(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE VI. Ericie, ou les Vestales. » pp. 138-159
/ 355
(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE VI. Ericie, ou les Vestales. » pp. 138-159

CHAPITRE VI.
Ericie, ou les Vestales.

Cette piece à qui l’irréligion a donné quelque célébrité, n’est pas sans mérite du côté littéraire. Il y a de beaux vers, des scenes assez bien dialoguées, de grands sentimens, des situations a tendrissantes. Bien des drames restés au théatre ne la valent pas. C’est le pendant du Comte de Comminges, quoique inférieure. L’un attaque les Moines sous le nom de l’Abbaye de la Trape, l’autre décrie les Religieuses sous le titre de Vestales. Ces deux poëmes pourroient bien être de la même plume. Du moins ne peut-on douter que l’un ne soit l’imitation de l’autre : style assez semblable, même ponctuation, mêmes sentimens, mêmes pensées, même sombre tragique semblent décéler le sieur Arnaud, qui s’applaudit d’en être l’inventeur. L’Auteur, quel qu’il soit, vrai Protestant, ou peut-être homme sans religion, a ramassé dans Luther, Calvin, Beze, &c. ou plutôt, sans lui prêter tant d’érudition, a ramassé dans les caffés & les brochures du temps tout ce qui s’est dit contre le vœu de chasteté, la clôture des Religieuses & les exercices du cloître, & dans ses noirs accès contre le monachisme, a mis en action, habillé en vers, & dialogué en scènes cette misérable déclamation contre ce saint état. On l’a si bien cru à N…… où la Troupe en a donné plusieurs représentations, qu’on y a habillé les Vestales en Religieuses Bernardines, & le Grand Prêtre en Evêque, ce qui est absolument contre le costume. Les Vestales étoient vêtues comme les Dames Romaines, coiffées en rubans, &c. & le Grand Pontife, toujours un des hommes les plus distingués de la République, comme les Sénateurs. César, Auguste & tous les Empereurs étoient Grands Pontifes : & ne seroit-ce pas le comble du ridicule d’habiller César en Evêque ? Mais les vrais habits auroient écarté l’idée de l’état religieux à qui on en vouloit, & on a mieux aimé sacrifier la vérité historique, aussi-bien que la vérité chrétienne, au plaisir de le livrer au mépris. Les spectateurs qui ne s’attendoient pas à cette ridicule & sacrilège mascarade, en furent d’abord étonnés, les gens de bien en gémirent ; la plûpart s’en moquerent, & prirent occasion de jeter des brocards contre les couvens. Il faut même convenir que la N… en Religieuse, ayant fait vœu de chasteté, & depuis peu de jours relevée de ses couches, fait un plaisant contraste avec son rôle. Malgré la protection des actionnaires, il faut bien de la docilité pour se prêter à l’illusion.

S. Evremont dit dans ses Réflexions sur la Tragédie : Si, à l’exemple des anciens, on introduit des Anges & des Saints sur la scène, on scandalise les dévots, & on paroît un imbécille aux libertins. Ces sujets fussent-ils permis, ne sauroient faire de bonnes pieces. L’esprit de notre religion est entierement opposé à celui du théatre. L’humilité & la patience des Saints ne sauroit compatir avec les verus des Héros dramatiques. Les histoires du vieux Testament s’y accommodent mieux ; mais la représentation leur fait perdre de leur autorité, & diminue la vénération qu’on leur doit. L’ancienne tragédie eût dû abandonner ses Dieux & ses oracles ; ils faisoient regner une superstition & une terreur capables d’infecter le genre humain de mille erreurs, & de l’affliger de mille maux. La tragédie excitant alors des mouvemens excessifs de crainte & de pitié, n’apprenoit qu’à s’alarmer des périls & se désoler des malheurs, ce qui avilissoit le courage & causoit la déroute des armées. Aristote tâche d’y remédier par je ne sais quelle purgation que personne n’enteend ; mais il est ridicule d’établir une science qui donne sûrement la maladie, pour en former une autre qui travaille incertainement à la guérison. Nos pieces sont moins dangereuses, du moins les crimes n’y sont plus commis par les Dieux, dont l’élévation semble les autoriser, &c. Les vices du Clergé sur le théatre portent le même poison : la sainteté de l’état semble les autoriser. Les mêmes raisons doivent les bannir de la scène, non-seulement par l’indécence d’exposer à des yeux malins & profanes un état spécialement consacré par la religion, ce qui lui fait perdre tout le respect qui lui est dû, & a fait porter les ordonnances les plus sévères pour interdire ces jeux sacrilèges, mais encore parce que de tels rôles ne peuvent faire de bonnes pieces, ni produire de bons effets. Quel effet peuvent produire un froc, une guimpe ? quel amusement peuvent donner le silence, la retraite, la modestie, la pauvreté, les mortifications d’un bon Religieux ? Quel intérêt peut-on prendre dans les démêlés ou intrigues monastiques, si on fait paroître un mauvais Religieux ? Cette opposition de sa conduite à son état excite plus d’indignation qu’elle ne donne de ridicule. Que se propose-t-on dans ces drames monastiques ? de décrier l’état, de le réformer ou d’y engager. Le premier est un crime. L’Eglise & le Prince l’approuvent, l’autorisent ; est-il permis d’en être l’ennemi, & d’en éloigner personne ? & n’est-ce pas précisément ce qu’on se propose, en découvrant, en livrant les défauts & les ridicules à la risée du public, au mépris des mondains, aux traits empoisonnées de l’irréligion ? toute autre vue est une chimere. Jamais ni Melpomene, ni Thalie ne se sont avisées de travailler à peupler les cloîtres ou à les réformer. Le beau novitiat des Capucins que la fréquentation du théatre ! la belle réformatrice que la Fretillon ! le beau Prédicateur que le Kain ! jamais il ne peuplera la Chartreuse. Il ne peut donc jamais y avoir de bonne vue, ni à espérer du bon fruit des jeux irréligieux qui font monter une Religieuse sur la scène. C’est un scandale même de les voir au spectacle ; quel exemple de les y voir figurer ! quelle folie de vouloir leur y donner des leçons !

L’Auteur d’Ericie, qui paroît avoir quelque talent, pouvoit tirer un meilleur parti de sa piece, & en faire cinq actes bien remplis. Ericie est une imbécille, qui s’accuse d’abord elle-même avant qu’on la soupçonne, & contre la vérité se fait croire coupable des derniers crimes avec son amant :

Non, mon cœur ne cherche point d’excuse :
Dans ces lieux un mortel digne de ma tendresse,
Pour moi jusqu’en son temple a bravé la Déesse.
Mon ame à ses désirs craignoit de se livrer.

Pourquoi se faire plus coupable qu’on n’est ? On auroit pu chercher des preuves, interroger la prévenue & ses compagnes, ménager des justifications, faire voir que ce n’étoit qu’une surprise momentanée par la témérité d’un jeune homme, où elle n’avoit aucune part, & avoit même résisté, faire parler Elmire qui pouvoit avoir tout entendu, suspendre le jugement, rendre la condamnation difficile, & enfin, si on vouloit la faire mourir, fournir des preuves apparentes. Ce procès bien filé auroit amené des scènes très-vives & très-variées, avec d’autant plus de fondement, que bien loin de condamner brusquement comme on le suppose dans la piece avec une précipitation tout-à-fait opposée à l’équité & à la sagesse du Sénat, on faisoit à Rome une procédure très-longue & très-minutieuse, jusqu’à mettre à la question tous les esclaves des prévenus, plutôt pour les absoudre que pour les punir. Comme ces châtimens étoient des événemens infiniment tristes & funestes à la République, on ne condamnoit qu’à regret sur les preuves les plus convaincantes. Rien de plus faux que cette précipitation ; on veut que le crime commis pendant la nuit, soit prouvé, jugé, condamné, & le châtiment exécuté avant le lever du soleil :

Au milieu de son cours la nuit n’est point encore :
La vengeance des Dieux doit précéder l’aurore.

Le grand Pontife, pere d’Ericie, est un autre imbécille. Se peut-il qu’il ait oublié que sa fille est parmi les Vestales, puisqu’il l’y a mise par force ? Peut-on penser qu’il entende parler du crime, qu’il vienne au Couvent faire le procès à une Vestale, sans s’informer si sa fille est impliquée dans ces soupçons, qu’il parle à la grande Prêtresse & à toutes les autres, sans s’appercevoir que sa fille y manque ? C’est elle qu’on lui livre sans la lui nommer, sans qu’il en demande le nom ; ce n’est que par hasard qu’étant seule avec lui, il la connoît & en est connu à sa voix, comme si elle-même pouvoit ignorer que son pere qu’elle doit avoir vu & entendu nommer cent fois, est le souverain Pontife, son supérieur. Tout cela est-il vrai-semblable ? & quelle maladresse de perdre toutes les inquiétudes attendrissantes de ce pere justement affligé avant d’avoir vu sa fille ? Corneille, Racine, auroient bien mieux fait valoir tous ces préliminaires qui fournissoient tant de mouvemens. L’Auteur doit avoir peu de fécondité.

Il ne s’éloigne pas moins de la vérité historique du costume que de la nature & du sentiment. Les Vestales ne portoient de voile que dans quelque cérémonie de religion ; elles étoient plus parées, plus étalées que les femmes du monde, jamais voilées devant le grand Prêtre leur supérieur. Le Poëte ne connoît pas mieux les coutumes des Religieuses dont il a voulu le rapprocher. Les plus austeres Garmelites ne sont pas voilées devant leur Visiteur, leur Supérieur, ni devant les Evêques. On est encore moins voilé devant son Juge : un accusé y paroît toujours découvert. Les mouvemens du visage, où l’ame se peint sans y penser, servent souvent à découvrir la vérité. Les Vestales étoient si peu voilées devant le grand Pontife, qu’elles en étoient châtiées d’une maniere indécente dans les fautes qui ne méritoient pas la mort : Flagris cœsa est Vestalis, dit Tite-Live. Les verges étoient la punition de la négligence à conserver le feu sacré, & par respect pour la Prêtresse coupable, c’étoit au grand Prêtre à la frapper. Je m’étonne que l’Auteur de la piece, qui paroît ennemi des pratiques religieuses, n’ait saisi cette occasion pour se moquer de la discipline, & renouveler tout ce qu’en a dit l’Abbé Boileau dans son histoire des Flagellans. Il eût amusé le pattere par bien des sarcasmes ; mais il y a apparence qu’il n’en savoit pas tant, ni dans l’histoire Romaine, ni dans l’histoire Ecclésiastique. Quoi qu’il en soit de son érudition sacrée & profane, qui paroît médiocre, du moins ignore-t-il les bienséances. Ce grand Pontife, à qui il donne assez de fermeté pour faire mourir sa fille, se trouble, ne sait ce qu’il dit, pleure comme un enfant, s’appuie, chancelle, tombe comme une femme, prend les mains de l’amant de sa fille, qui la déshonore, est cause de sa mort, & à ses yeux est un sacrilege profanateur du Temple & des Prêtresses de Vesta. Voltaire, dans son Brutus, dont les Vestales ne sont qu’une bien foible imitation, n’a garde de montrer si petit, si foible, si indécent, le Consul qui fait mourir ses deux fils. On a voulu, dit-on, faire parler la nature. Mais le devoit-on, en dégradant l’homme & le Pontife ? Il oublie même son devoir de Juge, il laisse impuni le complice, ou plutôt l’auteur & le seul coupable du crime de sa fille. On faisoit à même temps à Rome le procès au séducteur de la Vestale, les mêmes preuves servoient contre tous les deux, & on le condamnoit à mort. Il pouvoit même arriver que la Vestale fût reconnue innocente, & le séducteur puni de son attentat : & ce sont les premiers principes de la justice. Ici nulle condamnations, nulle poursuite, nulle dénonciation du téméraire, tandis qu’on prononce l’arrêt de la moins coupable, que l’amitié paternelle auroit plutôt dû faire épargner. Ce Pontife trouve le séducteur dans le lieu saint qui lui étoit interdit ; il est témoin de la violence avec laquelle il le force, des attentats d’une troupe de jeunes insensés dont il se fait suivre, il entend les blasphemes contre tous les Dieux, contre cette même Vesta dont il venge l’honneur par le sang de sa fille. Il le souffre, il lui applaudit, il le caresse, lui prend les mains, l’appelle son fils. Quel rôle méprisable ! quel caractere bas & sans vrai-semblance ! Le Brutus de Voltaire eût-il souffert que ses enfans maudissent les Dieux & la République ? l’Horace de Corneille punit les imprécations de sa sœur par sa mort.

Les Vestales ne sont ici que dans le titre ; on n’a voulu qu’introduire les Religieuses pour les décrier. Tout est contre la vérité de l’histoire. 1.° Le Roi Numa, dont parle la grande Prêtresse, n’institua que quatre Vestales : on en ajouta deux dans la suite, il y eut quelque légère augmentation sous les Empereurs ; mais il est certain qu’au temps de Scipion l’Africain, où l’on suppose que la scene se passa, il n’y en avoit que six. Il faut en ôter la grande Vestale, & le coupable qui jouent un rôle séparé. Comment donc trouver cette troupe de Vestales annoncée dans la piece, cette vingtaine de figurantes étalées sur le théatre ? c’est qu’on vouloit une Communauté religieuse. 2.° Les Vestales n’étoient point reçues après dix ans, comme à S. Cyr on ne l’est point après douze, afin que le cœur innocent ne pût être suspect de quelque passion. Ericie étoit admise depuis cinq ans ; elle n’en avoit donc tout au plus que quinze. Peut-elle dire à cet âge :

Dans l’opprobre & les pleurs j’ai passé ma jeunesse ?

Comment pouvoit-elle avant dix ans avoir formé une passion si violente, & voulu se marier avec Olvide ? peut-elle traiter son pere de tyran, pour ne l’avoir pas mariée, tandis qu’elle n’étoit pas encore nubile ? 3.° Les Vestales n’étoient tenues à la continence que pendant trente ans, elles pouvoient ensuite se marier, & grand nombre le faisoient. Elles étoient donc libres pour le plus tard à quarante ans. Elles avoient aussi la liberté de demeurer dans le Temple avec la même considération, mais ne faisant plus aucune fonction, comme des vétérans, des honoraires dans un Corps. Pourquoi donc ces fausses & injustes déclamations sur la perpétuité de leur vœu & l’indissolubilité de leur chaîne ? parce que les vœux de religion sont perpétuels & indissolubles. 4.° Les dix premieres années étoient employées à apprendre les cérémonies, c’étoit leur novitiat ; les dix autres à les pratiquer, les dix dernieres à les enseigner. Comment Ericie, après cinq ans seulement & demi de novitiat, peut-elle être chargée en seul de toutes les fonctions sacerdotales ? Ces cinq ans, tandis qu’on pouvoit également mettre six & sept depuis son entrée, ne feroient-ils pas allusion aux cinq ans qu’accorde le Concile de Trente pour réclamer contre les vœux ? Non ; je doute que l’Auteur en sache assez pour cela ; mais du moins ces cinq ans accordés pour revenir contre des engagemens mal contractés, font bien voir combien l’Eglise condamne les professions forcées. 5.° Les Vestales gardoient le feu sacré chacune à son tour, & pour une plus grande sûreté elles se relevoient d’heure en heure, comme font (sans comparaison) les filles du Saint Sacrement, qui d’heure en heure vont faire l’amendé honorable, ce qui renverse tout le nœud de la piece. Comment ce fou d’Olvide a-t-il su l’heure d’Ericie pour venir la surprendre, & disposer ses amis, ce souterrain, cette entrée à point nommée ? & comment toutes ces scènes avec la novice & avec lui se sont-elles passées dans une heure ? Il est même contre toute apparence que chaque soir la grande Vestale avec toutes les autres vienne mettre en faction chacune de celles qui doivent pendant la nuit garder le feu sacré ; mais on vouloit faire une scène. 6.° Que signifient cette vie austere, retirée, inaccessible au monde, ces murs qui retentissent de gémissemens, & qui les tiennent ensevelis, inconnus à toute la terre (la clôture religieuse qu’on veut rendre odieuse) ? Rien de plus faux. Les Vestales, semblables à nos Chanoinesses de Flandres & d’Allemagne, qui peuvent se marier, & qui à quelque fonction près, à l’Office divin qu’elles récitent, vivent avec la même liberté, le même éclat, la même mollesse, que les femmes du grand monde, les Vestales étoient magnifiquement habillées, somptueusement servies par un grand nombre d’esclaves, traînées dans un char brillant, précédées d’un Licteur, faisoient reculer le char même du Consul quand ils le trouvoient dans la rue, reçues dans toutes les compagnies, ayant les places les plus distinguées aux spectacles vis-à-vis du Préteur, très-opulentes, & de leur propre bien, étant des premieres maisons de Rome, & des dons immenses qu’on leur faisoit, & des richesses de leur Communauté. C’est une méchanceté ignorante d’en faire des Carmelites.

Tout le détail historique marque la même ignorance. Faire venir des esclaves rallumer avec des flambeaux le feu sacré, est une fausseté ridicule. On ne confioit pas ce soin à des esclaves, c’étoit la plus importante fonction des Prêtresses ; les flambeaux n’étoient pas connus, on ne se servoit que de lampes ; on n’employoit pas même les lampes. Le feu sacré ne se rallumoit qu’aux rayons du soleil, dans des vases d’airain bien polis, comme des miroirs ardens, où l’on présentoit des matieres seches & combustibles. C’étoit un feu pur venu du ciel. Le Sénat ne se mêloit point des affaires des Vestales ; le Collège des Pontifes connoissoit seul de leur punition. Et n’est-il pas risible de faire assembler le Sénat, composé de cinq cents Sénateurs dispersés dans l’immense ville de Rome, pendant la nuit, dans l’espace d’une heure ? Le prétendu crime se commet à minuit, une novice le découvre par hasard, fait lever toute la maison, on avertit le Grand Prêtre, on le fait lever, il vient au Temple, parle à la prévenue, fait son information, convoque les Pontifes & les Sénateurs, leur conte l’affaire, recueille les suffrages, prononce la sentence, revient au Temple, fait préparer la fosse, a une longue scène avec sa fille & son amant, & fait exécuter la sentence avant le lever du soleil. Et notez qu’on suppose que c’étoit la fête des Vestales, pendant laquelle on ne faisoit jamais des exécutions, sur-tout sur une Vestale, comme si parmi nous on vouloit faire mourir un Prêtre le jour de Pâques, & que cette fête se célébroit au mois de juin, où les nuits sont les plus courtes. Est-il rien de plus absurde que cette piece ?

L’exécution de la sentence n’est pas moins fausse que ses préludes. On suppose à la porte du Temple la fosse où l’on enterroit la coupable, on l’y fait marcher & descendre, elle a déjà le pied levé quand son amant l’enleve. Cependant toutes les histoires nous apprennent que la punition d’une Vestale étoit à Rome un des plus grands événemens. Toute la ville étoit en mouvement, toutes les affaires cessoient, le Sénat prenoit le deuil, les femmes éplorées & échevelées couroient les rues, on craignoit tout pour la République, la destinée de l’Empire paroissoit y être attachée. Quand la sentence avoit été prononcée, après les plus grandes formalités, le grand Prêtre à la tête du College des Pontifes venoit solemnellement au Temple. On livroit la coupable couverte des bandelettes & des ornement de son sacerdoce, dont on la dépouilloit successivement, à peu près comme le cérémonial des Evêques prescrit qu’on fasse la dégradation d’un Evêque ou d’un Prêtre. Jamais il n’a été question de lui mettre un voile noir, qu’on ne connoissoit pas, & que l’Auteur est allé de son autorité emprunter de quelque Couvent. On lui enveloppoit la tête & tout le corps de plusieurs pieces d’étoffe, pour la dérober aux yeux du peuple, & empêcher qu’on n’entendît ses cris. Ainsi liée & enveloppée, on la couchoit dans une biere, & on la portoit dans cet état comme on porte les morts au tombeau, suivie des Prêtres, des Prêtresses & du peuple, à travers toute la ville, depuis le Temple de Vesta jusqu’à la porte Colline, qui en étoit fort éloignée, auprès de laquelle étoit le caveau que le premier des Tatquins avoit fait construire pour cette triste cérémonie, & qu’on appeloit pour cette raison Campus sceleratus. Ce convoi attiroit dans les places & les rues de Rome un peuple innombrable, comme les enterremens solemnels des personnes les plus distinguées. Arrivé sur les lieux, on tiroit la Vestale de sa biere, toujours enveloppée. Le Pontife levoit les yeux & les mains au ciel, & faisoit une priere pour demander pardon aux Dieux de ce forfait, & les exécuteurs descendoient la coupable dans le caveau, où étoit une lampe allumée ; on la couchoit sur un lit qui y étoit dressé, & on lui laissoit des provisions de bouche pout deux ou trois jours, afin que mourant de faim ou de douleur, il ne fût pas dit que personne eût mis la main sur une Prêtresse. On fermoit aussi-tôt la tombe avec de grosses pierres qu’on couvroit d’un monceau de terre. Est-ce là cette condamnation, cette exécution précipitée qui a l’air d’un assassinat ? Aut famam sequere, aut sibi conventia finge. Voy. la Dissertation de l’Abbé Nadal sur les Vestales.

Mais on vouloit ménager un coup de théatre. Celui-ci est tout-à-fait mal conçu. Ericie, dit-on, a un pied dans la tombe, & lève l’autre pour y descendre. On a voulu dire un pied sur les bords de la tombe, car si elle en a un dedans, & qu’elle lève l’autre, c’est donc pour en sortir. Son amant arrive assurément bien à propos & à point nommé : Un petit moment plus tard j’étois, j’étois perdue. Il la prend lestement au pied levé & à brasse-corps. Sans doute il l’emporte ? Point du tout, il est si sot qu’il la laisse tomber (c’est un coup de théatre). Heureusement elle ne se casse pas la tête : Ericie effrayée tombe sur la pierre qui doit fermer son tombeau. Du moins ce vaillant champion la relève au plus vîte avec ses amis qu’il dit être venus pour le seconder ? Point du tout encore : Il la laisse sans connoissance & sans secours au milieu des Prêtres & du peuple, bien assuré qu’ayant manqué son coup, il ne pourra plus l’enlever, pour s’amuser à débiter une longue tirade de 92 vers. Le Pere d’Ericie, ses compagnes, les Prêtres, le peuple, aussi tranquilles, s’amusent à l’écouter & à converser avec lui (coup de théatre encore), jusqu’à ce qu’enfin la pauvre fille, revenue de sa pamoison, arrache le poignard des mains de son amant, & se l’enfonce dans le sein. Ce qui est impossible ; il n’avoit pas le poignard à la main, puisqu’il vient de la prendre à brasse-corps, mais dans un fourreau. Et cet imbécille le lui laisse tirer du fourreau, & s’en percer sans résistance ! Elle lui tend la main, dit-on. Apparemment le poignard est resté dans la blessure, il va le lui arracher pour s’en percer lui-même, au lieu de lui donner du secours. La plaie pouvoit n’être pas mortelle : une fille de quinze ans, effrayée, encore à demi-pâmée, a la main trop mal assurée pour se faire un grand mal. En effet elle récite très-librement douze vers alexandrins. Mais ni l’amant, ni le père, ni ses compagnes, ni aucun des spectateurs, à qui on donne pourtant de la douleur & de la pitié, ne s’avise de la soulager ; tout la laisse nageant dans son sang, & s’en va. Cette faute contre l’amour, l’amitié, & même l’humanité, est commune à toutes les tragédies où il y a un suicide sur la scène. Ce n’est pas moins une faute, puisque cette conduite blesse la vrai-semblance.

L’histoire a conservé le nom de toutes les Vestales qui ont été punies pour avoir manqué à la loi de la continence (on pouvoit en prendre un, sans aller fabriquer celui d’Ericie, qui n’exista jamais). Il y en a eu quatorze ou quinze. Cet ordre de Prêtresses, établi depuis long-temps à Albe avant la fondation de Rome, y fut introduit par Numa Pompilius, qui lui donna des règles, des cérémonies, & beaucoup de considération & d’éclat dans le monde. Il y dura plus de mille ans, jusqu’au regne de Théodose le grand, qui l’abolit ; de sorte que ce scandale est arrivé peut-être une fois dans un siecle, & jamais il n’a pu y avoir de Vestale qui ait été forcée à prendre, non le voile, mais les bande lettes, malgré une passion & une intrigue toute formée : & comment l’auroient-elles formée avant dix ans ? Et peut-on dire qu’on est forcé à prendre l’état le plus brillant & le plus agréable ? que peut ambitionner de plus la fille de la plus haute naissance ? se plaint-on de la violence faite à un Abbé de condition pour lui faire accepter un évêché ? A quoi aboutissent toutes ces impies & calomnieuses déclamations ? à faire entendre que toutes les Religieuses sont enfermées dans un couvent malgré elles, forcées par les passions, séduites par les Religieuses, trompées par les Prêtres, gémissant accablées sous le joug, sur-tour (car c’est là le grand vœu du libertinage), ne pouvant garder la continence : tant le Poëte (je ne sais s’il le sait par expérience) est persuadé qu’on ne peut se passer de volupté, & que personne ne peut se défendre de l’impérieux vœu de la nature. Il est pourtant vrai qu’il y a peu de Religieuses forcées, & peu qui s’oublient sur le vœu de chasteté ; que les railleries & les accusations si ordinaires dans le monde ne sont que le langage d’un cœur corrompu, qui ne jugeant des autres que par lui-même, s’imagine & voudroit persuader que tout est vicieux comme lui. Il est certain que si l’on n’empêche pas tous les désordres, ce qui est impossible & commun à tous les états, du moins l’Eglise prend les plus grandes précautions pour les prévenir, & emploie tous les moyens de les réparer, & qu’en effet la plus grande & incomparablement plus grande partie des Religieuses embrasse librement son état, remplit exactement ses devoirs, & que l’éloignement du monde, les exercices de piété, les bons exemples, la pratique de la mortification, la fréquentation des sacremens sont de très-grands secours pour conserver une vertu fragile, dont la privation dans le monde laisse tomber dans les plus grands désordres. Au reste j’ai dit, en parlant des Vestales, la loi de la continence, non le vœu de la chasteté, comme l’Auteur a affecté vingt fois de le dire, pour présenter de véritables Religieuses. Le Paganisme ne connut jamais de vœu de chasteté ; il n’eut jamais que des loix à porter, & des châtimens à imposer : le vœu dé chasteté est absolument l’ouvrage du Christianisme.

Combien de fautes de style, de doctrine & de conduite dans cette piece ! En voici quelques-unes : Son œil (de Vesta) toujours ouvert ne connoît ni le temps, ni bornes, ni distance, & perce également l’épaisseur de la terre & le cristal des airs. On dit le vague de l’air ; jamais on n’a dit le cristal, même lorsqu’on admettoit en philosophie un ciel cristallin. Si on veut dire que Dieu ne connoît ni le temps, ni les bornes, ni les distances des choses, c’est une erreur, un blasphême. Si l’on veut faire entendre qu’il est infini, immense, éternel, c’est un galimathias. Du fond de cette enceinte étalent leur fureur, & ne quittent jamais cette enceinte profonde. Une enceinte est un circuit, une clôture qui n’a par elle-même aucune profondeur : celle du temple de Vesta, celle des couvents n’en a pas plus que les autres. Il est faux que les Vestales gardassent la clôture, elles alloient où il leur plaisoit, jusqu’aux spectacles. Les sanglots au dehors n’osent point s’exhaler. Les sanglots s’exhalent-ils ? quelque chose s’exhale-t-elle en dedans ? Le sang Publicola qui coule dans mes veines. A-t-on jamais dit le sang Bourbon, le sang Autriche ? Le mot Publicola n’est pas même un nom de famille, c’est un sobriquet qui signifie amateur du peuple : comme si en parlant des descendans de Louis le débonnaire, de Philippe le bel, on disoit le sang débonnaire, le sang le bel. J’entends le ciel vengeur prêt à tomber sur moi. Il commençoit donc à craquer, comme un plancher qui va s’enfoncer. Cette expression gigantesque, ou plutôt puérile, rappelle le proverbe : Si le ciel tomboit, il y auroit bien des oiseaux de pris. Elmire & Olvide sont des noms François, & non Romains : il étoit si aisé d’en trouver d’autres. J’ai voulu me venger, & je frémis de l’être. Phrase louche, il falloit dire : J’ai voulu être vengée. C’est le glaive qui l’arme. Quel jargon ! On s’arme du glaive : le glaive n’arme pas. Que la coupable meure, & marche à son supplice. Après sa mort ! On couvre d’un voile le visage d’Ericie contre le costume, & on veut que le public voie à travers qu’elle leve, baisse les yeux, est effrayée, interdite, ce qui est impossible, le voile fût-il clair. Comment Olvide a-t-il pu pénétrer dans le Temple ? On le fait ridiculement creuser la terre, comme le mineur : & où aboutira ce souterrain ? dans quelque cour ou jardin sans doute, car le Temple étant pavé de marbre, & les murailles ayant un fondement profond, ne peuvent permettre cette issue. Comment y entrera-t-il donc pendant la nuit, que tout est fermé ? comment a-t-il pu diriger sa marche vers ce lieu inconnu, où il n’est jamais entré, où les hommes n’entrent point ? comment sait-il l’heure où Ericie y est seule ? comment la seconde fois revient-il, sans être découvert & arrêté, tandis que tout y est en mouvement, & une foule d’esclaves dispersés cherchent par-tout avec des flambeaux par ordre de la Prêtresse pour le découvrir ? comment de si bon matin, à la pointe du jour, se trouve-t-il un monde infini, & des troupes de soldats pour garder le Temple, qui cependant demeurent immobiles, en voyant le sacrilège y entrer, insulter les Dieux, troubler l’ordre de la justice & l’exécution d’un arrêt du Sénat, & enlever une Vestale condamnée. On fait contre la décence & la vérité un portrait ridicule du souverain Pontife, l’un des hommes les plus distingués de l’Etat, cette charge ambitionnée des Grands, dont les Empereurs se faisoient honneur. Qui peut penser que ce ne soit qu’un aventurier placé au hasard sur le trône pontifical ?

Ecoutant ses chagrins, cédant tous ses emplois,
J’ignore où l’a conduit sa misère profonde.
Cachant son nom, son rang, évitant tous les yeux,
Le barbare est, dit-on, au service des Dieux.
Qu’il aille à leurs autels expier la furie.

Il dit de lui-même :

Désabusé du monde, aux pieds des Immortels,
J’allai chercher la fin de mes troubles cruels.
… … … Renonçant
A mon nom, à mon rang, aux droits de ma naissance,
Inconnu, devant eux je pleurois en silence.

(c’est un Chartreux, non un Prêtre Payen)

Au rang de grand Pontife élevé malgré moi.

Ne diroit-on pas que c’est quelque misérable qui de désespoir va se faire Moine, & qu’on a fait Prieur malgré lui ? encore depuis bien peu de temps, car son fils vient de mourir, ce fils pour lequel il a forcé sa fille à être Vestale, & de chagrin il vient se faire Capucin, sans être connu de personne, & le voilà tout-à-coup grand Pontife malgré lui : Velut ægri somnia vanæ fingentur species ut nec pes nec caput uni reddatur formæ.

La religion & la vertu ont bien d’autres plaintes à faire contre le téméraire Auteur de cette piece, blasphêmes contre Dieu, mépris de l’autorité paternelle, décri de l’état religieux. Ce drame est imprimé sans approbation ni privilege ; le Censeur chargé de la partie des spectacles la lui refusa : il ne fut représenté à Paris que sur des théatres de société, où la police, la religion, la décence ont peu de crédit. Son sort a été plus heureux en province ; les Entrepreneurs des spectacles, en relation avec toute la nation dramatique, ne douterent pas qu’il ne fût très-bien accueilli & très-lucratif, puisqu’il méritoit l’improbation des Censeurs. Il y a eu je ne sais combien de représentations, il a été imprimé & débité avec succès : les gens de bien en ont gémi ; les Comédiens, dont la balance est dans la bourse, lui ont trouvé le plus grand mérite.

Immoler tout à Dieu ; c’est ce que l’on m’apprit, c’est un devoir, dit la Novice. En doute-t-on dans aucune religion ? Oui, dans celle du temps : Laissez ces erreurs de l’esprit, écoutez votre cœur, consultez la nature. On met Dieu en contraste avec les parens : Il faut servir les Dieux, & chérir les parens, car il n’est pas question d’aimer Dieu. Aux mortels aveuglés l’accès en est un crime (du Temple). Ovilde n’est pas scrupuleux : Rien ne m’arrête, un Dieu sans doute m’a conduit, contre un autre Dieu, pour faite un crime.

… Que les autels brisés
Tombent anéantis sous ces toits embrasés,
Que de ce feu sacré les flammes vengeresses
De l’injuste Vesta consument les Prêtresses.
Je n’écoute plus rien, & mon cœur furieux
Ose dans ses transports défier tous les Dieux.

Peut-on entendre ces malédictions ?

Les Dieux se plaisent-ils à causer nos tourmens ?
Entassent-ils sur nous les fers & les entraves ?
Nons sommes leurs enfans, & non pas leurs esclaves.
Dieux avides des pleurs & du sang des mortels.
Quels Dieux dont le pouvoir, au lieu de nous couvrir,
Accable les humains qu’ils devroient secourir !

Peut-on se plaire à ces blasphemes ?

Je déteste ces Dieux par la crainte adorés.

Comme s’il ne falloit pas craindre Dieu.

Je ne reconnois plus que le Dieu de la guerre.

N’est-il pas plus à craindre qu’un autre ?

On verra donc toujours la superstition
Déshonorer les Dieux & la religion.
Laissez leur le soin de venger leurs outrages.

Ne doit-on pas punir les crimes contre Dieu, blasphèmes, sacrilèges ?

Songez qu’à les prier l’homme doit se borner.

Toute la religion se borne donc à la priere ? amour, crainte, culte extérieur, bonnes œuvres, &c. bagatelles. A-t-on adopté de si monstrueuses erreurs, même dans le Paganisme ? Quelques impies de nos jours ont été plus loin. Dieu sait ce qu’il nous faut, pourquoi le prier ?

C’est donc ici que je vais cesser d’être, d’aimer !

Ce discours de la Prêtresse n’est-il pas le pur matérialisme ? cesser d’être ! mettre le souverain bonheur dans la possession de son amour, dire que sa perte enchérit sur la perte de l’existence ; cesser d’aimer est un trait sublime. C’est une folie.

Le premier vœu de l’homme est celui d’être libre.
Quel serment à ce vœu peut jamais déroger ?

Ceci est bien républicain. Si le serment fait à Dieu ne tient pas contre l’amour de la liberté, le serment de fidélité fait au Prince tiendra-t-il davantage ? Tout cela n’a pas besoin de commentaire. Chez un peuple policé & chrétien de pareilles horreurs devroient-elles être souffertes ? Mais c’est un fou qui parle ; mais celui qui compose, celui qui débite, celui qui écoute ces abominables folies est-il sage ? est-il de plus grande folie que d’outrager la Divinité, de s’étudier à produire, de s’efforcer à bien représenter, de se plaire à lui voir faire ces outrages ? Mais le Magistrat qui souffre qu’on les expose sur la scene, qu’on en frappe les yeux & les oreilles des citoyens, qui ne craint pas la funeste impression que cet affreux langage laisse enfin dans leur esprit & leur cœur, ce Magistrat est-il plus sage ? Est-il rien de moins sage que de souffrir un danger évident, d’ébranler la religion, & de corrompre les mœurs ? On empêche, dit-on, les grossieretés indécentes sur le théatre : on le doit sans doute, quoiqu’on soit encore bien indulgent ; mais enfin les obscénités sont-elles la seule indécence ? la pureté est-elle la seule vertu, & le libertinage le seul crime ? le respect le plus profond pour la Divinité n’est-il pas le premier, le plus essentiel de tous les devoirs ?

2.° Le mépris de l’autorité paternelle, & tout cela parce que le pere n’a pas consenti à son mariage avec son amant, ce qui est très-pernicieux, puisque c’est autoriser toutes les passions de la jeunesse, désarmer les parens, leur ôter le pouvoir de s’opposer aux mariages quelquefois les plus mal assortis, à la séduction de leurs filles, contre toutes les loix, qui ont donné singulierement aux parens la plus grande autorité sur le mariage de leurs enfans. Un père peut en abuser sans doute, comme un Roi peut abuser de son autorité ; mais est ce une raison de secouer l’autorité ? Cette liberté indépendante de tout seroit un abus incomparablement plus grand. Pour un père qui abusera de ses droits, cent & mille enfans abuseroient de leur liberté. Ce ne sont pas seulement des portraits méprisans, des reproches amers, des invectives, des malédictions, des menaces, qui font horreur, qu’il fait vomir à la Vestale & à son amant contre le pere grand Pontife, on a encore l’audace de leur faire justifier leur insolence par des principes de morale aussi faux que scandaleux : L’injustice a brise tons les nœuds entre nous ; Sans doute l’amour seul à nos parens nous lie ; leurs bienfaits sont leurs droits. Quelle morale ! que deviendra l’autorité d’un père, d’un maître, d’un Juge, d’un Roi, si l’injustice, qu’on ne manque jamais d’alléguer, brise tous les liens ? Si les bienfaits sont les seuls droits des supérieurs, qui en aura ? quel inférieur indocile avoue des bienfaits ? Du moins un supérieur qui vient d’être nommé, n’en aura de long-temps, & les tyrans quels droits auront-ils, …

Quels bienfaits de vos droits sont venus m’avertir ?

Comme si avoir donné la vie, cultivé l’enfance, fourni la nourriture & l’éducation, n’étoient pas de véritables & de grands bienfaits. Vous, Seigneur, qui toujours à mes désirs contraire (à ses passions), avez fait en tout temps disparoître le père, vous enfin par qui seul j’ai connu le malheur. Calomnies, puisqu’à la passion près qu’il a combattue, c’étoit un bon père qui l’avoit bien élevée, & même bien placée, puisque l’état de Vestale étoit l’état le plus doux & le plus brillant de Rome. Quelle idée cependant donne-t-on du mariage, pour en dégoûter ?

Il faut prendre un époux par devoir, non par choix,
Ramper sous son pouvoir, obéir à ses loix,
Supporter ses défauts, honorer ses caprices,
Le chérir, respecter jusqu’à ses injustices.

Qui voudra se marier ? il vaut mieux demeurer célibataire, & même se faire Vestale. Quelle contradiction ! l’autorité paternelle, de toutes la plus ancienne & la plus sacrée, n’a de droit que les bienfaits ; l’injustice brise tous les liens entre lui & les enfans. Quels droits aura donc un mari ? quels liens ne brisera-t-il pas ? Si fractus illabatur orbis impavidum ferient ruinæ. La révolte des enfans contre les parens n’est-elle pas criminelle, comme celle d’une femme contre son mari ?

3.° Enfin on décrie l’état religieux, & par de grossieres invectives, & par des calomnies contre les Religieuses, & par des idées fausses de l’état dans ceux-mêmes qui l’ont embrassé avec le plus de liberté & de vocation : Ces sermens odieux doivent-ils jamais être entendus par les Dieux ? Le désespoir, le trouble, la fureur au fond de cette enceinte étalent leurs horreurs. Sous le poids du devoir toujours l’ame y soupire : Un vautour éternel sans cesse l’y déchire. Il n’y a donc pas une bonne Religieuse, & cet état est impraticable. Les cris du désespoir dans ces lieux retentissent : Les sanglots au dehors ne peuvent s’exhaler : On repousse des pleurs qui craignent de couler. Sont-ce là les Religieuses que nous voyons tous les jours, & qui sont nos plus proches parentes ? n’ont-elles pas des Confesseurs, des Supérieurs, des Evêques, des Magistrats, des amis, des parloirs ? De ne quitter jamais cette enceinte profonde. On voudroit franchir la barriere ; mais le ciel oppose un obstacle éternel. Leur ame à chaque instant se transporte & s’égare. Quelle idée de toutes les Religieuses ! Dans un gouffre de maux on cherche à s’égarer. C’est ce qu’on nomme zèle. On l’égare, & je dois l’éclairer, on vous trompe. La vertu même, ailleurs si douce & si paisible, Y fait notre supplice, & le rend plus sensible. Combien d’infortunées par la vertu, par le zelé amenées, Dans un silence affreux dévorent leurs regrets. Quoi ! même les plus vertueuses ! Craignez vatre innocence, elle aide à vous séduire : L’illusion s’éloigne, & le désespoir reste. Sans doute à l’innocence ils offrent un azile ; Mais le temps changera cet état précieux, & levera le voile étendu sur vos yeux. Votre heureuse innocence Le peint d’après l’erreur qui suit toujours l’enfance. La sainteté de cet état n’est donc qu’une illusion, une erreur : le monde est bien plus heureux & plus saint, l’empire des passions est bien plus désirable. Vous le connoissez peu. Votre cœur ne vous dit rien encore. La nature sommeille, elle va s’animer. La vertu qui le remplit ne lui suffira plus. Le monde qu’aujourd’hui vous trouvez odieux, Sous un jour différent va s’offrir à vos yeux. Cette solitude aigrira vos ennuis & votre inquiétude. Que sera-ce, grand Dieu, si quelque objet flatteur. Dans cette nuit profonde éclairoit votre cœur, Si votre ame embrasée en appeloit une autre, Si son ame voloit au-devant de la vôtre ? Indépendamment de l’état religieux, est-ce là de la bonne morale ? est-ce là un théatre épuré ? Cette jeune victime, innocente & paisible,

Vole au-devant du fer levé pour l’égorger,
Caresse le lien qui la tient enchaînée,
Et ne voit que les fleurs dont elle est couronnée,

Faut-il là de commentaire ?