais Comédiens ; 4.° tous ceux qui leur enseignent les choses d’agrément, la danse, la musique, les instrumens, la déclamation, &c. sont en effet des gens du théatre. Ajoutons que depuis la création des théatres domestiques la jeunesse apprend l’art de la comédie, & a toujours avec elle quelque Acteur ou Actrice qui le lui enseigne, qui est fêté dans la maison, qui y dirige le spectacle, & vit familierement avec elle, plus respecté, plus chéri mille fois que les gouverneurs & les parens. Quel en est le fruit ? la dissolution, le libertinage, l’indépendance, &c. Ouvrez les yeux, & voyez.

La comédie accoutume au vice, & n’en guérit pas ; désaccoutume de la vertu, & ne l’inspire pas : Assue factio morbi non libertatio. Boëce. La seule représentation vive d’une personne passionnée inspire la passion : personne qui au retour du spectacle, s’il veut rentrer dans son cœur, ne se trouve plus ambitieux, plus vain, plus dissipé, plus dur, plus fier, plus libertin : Necesse est vitium repræsentatum imiteris aut oderis. Comment le haïroit-on ? il y’est paré des plus belles couleurs. Sans l’assaisonnement du vice s’y divertiroit-on ? Si le théatre rendoit plus chaste, plus humble, plus recueilli, plus patient, plus religieux, on s’y ennuiroit comme au sermon ; on ne s’y plaît que parce qu’on y goûte le poison du péché. Le vrai Chrétien en gémit, & l’abhorre : Lugeamus dùm Ethnici gaudent. Le divertissement innocent relâche l’esprit & le fortifie & rend plus propre au travail & à la piété. La comédie en éloigne, & par la vivacité de ses agitations, & par le caractère de ses objets, & par la manière dont elle les envisage. Par le plus condamnable renversement elle se fait un jeu & du vice & de la veru. L’un doit être un objet d’horreur, & l’autre de nos désirs ; on doit fuir l’un, faire tous ses efforts pour acquérir l’autre. Cette tournure d’amusement affoiblit également ces deux idées ; on ne s’embarrasse ni d’éviter ni de gagner ce qui n’est qu’un badinage. La vertu peu désirée s’enfuit, le vice peu redouté triomphe ; on lui prête même des armes, on lui suggère des prétextes : le vice n’est qu’une foiblesse, la vertu qu’un travail. Le héros de de la piece, l’idole pour qui on s’intéresse, est toujours une jeune personne aimable & amoureuse. Son exemple, son élévation, ses agrémens, font respecter & chérir, du moins pardonner ses défauts, & font bien plus d’impression que les traits d’une austère verru. Le ridicule qu’on croit lui donner, n’en guérit pas, sur-tout de l’impureté ; il naturalise au contraire avec elle, elle se plaît à plaisanter d’elle-même, & ses plaisanteries sont les plus goûtées. C’est toujours s’en occuper, & que veut la concupiscence, que se repaître de l’objet de la volupté sous quelque face qu’il se présente ? Il ne paroît même dans les conversations que sur le ton de la plaisanterie. La Religion veut, non qu’on badine du crime, mais qu’on le condamne & le fuie. La crainte du ridicule, quand le théatre la donneroit, fait chercher avec plus de soin le moyen de le cacher, qu’ordinairement il enseigne, mais n’apprend pas à s’en corriger. Ce n’est pas même le dessein ni de l’Auteur ni du Poëte de rendre l’incontinence honteuse, mais d’en ridiculiser quelques circonstances, l’âge, les moyens, la laideur, l’excès, ce qui laisse subsister tout le fonds, & le rend agréable, pourvu qu’on en écarte ces légères taches. Les esprits & les cœurs prennent avec d’autant plus de promptitude & de facilité cette teinte dans les maisons particulieres, que la comédie adoptée & entée dans sa famille, hôte, amie, enfant, commençal, est de tout, & partout, & donne à tout ses idées, ses goûts, ses allures.

Le Mercure (juin 1765) annonce l’établissement d’un Bureau de correspondance entre les théatres de province & celui de Paris, par lequel on sera instruit de tout ce qui se passe dans les temples de la déesse de Cythère, pour régaler chaque mois le public par la main du Mercure de ces importans événemens. Ainsi l’article du spectacle, déjà si fastidieusement long, ne pourra plus tenir dans le Mercure, il faudra faire des feuilles périodiques exprès pour le seul théatre. Quel nom lui donnerons-nous ? Journal dramatique, Tablettes de Thalie, Gazette des Actrices, &c. Il doit se tenir un grand conseil dans les foyers pour faire ce choix. Que de traits nous allons voir de toutes les vertus, & sur-tout de la chasteté ! que de vers galans pour les Actrices ! quels éloges des décorations & des machines, des cabrioles des danseurs, des cadences des Musiciens, des talens des débutantes, de l’adresse des moucheurs de chandelles ! Que de Lucrèces, qui pourtant n’ensanglanteront pas la scène ! que de Susannes, qui ne seront pas citées en jugement, & qu’on n’auroit pas besoin de calomnier pour se venger de leurs rigueurs ! L’Auteur qui propose ce bel établissement dont la sagesse de nos pères ne s’étoit pas avisée, paroît entousiasmé de la Dumesnil, qui est allée jouer à Lion, & dont apparemment il a su mériter les bonnes graces. Voilà un commerce établi : la province enverra à Paris des débutantes se former à la grande école ; Paris enverra des maîtresses aux provinces, donner le goût, offrir des modèles, dégourdir la timide pudeur, & sur-tout amasser des louis ; car le triomphe d’une Actrice est très-lucratif, & elle n’y est rien moins qu’indifférente. Il est vrai que pour promener ses graces il faudra quitter ses amans, mais ne trouve-t-on pas par-tout des libertins & des duppes ? l’eau manqueroit plutôt à la riviere que des adorateurs aux filles de Paphos. Ouvrez vos oreilles pour entendre leur panégyrique. Je ne vous peindrai point cette sublime Actrice, non, je ne suis pas si téméraire ; mais qu’il est difficile d’éprouver en silence son magique pouvoir (la Dumesnil est donc sorcière) ! Quel art pour prononcer les grands traits de la nature avec tant d’énergie & de force, pour en distinguer les nuances avec tant de finesse & de vérité ! S’il est quelqu’un qui ne rende pas justice à ses talens, c’est qu’il en est qui ne connoissent que les graces pointues & bouffies (expression neuve) ; il faut la vue bien nette & bien purgée pour découvrir cette secrette lumiere, &c. Cinq ou six pages aussi bouffies & aussi pointues font le reste de la lettre. Qui peut contester le pouvoir magique de la Dumesnil ? elle fait tomber ses amans dans le délire. L’Auteur de cette épître a eu la sagesse de ne pas se nommer ; le Mercure n’a pas eu celle de jeter au feu ces impertinences.

Voici quelques traits singuliers des théatres de société : Clément. Lett. 80. On a fait à Bath, ville d’Angleterre, un théatre souterrain à quarante pieds sous terre, comme dans une mine profonde, sans doute pour faire voir que le théatre est une mine où l’on puise les plus riches trésors, ou pour entendre les oracles de Thalie comme dans l’antre de Trophonius & dans les initiations Egyptiennes. C’est une jolie catacombe, un peu écrasée comme de raison, mais très-bien ornée. Quand la scène vient à s’ouvrir & à vomir les personnages, on croit voir venir une troupe de démons, ou la bande des voleurs de la caverne de Gilblas. La maniere de représenter ne rompt point le charme, pas même la jeune Actrice qui paroît en habit d’homme pour réciter un compliment plein d’affectation & de grimaces choquantes. Il y a apparence que comme il y a des bains chauds à Bath, les malades, qui après le bain ne veulent pas s’exposer à l’air, ont fait construire un théatre sous terre pour être chaudement à voir la comédie. Le divertissement contribuera à leur guérison, & les ordonnances des Médecins porteront à l’avenir un récépissé de comédie. Je ne doute pas qu’à Bagneres, à Forges, à Balaruc, à Rennes, &c. on ne construise bien-tôt des théatres chauds à côté des bains chauds.

Lett. 72. Tout ce que les arts ont de plus exquis, de plus gracieux, de plus riant, ils l’ont réuni dans le château de Madame de N.…, Le théatre, qu’on n’a eu garde d’y négliger, a été occupé par l’Amour Architecte, ballet charmant, aussi joli que bien imaginé (c’est en effet l’amour qui est l’Architecte de tous les théatres). On y fit ces vers sur un buste de Vénus qui la représente.

Quelle est cette grace nouvelle,
Qui sous la main de Phidias,
Brille sur ce marbre fidèle
Du seul éclat de ses appas ?
C’est une perle encor naissante,
C’est une Syrène touchante,
C’est la Minerve des beaux arts,
C’est l’ornement de la nature,
C’est Héhé, c’est le tendre amour,
C’est Vénus avec sa ceinture.
Est-ce tout ? non : c’est N…

Elle méritoit mieux ces éloges poëtiques que la Reine Elisabeth d’Angleterre, à qui on osoit dire, & qui se croyoit elle-même de la meilleure foi du monde la plus belle personne de son siecle. Le fameux Ralaigh écrivit la lettre d’un amoureux à son ami Cacis, espérant qu’on la feroit voir à la Princesse. Il y déploroit amèrement la rigueur de son sort qui le tenoit éloigné d’une Souveraine qu’il avoit tant aimée : Moi qui avois accoutumé à la voir aller à cheval comme Alexandre, chasser comme Diane, se promener comme Vénus, semblable à une Nymphe dont les beaux cheveux se jouent au gré du vent sur ses joues vermeilles, chanter comme un Ange, toucher la lyre comme un Orphée, &c. Cet Ange, cette Vénus, cette Diane, cette Orphée, avoit alors plus de soixante ans. Egarée par un fonds inépuisable de vanité, elle dansoit encore à soixante-neuf ans. Ce qui contribua le plus à la mort du Comte d’Essex son favori, c’est qu’il avoit eu l’imprudence de dire : C’est une vieille carcasse qui a l’esprit de travers comme le corps. Ce crime fut irrémissible.

Calendrier du Théatre 1768. Un Anglois âgé de soixante ans s’enthousiasma si fort de Zaïre, qu’il la fit traduire en Anglois, & l’apprit par cœur. Il fit tout ce qu’il put pour la faire jouer sur le théatre public ; n’ayant pu l’obtenir, il fit construire un théatre dans une belle salle qu’il loua fort cherement, il fit à grands frais les plus belles décorations & les plus riches habits, paya des Acteurs, leur distribua les rôles, se réserva le premier, celui de Lusignan. Toute la ville fut invitée, la compagnie brillante & nombreuse. Les premiers actes furent exécutés avec un applaudissement général. Lusignan paroît, tous les cœurs commencent à s’émouvoir à la vue de ce vieillard vénérable. Il étoit plus ému que tous les autres ensemble ; la force de son imagination, l’impétuosité de ses sentimens rendent l’impression si vive qu’il ne peut la soutenir. Il tombe sans connoissance au moment qu’il reconnoît sa fille. On crut d’abord que cet évanouissement étoit contrefait, on admiroit l’art qui imitoit si bien la nature ; il ouvrit un moment les yeux sans dire une parole, tomba de son fauteuil, & mourut.

Un jeune Abbé, riche & de condition, ayant vu jouer la Gaussin, alla se prosterner à ses pieds aux foyers, comme pour l’adorer, arrache son collet, lui offre son cœur & sa main, tombe en foiblesse ; il fallut l’emporter chez lui.

Courrier d’Avignon (septembre 1765). Les Chevaliers ont fait bâtir à Malthe un théatre de société pour l’opéra & pour la comédie. L’Entrepreneur, pour célébrer à sa maniere la fête de la Victoire, fit construire un petit vaisseau monté sur quatre roues, comme un carrosse, garni de poupées pour marelots : il le fit rouler, comme les vaisseaux de la Religion voguent sur la Méditerranée. Sans doute, direz-vous, c’est pour montrer aux enfans la curiosité ? Non : c’est pour amuser son éminence, Monseigneur le Cardinal grand Maître, pour les Baillis, les grands Croix, les Commandeurs, les Novices, la Religion entiere, qui aime fort le spectacle. Quoi ! des Religieux à la porte de leur couvent, sous les yeux de leur Supérieur ! N’en dites mot à la Commission chargée de réformer les Religieux, qui ne trouveroit peut-être pas trop bien observés les vœux de Religion que font les Chevaliers à la veille d’obtenir une Commanderie. Peut-être s’aviseroit-on de penser que les Chevaliers ne sont pas plus utiles que les Jesuites qu’on a supprimés, qu’un Commandeur dans une Commanderie n’y fait pas mieux l’office qu’une Communauté moindre de neuf Religieux dans son Couvent. Mais ne craignons rien, le pouvoir de la Commission ne va pas jusqu’à réformer la noblesse, elle n’embrasse que les roturiers ; tout Chevalier peut porter la croix au jeu, au bal, à la comédie, dans toutes les compagnies, avec autant de magnificence que les plus grands Seigneurs. Pourquoi interdiroit-on l’opéra à Malthe ?

Mais, direz-vous, vous ne craignez pas les dangers du théatre, votre cœur est à l’épreuve des traits de l’amour, vous êtes une héroïne de chasteté ; le théatre public, le théatre de société vous voient braver tous les orages. Je vous admire. Je vous dirai pourtant avec Rousseau : Le péril le plus à craindre, c’est celui qu’on ne craint pas. L’audace d’un téméraire est aisée à surmonter ; c’est l’objet qui sait nous plaire que nous devons redouter. Le même dit dans sa Préface 4.

Quelque châtié que soit le théatre, les ouvrages les plus dangereux sont ceux où l’amour est représenté comme la vertu des belles ames, & les maximes des gens vertueux traitées de contes de vieille, où l’on établit que la raison ni la sagesse ne sont pas faites pour le bel âge, où les passions, au lieu d’être peintes d’une maniere à en donner de l’horreur, sont déguisées & revêtues de tous les charmes qui peuvent les insinuer dans un cœur sans expérience, & le faire tomber dans ces agréables rêveries, source ordinaire de la corruption. Ceux qui fréquentent le théatre, à plus forte raison ceux qui l’aiment jusqu’à l’établir chez eux, sont déjà corrompus, ou au moment de l’être. Les premiers ne cherchent qu’à satisfaire leur goût ; ils empoisonnent tout, & se repaissent de tout, trouvent par-tout le goût du crime, & s’y enfoncent de plus en plus : Qui insordibus est sordescat adhuc. Les autres fortifieront leur penchant, contracteront l’habitude, & acheveront de se perdre ; un souffle les renversera. Les plus forts ne se soutiendroient pas, les cèdres seroient renversés ; foibles roseaux résisteront-ils au plus violent orage ? Les ames innocentes qui y vont une fois par ignorance, car un homme pieux n’y viendra pas deux fois, y perdront bien-tôt cette fleur délicate fi aisément fanée ; conserveroit-elle sa fraîcheur dans cet air empesté ?

Mais je ne vais à la comédie, je ne la représente chez moi que pour m’amuser, & je m’amuse innocemment. La vérité, la conscience, souscrivent-elles à cette apologie ? Quoi ! ni dans la vue des Actrices, ni dans la douceur de leur chant, ni dans les attitudes de leurs danses, ni dans la liberté de leurs discours, ni dans la lubricité de leurs gestes, ni dans la tendresse de leurs sentimens, ne cherchez-vous, ne trouvez-vous rien qui flatte la sensualité ? Est-il bien vrai qu’aucun rendez-vous n’y attire, qu’on n’espère point d’y trouver l’objet de sa passion ou d’y faire des conquêtes, qu’on ne prétend point y étaler ses charmes, s’y lier avec des gens de plaisir, y former des parties ? Est-il bien vrai-qu’on n’y a jamais commis de péché ? Quoi ! un regard, une parole, une pensée, un désir ? qu’aucun de ces objets n’a fait impression, qu’on n’a éprouvé aucune révolte ? que tant de traits lancés par l’amour ont toujours trouvé le cœur insensible ? Je ne prétends pas faire ici le Confesseur en examinant votre conscience ; je m’en rapporte à vous-même, fi vous êtes de bonne foi. Je ne demande pas s’il y en a beaucoup qui jouissent de ce privilege, mais s’il y en a un seul qui puisse s’en vanter. J’admirerai ce miracle ; je ne conseillerai pas d’en espérer un second. Le scandale & le spectacle ne sont que la même chose sous différens aspects. Le spectacle est un scandale public : le scandale est un spectacle particulier. Le spectacle est un crime représenté : le scandale est une scène réelle. Celui qui commettroit dans la société ce qu’on représente sur le théatre, seroit un scandaleux : celui qui peint en action sur le théatre ce qui est un scandale dans la société, ne donne pas moins le scandale. Ce n’est pas le crime en lui-même qui est contagieux, c’est la connoissance qu’on en a donnée. Qu’importe qu’il soit réel ou fictice ? il imprime la même idée, il excite les mêmes sentimens, & le théatre doit produire cet effet plus que la réalité. Parler le langage du crime, paroître l’aimer, s’y déterminer, le commettre, en inspirer le goût en exprimer les mouvemens, en diminuer l’horreur, en excuser l’excès, le traiter presque de vertu, en étaler les objets, parler de tous leurs charmes, travestir les fureurs en héroïsme : quel scandale public ! il y est même applaudi, récompensé. Il mérite tous les anathèmes lancés contre le scandale. L’expérience ne justifie que trop l’Eglise qui l’a frappé de ses foudres. Y va-t-on pour se sanctifier ? en revient-on innocent ? y apprend-on à pratiquer l’Evangile ? Homme scandaleux, pouvez-vous vous le dissimuler, & puis-je mieux vous faire sentir la grandeur de votre faute ? Vous étalez vos passions aux yeux de votre famille, comme sur un théatre où vous êtes l’Acteur de la piece, vos discours licencieux, vos emportemens, vos intrigues, vos désordres ; Auteur & Acteur, quelle comédie vous y jouez, & plus vivement que sur la scène ! L’Acteur s’étudie à vous imiter ; il seroit parfait, s’il vous rendoit parfaitement. Et vous qui sur des théatres domestiques vous jouez, vous copies vous-même, n’est-ce pas assez d’avoir commis une fois le péché & donné le scandale ? faut-il le reproduire sur une seconde scène, & jouer ainsi deux comédies par un scandale nouveau ?

Le profane spectacle au théatre étalé,
Les principes impurs qu’on ose y débiter,
Les lascives chansons qui raillent la sagesse,
Au tendre & fol amour instruisent la jeunesse.
On y suppose en vain un amour vertueux ;
Il ne sert qu’à nourrir les plus coupables feux :
L’amour dans les héros plus prompt à nous séduire
Que toute leur vertu n’est propre à nous instruire.

L’Abbé de Villiers, Liv. 2. Epit. 2.

Mais enfin le théatre est toléré, sur-tout le théatre domestique, sur lequel jamais les loix ni les canons n’ont prononcé : comme fi tout ce qu’on a dit contre le théatre public ne portoit pas également sur les autres. Mais quelle est donc cette tolérance ? est-ce une approbation, du moins une permission positive ? Non ; jamais dans aucun pays du monde l’autorité légitime n’a parlé en sa faveur ; ce n’est que la patience du gouvernement, qui souffre ou dissimule ce qu’il croit ne pouvoir empêcher. Ce n’est point une tolérance théologique, qui laisse sur des opinions incertaines la liberté de penser, la saine morale fut toujours bien décidée sur la grieveté de ce péché ; ni une tolérance ecclésiastique de discipline, qui ne proscrit point des actions qu’elle regarde comme peu importantes, les censures de l’Eglise, la privation des sacremens subsistent toujours ; ce n’est pas même une tolérance civile légale, les loix qui couvrent les Comédiens d’infamie ne sont pas révoquées ; ce n’est pas non plus une tolérance populaire, puisque malgré toute la ferveur, le goût, l’ivresse de ses amateurs, il n’est personne qui ne convienne du danger du théatre & de son opposition à l’esprit & aux règles d’une véritable piété ; ce n’est qu’une tolérance politique, qui croit avoir des raisons d’Etat de laisser subsister certains maux fi invétérés qu’il seroit impossible de les corriger, & dangereux de l’entreprendre, parce qu’il vaut mieux supporter un moindre mal pour en éviter un plus grand. Telle la tolérance politique de la diversité des religions : approuve-t-on tous les cultes que l’on tolère ? Dans la tolérance de l’exposition des enfans approuve-t-on le crime qui les fit naître, parce que pour leur sauver la vie on bâtit des hôpitaux où on les reçoit sans examen ? Il en est de même de la tolérance des femmes publiques pour éviter de plus grands & de plus infames désordres, desquels S. Augustin dit : Tolle Meretrices, & omnia replebuntur libidinibus. Ainsi dans le corps humain on laisse une fistule pour sauver de grandes maladies, ce que prouve fort au long un livre singulier de médecine, intitulé, Traité des Maladies qu’il ne faut point guérir.

Que conclure de cette tolérance forcée ? met-elle la conscience en sûrete ! fût-elle une permission positive, sauveroit-elle du péché ? balanceroit-elle la loi de Dieu ? La décision des amateurs du théatre est d’un fort petit poids au tribunal du grand Juge, & le sauf-conduit de la police seroit fort mol accueilli dans l’éternité. On ne prescrira point contre l’Evangile & les bonnes mœurs : la coutume, l’exemple sont des armes défensives bien foibles contre la séduction des plaisirs & la violence des tentations : une vieille coutume n’est qu’un ancien abus, cet abus n’eut jamais une possession paisible ; l’Eglise, les Peres, les gens de bien, les remords de conscience, même des gens du monde, n’ont cessé de la troubler, & n’ont jamais permis de se retrancher sur la bonne foi & la conduite des amateurs. Le triste effet de la fréquentation des spectacles ne peut servir qu’à les décrier, leur exemple même a justifié l’arrêt de leur condamnation. J’avoue qu’il peut se trouver des gens simples, mal instruits, sans expérience, qui entraînés par le torrent y sont allés une ou deux fois sans réflexion & sans défiance, quoique cependant on en parle tant dans le monde qu’il est difficile de n’en avoir pas des soupçons. Mais la premiere représentation a dû détromper ; ce qu’on y a vu, entendu, senti, a dû faire toucher au doigt & à l’œil le danger & le crime d’un spectacle où le vice domine, où les occasions naissent sous les pas, sur tout les femmes, qui naturellement plus pieuses & plus sensibles, ont dû être plus alarmées, & avant d’y aller par la vue de l’écueil, & après y avoir été par le soupçon ou plutôt la certitude du n’aufrage qu’elles y ont fait. Les théatres de société ont moins que d’autres le titre de la prescription. Ils sont si récens, ils sont si fort à couvert de la police & des regards du législateur, ils sont si dangereux, un fruit si marqué de la frivolité & du vice, une occasion si prochaine du crime, qu’il n’est aucun faux fuyant qui puisse les sauver. Les Casuistes aujourd’hui les plus accrédités, Pontas & Collet son abréviateur, bien instruits des mœurs & des usages du siecle, décident sans hésiter (V. Comédie), que ni l’homme de qualité, pour n’être pas ridicule, ni la femme, pour obéir à son mari, ne peuvent sans péché aller à la comédie ; que tous les Pères de l’Eglise la condamnent, qu’un regard jeté sur une femme peut être un péché, &c. & que l’exemple d’un homme réglé qui y iroit feroit plus de mal. Collet tient la même doctrine dans sa Morale (tom. 6. chap. 3. n. 7.). Il y ajoute qu’on doit refuser la communion, même publiquement, même à Pâques, aux Comédiens, néanmoins après leur avoir demandé publiquement s’ils se sont confessés & ont renoncé à leur profession (on n’est point dans cette peine, ils ne se présentent jamais), même au lit de la mort, s’ils refusent d’y renoncer, même la sépulture ecclésiéstique, comme infames, excommuniés, pécheurs publics : Veritati nemo præscribere potest, non spatium temporum, non patrocini à personarum, non privilegia regionum, Christus veritas non consuetudo nominatur. Tertull.

La comédie mérite aujourd’hui moins que jamais ce privilêge. Dons les premiers siecles de l’Eglise, depuis le grand Constantin, elle étoit moins licencieuse que de nos jours. Plaute, Térence, Sénèque, qui nous restent, n’approchent pas du théatre de la Foire, Moliere, Poisson, Dancourt, Vadé, Collet, &c. encore n’avoit-on pas le spectacle, la musique, la morale lubrique de l’opéra, peut-être plus dangereuse que les grossieretés payennes. Le Clergé avoit alors plus d’autorité pour la contenir. Quelle piété, quel zèle, quel crédit dans S. Ambroise, S. Chrysostôme, S. Cyrille, S. Augustin, &c. ! Les Princes Chrétiens étoient très-sévères, ils n’y alloient presque pas ; ils n’avoient point de théatre dans leur palais. Que de loix de punitions, de vigilance, contre les Comédiens, même chez les Rois Wisigots, comme on le voit dans les Œuvres de Cassiodore ! Le peuple étoit plus religieux : quel zèle contre l’hérésie ! quelle foule d’auditeurs de la divine parole ! quelle multitude de Religieux & de Solitaires ! le sang des Martyrs fumoit encore. Malgré tant de barrieres au désordre, les Pères, les conciles n’ont cessé de crier contre les spectacles, & d’exhorter les fidèles à les éviter : tant il est impossible de contenir des gens qui par état se dévouent au crime, ou par goût s’en rendent les spectateurs. Ce seroit un miracle de transformer le vice en vertu, la dissolution en sagesse, la galanterie en décence. Aujourd’hui ces barrieres ne subsistent plus, aucun Evêque ne s’occupe du théatre, tous les Princes y sont assidus, toutes les maisons riches ont des théatres de société, les grands, les femmes y jouent, la magistrature, la police s’y rendent journellement, & pourvu qu’on n’interrompe pas les Acteurs, & qu’on n’insulte personne, ils ne s’embarrassent de rien. La tolérance est universelle : le peuple abandonne, pour y courir, les exercices de piété ; l’indifférence pour la religion est le goût décidé de tous les états, l’irréligion & la dépravation des mœurs sont le système dominant du siecle, tout le monde s’en accommode, & le théatre en profite ; tout le favorise, rien ne l’arrête. Le suffrage, l’exemple de tant de cœurs dépravés peut-il donc rassurer une ame timorée qui veut se sauver ? qui jamais démontra mieux combien est petit le nombre des élus ? Multi vocati, pauci electi.

Voici une anecdote à apprendre à nos cultivateurs, sur laquelle les Académies d’agriculture pourront proposer le sujet de quelque prix : La meilleure maniere de dresser les théatres de campagne, & de rendre les Laboureurs bons Comédiens. Le Courrier d’Avignon (Avril 1768) nous dit : « La comédie, pour être trop à la mode en France, y a le sort de toutes les autres modes ; elle dégénère, & tombe en roture. La fureur du théatre s’empare de tous les états, comme on voit devenir communes à toutes les conditions les manieres de se coëffer & de se parer que les personnes du plus haut rang & du bel air s’étoient d’abord appropriées. De simples bourgeois se donnent les airs d’avoir un théatre chez eux, & en cela, comme dans tout le reste, ces singes-là ont parmi le peuple d’autres singes qui les imitent. Les paysans du village de Montreuil jouent des tragédies & des comédies. On a voulu les empêcher, mais fort inutilement. Ils se trouvent si bien & sont si flattés d’avoir chaussé le cothurne, qu’il n’y a pas eu moyen de le leur faire quitter ; ils se sont roidis contre les exhortations, & peut-être se roideroient-ils contre la force, si on vouloit l’employer. Mais apparemment on ne le fera pas, car cet amusement, quoiqu’il leur convienne peu, n’est pas aussi contraire aux bonnes mœurs & à la bonne police que bien d’autres qu’ils pourroient se donner. Il vaut mieux qu’ils passent leur temps à estropier des vers dans une grange, qu’à s’enivrer & à hurler des chansons obscènes dans un cabaret. » Voilà une nouvelle branche d’agriculture pour laquelle il faudra bien inventer quelque nouveau semoir. Au reste, ce n’est qu’un juste retour ; il y a long-temps que la scène se pare impunément des beautés de la campagne. Les Bergers, les Bergeres, Lucas, Mathurine, le Devin, le Coq de village, les bois, les prairies, les ruisseaux, &c. font tous les jours briller nos Poëtes & nos Actrices ; il faut bien qu’à son tour le théatre s’en aille aux champs répandre sur les Laboureurs ses graces & ses richesses.

En même temps qu’il s’élève par-tout des théatres de société, il s’est formé dans plusieurs villes des sociétés de théatre. Les Gazettes de 1767 & le Journal de Trevoux de 1768 ont annoncé que plusieurs citoyens de la ville de Toulouse, amateurs des beaux arts, ont formé une société d’actionnaires avec privilège exclusif pour l’établissement des trois spectacles, qui réunit la tragédie, la comédie, l’opéra bouffon, l’opéra & le ballet ; que désirant d’avoir les meilleurs sujets dans les trois genres, elle donne avis aux Acteurs répandus dans la province & chez l’étranger, qui voudront s’engager pour l’année prochaine qui commencera à pâques 1768, qu’ils s’adressent au Directeur du spectacle. On a long-temps commencé de compter les années à pâques ; mais la Gazette a oublié d’avertir qu’on commencera par faire la confession & la communion pascale, & que les jeux du théatre en seront le fruit. Cette annonce est trop modeste. Ces amateurs sont les personnes de la ville les plus distinguées dans l’épée & dans la robe. Le fonds de cette société consiste en trente actions de douze cents livres chacune, qu’on peut trafiquer, laisser à ses héritiers, & hypothéquer à ses créanciers. N’en a pas qui veut, & bien des aspirans soupirent après la premiere place vacante. Aussi quel plaisir d’avoir à ses ordres une troupe de Nymphes, de vivre familièrement avec tant de Princesses, d’avoir droit à leur reconnoissance, de se trouver à leurs exercices, de présider à leur toilette, de décider de leur parure, d’apprécier leurs talens & leurs graces ! Ce corps d’actionnaires a passé avec la ville un bail à ferme ; elle leur a cédé la salle du spectacle avec ses accompagnemens, décorations, magasins, & tous les droits d’entrée, & a promis protection & main forte pour y maintenir le bon ordre. De leur côté ils se sont chargés de donner toute l’année le spectacle au public, d’entretenir le théatre, décorations, habits, machines, & même à neuf, à mesure qu’il sera nécessaire, de fournir Acteurs, Actrices, chanteurs, chanteuses, danseurs, danseuses, instrumens, machines, domestiques, illumination, moucheur de chandelles, &c. Le privilège exclusif est une plaisanterie du Journaliste. Il n’y a jamais eu dans Toulouse qu’un seul théatre public, & jusqu’à ces dernieres années il n’y a eu de théatre particulier que celui du Collège des Jésuites : on n’a pas à craindre qu’il s’en élève d’autre public ; les actionnaires n’ont besoin d’exclure personne. Pour les théatres de société, ils sont toujours également libres ; depuis ce brillant bail à ferme aucun des fermiers ne s’en est plaint, ils les encouragent même, & quelques-uns en ont chez eux. Les théatres en profiteront ; les gens de condition liés avec les actionnaires y trouveront une pepiniere d’excellens sujets, & un magasin ouvert de décorations & d’habits. Quelle heureuse perspective pour les bonnes mœurs ! Les profits de cette société sont aussi considérables que les droits d’entrée aux portes de la ville, quoique la ferme soit plus chargée, & on ne dérogera point en affermant le domaine de Thalie. M. Dorbessan, dans son voyage d’Italie, nous apprend que les nobles Vénitiens ont des théatres à eux, qu’ils afferment à des troupes de Comédiens, & dont ils tirent un gros profit. C’est ce que faisoit un noble Toulousain avant que la ville fît bâtit la salle du spectacle. Mais il est bien plus noble & plus utile au public d’avoir un corps d’Actionnaires qui soit à perpétuité chargé du spectacle ; on peut espérer, au profit de la religion & des mœurs, qu’il ne manquera jamais dans la patrie. Voilà un trait admirable de patriotisme. Cette œuvre pieuse a essuyé un petit orage : quel est le bien qui n’est traversé ! Le corps des Marchands, jaloux de l’honneur & du profit, a formé aussi sa société d’actionnaires. Ces citoyens zélés ont fait des offres avantageuses, ont imploré la protection d’un grand Prince, ont député à la Cour pour obtenir la préférence. La Noblesse, comme de raison, l’a emporté dans une affaire si intéressante pour l’État : une action devient par là un titre de noblesse.