(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE VII. De la Dévotion des Comédiens. » pp. 160-179
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(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE VII. De la Dévotion des Comédiens. » pp. 160-179

CHAPITRE VII.
De la Dévotion des Comédiens.

Ce titre fera rire. Des Comédiens dévots ! Seroient-ils Comédiens, s’ils étoient pieux ? quel phénomene ! Voici mes preuves, la nouvelle histoire du théatre Italien m’en fournira. Les Comédiens d’Italie, dit-on, sont dévots, leurs chambres sont tapissées d’images, ils ont tous chez eux un tableau de la Madona de Bologne (la Sainte Vierge), ils en ont toujours dans la loge du distributeur des billets. Leurs théatres sont dédiés à des Saints, S. Charles, Sainte Magdelaine, &c. (même à Venise, ville très-dévote, dans le carnaval, temps très-dévot). Ils ont leurs fêtes, & dans les fêtes les plus saintes, un mariage, un Te Deum. Aller à la comédie est une partie de l’office, & comme le couronnement de la dévotion de la solemnité. En France les tableaux de Vénus, d’Adonis, du bain de Diane, &c. les portraits des Acteurs & des Actrices, qui les valent bien, sont les seules images auxquelles on a dévotion. Les Dames Italiennes sont aussi dévotes en peinture dans leurs appartemens. Quand elles se disposent à quelque aventure qui offense la Madona & son Fils, qui sont à la ruelle du lit, elles ont soin de voiler le tableau, afin que le saint Enfant & sa mere ne le voient pas. On a même la sage attention de tenir à côté un petit rideau, il n’y a qu’à le tirer quand il faut, & on n’y manque pas. Les Dames Françoises n’ont pas besoin de tirer de rideau dans ces momens, leurs tableaux sont de nature à être plutôt découverts pour instruire & animer les Acteurs. Lorsque les Italiens vinrent en France, appelés par M. le Duc d’Orléans Régent, ils y apporterent leur dévotion ; leur premier registre commence ainsi : Au nom de Dieu, de la Vierge Marie, de S. François de Paule, & des ames du Purgatoire, nous avons ouvert notre théatre le 18 mai 1716, & commencé par la piece Linganuo fortunato. Ils ne sont plus si dévots aujourd’hui, ils se sont apprivoisés avec les tableaux de Cythere, & ne mettent plus leurs pieces sous les auspices des ames du purgatoire. Leurs Actrices sont aussi traitables que les autres, leurs conquêtes sont sans nombre ; il faut bien s’accommoder aux temps & aux lieux. Je n’ai garde d’approuver ce mélange bizarre & profane de superstition & de libertinage, comme si Dieu, la Vierge, les Saints, les ames du purgatoire, devoient protéger le crime, ou si le crime devoit cesser d’être crime, pour invoquer les Saints en le commettant. Il n’est pas à craindre aujourd’hui ; les images de dévotion sont proscrites, & on n’en souffriroit pas chez les Actrices, il faudroit trop souvent les voiler. Est-ce par religion qu’on leur a substitué les figures de l’Arétin & du Portier des Chartreux ? croit-on que la piété & les mœurs gagnent beaucoup dans la licence de la peinture ? les Actrices sont-elles plus sages, la jeunesse plus retenue, depuis que le pinceau n’a plus de frein ? une femme toute découverte en impose-t-elle plus qu’une prude modeste ?

Voici un trait sur les Italiens qui a échappé à leur Historien. M. l’Evêque du Bellay (le Camus) a rempli de mille traits plaisans, dans le style de son temps, sa Comédienne convertie. La Comédie Italienne, dit-il (L. 34. C. 20.), est remplie de tant de licence, que du style comique fait pour délecter & corriger les mauvaises mœurs par la moquerie, elle passe dans celui de la bouffonnerie, de l’impudicité & de l’impudence, & ces farces exécrables dont la France fait un dessert de cigue après la piece sérieuse, mériteroient une sévere punition des Magistrats, parce que les mauvais propos que l’on y tient corrompent les mœurs, apprennent au peuple des mots de gueule, des traits de gausserie, des quolibets sales, & le portent à l’imitation des sottises & des fripponneries qu’il voit représenter. En Espagne, dit-il, P. 469, le naturel est plus grave, les Acteurs sont plus modestes, on n’y connoît point les farces, & le Magistrat a tellement l’œil à ces débats, que ceux qui y disent ou font des choses contraires à la pudeur, sont séverement châtiés. Ils ont des pieces sacrées qu’ils jouent dans les Eglises, si graves & si modestes, que la sainteté des lieux n’en souffre aucune profanation. Il y en a eu long-temps on France de pareilles, qu’on jouoit d’abord à bonne intention ; mais peut-on se flatter de conserver la modestie sur un théatre & dans une troupe de Comédiens & de Comédiennes ? Ces pieces dégénérerent en licence, il fallut les abolir ; l’usage en a également passé en Espagne. On m’invita, quand j’étois à Madrid, à une piece sainte (le Martyre de Sainte Cécile), jouée devant le Roi. Je répondis que la Cour & la comédie étoient deux théatres qui ne m’avoient point pour spectateur : la Cour est une comédie véritable, & la comédie une Cour feinte ; en l’une & en l’autre ce n’est que masque & folie. On m’assura qu’il ne s’y passeroit rien où la modestie & la gravité ne fussent observées, que toute sorte d’Ecclésiastiques & de Religieux s’y trouvoient. Je répondis que les Ecclésiastiques & les Religieux n’avoient bonne grace qu’à l’Autel, devant la Majesté divine, & que devant les majestés humaines c’étoient des bâteleurs, des Comédiens, ou plutôt des parfumeurs d’idoles que des sacrificateurs du vrai Dieu.

La Farfalla, ou la Comédienne convertie, du P. Marin Minime, est un petit roman pieux en deux parties. La premiere renferme la vie d’une Comédienne jusqu’à sa conversion, & la seconde sa vie depuis sa conversion jusqu’à sa mort. C’est une fille de la lie du peuple (comme le sont toutes les Actrices), née dans une famille chrétienne & de bonnes mœurs (dans un grand nombre le vice est héréditaire). Celle-ci est enlevée par une troupe de Comédiens (le plus grand nombre se consacre volontairement au théatre). Elle parcourt, déguisée en homme, plusieurs villes d’Italie avec sa troupe, & brille par-tout. Elle la quitte pour suivre un jeune François qui la conduit à Paris, & la donne au théatre Italien où elle est fort applaudie. Comme elle a reçu une éducation chrétienne, & qu’elle a un fonds de religion & d’honneur, elle éprouve de vifs remords ; des tracasseries qu’on lui fait par jalousie, & l’infidélité de son amant, lui font quitter le théatre. Une Dame pieuse la place dans une maison honnête, & la marie : elle y a une nombreuse famille qu’elle éleve chrétiennement, qu’elle établit avantageusement ; elle meurt enfin saintement. Cette seconde partie est très-bien rendue, d’une très-bonne morale, touchante & édifiante, sur le modele du Livre de Tobie : elle peut être extrêmement utile dans toutes les familles, c’est une bonne leçon à ceux qui les composent. La premiere partie est manquée ; l’Auteur sans doute craignant de se trop égayer pour un homme de son caractere, n’a point donné l’essor à sa plume. La vie d’une Comédienne peut être fort amusante par une multitude de traits de toute espèce, qui en caractérisant les femmes de cet état, en donne une juste horreur, & les couvre de mépris & de ridicule. S’il n’en vouloit pas imaginer, il en eût trouvé une infinité dans les histoires & les calendriers du théatre, qu’une main légère y eût agréablement enchassés. Nos Réflexions fourniroient à un homme de génie des matériaux pour plusieurs volumes. Cette stérilité dans un si vaste champ lui a fait manquer en partie son but & son succès. Ce livre, composé à Avignon, a tout l’air de la province dans le tour, les expressions, &c. Mais le fonds en est fort bon pour la religion & les mœurs. Le style en est coulant, naturel & pur ; tout respire la piété. C’est l’ouvrage d’un homme d’esprit qui n’a point l’usage du monde, du moins dont son état tient le génie enchaîné dans un cercle étroit de sévère bienséance. Une Dame de beaucoup d’esprit, qui s’étoit sincèrement convertie, disoit quelquefois : Je ne vous réplique point, la dévotion me rend sotte.

Voici quelques traits pris au hasard qui feront juger de ce livre. (p. 50.) Soit mauvaise conduite, soit vanité, luxe, prodigalité, tout fond chez les Comédiennes. Le nombre de celles qui savent conserver quelque chose pour leurs vieux jours après avoir quitté le théatre, est très-petit. Elles laissent des dettes, ont dépensé en parures, n’ont que des bijoux qu’on vend à perte, enfin n’ont rien, quoiqu’elles aient beaucoup gagné (c’est le sort du bien mal acquis). Pag. 100. Le danger de l’irréligion est très-grand pour elles : on leur insinue le déisme pour les mieux séduire (ce qui n’est pas nécessaire) ; il ne faut aucun effort pour les séduire, on ne doit craindre que d’en être séduit. Voilà, dit Farsalla, un garnement qui veut me dépouiller de ma foi, afin de me ravir mon honneur ; voilà où vise votre belle doctrine : c’est le catéchisme du diable & de l’infamie. Pag. 115. Les pieces qu’on représente réveillent sans cesse à l’Actrice l’idée de son amant : comme elles roulent toutes sur l’amour, on en sent plus vivement l’impression ; on s’applique ce qu’on chante, on déclame, on substitue l’amant à l’Acteur ; on se voit en lui, on lui parle ; on entre dans le sentiment du rôle qu’on joue, on le réalise en soi-même, on en réussit mieux, & on le fait mieux passer dans l’ame des spectateurs. Jamais on ne représente plus au naturel que quand on est à même temps l’original & la copie ; tout coule du cœur, les larmes ne sont plus feintes, &c. Panard disoit dans une chanson : L’Actrice pleine de l’amant s’occupe bien moins de son rôle qu’elle ne pense au dénouement.

Parmi bien des Contes assez peu moraux de Marmontel il y en a un sage, bien fait, où l’on peint au naturel une Actrice qui avoit ruiné un homme riche, & lui avoit attrapé pour 50000 écus de billets. Sa femme, femme comme il y en a peu, alla chez la Comédienne, & la catéchisa si bien qu’elle retira ces billets, & lui fit à la place une pension viagère de 100 louis. Les propos qu’il lui fait tenir sont très-bien filés, & il est vrai qu’en cette partie l’Auteur a un art singulier. Je sens, dit l’Actrice à la Dame, qui j’ai des torts avec vous ; mais mon état en est l’excuse. Belle excuse ! eh qui excusera l’état qui sert d’excuse au crime ? Ce seul mot ne renverse-t-il pas toute l’apologie que Marmontel en a osé faire ? apologie elle-même inexcusable. J’ai du moins le plaisir de voir que mon mari a dans ses goûts quelque délicatesse : vous avez l’air de la décence, & des graces qui seroient faites pour embellir la vertu. Ne cherchons pas d’autre mérite au théatre le plus épuré, même selon la réforme de Marmontel. Les femmes les plus honnêtes ne sont pas celles qui nous ménagent le moins : comme elles n’ont rien à nous envier, elles ont la bonté de nous plaindre. Celles qui nous ressemblent, sont bien plus injustes ; elles nous déchirent en nous imitant. Cette inégalité d’injustice, qui suppose de l’injustice dans les unes & dans les autres, a très-peu de justesse & de vérité. Ce que l’on blâme dans celles de votre état, n’est pas cette foiblesse dont tant de femmes ont à rougir. L’adultère, en effet, n’est qu’une foiblesse pardonnable ; la séduction, pourvu qu’elle n’aille pas à la fripponnerie, n’est pas blâmée, & c’est une honnête femme, comme il y en a peu, qui débite cette morale. Mais une passion plus odieuse, l’honnêteté (qui s’embarrasse peu de l’adultere), vous permet-elle d’abuser de l’ivresse & de la folie d’un amant, au point d’accepter, d’exiger des engagemens insensés, ruineux pour sa famille ? Mon mari vous a fait pour 150000 livres de billets. Voilà ce qui touche le monde, la bourse. Ce n’est plus une foiblesse excusable, quoiqu’à tout prendre, les folies qu’on fait dans l’ivresse soient plus excusables que l’ivresse qui les arrache. L’adultere n’est-il pas lui-même, un vol, une injustice, aussi contraire à la probité que le vol de 50000 écus ? C’est un don volontaire, j’ai refuse beaucoup mieux, je n’ai de lui que ce qu’il m’a donné, rien de mieux acquis. En effet le métier d’Actrice n’est qu’un commerce, c’est à qui fait le mieux marchander. Vous le croyez ; mais le croiriez-vous, si vous étiez l’enfant qu’on dépouille, la femme qu’on ruine ? la nature & l’équité parleroient en votre faveur. Les loix sevissent contre le poison. Le don de plaire en est un lorsqu’on en abuse ; il attaque la raison & l’honneur ; ce qu’on obtient dans l’ivresse de la passion, est un larcin, &c. L’Actrice accepte la pension, change de vie, &c. A-t-on pu réunir dans le même volume ce conte & l’apologie du théatre ? ne voit-on pas que l’un condamne l’autre ?

L’Evêque du Bellay (Leçons exemp. L. 3. C. 10) rapporte une conversion singuliere, qu’il assure vraie. C’étoit une jeune Actrice, dit-il, des mieux faites, des plus habiles, des plus goûtées, qui faisoit l’honneur & la fortune de la troupe. Son pere & sa mere, Acteurs aussi, l’aimoient éperdument, & vouloient l’établir avec quelque bon Acteur. Plusieurs la recherchoient avec des passions désespérées, sans compter une foule d’amans de tout état, depuis le plus grand Seigneur, qui ont été jusqu’à la folie & à la rage. Mais les montagnes d’or ne l’ont point éblouie. Elle fut toujours sage malgré sa profession (miracle dont le Prélat ne parle qu’avec enthousiasme). Elle a même toujours voulu être Religieuse. Elle a joint, dit-il, une modeste gravité à une douceur majestueuse, qui donne à même temps du respect & du désir, dont l’un attire & l’autre retire, d’un côté fait souhaiter, de l’autre désespérer (Ce style galant, très-fréquent dans les livres innombrables de cet Evêque, fort pieux, mais singulier, a paru prouver qu’il étoit un des délibérans du projet de Bourgfontaine, & un des exécuteurs : preuve légère d’un fait aussi grave & aussi contraire à la vie, aux sentimens, aux écrits de M. le Camus). Les parens de l’Actrice, qui veillent comme des dragons sur cette perle de vertu, en sont au mourir. Un beau jour qu’elle représentoit le Martyre de Sainte Cécile (cette même piece à laquelle il avoit refuse d’aller) devant le Roi, la Reine, & toute la Cour d’Espagne, après avoir tout charmé, & fait couler des torrens de larmes, des que la piece fut finie, elle descend du théatre, & va se jeter aux pieds de la Reine lui expose avec mille sanglots son état & ses dispositions, sa résolution de se faire Religieuse, l’obstacle qu’y met sa famille, l’infamie de sa profession, le danger que lui fait courir la multitude des amans qui l’assiege ; demande à cette Princesse sa protection & ses graces ; que la profession religieuse étoit un mariage avec Dieu, l’Epoux des Vierges ; que ses libéralités ne pouvoient être mieux employées (c’étoit le temps où la Reine avoit accoutumé de distribuer des sommes considérables pour marier de pauvres filles). Elle ajouta à ce pathétique discours un coup de théatre, elle tomba évanouie. Ses sanglots, qui avoient souvent, mais de bonne grace, entrecoupé son discours, se trancherent ici tout-à-fait ; sa voix, étouffée dans ses soupirs, suffoquée dans ses larmes, donna place à celle de la Reine, qui en fur touchée, la releva doucement, lui donna sa main à baiser, lui accorda sa protection, la fit écrire sur le livre de vie, c’est-à-dire sur la liste des pauvres filles qu’on devoit marier. Elle fit plus, connoissant combien elle étoit gênée, & même exposée dans sa famille, elle la retira de ses mains, & la remit à une Dame de la Cour pour la garder chez elle jusqu’à ce que tout fût arrangé pour son entrée dans un Monastere. La Reine fit tous les frais de la profession avec une magnificence Royale. Rosaria, ou Rosatta passa du théatre aux embrassemens du céleste Epoux, comme dans les premiers siecles S. Genest, Comédien & Payen, fut tout-à-coup éclairé de Dieu sur le théatre, y reçut le baptême, & de là fut conduit au martyre : dénouement édifiant, bien supérieur à ceux des pieces les plus parfaites. Deux amans de Rosaria, touchés de son exemple, ayant perdu toute espérance de la posséder, se firent aussi Religieux. Il y a eu en France deux ou trois exemples moins éclatans d’Actrices & d’Acteurs convertis jusqu’à entrer dans un Cloître, & je crois qu’il y a peu de Communautés Religieuses qui voulussent de pareils sujets. Ces changemens ne sont pas impossibles, sans doute ; mais il y a peu à compter ; l’esprit du théatre est si opposé à celui de la religion ! Quo semel est imbuta mens servabit odorem testa diu. Quinaut, Racine, la Fontaine, encore n’étoient-ils pas Acteurs, depuis peu la Gaussin, & quelques autres en petit nombre, ont quitté le théatre, & se sont sincèrement convertis. Pour des Acteurs & des Actrices pieux tandis qu’ils exerçoient leur métier, c’est ce qu’on n’a jamais vu, qu’on ne verra jamais, & qui est impossible : Non bene stant uno cruxque Venus que loco.

Les Lettres du Marquis de Rozelle, & celles de Sophie, qui en sont la suite, petit roman incomparablement mieux écrit que ceux de l’Evêque du Bellay & du P. Minime, à peu près à même fin, pour dégoûter du théatre & des Actrices par le détail de leurs manœuvres pour séduire un jeune homme, & des folies de celui qu’elles ont séduit. L’Auteur assure que tous les faits sont vrais, qu’il n’en fait le récit que pour faire connoître les mœurs, les intrigues, les bassesses, la coquetterie de ces créatures : portraits qui ne sont que trop vrais, & la plupart bien coloriés. Les Journaux ont fait l’éloge de ce livre ; il le mérite, il y a des sentimens nobles, de grands principes, une bonne morale, une politesse convenable ; il y a regne un ton de décence qui plaît. Mais ce n’est pas de la religion & du christianisme, on n’y en parle pas ; ce n’est que de l’honnêteté morale de cet esprit Pélagien & philosophique, qui croit pouvoir pratiquer la vertu par la raison & le libre arbitre. Belle chimere ! sans la religion & la grace l’homme n’y parviendra jamais. Sans avoir besoin de la foi, l’expérience de tous les siecles démontre cette vérité. Les héros de la morale naturelle n’ont jamais eu qu’une vertu apparente, dont les passions étoient le principe & le ressort. L’héroïne de ce roman finit par une sorte de conversion ; dégoûtée de son métier par des vols, des mépris, des infidélités, forcée par la misere, elle accepte une pension viagère de quinze cents livres que lui fournit la femme de son amant, partie par générosité, partie pour se débarrasser d’une rivale dangereuse, & va vivre pensionnaire dans un couvent. Le livre finit par le portrait déshonorant qu’elle fait d’elle-même dans une confession générale qu’elle écrit à son amant, Directeur singulier, qui sûrement n’a pas de mission divine, à qui contre toute vrai-semblance & sans nécessité elle découvre toute sa turpitude. C’est ici le fonds du Conte de Marmontel : la Femme comme il y en a peu n’est que le Marquis de Rozelle abrégé & tourné à sa maniere. Il paroît avoir plutôt voulu faire l’éloge de la femme que la censure de l’Actrice. Le Marquis de Rozelle en veut à l’Actrice ; la femme n’y est qu’un moment.

Il faudroit copier tout le livre, si on vouloit rapporter tous les traits qu’il lance sur les Actrices. En voici quelques-uns pris au hasard, qui suffiront pour le faire connoître. Le goût des filles de l’opéra est à la mode, elles sont séduisantes & d’un accès facile. Ce qui n’est qu’un goût & un ton pour bien des gens, peut être une passion dans un jeune homme sans expérience. Mais elles sont trop méprisables, pour qu’on ne puisse en désabuser une ame bien née. Tu serois bien sot de croire à la vertu d’une fille d’opéra ; elle joue la fille honnête, & fait son métier ; elle fait à quel filet se prennent les bonnes gens. Familiarise-toi avec elle, sois libre, hardi, entreprenant, elle est à toi. Je t’envoie la liste de tes prédécesseurs, elle est nombreuse. Toi le premier ! tu seras l’unique à qui elle fasse éprouver des rigueurs. Faut-il te prouver la conduite d’une fille d’opéra ? Ce seul titre l’annonce, son état ne laisse pas même l’idée de la vertu. Tu l’adores, & je crois, Dieu me le pardonne, que tu as pour elle du respect ! Tu fais la sévère à ton amant, écrit une Actrice à sa compagne ; mais son amour est-il d’une trempe à résister à l’ennui des refus ? Accepte tous ses dons ; mets-y toute la décence que tu voudras, mais accepte, accepte, c’est autant de pris. Je suis au désespoir de ne pouvoir t’envoyer ce petit drôle de Bizac (un Acteur) ; il est attaché au char d’une veuve riche, vieille folle : il ne peut la quitter sans risquer sa fortune. Quel dommage ! il auroit joué d’après nature le rival malheureux, respectueux, vertueux, généreux. Mon vieux amant est épouventable, jaloux, tyrannique, ennuyeux, maussade ; mais il me fait de gros présens, je prends patience. Que ton Marquis est plaisant avec son respect ! où a-t-il pris ce mot ? il doit te paroître étrange. Le pauvre garçon ! il est sot, tu lui donneras de l’esprit, il est juste qu’il te paye son apprentissage : il commence par être duppe, il finita par être fripon. Elle répond : J’ai employé toutes les ressources, j’ai rallumé tous ses désirs, je l’ai amené au point de me proposer un mariage secret ; il n’y a plus qu’un pas à faire. Ce projet m’étonne : moi vouloir épouser ! pourrai-je jouer le rôle d’une honnête femme ! c’est du haut comique ; je vais être l’Héroïne de la troupe, &c.

Voici la confession de la belle Pénitente. Let. 145. Vos bienfaits me donnent droit de vous présenter mes hommages. C’est aux soins de Me. votre épouse que je dois la révolution qui s’est faite dans mon ame. Son indulgente bonté me fit voir avec plus d’horreur que les plus amers reproches n’auroient pu faire, l’ignominie de ma conduite. Je jouis dans cet asyle d’une considération qu’on ne m’accorde que parce qu’on ne me connoît pas. Le contraste des vertus que je vois pratiquer avec les vices où j’étois plongée, &c. Je vous dois des aveux que, tout honteux qu’ils sont, l’honneur m’ordonne de vous faire. L’intérêt seul me dictoit ce que je vous disois de plus tendre, je ne vous aimois point. Vendue à la débauche dès mes plus jeunes années, mon cœur n’étoit susceptible d’aucun sentiment délicat ; je vous aurois trahi à chaque occasion pour un homme plus riche ou plus prodigue. Après avoir séduit une foule de jeunes gens par les attraits de la volupté, corrompu leurs mœurs & consumé leur fortune, je méditai de conquérir le vôtre. Attentive aux progrès de votre passion, j’eus recours aux manèges, à l’intrigue, à l’hypocrisie, & vous amenai au point de vous avilir jusqu’à vouloir m’épouser publiquement : noirceur horrible, contre laquelle l’autorité devroit sévir. M. Forval a exposé sa vie. Cet évenement m’affectoit peu. Je ne voyois dans le sang versé pour moi qu’un nouvel hommage à mes charmes. Des amis devenus rivaux s’égorgeant à mon sujet, étoient un triomphe de plus. Ce sentiment fut toujours le seul qui m’occupât dans ces circonstances que mes artifices ont rendues fréquentes. Un caprice, une fantaisie pouvoient m’attacher par hasard à un être aussi vil que moi, avec qui j’aurois pu en liberté montrer toute ma bassesse. Je n’aurois jamais eu ces sentimens pour vous ni pour tout autre honnête homme. Loin de vous tenir compte de votre tendresse, vous ne me paroissiez que foible & fait pour être dupe. Tous les traits de désintéressement, de générosité, de reconnoissance, que j’étalois à vos yeux, n’étoient que des ressorts bas, inventés par le vice, pour contrefaire & séduire la vertu, &c. Cette lettre, quoique pleine de vérités, est sans vrai-semblance ; on ne se décrie à ce point que dans la confession sacramentelle, parce que la loi de Dieu y oblige, & qu’on est sûr du secret ; mais il n’est guere probable qu’on aille faire à un amant sans nécessité un tel aveu par écrit.

L’Almanach du Théatre (1754) rapporte quantité d’anecdotes de la dévotion des Comédiens. Chammelé mourut subitement sortant du cabatet. Campistron expira suffoqué de colère contre des porteurs qui à cause de son énorme grosseur refusoient de le porter. Regnard mourut en épicurien, comme il avoit vécu, sans donner aucun signe de religion, la Tuilerie d’une fievre chaude causée par son libertinage, Mondori d’apoplexie sur le théatre, jouant Hérode. Moliere fut attaqué sur le théatre, représentant le Malade imaginaire, & mourut une heure après, Scarron cul de jatte, ne voyant, ne parlant, ne connoissant que le burlesque, Lulli perdu de débauche. Voici un trait qui caractérise les mœurs & la religion de ce dernier. Lorsqu’il étoit à l’extrémité le Chevalier de Lorraine vint le voir & lui marquer son amitié : Oui vraiment, lui dit la femme de Lulli tout en colère, c’est vous qui l’avez enivré le dernier. Tais-toi, répond Lulli, si j’en réchappe, ce sera lui qui m’enivrera le premier. Il y a peu d’Auteurs, Acteurs & Actrices qui ne meurent misérablement. Quinaut, Barbourg, Racine, la Gaussin se sont convertis, qu’on en nomme beaucoup d’autres : Apparent rari nantes in gurgite vasto.

Le Gazettier a eu le courage d’insérer dans la feuille 1757. Le Prince d… est allé passer la quinzaine de Pâques à son château (pour se préparer par la retraite à faire ses pâques). Il y a mandé les Acteurs de l’opéra & de la comédie Italienne alors désœuvrés à Paris, & y a fait exécuter plusieurs pieces. Geliotte, qui se préparoit aussi avec les autres à ses pâques, a chanté les principaux rôles.

A force de sollicitations & d’ordres verbaux les Comédiens de … se sont enfin résolus à donner à l’Hôpital la représentation d’une piece, au choix des Administrateurs. Ayant voulu s’en dispenses, l’Hôpital réveilla leur dévotion endormie, par une assignation ; il alloit les faire condamner, ils se rendirent. Les Administrateurs choisirent le temps du Carnaval & la piece des trois Sultanes, dont la recette leur fut accordée. A Paris ils sont abonnés avec l’Hôtel-Dieu ; ailleurs on s’arrange avec eux comme on peut. Il est singulier que l’Hôpital ait le choix de la piece, il ne l’est pas moins qu’il ait demandé une des plus libres. Quelle idée donnent les Administrateurs des mœurs du public & des leurs ! ils pensent que c’est celle qui attirera le plus de monde, & la licence tient l’échelle à la charité.

Le Courier d’Avignon (déc. 1767, Beziers.) rapporte un autre trait de dévotion comédienne. La Confrairie des Pénitens blancs de cette ville, érigée sous l’invocation du Saint Esprit, a obtenu du Roi un droit pour l’établissement d’un opéra ; & pour former des Acteurs & Actrices, spectateurs & spectatrices, elle s’est chargée d’enseigner gratuitement la musique ; & pour marquer au Roi sa reconnoissance d’un bienfait si précieux pour des Pénitens, ils ont fait des processions, chanté des grand’messes, exposé le S. Sacrement (mais non pas pris la discipline) pour M. le Dauphin & pour le Roi, remerciant bien Dieu de leur avoir fait la grace d’établir un opéra. Il est vrai que pendant la maladie de M. le Dauphin ils firent cesser le spectacle, ce qui n’est pas trop conséquent, & que de leur côté les Acteurs du Concert établi sous la protection de M. l’Evêque, au lieu des scènes d’Armide, de Roland, d’Hypolite, chantèrent le Miserere, sans pourtant prendre la discipline, non plus que nos saints Pénitens. Des Pénitens blancs entrepreneurs de l’opéra, ouvrant une école gratuite de musique pour former des Acteurs & des Actrices, faisant des processions pour remercier Dieu de ce pieux établissement ! Les Actionnaires de Toulouse n’ont rien fait de si surprenant. La Capitale même, toute féconde qu’elle est en merveilles, n’en voit pas de semblables. Mais pourquoi suspendre les représentations dans le temps qu’on remercie Dieu d’avoir obtenu la permission de les faire ? doit-on craindre de lui offrir les propres bienfaits dont on le remercie ? C’est irréligion de le remercier, s’ils ne lui sont pas agréables, ou ingratitude de les supprimer, s’ils l’honorent. Sans doute les Pénitens, Directeurs de l’opéra, en sac & en corde (c’est leur habit d’ordonnance), présideront & figureront à l’orchestre, aux machines, au théatre, aux coulisses, aux foyers, pour inspirer l’esprit de pénitence qui les anime, & par leur décoration religieuse feront de l’opéra une œuvre de dévotion que quelque mauvais plaisant traitera de farce. Un des théatres de Londres étoit autrefois un monastère ; on a fait la salle du spectacle dans une grande piece qui servoit d’Eglise ou de chapitre : on voit de toutes parts des Evêques & des Moines peints sur les murailles, qu’on a négligé d’effacer ; on y a appliqué les décorations & les loges avec des peintures analogues. Ainsi on voit Mars & Vénus à côté d’un Moine, Jupiter & Alcmene auprès d’un Evêque, le théatre dans l’Eglise, & l’Eglise sur le théatre, comme les Pénitens blancs par dévotion à l’opéra.

Au reste l’exemple du digne Evêque de ceux de Beziers leur servira de règle pour purger l’opéra & en faire un spectacle dévot. Le Prélat, amateur habile de la musique, & protecteur déclaré du Concert, y assiste régulierement chaque semaine avec ses Grands Vicaires & toute sa cour. Son Aumônier, ancien Maître de musique, y bat la mesure ; les Enfans de chœur & tous les Chantres de la Cathédrale exécutent avec autant de ferveur qu’à l’Office. Les têtes de ce pays sont toutes musiciennes, & dans leurs idées suivent assez la marche des notes, croches & doubles croches. Il est vrai que par ordre du Prélat un Grand Vicaire ad hoc examine toutes les scènes d’opéra qu’on y chante, & pour écarter les mauvaises pensées a grand soin de substituer les mots d’ami & d’amitié aux termes profanes d’amant & d’amour, souvent, il est vrai, aux dépens de la mesure & de la rime, mais au grand profit des bonnes mœurs. On se sauve le mieux qu’on peut à la faveur d’une croche de plus pour chaque syllabe surnuméraire. On a la même dévote attention au Séminaire de S. Sulpice à Paris dans les pieces de théatre qu’on y joue. Je ne répondrois pas que les jeunes Religieuses qui font représenter des pieces de Racine à leurs Pensionnaires, eussent toujours la même facilité de composition ; mais les Pénitens, qui sans doute sont Poëtes, fetont cette édifiante réforme. Pétrone, sans être Pénitent blanc, fait dans son Satyricon une réforme semblable. Dans ce livre, qui n’a guère plus de dévotion que les ouvrages & la conduite des gens de théatre, on trouve ordinairement amicus, amica, frater & soror, à la place d’amant & de maîtresse, qu’ils ne se font aucun scrupule d’employer.

Ce zèle a valu un brillant fleuron à la couronne des Pénitens. Le Prince de… passant à… eut la dévotion d’être Pénitent blanc. Son épouse & sa fille eurent aussi la dévotion d’assister à la réception, & chemin faisant d’être reçues Pénitentes blanches. Les Pénitens, au comble de la joie, ornèrent magnifiquement leur chapelle & leur maison ; avenues, cloître, corridor, tout fut tapissé & éclairé d’une infinité de bougies, torches, lampions, &c. Quatre cents Pénitens allèrent en procession au-devant de leurs Altesses en sac & en corde, la croix levée, les bourdons en main, reçurent le carrosse en haie. La Garde du Prince, & les Soldats de l’Hôtel-de-ville, qui s’y étoient joints, se mêlèrent aux Pénitens, & se distribuerent dans la procession, qui se trouva par ce moyen mi-partie de Pénitens & de Soldats, de bourdons & de mousquets, chacun son uniforme. Le Prince descend du carrosse, & marche à pied ; les Princesses, qui étoient incommodées, furent tirées du carrosse, assises sur des carreaux de velours à crépines d’or, & portées sur les bras de plusieurs Pénitens vigoureux, ayant l’Aumônier de la Confrairie au milieu d’eux, qui terminoit la marche de la procession. On arrive à la chapelle, & on procède à la réception du postulant. Par la rubrique du rituel les Pénitens sont prosternés, à l’exception du Prieur, qui est assis sur son trône. Le récipiendaire s’avance humblement vers lui, se met à genoux, & lui demande le saint habit ; il prononce une formule de consécration à la pénitence, endosse le sac, & même, selon les statuts dressés par le Roi Henri III, qui étoit Pénitent, ils doivent prendre la discipline, ce qui aujourd’hui ne s’observe plus. Ce cérémonial effraya les Princesses. Les Pénitens sont trop galans pour ne pas les en dispenser ; on se contenta que leur auguste nom fût inscrit dans les registres, & l’acte de réception signé de leur main. La signature donnée, on chanta le Deum, on donna la bénédiction du Saint Sacrement, & on se retira dans le même ordre, le Prince à pied, les Dames sur leurs carreaux, & de là s’en allèrent à la comédie. Ce dernier exercice de dévotion, il est vrai, n’est ordonné ni dans les anciens ni dans les nouveaux statuts de la confrairie ; mais les nouveau Confrère & Confreresses n’avoient pas eu le temps de se faire instruire de toutes les règles. Ils allèrent tout uniment d’un spectacle à l’autre, & tous les jours les Pénitens de toutes les couleurs vont faire l’oraison au théatre, & travailler à convertir les Actrices. Les Pénitens bleus ne sont pas moins brillans : le Roi, M. le Dauphin, toute la Famille Royale est inscrite sur leur registre. En conséquence la Compagnie se qualifie de Confrairie Royale ; elle a un Suisse à la livrée du Roi, les armes du Roi sont de tous côtés arborées, avec S. Jerôme leur Patron, qui se donne des coups de pierre sur l’estomac.

L’histoire d’Artois fait mention d’un Abbé de Liesse. C’étoit à Arras l’Intendant des divertissemens publics : cet emploi y a duré un siecle. Il étoit élu tous les ans par les Officiers du Duc de Bourgogne, les Magistrats & la Bourgeoisie. On l’investissoit de sa charge en lui mettant en main une crosse d’argent doré. Une de ses fonctions étoit de donner au carnaval des comédies au peuple par des Acteurs qu’on appeloit les Moines ; & pour entretenir des liaisons avec les villes voisines, il les invitoit à venir à ses fêtes, & il alloit aux leurs avec sa troupe. Elles avoient aussi leurs Intendans des plaisirs, le Roi des Sots à Lille, le Prince de Plaisance à Valenciennes, &c. Dans le voyage, qui se faisoit aux dépens de la ville, l’Abbé, accompagné des Echevins en robe, faisoit porter un étendart aux armes de l’Abbaye ; les tambours, les trompettes, les hérauts d’armes le précédoient, &c. Nos Entrepreneurs actionnaires, les Intendans des divertissemens publics, ne sont pas ce mélange ridicule de sacré & de profane ; mais leur théatre est-il une meilleure école de bonnes mœurs ?

En Espagne pareil ridicule. Les Autos, dit M. d’Aunoi (Voy. d’Espagne, Lett. 11.) sont des tragédies dont le sujet est pieux, & l’exécution bizarre. Tels étoient nos anciens mysteres. On joue encore dans ce goût en Espagne ; le Roi y vient, les gens de qualité y sont invités par billets. C’est une fête de dévotion ; on y allume beaucoup de flambeaux, pour imiter les cérémonies de l’Eglise, quoique le soleil donne à plomb sur les Comédiens, & fasse fondre les bougies. Voici la piece qu’on joua. Les Chevaliers de S. Jacques sont assemblés en chapitre, & Notre Seigneur vient les prier de le recevoir dans leur ordre. Plusieurs Chevaliers le veulent bien ; mais les anciens leur représentent qu’ils feroient tort à l’ordre d’admettre parmi eux un roturier, que S. Joseph son père est un pauvre Menuisier, que la Sainte Vierge sa mère est une couturiere. Notre Seigneur attend à la porte avec la plus grande inquiétude la résolution que le Chapitre prendra. On se détermine avec peine à le refuser. Là dessus on ouvre un avis, d’instituer pour lui un ordre de chevalerie, l’Ordre du Christ : c’est celui de Portugal, qu’on fait voir par là n’être pas noble, comme ceux d’Espagne (trait de satyre impie). Cet expédient satisfait tout le monde. Tout cela ne se fait pas par un esprit d’irréligion, ils aimeroient mieux mourir que de manquer au respect dû à la religion.

On rempliroit des volumes des traits innombrables de ce mélange impie & ridicule des choses saintes avec les profanes, où la piété perd toujours. Ce qu’on vient de rapporter suffit pour faire sentir combien l’esprit du théatre corrompt les choses les plus saintes, porte l’irréligion & le vice jusque dans le sanctuaire ; dégrade les Ministres qui en prennent le goût, fait mépriser les mysteres, les cérémonies, les exercices pieux, les images, les habits, les lieux, les livres saints, tout ce qui tient au christianisme, dont il est le renversement, & en abuse, pour les tourner contre la religion & la vertu. Il n’est rien que la corruption n’empoisonne, que la plaisanterie ne travestisse au théatre, même chez le sexe dévot.